Augustin sur Jean 81

81

QUATRE-VINGT-UNIÈME TRAITÉ

Jn 15,4-7

LA VIGNE ET LES BRANCHES

DEPUIS CES PAROLES: "DEMEUREZ EN MOI, ET MOI EN VOUS", JUSQU'A CES AUTRES: "TOUT CE QUE VOUS VOUDREZ, VOUS LE DEMANDEREZ ET IL VOUS SERA ACCORDÉ".



De même que les branches de la vigne ne peuvent avoir de sève et porter de fruit qu'autant qu'elles adhèrent au cep, de même nous ne pouvons rien faire dans l'ordre du salut sans l'union avec Jésus-Christ; mais, dès lors que nous sommes unis à lui par la grâce et la fidélité à ses commandements, nous pouvons demander tout ce qui est vraiment utile à notre âme, et nous l'obtiendrons.



1. Jésus dit qu'il est la vigne, ses disciples les branches, et son Père le vigneron; nous l'avons déjà expliqué de notre mieux. Dans la leçon d'aujourd'hui, il continue à dire qu'il est la vigne, et que ses disciples sont les branches; voici ses paroles: "Demeurez en moi, et moi en vous". Ils ne sont pas en lui de la même manière qu'il est lui-même en eux. Mais ces deux sortes de demeure sont utiles, non pas à lui, mais à eux. Les branches, en effet, sont dans la vigne de telle manière qu'elles ne lui donnent pas, mais qu'elles en reçoivent la sève qui les fait vivre; et la vigne est dans les branches, de telle sorte qu'elle leur fournit l'aliment dont elles vivent, sans le recevoir d'elles. De la même manière, Jésus-Christ demeure en ses disciples, et eux demeurent en lui: c'est pour eux un avantage, et non pour lui. Qu'une branche, en effet, soit séparée d'une racine vivante, il peut en pousser une autre; mais la branche coupée ne peut vivre sans la racine.

2. Enfin il ajoute ces paroles: "De même a que la branche ne peut porter de fruit par elle-même, si elle ne demeure unie à la a vigne; ainsi en sera-t-il de vous, si vous ne restez pas en moi". Grande recommandation de la grâce, mes frères,.qui instruit le coeur des humbles et ferme la bouche des superbes. Voilà ce à quoi doivent répondre, s'ils l'osent, ceux qui, ignorant la justice de Dieu et voulant établir leur propre justice, ne sont pas soumis à celle de Dieu (1).Voilà ce à quoi doivent répondre ceux qui se plaisent à eux-mêmes et qui pensent pouvoir faire le bien sans le secours de Dieu. Ne résistent-ils



1. Rm 10,3.


pas à une pareille vérité, ces hommes à l'esprit corrompu, réprouvés dans leur foi (1), qui parlent et réprouvent d'après leur iniquité, et qui disent: C'est Dieu qui a fait de nous des hommes; mais c'est à nous-mêmes que nous devons d'être justes? Que dites-vous, vous qui vous trompez vous-mêmes? vous n'affirmez pas le libre arbitre, mais vous le précipitez du faîte où veut l'élever votre vaine présomption, jusqu'au fond de l'abîme. Votre parole est que l'homme fait le bien par lui-même: voilà la montagne au sommet de laquelle vous porte votre orgueil. Mais la vérité vous contredit en ces termes: "La branche a ne peut porter de fruit par elle-même, si elle ne demeure unie à la vigne". Allez maintenant par vos sentiers raboteux, et, sans vous laisser arrêter par rien, laissez-vous emporter par votre vain bavardage. Voilà le vide de votre présomption. Mais voyez ce qui vous attend, et s'il vous reste encore un peu de sens, vous en serez saisis d'horreur. Celui qui pense porter du fruit de lui-même, n'est pas uni à la vigne. Celui qui n'est pas uni à la vigne, n'est pas uni à Jésus-Christ; celui qui n'est pas uni à Jésus-Christ n'est pas chrétien. Voilà la profondeur de l'abîme où vous tombez.

3. Mais considérez encore ce que la vérité ajoute ensuite: "Je suis la vigne, vous êtes les branches. Celui qui demeure en moi, et en qui je demeure, porte beaucoup de fruits, parce que sans moi vous ne pouvez rien faire". Il veut nous empêcher de croire que, d'elle-même, la branche peut au moins porter quelque petit fruit; aussi, après avoir dit



1 2Tm 3,8.


32



"Celui-là porte beaucoup de fruit", il n'ajoute pas: sans moi vous ne pouvez faire que peu de chose, mais il dit: "Vous ne pouvez rien faire". Donc on ne peut faire ni peu ni beaucoup sans celui sans lequel on ne peut rien faire. Bien que la branche n'ait porté que peu de fruit, le vigneron l'émonde afin qu'elle en porte davantage; mais si elle ne demeure pas unie à la vigne, et si elle ne tire pas sa vie de la racine, elle ne pourra jamais porter de fruit, si petit qu'il soit. Jésus-Christ n'eût pu être la vigne, s'il n'eût été homme; et, cependant, il ne pourrait communiquer la grâce aux branches, s'il n'était aussi Dieu; sans cette grâce on ne peut donc vivre, mais la mort reste néanmoins au pouvoir du libre arbitre. Aussi le Christ dit-il: "Si quelqu'un ne demeure pas en moi, il sera jeté dehors comme une branche coupée; et il séchera, et on le ramassera, et on le jettera au feu, et il sera brûlé". Les branches de la vigne sont d'autant plus méprisables, si elles ne restent pas unies à la vigne, qu'elles sont plus glorieuses si elles y restent. Enfin, ainsi que le Seigneur le dit en parlant d'elles par le prophète Ezéchiel, lorsqu'elles sont coupées, elles ne sont d'aucune utilité pour l'usage du vigneron; elles ne peuvent être employées par le charpentier (1). Il n'y a que deux choses qui conviennent à ces branches: ou la vigne ou le feu; si elles sont unies à la vigne, elles ne seront pas jetées au feu; afin de n'être pas jetées au feu, qu'elles restent donc unies à la vigne.

4. "Si vous restez en moi", dit Notre-Seigneur, "et que mes paroles restent en vous, tout ce que vous voudrez vous le demanderez, et il vous sera accordé". En demeurant en Jésus-Christ, que peuvent-ils vouloir que ce qui convient à Jésus-Christ? Que peuvent-ils vouloir, en restant dans le Sauveur, que ce qui n'est pas étranger au salut? En effet, autre chose est ce que nous voulons en tant que nous sommes en Jésus-Christ, autre chose est ce que nous voulons en tant que nous sommes encore dans ce monde. Par suite de



1. Ez 15,5.


notre demeure en ce monde, il nous arrive parfois de demander ce qui, à notre insu, ne nous est pas avantageux. Mais ne croyons pas que nous serons exaucés à cet égard, si nous restons en Jésus-Christ; car, lorsque nous le prions, il ne nous accorde que ce qui nous est utile. Mais si nous demeurons en lui, et sises paroles demeurent en nous, nous pouvons lui demander tout ce que nous voudrons, et il nous l'accordera. Car si nous demandons quelque chose et qu'il ne nous l'accorde pas, c'est que nous ne demandons point ce que comporte sa demeure en nous, ni ce que comportent ses paroles qui demeurent en nous; mais nous demandons ce que nous inspirent la faiblesse et la cupidité de la chair, qui ne demeurent point en lui et en qui ne demeurent point ses paroles. Assurément à ses paroles appartient cette prière qu'il nous a enseignée, et dans laquelle nous disons: "Notre Père qui êtes dans les cieux (1)". Dans nos demandes ne nous écartons point des paroles et du sens de cette prière, et tout ce que nous demanderons nous sera accordé. Quand nous faisons ce qu'il commande, et que nous aimons ce qu'il promet, on peut dire alors que ses paroles demeurent en nous. Mais quand ses paroles demeurent dans notre mémoire, sans se refléter dans notre conduite, alors la branche n'est plus unie à la vigne, parce qu'elle ne tire pas sa sève de la racine. C'est pour marquer cette différence, qu'il est écrit: "Ils retenaient dans leur mémoire ses commandements, afin de les pratiquer (2)". Plusieurs, en effet, les gardent dans leur mémoire, mais pour les mépriser, ou bien même pour s'en moquer et les combattre. En ceux-là ne demeurent point les paroles de Jésus-Christ; ils les touchent, mais ils n'y sont pas attachés; c'est pourquoi, au lieu de tourner à leur avantage, elles rendront témoignage contre eux, et comme elles sont en eux sans y faire leur demeure, ils ne les possèdent que pour être jugés par elles.





1. Mt 6,9. - 2. Ps 102,18.


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QUATRE-VINGT-DEUXIÈME TRAITÉ.

Jn 15,8-10

GLOIRE DE DIEU

DEPUIS CES PAROLES DE NOTRE-SEIGNEUR: "C'EST POUR CELA QUE MON PÈRE A ÉTÉ GLORIFIÉ, AFIN QUE VOUS RAPPORTIEZ BEAUCOUP DE FRUIT", JUSQU'A CES AUTRES: "ET JE DEMEURE DANS SON AMOUR".



Le Père est glorifié par nos bonnes oeuvres et notre foi; et c'est afin que nous puissions l'aimer et garder ses commandements qu'il nous a aimés le premier, qu'il nous a donné son Fils; aimons-le donc, soyons-lui fidèles comme Jésus-Christ, notre médiateur, l'a aimé et lui est resté fidèle.



1. Le Sauveur, faisant de plus en plus à ses disciples l'éloge de la grâce qui nous sauve, leur dit: "C'est la gloire de mon Père que vous portiez beaucoup de fruit et que vous deveniez mes disciples". Qu'il y ait dans le texte "gloire" ou "clarification", peu importe: ces deux mots viennent l'un et l'autre du mot grec goxazein, dont la racine est doxa, qui signifie gloire. J'ai pensé qu'il fallait vous faire cette remarque, parce que l'Apôtre dit: "Si Abraham a été justifié par "ses oeuvres, il a de quoi se glorifier, mais non devant Dieu (1)". La gloire que l'on a devant Dieu est celle par laquelle Dieu est glorifié et non pas l'homme, lorsque l'homme est justifié non par les oeuvres, mais par la foi; car c'est de Dieu que lui vient le pouvoir de faire le bien; parce que la branche, comme je l'ai déjà dit, ne peut porter de fruit par elle-même (2). Si c'est la gloire de Dieu que nous portions plus de fruit, et que nous devenions les disciples de Jésus-Christ, ne nous en faisons pas un titre de gloire, comme si cela nous venait de nous-mêmes. Cette grâce vient de Dieu; ce n'est donc pas à nous, mais à lui qu'en revient la gloire. Aussi, comme, dans un autre passage, il avait dit ": Que votre lumière luise devant les hommes, de manière qu'ils voient vos bonnes oeuvre", Jésus-Christ a voulu empêcher ses disciples de se regarder comme les auteurs de leurs bonnes oeuvres, et pour cela il a aussitôt ajouté: "Et qu'ils glorifient votre Père qui est dans les cieux (3)". En effet, ce qui glorifie le Père, c'est que nous portions plus de fruit et que nous devenions



1. Rm 4,2. - 2. Traité 81,n. 2. - 3. Mt 5,16.


les disciples de Jésus-Christ; et qu'est-ce qui nous fait disciples de Jésus-Christ, si ce n'est celui dont la miséricorde nous prévient? Nous sommes l'ouvrage de ses mains, nous avons été créés en Jésus-Christ par les bonnes oeuvres (1).

2. "Comme le Père m'a aimé, moi aussi je vous ai aimés: demeurez dans mon amour". Voilà d'où nous viennent les bonnes oeuvres. Car d'où pourraient-elles nous venir, sinon de la foi, qui opère par la charité (2)? Et comment aimerions-nous, si nous n'étions aimés les premiers? C'est ce que nous dit très-ouvertement notre Evangéliste dans une de ses Epîtres: "Pour nous, aimons Dieu, parce qu'il nous a aimés le premier (3)". Par ces paroles ": Comme le Père m'a aimé, moi aussi je vous ai aimés", le Sauveur ne veut pas dire qu'entre notre nature et la sienne il y a la même égalité qu'entre le Père et lui; mais il nous montre la grâce par laquelle Jésus-Christ homme est médiateur entre Dieu et les hommes (4). Il montre qu'il est médiateur, lorsqu'il dit: "Comme le Père m'a aimé, moi aussi je vous ai aimés". Car le Père assurément nous aime lui aussi, mais c'est dans le Fils; car la gloire du Père est que nous portions du fruit dans la vigne, c'est-à-dire dans le Fils, et que nous devenions ses disciples.

3. "Demeurez", dit-il, "dans mon amour". Comment y demeurerons-nous? Ecoute ce qui suit: "Si vous gardez mes commandements, vous resterez dans mon amour". Est-ce l'amour qui fait garder les commandements, ou bien, est-ce la fidélité à les



1. Ep 2,10. - 2. Ga 5,6. - 3. 1Jn 4,19. - 4. 1Tm 2,5.


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garder qui fait naître l'amour? Qui peut douter que l'amour précède? Car celui qui n'aime point n'a pas le moyen d'observer les commandements. Quand Jésus-Christ nous dit: "Si vous gardez mes commandements, "vous demeurerez dans mon amour", il nous montre, non pas ce qui fait naître l'amour, mais ce qui en est la preuve. C'est comme s'il disait: Ne pensez pas que vous demeurez dans mon amour, si vous ne gardez pas mes commandements; mais si vous les gardez, vous y demeurerez: c'est-à-dire, il paraîtra que vous demeurerez dans mon amour si vous gardez mes commandements. Que personne donc ne se trompe, en disant qu'il aime Dieu, s'il ne garde pas ses commandements. Car mieux nous observons ses commandements, plus aussi nous l'aimons; et moins bien nous les gardons, moins nous l'aimons. Quoique, par ces paroles: "Demeurez dans mon amour", il ne paraisse pas de que l'amour il a voulu parler,de celui dont nous l'aimons, ou de celui dont il nous aime, nous pouvons néanmoins le savoir par ce qu'il a dit plus haut. En effet, après avoir dit: "Je vous ai aimés", il ajoute aussitôt: "Demeurez dans mon amour"; c'est donc dans l'amour dont il nous a aimés. Que veut donc dire: "Demeurez dans mon amour?" Le voici: demeurez dans ma grâce. Et que veulent dire ces paroles: "Si vous gardez mes commandements, vous demeurerez dans mon amour?" Vous connaîtrez que vous demeurez dans l'amour dont je vous aime, si vous gardez mes commandements; donc, pour qu'il nous aime, il ne faut pas que d'avance nous gardions ses commandements; mais, à moins qu'il nous aime, nous ne pouvons garder ses commandements. C'est là la grâce qui est connue aux humbles, mais qui est cachée aux superbes.

4. Et que signifie ce que Notre-Seigneur ajoute: "Comme j'ai gardé les commandements de mon Père et que je demeure dans son amour?" Ici encore, assurément, il a voulu nous désigner cet amour dont le Père l'a aimé. En effet, après avoir dit: "Comme mon Père m'a aimé, moi aussi je vous ai aimés", il ajoute aussitôt: "Demeurez "dans mon amour", évidemment dans cet amour dont je vous ai aimés. C'est pourquoi, ce qu'il dit du Père: "Je demeure dans son amour", il faut l'entendre de l'amour dont le Père l'a aimé. Mais ici encore faut-il entendre que c'est par la grâce que le Père aime le Fils, comme c'est par la grâce que le Fils nous aime, puisque nous sommes les enfants de Dieu par grâce et non par nature, tandis que le Verbe est son Fils unique par nature, et non par grâce? ou bien est-ce au Fils en tant qu'homme qu'il faut rapporter ces paroles? Oui, sans aucun doute. Par ces mots, en effet: "Comme le Père m'a aimé, moi aussi je vous ai aimés", il nous montre la grâce du médiateur. Mais Jésus-Christ est médiateur entre Dieu et les hommes, non pas en tant que Dieu, mais en tant qu'homme. Et assurément c'est de Jésus considéré comme homme qu'il est dit: "Et Jésus croisa sait en sagesse, en âge et en grâce devant Dieu et devant les hommes (1)". En ce sens nous pouvons donc le dire en toute vérité bien que la nature humaine n'appartienne pas à la nature divine, cependant la nature humaine appartient à la personne du Fils unique de Dieu par l'effet d'une grâce, et cette grâce est si grande qu'il n'y en a pas de plus grande ni même de pareille. Cette assomption de la nature humaine n'a été, en effet, précédée d'aucun mérite; mais de cette union sont venus tous ses mérites. Le Fils demeure donc dans l'amour dont le Père l'a aimé, et c'est pour cela qu'il a gardé ses commandements. Qu'est-ce qu'aurait été même cet homme, si Dieu ne se l'était pas uni (2)? Car le Verbe était Dieu, Fils unique, coéternel à son Père; mais pour qu'un médiateur nous fût donné, par une grâce ineffable le Verbe s'est fait chair, et il a habité parmi nous (3).



1. Lc 2,52. - 2 Ps 3,4. - 3. Jn 1,1 Jn 1,14.


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QUATRE-VINGT-TROISIÈME TRAITÉ

Jn 15,11-12

LA JOIE, FRUIT DE LA CHARITÉ

SUR CES PAROLES: "JE VOUS AI DIT CES CHOSES, AFIN QUE MA JOIE SOIT EN VOUS ET QUE VOTRE JOIE SOIT PLEINE. C'EST MON COMMANDEMENT QUE VOUS VOUS AIMIEZ LES UNS LES AUTRES, COMME JE VOUS AI AIMÉS".



La joie que Jésus-Christ ressent de nous voir appelés existait en lui de toute éternité, en raison de sa prescience; en nous, elle n'a pu commencer qu'au baptême, elle ira en augmentant suivant nos mérites jusqu'au moment où elle se consommera dans le ciel, mais, pour en, arriver là, il nous faut observer le commandement du Sauveur qui est de nous aimer les uns les autres, et quand nous aurons ainsi observé la plénitude de la loi, notre joie sera pleine.



1. Vous avez entendu, mes très-chers frères, que Notre-Seigneur a dit à ses disciples: "Je vous ai dit ces choses, afin que ma joie soit en vous et que votre joie soit entière". En quoi consiste la joie de Jésus-Christ en nous? En ce qu'il daigne se réjouir de nous. Et en quoi consiste notre joie qui, selon sa parole, doit être entière? En ce que nous jouissons de sa société? C'est à cause de cela qu'il avait dit à Pierre: "Si je ne te lave, tu n'auras point de part avec moi (1)". La joie donc de Jésus-Christ en nous, c'est la grâce qu'il nous a donnée, et cette grâce est aussi notre joie. Cette joie, il s'en est réjoui lui-même de toute éternité, quand il nous a choisis avant la constitution du monde (2), et nous ne pouvons dire avec vérité que sa joie n'était pas entière; car Dieu ne saurait se réjouir imparfaitement. Mais cette joie qui était la sienne n'était pas en nous; car nous n'existions pas encore, et, par conséquent, elle ne pouvait se trouver en nous, et quand nous avons commencé d'être, nous n'avons pas d'abord été avec lui. Mais sa joie était toujours en lui, car, dans la vérité très-certaine de sa prescience, il se réjouissait de voir que nous serions à lui. La joie qu'il ressentait à notre occasion était donc déjà parfaite, puisque, par sa prescience et sa prédestination, il se réjouissait en nous effectivement. Il ne pouvait y avoir, dans sa joie, aucune crainte sur l'existence future de ce qu'il prévoyait. Lorsqu'il commença à faire ce qu'il avait résolu de faire, la joie dont il était heureux n'augmenta pas; autrement, il serait devenu



1. Jn 13,8. - 2. Ep 1,4.


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plus heureux, pour nous avoir créés. Loin de nous cette pensée, mes frères: la béatitude de Dieu n'était pas moins grande sans nous; elle n'est pas devenue plus grande avec nous. La joie qu'il a ressentie de notre salut, joie qui a toujours été en lui, parce qu'il nous à prévus et prédestinés, a commencé d'être en nous, quand il nous a appelés. Et cette joie, nous l'appelons, avec raison, la nôtre, puisqu'elle doit nous rendre bienheureux. Mais cette joie, qui est la nôtre, croît, augmente, et la persévérance la fait arriver à sa perfection. Elle commence par la foi de ceux qui renaissent par le baptême, elle sera amenée à son comble par la rémunération de ceux qui ressusciteront. C'est, je l'imagine, en ce sens qu'il a été dit: "Je vous ai dit ces choses, afin que ma joie soit en vous et que votre joie soit entière"; que "ma" joie soit en vous et que la "vôtre" soit entière. Ma joie était entière, même avant que vous fussiez appelés, puisque je savais d'avance que vous le seriez; elle ne commence en vous que lorsque. vous devenez ce que j'ai prévu de vous. Et "que votre joie soit entière", parce que vous serez bienheureux, tandis que vous ne l'êtes pas encore; c'est ainsi que vous existez maintenant, tandis que vous n'existiez pas avant d'être créés.

2. "C'est", dit Notre-Seigneur, "mon précepte que vous vous aimiez les uns les autres, comme je vous ai aimés"; que ce soit précepte ou commandement, peu importe; l'un et l'autre mot viennent du mot grec entolh. Notre-Seigneur avait déjà dit la même (35) chose en un autre endroit, et il doit vous souvenir que je vous en ai parlé de mon mieux (1). En ce passage Notre-Seigneur dit: "Je vous donne un commandement nouveau, "de vous aimer les uns les autres, comme je vous ai aimés, afin que vous vous aimiez les uns les autres (2)". Cette répétition du même commandement est une recommandation. Dans le premier cas il dit: "Je vous donne un commandement nouveau", comme si auparavant pareil commandement n'avait jamais été donné; dans le second passage il dit: "C'est là mon commandement", comme s'il n'en avait point donné d'autre. Dans le premier cas, ce commandement est appelé nouveau, pour que nous ne persévérions pas dans nos vieilles habitudes; et dans le second cas il dit: "mon commande"ment n, pour que nous ne le méprisions pas.

3. Quant à ce que dit Notre-Seigneur: "C'est là mon commandement", comme s'il n'en existait point d'autres, pensez-vous, mes frères, que Notre-Seigneur n'a voulu nous imposer d'autre commandement que celui de l'amour que nous devons avoir les uns pour les autres? N'y a-t-il pas un autre commandement plus grand: celui d'aimer Dieu? ou bien Dieu ne nous commande-t-il que la charité, sans nous prescrire autre chose? Cependant, il y a trois choses que l'Apôtre nous recommande par ces mots: "Or, la foi, l'espérance et la charité demeurent; elles sont trois; mais la charité est la plus grande des trois (3)". Quoique les deux autres vertus qui nous sont prescrites soient contenues dans la charité, cependant l'Apôtre dit, non pas que la charité est la seule vertu, mais qu'elle est plus grande que les autres. Et en effet les commandements si nombreux qui sont relatifs à la foi et à l'espérance, qui est



1. Traité LXV. - 2. Jn 13,34. - 3. 1Co 13,13.


ce qui pourrait les réunir en un seul code et les énumérer? Mais remarquons ce que dit le même Apôtre: "La plénitude de la loi, c'est, la charité (1)". Où est la charité, quelle chose peut manquer? Mais où la charité manque, quelle chose peut être utile? Le démon croit (2) et n'aime pas et personne ne peut aimer sans croire. Celui qui n'aime pas, peut, inutilement sans doute, espérer son pardon; mais si l'on aime, on ne peut désespérer; là où se trouve l'amour, là sont donc aussi et nécessairement la foi et l'espérance, et là où se trouve l'amour du prochain, là est aussi nécessairement l'amour de Dieu. Celui, en effet, qui n'aime pas Dieu, pourra-t-il aimer le prochain comme lui-même, puisqu'il ne s'aime pas lui-même? Il est impie et méchant; mais celui qui aime l'iniquité, n'aime pas son âme, il la déteste (3). Soyons donc fidèles au commandement que Dieu nous fait, de nous aimer les uns les autres; et tout ce qu'il nous a commandé en surplus, nous l'accomplirons aussi, parce que cet amour renferme tout le reste. Cet amour est différent de celui que les hommes, en tant qu'hommes, ont les uns pour les autres; et pour les faire discerner, Notre-Seigneur ajoute: "Comme je vous ai aimés". Et pourquoi Jésus-Christ nous aime-t-il, sinon pour nous rendre capables de régner avec lui? Il faut donc nous aimer les uns les autres en ce sens, afin que notre amour se distingue de l'amour de ceux qui ne s'aiment pas dans le même but, parce qu'ils ne s'aiment pas véritablement. Mais ceux qui s'aiment dans le dessein de posséder Dieu, s'aiment véritablement. Pour bien s'aimer, ils commencent par aimer Dieu. Cet amour ne se trouve pas dans tous les hommes; il en est au contraire un bien petit nombre pour s'aimer dans le seul désir que Dieu soit tout en tous (4).



1. Rm 13,10. - 2. Jc 2,19. - 3. Ps 10,6. - 4. 1Co 15,28.


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84

QUATRE-VINGT-QUATRIÈME TRAITÉ

Jn 15,13

LE SACRIFICE DE LA VIE

SUR CES PAROLES: "PERSONNE NE PEUT TÉMOIGNER UN PLUS GRAND AMOUR QU'EN DONNANT "SA VIE POUR SES AMIS".


Le Sauveur nous a donné l'exemple, il est mort pour nous: dès lors que nous vivons de lui, nous devons donc l'imiter et faire pour nos frères le sacrifice de notre vie, avec cette différence, néanmoins, que Jésus-Christ étant innocent, nous a sauvés du péché et de la mort éternelle, tandis que, par notre mort, nous ne pouvons accorder â personne le pardon de ses fautes.



1. Le Seigneur, mes bien chers frères, nous a fait connaître la perfection de l'amour que nous devons avoir les uns pour les autres, en disant: "Personne ne peut témoigner un plus grand amour qu'en donnant sa vie pour ses amis". Comme il avait dit auparavant: "C'est là mon commandement, que vous vous aimiez les uns les autres, comme je vous ai aimés"; et qu'il ajoute maintenant ce que vous venez d'entendre: "Personne ne peut témoigner un plus grand amour qu'en donnant sa vie pour ses amis", il s'ensuit, par une conséquence nécessaire, ce que notre évangéliste Jean dit dans une de ses épîtres: "Comme Jésus-Christ a donné sa vie pour nous, nous aussi, nous devons donner notre vie pour nos frères (1)"; nous aimant ainsi les uns les autres, comme il nous a aimés, car il a donné sa vie pour nous. C'est ce que signifie ce que nous lisons aux proverbes de Salomon: "Quand tu seras assis pour manger avec le roi, considère attentivement ce qui est en ta présence, et, en y portant la main, sache qu'il te faudra préparer les mêmes mets (2)". Cette table d'un roi n'est-elle pas la table où nous sont distribués le corps et le sang de Celui qui a donné sa vie pour nous? Et que signifie: être assis à cette table, sinon s'en approcher avec humilité? Et que signifie encore: examiner et comprendre ce qui y est servi, sinon avoir des pensées dignes d'une si grande grâce? Et que signifie: ne porter la main à ces mets qu'en prenant la résolution d'en préparer de semblables, sinon ce que j'ai déjà dit



1. Jn 3,18. - 2. Pr 23,1-2.


Comme Jésus-Christ a donné sa vie pour nous, nous devons, nous aussi, donner notre vie pour nos frères? C'est ce que nous dit aussi l'apôtre Pierre: "Jésus-Christ a souffert pour nous, nous laissant un exemple, afin qu e nous suivions ses traces (1)". Voilà ce que c'est que préparer des mets semblables à ceux que nous avons reçus. C'est ce que les martyrs ont fait avec une ardente charité; et si ce n'est pas inutilement que nous célébrons leur mémoire, si dans ce festin où ils se sont rassasiés, nous approchons, nous aussi, de la table du Seigneur, il faut qu'à leur exemple nous préparions des mets pareils à ceux qui nous sont servis. Aussi, à cette même table, nous célébrons leur mémoire d'une manière différente de celle dont nous célébrons la mémoire des autres fidèles qui reposent en paix. Nous ne prions pas pour eux, bien loin de là; nous leur demandons de prier pour nous, afin que nous marchions sur leurs traces; car ils ont rempli la mesure de cet amour, dont Notre-Seigneur a dit qu'il ne pouvait en exister de plus grand; ils ont donné pour leurs frères ce qu'ils avaient reçu à la table du Seigneur.

2. Mais il ne faut pas entendre ces paroles en ce sens que nous puissions devenir semblables à Notre-Seigneur Jésus-Christ, en donnant pour lui notre sang dans le martyre. "Il avait, lui, le pouvoir de donner sa vie et de la reprendre (2)". Mais pour nous, nous ne vivons pas autant que nous voulons, et nous mourons, même sans le vouloir. Jésus-Christ, en mourant, a tué la mort elle-même;



1. 1P 2,21. - 2. Jn 10,18.


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c'est sa mort qui nous délivre de la mort. Sa chair n'a pas vu la corruption (1); après avoir subi la corruption, la nôtre sera, à la fin des siècles, revêtue par lui de l'incorruptibilité. Il n'a pas eu besoin de nous pour nous sauver; sans lui, nous ne pouvons rien faire. Il s'est donné à nous pour être la vigne, dont nous sommes les branches; sans lui, nous ne pouvons posséder la vie. Enfin, bien que des frères meurent pour leurs frères, cependant le sang d'aucun martyr n'a été répandu pour la rémission des péchés de ses frères, et c'est ce que Jésus-Christ a fait pour nous. En tant qu'ils ont répandu leur sang pour leurs frères, les martyrs leur ont donc préparé les mets qu'ils avaient goûtés à la table du Seigneur. Mais dans tout ce que j'ai dit, quoiqu'il m'ait été impossible de tout dire, le martyr de Jésus-Christ est bien éloigné de Jésus-Christ. Si quelqu'un osait comparer, je ne dis pas sa puissance à la puissance de Jésus-Christ, mais son innocence à l'innocence du Sauveur; s'il pensait, non pas qu'il peut guérir son prochain, mais qu'il n'a lui-même aucun péché qui lui soit propre; celui-là serait plus avide qu'il ne convient à son salut; ce serait trop pour lui, il ne pourrait tout prendre. Un bon avis lui est donné par cette parole des Proverbes, qui suit immédiatement celle que nous venons d'expliquer: "Si tu es trop avide, garde-toi de convoiter ces viandes; il vaut bien mieux pour toi n'y pas toucher du tout que d'en prendre plus qu'il ne faut; car", ajoute le texte sacré, "cela entretient une vie trompeuse", c'est-à-dire l'hypocrisie. Celui, en effet, qui se dit sans péché, ne peut montrer qu'il est juste, il ne peut que simuler la justice; c'est



1. Ac 2,31.


pourquoi il est dit: "Cela entretient une vie trompeuse". Un seul a pu avoir un corps d'homme et n'avoir pas de péché. Et c'est avec raison que ce qui suit dans ce même livre nous est recommandé; et que, pour faire toucher du doigt par un mot, par un seul proverbe la faiblesse humaine, il est dit: "Ne va pas, si tu es pauvre, t'élever contre le riche". Il est riche, celui. qui, ne devant rien ni par la faute de son origine ni par sa propre faute, est juste et justifie les autres. Ne t'élève donc pas contre lui, toi qui es si pauvre. Que tous les jours, comme un mendiant, tu lui demandes dans ta prière la rémission de tes péchés. Mais, continue le livre des Proverbes, défie-toi de toi-même. Qu'est-ce à dire? d'une présomption trompeuse. Car si Jésus-Christ n'a jamais été coupable, c'est qu'il n'est pas seulement homme, mais qu'il est aussi Dieu. "Si tu diriges ton oeil sur lui, il ne se montrera point". "Si tu diriges ton oeil vers lui", c'est-à-dire ton oeil humain avec lequel tu regardes les choses humaines, " il ne se montrera pas"; car il ne peut être vu par des yeux tels que les tiens. "Car il se préparera des ailes comme celles "de l'aigle, et il ira dans les demeures de son chef (1)". C'est de là qu'il est venu vers nous, mais il ne nous a pas trouvés tels qu'il était lui-même. "Aimons-nous donc les uns les autres, comme Jésus-Christ lui-même nous a aimés, puisqu'il s'est donné lui-même pour nous (2). Personne ne peut témoigner un plus grand amour qu'en donnant sa vie pour ses amis". Et ainsi imitons-le par une pieuse obéissance, et n'ayons pas l'audacieuse présomption de nous comparer à lui.



1. Pr 23,3-5. - 2. Ga 2,20.


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QUATRE-VINGT-CINQUIÈME TRAITÉ

Jn 15,14-15

LE SERVITEUR AMI

SUR CES PAROLES: "VOUS ÊTES MES AMIS, SI VOUS FAITES CE QUE JE VOUS COMMANDE. JE NE VOUS APPELLE PLUS SERVITEURS, PARCE QUE LE SERVITEUR NE SAIT PAS CE QUE FAIT SON MAÎTRE". Jn 15,14


Celui qui observe les commandements de Dieu par l'effet d'une crainte chaste, perd son titre de serviteur pour prendre celui d'ami, et il entre ainsi dans les secrets de son Maître, et il sait que son Maître est l'auteur de tout bien.



1. Après nous avoir rappelé l'amour qu'il nous a montré en mourant pour nous, et avoir dit: "Personne ne peut témoigner un plus grand amour qu'en donnant sa vie pour ses amis", Notre-Seigneur ajoute aussitôt: "Vous êtes mes amis, si vous faites ce que je vous commande". Admirable condescendance! Un serviteur n'est regardé comme fidèle que s'il exécute les ordres de son maître, et Notre-Seigneur a voulu que nous fussions ses amis, par cela même qui ne pouvait faire de nous que des serviteurs fidèles. Mais, comme je viens de le dire, c'est de sa part la preuve d'une grande bonté, de daigner appeler ses amis ceux qu'il connaît pour ses serviteurs. Vous ne devez pas l'ignorer, c'est pour des serviteurs une obligation rigoureuse de faire ce que le maître commande; en un autre endroit, ce sont bien ses serviteurs qu'il reprend en ces termes: Pourquoi m'appelez-vous Seigneur, Seigneur, et ne faites-vous pas ce que je dis (1)?" Puisque vous m'appelez Seigneur, prouvez ce que vous dites en faisant ce que je commande. Et n'est-ce pas au serviteur obéissant qu'il doit lui-même adresser ces paroles "Courage, bon serviteur, parce que tu as été fidèle dans les petites choses, je t'établirai sur de plus grandes (2); entre dans la joie de ton Seigneur?" Il peut donc être en même temps un serviteur et un ami, celui qui est un serviteur fidèle.

2. Mais faisons attention à ce qui suit . "Je ne vous appelle plus serviteurs, parce que le serviteur ne sait pas ce que fait son maître". Comment comprendre que le bon serviteur est en même temps serviteur et



1. Lc 6,46. - 2. Mt 25,21.


ami, puisque Notre-Seigneur dit: "Je ne vous appelle plus serviteurs, parce que le serviteur ne sait pas ce que fait son maître?" Il donne le nom d'ami, pour enlever celui de serviteur; ces deux noms ne peuvent plus s'appliquer ensemble à la même personne; mais l'un disparaissant, l'autre doit lui succéder. Qu'est-ce que cela veut dire? Quand nous aurons accompli les ordres du Seigneur, ne serons-nous plusses serviteurs? Ne serons-nous plus ses serviteurs, quand nous serons devenus des serviteurs fidèles? Pourtant, qui est-ce qui peut contredire la Vérité même? Ne nous dit-elle pas: "Je ne vous appelle plus serviteurs?" Ne nous en donne-t-elle pas la raison: "Parce que le serviteur ne sait pas ce que fait son maître?" Quand un serviteur se montre fidèle et éprouvé, son maître ne lui confie-t-il pas ses secrets? Que signifient donc ces paroles: "Le serviteur ne sait pas ce que fait son maître?" J'accorde qu' "il ignore ce que fait son maître", mais ignore-t-il aussi ce que son maître commande? Et s'il l'ignore, comment peut-il servir? Comment peut-il s'appeler serviteur, celui qui ne sert pas? Et cependant, voici ce que dit Notre-Seigneur "Vous êtes mes amis, si vous faites ce que je vous commande; je ne vous appelle plus serviteurs". O chose admirable! nous ne pouvons servir qu'à la condition d'exécuter les commandements du Seigneur; comment donc, en accomplissant ses commandements, cesserons-nous d'être ses serviteurs? Si je ne deviens son serviteur en accomplissant ses ordres, et si je n'accomplis ses ordres, je ne pourrai le servir; donc, en le servant, je ne serai plus son serviteur.



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3. Comprenons, mes frères, comprenons ces choses, fasse le Seigneur que nous les comprenions, et que, les ayant comprises, nous les mettions en pratique t Si nous arrivons à les savoir, nous saurons ce que fait Notre-Seigneur, parce que personne autre que le Seigneur ne peut nous faire ses serviteurs, et que c'est pour nous le moyen d'arriver à son amitié. Comme il y a deux craintes qui font deux espèces de craintifs, de même il y a deux espèces de servitudes qui font deux espèces de serviteurs. Il y a une crainte que la charité parfaite chasse dehors (1); il y a aussi une autre crainte chaste qui demeure éternellement (2).C'est cette crainte qui ne subsiste pas avec la charité, et que l'Apôtre avait en vue lorsqu'il disait: "Vous n'avez pas reçu l'esprit de servitude (3)", qui vous retienne "encore dans la crainte". Et c'est la crainte chaste qu'il avait en vue lorsqu'il disait: "Ne sois pas trop sage, mais crains (4)". Dans cette crainte que la charité chasse dehors, il y a aussi une servitude qu'il faut chasser avec la crainte; car l'Apôtre a joint l'une avec l'autre, c'est-à-dire la servitude et la crainte, lorsqu'il a dit: "Vous n'avez pas reçu l'esprit de servitude", qui vous retienne "encore dans la crainte". C'est à cette sorte de servitude qu'appartient le serviteur que Notre-Seigneur voulait désigner lorsqu'il disait: "de ne vous appelle plus serviteurs, parce que le serviteur ne sait pas ce que fait son maître". Il ne faut pas appliquer ces paroles au serviteur qu'anime la crainte chaste, et auquel il est dit: "Courage, bon serviteur, entre dans la joie de ton Seigneur"; elles n'ont trait qu'au serviteur animé par la crainte que la charité doit chasser dehors, et dont il est dit ailleurs: "Le serviteur ne demeure pas toujours dans la maison, mais le fils y demeurera éternellement (5)". Puis. qu'il nous a donné le pouvoir de devenir les enfants de Dieu (6), soyons donc ses enfants et



1. 1Jn 4,18. - 2. Ps 18,10. - 3. Rm 8,15. - 4. Rm 11,20. - 5. Jn 8,35. - 6. Jn 1,12.


non pas ses serviteurs. Et d'une manière surprenante et ineffable, mais cependant bien véritable, il arrivera qu'en même temps nous serons et nous ne serons pas ses serviteurs. Nous serons ses serviteurs par l'effet de cette crainte chaste qui inspire le serviteur admis dans la joie de son maître, mais nous ne serons pas ses serviteurs par l'effet de cette crainte qu'il faut mettre dehors, et qui anime le serviteur destiné à ne pas demeurer éternellement dans la maison. Mais que nous soyons ainsi serviteurs sans être serviteurs, sachons-le, le Seigneur peut l'opérer en nous, et c'est ce qu'ignore le serviteur qui ne sait ce que fait son maître; et lorsqu'il fait quelque bien, il s'en élève, comme si ce bien était son oeuvre et non pas celle de Dieu. Et il se glorifie en lui-même et non pas dans le Seigneur, et il se trompe lui-même, parce qu'il se glorifie comme s'il n'avait pas tout reçu (1). Pour nous, mes très-chers frères, afin que nous puissions être les amis du Seigneur, sachons ce qu'il fait. C'est lui qui a fait de nous non-seulement des hommes, mais encore des justes; nous n'en sommes nullement les auteurs. Et qui est-ce qui fait que nous savons ces choses, si ce n'est lui-même? "Car nous n'avons pas reçu l'esprit de ce monde, mais l'esprit qui est de Dieu, afin que nous connaissions ce que Dieu nous a donné (2)". C'est par lui que tout ce qui est bon nous est donné; et par conséquent, comme c'est une bonne chose de savoir de qui vient tout ce qu'il y a de bon, cette science elle-même ne peut nous venir que de lui; par là, celui qui se glorifie se glorifie dans le Seigneur de tous les biens qu'il en a reçus (3). Pour ce qui suit: "Mais je vous ai appelés mes amis, parce que tout ce que j'ai appris de mon Père, je vous l'ai fait connaître", ces paroles sont si profondes, que, plutôt que d'en écouter l'explication dans ce discours, il vaut mieux la renvoyer au discours prochain.



1. 1Co 4,7. - 2. 1Co 2,12. - 3. 1Co 1,31.


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Augustin sur Jean 81