Augustin, lettres - LETTRE CXXX. (Au commencement de l'année 412)

LETTRE CXXXI. (Année 412)

Les lettres des dames romaines qui avaient l'honneur de correspondre avec saint Augustin auraient été bien intéressantes pour nous, comme étude religieuse et comme étude littéraire; leur perte est regrettable. La petite lettre qu'on va lire est une réponse à Proba; elle nous donne une idée des sentiments élevés qui s'échangeaient entre l'évêque et l'illustre veuve.

AUGUSTIN A L'ILLUSTRE DAME PROBA, SA TRÈS-EXCELLENTE FILLE, SALUT DANS LE SEIGNEUR.

C'est comme vous le dites; l'âme établie dans un corps corruptible, enfermée dans une certaine contagion terrestre, courbée en quelque sorte et accablée sous ce pesant fardeau, a plus facilement des désirs et des pensées pour lis choses d'en-bas que pour l'unique chose d'en-haut. La sainte Écriture nous l'a appris en ces termes: «Le corps qui se corrompt appesantit l'âme, et cette maison de terre abaisse l'esprit partagé en des soins divers (1).» C'est pourquoi notre Sauveur est venu; il a redressé par sa parole de salut la femme de l'Évangile courbée depuis dix-huit ans (2) et qui représentait peut-être cet accablement de l'âme chrétienne; par là nous ne devions plus entendre en vain ces mots: haut les coeurs, ni répondre en vain: nous les tenons élevés vers le Seigneur. Voyant cela, vous faites bien de chercher dans l'espérance des biens futurs un adoucissement aux maux de ce monde. Un bon usage de ces maux les change en biens; il suffit qu'au lieu d'accroître nos ambitieux désirs ils exercent notre patience. «Nous savons, dit l'Apôtre, que tout se change en bien pour ceux qui aiment Dieu (3).» Il dit tout; il s'agit donc non-seulement des choses qu'on désire pour leur douceur, mais encore de celles qu'on évite à cause de leur amertume; nous recevons. les unes sans nous laisser prendre, nous supportons les autres sans abattement; et, selon les divins préceptes, nous rendons grâces de tout à Celui de qui nous disons: «Je bénirai le Seigneur en tout temps; ses louanges seront toujours sur mes lèvres (4);» et encore «Il m'est bon que vous m'ayez humilié, afin que j'apprenne la justice de vos voies (5).» Si une félicité trompeuse nous souriait toujours ici-bas, l'âme humaine n'aspirerait pas vers ce port où se trouve la seule vraie sécurité, ô illustre dame et très-excellente fille!

En témoignant les respects qui sont dus à votre excellence, et en vous - remerciant des soins pieux que vous prenez de ma santé, je demande pour vous au Seigneur les récompenses de la vie future et les consolations de la vie présente; je me recommande à l'amitié et à la prière de vous tous, dans les coeurs de qui le Christ habite par la foi. (Et d'une autre main) Que le vrai Dieu, véritablement vrai, console votre coeur et protège votre santé, illustre dame et très-excellente fille!

1. Sg 9,15 - 2. Lc 8,11-13. - 3. Rm 8,28 - 4. Ps 33,2. - 5. Ps 118,71.




LETTRE CXXXII. (Année 412)

Volusien, à qui cette lettre est adressée, avait rempli les fonctions de proconsul en Afrique; il était frère d'Albine dont nous avons eu occasion de parler, mais n'appartenait pas encore à la (276) religion chrétienne; saint Augustin l'engage à lire l'Ecriture sainte et à lui faire part des difficultés et des doutes qui pourront l'arrêter. Nolusien ne se fit chrétien qu'aux approches de la mort.

AUGUSTIN, ÉVÊQUE, A SON ILLUSTRE SEIGNEUR ET TRÈS-EXCELLENT FILS VOLUSIEN, SALUT DANS LE SEIGNEUR.

Les voeux de votre sainte mère ne sont peut-être pas plus vifs que les miens pour votre bonheur en ce monde et dans le Christ. En vous témoignant tous les respects qui vous sont dus, je vous exhorte, autant que je le puis, à ne pas dédaigner l'étude de nos Ecritures, véritablement et certainement saintes. Car cette lecture est une chose pure et solide, qui ne pénètre pas dans l'esprit par des discours fardés et ne fait pas un vain bruit au milieu des artifices du langage. Elle frappe beaucoup celui qui aime les choses et non les mots; elle épouvante beaucoup pour rassurer ensuite. Je vous engage à lire surtout les écrits des apôtres; ils vous serviront à connaître les prophètes dont ils invoquent les témoignages. Si, à la lecture ou à la réflexion, il vous vient des doutes pour lesquels vous jugiez nécessaire de me consulter, écrivez-moi et je vous répondrai. Je le pourrai plutôt, Dieu aidant, que de traiter ces questions de vive voix avec vous; ce n'est pas seulement à cause de mes diverses occupations et des vôtres (car mes loisirs ne se rencontrent pas avec vos propres loisirs); mais c'est pour éviter la foule de ceux qui se précipiteraient autour de nous, et qui,. peu préparés à des débats de cette nature, se plaisent bien plus aux combats de la parole qu'aux lumières de la vérité. Ce qui est écrit se laisse toujours lire lorsqu'on en ale temps; c'est un interlocuteur qui jamais ne fatigue, parce qu'on le prend et on le quitte quand on veut.




LETTRE CXXXIII. (Année 412)

L'ignorance ou la mauvaise foi des ennemis de l'Eglise ne s'est pas lassée de travestir saint Augustin en persécuteur acharné; la lettre suivante est un des nombreux témoignages de la douceur de l'évêque d'Hippone et de la douceur du génie catholique. on remarquera avec quelle autorité l'évêque parle de miséricorde à un grand personnage de l'empire.

AUGUSTIN A SON EXCELLENT, ILLUSTRE SEIGNEUR ET TRÈS-CHER FILS MARCELLIN, SALUT DANS LE SEIGNEUR.

1. J'ai appris que votre noblesse avait entendu les circoncellions et les clercs du parti de Donat qu'il a fallu mettre en jugement pour leurs méfaits dans un intérêt d'ordre public, et que beaucoup de ces donatistes dénoncés par les magistrats d'Hippone avaient fait des aveux: ils se sont reconnus coupables du meurtre de Restitut, prêtre catholique, et de violences contre Innocent, un autre de nos prêtres, à qui ils ont crevé un oeil et coupé un doigt. Ces aveux m'ont mis en grande inquiétude; je crains que votre Sublimité ne songe à frapper les coupables avec toute la sévérité des lois et à les traiter comme ils ont traité les autres. C'est pourquoi, au nom de la foi que vous avez dans le Christ, et au nom de la miséricorde du Christ lui-même, je vous conjure de ne pas faire cela ni de le permettre. Quoique nous puissions ne pas nous reprocher la mort de ces donatistes, puisqu'ils n'ont point été dénoncés par les nôtres, mais par les magistrats chargés de veiller à la tranquillité publique, toutefois nous ne voulons pas de ce qui ressemblerait à la loi du talion pour venger les souffrances des serviteurs de Dieu. Ce n'est pas que nous nous opposions à ce qui doit ôter aux méchants la liberté du crime, mais nous voulons qu'on leur laisse la vie et qu'on ne fasse subir à leur corps aucune mutilation; il nous paraîtrait suffisant qu'une peine légale mît fin à leur agitation insensée et les aidât à retrouver le bon sens, ou qu'on les détournât du mal en les employant à quelque travail utile. Ce serait là aussi une condamnation; mais qui ne comprend qu'un état où l'audace criminelle ne peut plus se donner carrière et où on laisse le temps au repentir, doit être appelé un bienfait plutôt qu'un supplice?

2. Juge chrétien, remplissez le devoir d'un bon père; réprimez le mal sans oublier ce qui est dû à l'humanité; que les atrocités des pécheurs ne soient pas pour vous une occasion de goûter le plaisir de la vengeance, mais qu'elles soient comme des blessures que vous preniez soin de guérir. Veuillez ne pas vous départir de ces paternels sentiments qui volts ont porté à ne pas user de chevalets, d'ongles de fer, ni de flammes, mais simplement de verges pour obtenir l'aveu de si grands crimes. Les verges sont à l'usage des maîtres d'arts libéraux, des pères eux-mêmes et souvent aussi des évêques dans les jugements qu'ils sont appelés à prononcer. Ne punissez donc point par (277) des cruautés ce que vous avez découvert par de doux moyens. Il est plus nécessaire de re chercher que de châtier; voilà pourquoi les hommes les moins sévères mettent un soin si extrême à découvrir un crime caché, afin de savoir à qui pardonner. Aussi faut-il bien souvent mettre de la dureté dans la recherche, pour qu'il soit possible de faire éclater la mansuétude après que les coupables ont été trouvés. Car toutes les bonnes oeuvres aiment la lumière; ce n'est point par amour de la gloire humaine, mais c'est, dit le Seigneur, pour que les hommes «voient vos bonnes oeuvres et glorifient votre Père qui est dans les cieux (1).» Et c'est pourquoi il n'a pas suffi à l'Apôtre de nous avertir de garder la douceur, il veut que nous la fassions connaître à tous: «Que votre douceur, dit-il, soit connue de tous les hommes (2);» et ailleurs: «Montrez votre douceur à tous les hommes (3).» La bénignité du saint roi David épargnant l'ennemi qui est sous sa main semblerait moins éclatante (4), si on ne voyait en même temps combien il lui eût été facile de le tuer. Ne vous laissez donc pas entraîner par le pouvoir de punir, vous qui, dans la nécessité de découvrir les coupables, n'avez rien perdu de votre mansuétude. Vous n'avez pas voulu du bourreau pour arracher la vérité, ne le cherchez pas après que la vérité est connue.

3. En dernier lieu, c'est pour l'avantage de l'Eglise que vous avez été envoyé. Or, j'affirme que ce que je désire sera profitable à l'Eglise catholique, et, pour ne pas sortir de mes attributions, que ce sera profitable au diocèse d'Hippone. Si vous n'écoutez pas la prière de l'ami, écoutez le conseil de l'évêque. Quand -je m'adresse à un chrétien, surtout dans une affaire de ce genre, je puis même dire, sans manquer à aucun égard envers vous, que vous devez écouter l'ordre de l'évêque, ô mon excellent, illustre seigneur et très-cher fils! Je sais que les affaires qui intéressent l'Eglise vous concernent principalement; mais comme je crois que celle-ci en particulier regarde le glorieux et illustre proconsul, je lui écris aussi. Je vous prie de prendre la peine de lui donner ma lettre et de la lui envoyer s'il en est besoin; je vous conjure tous les deux de ne pas trouver importuns mes prières, mes conseils et mes sollicitudes. Ne ternissez point les souffrances

1. Mt 5,16 - 2. Ph 4,5 - 3. Tt 3,2. - 4. 1S 24,7.

des serviteurs catholiques de Dieu, qui doivent servir à l'édification spirituelle des faibles, en traitant leurs ennemis comme ceux-ci les ont traités eux-mêmes, mais diminuez plutôt la sévérité des jugements; ne perdez pas de vue votre foi d'enfants de l'Eglise et la mansuétude de cette même Eglise, votre mère. Que le Seigneur tout-puissant enrichisse votre grandeur de tous les biens, ô mon excellent, illustre seigneur et très-cher fils!




LETTRE CXXXIV. (412)

Voici la lettre au proconsul; on admirera le même esprit de douceur à l'égard des coupables, et l'on remarquera, comme dans la précédente lettre, le ton d'autorité épiscopale.

AUGUSTIN A SON ILLUSTRE SEIGNEUR ET TRÈS-EXCELLENT FILS APRINGIUS, SALUT DANS LE SEIGNEUR.

1. Au milieu de cette puissance que Dieu vous a donnée sur les hommes, à vous qui n'êtes qu'un homme, vous pensez, je n'en doute pas, à ce jugement divin devant lequel les juges de ce monde auront à rendre compte de leurs propres arrêts. Je sais quelle foi chrétienne vous anime; j'y trouve un plus grand motif de m'adresser à vous avec confiance soit par mes prières, soit par mes avis: il s'agit de la gloire de ce Maître, à la famille duquel vous appartenez comme nous par un droit céleste, en qui nous mettons ensemble l'espérance d'une éternelle vie, et que nous implorons pour vous dans les saints mystères. Aussi je vous prie d'abord, illustre seigneur et très-excellent fils, de me pardonner si je me jette ainsi tout à coup au travers des actes de votre administration, avec la sollicitude que je dois à l'Eglise dont les intérêts sont confiés à mes soins, et à laquelle je suis moins jaloux de commander que d'être utile; je vous conjure ensuite de ne pas dédaigner mes avis ou mes instances et de ne pas hésiter à en tenir compte.

2. Des circoncellions et des clercs donatistes ont été mis en jugement, après déposition faite, par les soins des magistrats chargés de l'ordre public. Interrogés par l'illustre tribun et secrétaire mon fils Marcellin, votre frère, mais pressés seulement par les verges et non point condamnés à souffrir les ongles de fer et le feu, ils ont avoué d'horribles crimes commis par eux sur des frères et prêtres de mon Eglise; (278) l'un de ces prêtres, surpris dans des embûches, a été massacré; l'autre, arraché de sa demeure, a eu un oeil crevé et un doigt coupé. Informé des aveux des coupables et sachant qu'ils vont être sous la juridiction de votre hache (1), je me suis empressé d'adresser cette lettre à votre excellence, pour vous supplier et vous conjurer, au nom de la miséricorde du Christ, de nous réjouir en vous assurant à vous-même une félicité plus grande et plus certaine, et de ne pas leur rendre la pareille, quoique les lois, en punissant, ne puissent pas faire couper un doigt, ni arracher un oeil avec une pierre, comme ces furieux l'ont fait. Je suis donc sûr que les coupables n'auront pas à subir les mêmes traitements qu'ils avouent avoir fait subir aux autres; mais je crains que vous ne condamniez ceux-là à mort ou bien ceux qui ont été convaincus d'homicide: chrétien, je prie le juge de n'en rien faire; évêque, j'en avertis le chrétien.

3. L'Apôtre dit de ceux qui sont ce que vous êtes que ce n'est pas en vain que vous portez le glaive, que vous êtes les ministres de Dieu, chargés de sa vengeance contre les hommes qui agissent mal (2); mais autre chose est la cause d'une province, autre chose est la cause de l'Eglise; le gouvernement de l'une a besoin de sévérité, le gouvernement de l'autre doit être inséparable de la mansuétude. Si j'avais affaire à un juge qui ne fût pas chrétien, j'agirais autrement; toutefois je ne déserterais pas la cause de l'Eglise, et, autant qu'il daignerait m'entendre, j'insisterais pour que les souffrances des serviteurs catholiques de Dieu, qui doivent servir d'exemples de patience, ne fussent pas souillées par l'effusion du sang de leurs ennemis; si le juge refusait de m'écouter, je le soupçonnerais de résister par une inspiration ennemie. Mais avec vous j'ai d'autres sentiments et d'autres pensées. Je vois en vous un homme revêtu d'une grande autorité, mais j'y vois aussi un fils rempli de piété chrétienne. Que votre grandeur fléchisse, que votre foi se soumette; l'affaire que je traite avec vous nous est commune, mais vous y pouvez ce que je n'y puis moi-même; concertons-nous, et prêtez-nous secours.

1. Allusion aux haches portées devant les proconsuls. - 2. Rm 13,4.

4. On a réussi à faire avouer aux ennemis de l'Eglise les crimes horribles qu'ils ont commis sur des clercs catholiques; ces hommes- qui, par leurs discours menteurs, trompaient les ignorants, et se décernaient les honneurs de la persécution, ont été pris ainsi dans leurs propres paroles. On doit faire lire les actes publics pour guérir les âmes empoisonnées par tant de mensonges: nous n'oserions pas lire ces actes jusqu'à la fin si on y trouvait le supplice des coupables. Faut-il que ceux qui ont souffert aient l'air d'avoir rendu le mal pour le mal?- Si la peine de mort était le seul moyen d'arrêter la fureur des méchants, peut-être s'y résignerait-on dans une extrême nécessité, quoique, en ce qui nous touche, à défaut d'un châtiment moins sévère que la mort, nous aimerions mieux mettre les coupables en liberté que de venger par l'effusion du sang les souffrances de nos frères. Mais d'autres peines étant possibles dans le double but de rester fidèle à la mansuétude de l'Eglise et de refréner l'audace des pervers, pourquoi ne prendriez-vous pas le parti le plus sage et ne consentiriez-vous pas à une sentence douce, ce qui est fort permis aux juges, même quand il ne s'agit pas d'affaires de l'Eglise? Craignez donc avec nous le jugement de Dieu notre Père, et que par vous on reconnaisse la mansuétude de notre mère; car ce que vous faites, l'Eglise le fait; vous êtes son fils et vos oeuvres sont pour elle. Luttez avec les méchants à force de bonté; ils ont criminellement arraché les membres d'un être vivant; que, par votre miséricorde, ils conservent entiers ces membres qui leur ont servi à commettre des actions barbares, pour les occuper à quelque ouvrage utile. Ils n'ont pas épargné les serviteurs de Dieu qui leur prêchaient le retour à l'unité; épargnez-les eux-mêmes après qu'ils ont été pris, conduits auprès de vous et convaincus. Armés d'un fer impie, ils ont répandu le sang chrétien; empêchez pour le Christ, empêchez que leur sang ne coule pas même sous le glaive de la justice. Ils ont enlevé la vie à un ministre de l'Eglise qui a été leur victime; ne tuez pas ces ennemis de l'Eglise pour leur laisser le temps de se repentir. Voilà comment il faut que vous soyez un juge chrétien dans une. affaire de l'Eglise, quand nous prions, nous avertissons et nous intercédons. D'ordinaire les hommes, lorsqu'ils trouvent que leurs ennemis convaincus en justice ont été trop peu punis, appellent de la sentence; mais nous aimons tellement nos ennemis que si votre obéissance chrétienne nous faisait défaut, nous appellerions d'un jugement sévère. Que le Dieu tout-puissant vous rende (279) de plus en plus grand et heureux, illustre seigneur et très-excellent fils!




LETTRE CXXXV. (Année 412)

On se rappelle en quels termes l'évêque d'Hippone engageait Volusien à faire connaissance avec nos saintes Écritures (1); celui-ci ne communique pas encore à saint Augustin le résultat de ses propres études religieuses, mais il lui rend compte d'une conversation entre amis où l'on avait touché à des sujets divers, et lui soumet des doutes exprimés par l'un d'eux sur le christianisme. Cette lettre est curieuse; on y voit comment saint Augustin était jugé de ses contemporains. Nous avons dit que Volusien était encore païen.

VOLUSIEN AU SEIGNEUR VRAIMENT SAINT, AU VÉNÉRABLE PÈRE AUGUSTIN, ÉVÊQUE.

l. Vous demandez, ô homme modèle de probité et de justice, que je m'enquière auprès de vous des choses qui m'auront paru obscures dans mes lectures instructives. J'accepté cette faveur et me mets volontiers sous votre discipline, suivant en cela la maxime d'un ancien, qu'on n'est jamais trop âgé pour apprendre. C'est avec raison que cet ancien n'a assigné ni limites ni fin à l'étude de la sagesse; la vertu, si éloignée de ses origines, ne se découvre pas assez aisément pour qu'on la connaisse d'abord tout entière. Il importe de mettre sous vos yeux, seigneur vraiment saint et vénérable père, une conversation qui a eu lieu dernièrement entre nous. Nous étions quelques amis réunis, et chacun prenait la parole selon son esprit et ses études. C'était cependant la rhétorique qui faisait le principal sujet de l'entretien; je parle à un connaisseur, car il n'y a pas bien longtemps que vous enseigniez la rhétorique. On s'appliquait à définir ce que c'est que l'invention; on disait quelle pénétration elle demande, combien il en coûte polir disposer une couvre, que de grâce il y a dans la métaphore, que de beautés dans les peintures et comment le langage varie selon les talents et les sujets. D'autres portaient bien haut la poétique; c'est une partie de l'éloquence à laquelle vous avez aussi rendu hommage, et l'on pourrait dire avec le poète: «Le lierre s'est mêlé pour vous au laurier vainqueur (2).»

On parlait doge de tout ce que l'économie d'un poème lui donne d'ornement, de la beauté des métaphores, de la sublimité des comparaisons; on disait combien les vers sont doux et coulants avec l'harmonieuse variété de leur coupe. La conversation tourna alors vers la philosophie qui vous est si familière, et dont vous avez coutume de traiter les questions avec la pénétration d'Aristote et l'éloquence d'Isocrate. Nous cherchions ce qu'avait fait l'enseignement du Lycée, ce qu'avaient produit les doutes si prolongés et si divers

1. Ci-dessus lettre CXXXII. - 2. Virgile, Bucol., églogue VIII.

de l'Académie, ce que c'étaient gîte les leçons du Portique, la science des physiciens, la volupté des épicuriens; nous remarquions que tous ces philosophes, au milieu de leurs disputes infinies et passionnées, n'avaient jamais été plus loin de la Cité que quand ils s'étaient flattés de pouvoir la connaître.

2. Nous étions à ces souvenirs de philosophie dans notre conversation, lorsque l'un de nos anis prenant la parole: «Qui donc, parmi nous, dit-il; serait assez instruit dans le christianisme pour pouvoir éclaircir mes difficultés et affermir l'incertitude de mon assentiment par des raisons vraies ou vraisemblables?» Nous écoutons avec un étonnement silencieux. L'interlocuteur s'abandonnant à la vive liberté de sa pensée, continue en ces termes: «J'admire comment celui qui est le Maître du monde et qui le gouverne est. destendu dans le sein d'une vierge, comment cette mère a eu la longue peine de le porter pendant les dix mois de la grossesse, comment elle l'a enfanté au temps voulu, et comment elle est restée vierge après l'enfantement.» Puis l'interlocuteur ajouta ceci: «Celui qui est plus grand que l'univers a donc été caché dans le petit corps d'un enfant; il a donc souffert comme souffrent les enfants, il a grandi, il s'est fortifié en avançant dans la jeunesse; ce souverain sera resté bien longtemps absent de ses royales demeures, et le soin du monde entier aura été transporté au mouvement d'un petit corps; ensuite ce Maître de l'univers aura dormi et mangé; il aura éprouvé tons les besoins des mortels, et aucun signe convenable n'aura fait éclater la grande majesté cachée sous cette terrestre enveloppe; car le pouvoir de chasser les démons, de guérir les malades, de ressusciter les morts, tout cela, si vous songes à d'autres qui en ont fait autant, tout cela est trop peu pour un Dieu.» L'interlocuteur se disposait à pousser plus loin, nous l'interrompîmes; la réunion se sépara; nous fûmes d'avis d'en appeler à une pensée plus éclairée que la nôtre, de peur qu'en voulant trop imprudemment pénétrer des secrets, notre erreur, jusque-là innocente, ne devint une faute. Vous venez de recevoir l'aveu de notre ignorance, ô vous qui êtes fait pour toute gloire! vous voyez ce qu'on désire de vous. Votre renommée est intéressée à là solution de ces questions obscures; l'ignorance peut se tolérer en d'autres prêtres sans dommage pour la religion; mais lorsqu'on vient à consulter le pontife Augustin, on est fondé à croire que tout ce qu'il ne sait pas n'est point dans la loi. Que la suprême divinité vous garde sain et sauf, seigneur vraiment saint et bien vénérable père.




280

LETTRE CXXXVI. (Année 412)

Marcellin, qui avait à coeur ta conversion de Volusien au christianisme, prie saint Augustin de répondre aux difficultés proposées par son ami; il ajoute d'autres difficultés qu'il savait occuper l'esprit de Volusien.

MARCELLIN AU VÉNÉRABLE SEIGNEUR AUGUSTIN, A CE PÈRE QU'IL HONORE TANT ET QUI MÉRITE QU'ON LUI RENDE TOUS LES DEVOIRS.

1. L'illustre Volusien m'a lu la lettre de votre béatitude; bien plus, je l'ai obligé de la lire à plusieurs; tout ce que vous dites est admirable, mais je n'en suis pas étonné. Humblement paré de la beauté des divins livres, votre langage plait aisément. Ce qui a fait beaucoup de plaisir, ce sont vos efforts et vos bonnes exhortations pour affermir les pas d'un homme encore chancelant. Chaque jour flous disputons ensemble, et je lui réponds dans l'humble mesure de mon esprit. D'après les instances de sa sainte mère, j'ai soin d'aller souvent le visiter, et lui-même daigne à son tour venir me voir. Après avoir reçu la lettre de votre révérence, Volusien, malgré les discours de tant de gens de la ville qui cherchent à l'éloigner de Dieu, a été si ému, que s'il n'avait pas craint de vous écrire longuement, il aurait confié tous ses doutes à votre béatitude, comme il nous l'a assuré lui-même. Toutefois, il vient de vous adresser quelques questions; il l'a fait, ainsi que vous en jugerez vous-même, dans un style orné et poli, et avec le pur éclat de l'éloquence romaine. Ces difficultés sont bien rebattues; elles servent à montrer les vieilles ruses de nos adversaires, acharnés contre le mystère de l'incarnation. Cependant, comme j'ai la confiance que ce que vous écrirez profitera à plusieurs, je vous prie moi-même de répondre avec un soin particulier aux mensonges par lesquels ils soutiennent que le Seigneur n'a rien fait de plus que ce que peuvent faire les autres hommes. Ils nous citent leur Apollonius et leur Apulée et d'autres magiciens, dont ils prétendent que les miracles sont plus grands que ceux du Sauveur.

2. L'illustre personnage que j'ai nommé plus haut a dit devant quelques personnes qu'il vous aurait adressé beaucoup d'autres questions, s'il n'avait pas cru devoir se borner à une courte lettre. Ce qu'il n'a pas voulu se permettre d'écrire, il n'a pu le faire. Il disait donc que, quand même on lui rendrait raison de l'incarnation du Seigneur, on pourrait bien difficilement lui montrer comment ce Dieu, qu'on affirme être le Dieu de l'Ancien Testament, aime de nouveaux sacrifices et rejette les anciens. Selon lui, on ne peut corriger que ce qui a été mal fait, et ce qui a été une fois bien fait ne doit plus être changé. Il disait qu'on ne pouvait, sans injustice, toucher à des choses bien faites, surtout parce que de tels changements autorisent contre Dieu des reproches d'inconstance. Il ajoutait que la prédication et la doctrine du Seigneur étaient incompatibles avec les besoins des Etats. Ne rendre à personne le mal pour le mal (1); après avoir été frappé sur une joue, présenter l'autre; donner notre manteau à celui qui veut nous prendre notre tunique; si un homme veut nous obliger à marcher avec lui, faire le double du chemin qu'il nous demande (2): ce sont là, d'après Volusien, des préceptes attribués au Sauveur et contraires au bon ordre des Etats. Car, qui supportera qu'un ennemi lui enlève quelque chose, ou bien qui donc, par le droit de la guerre, ne rendra pas le mal pour le mal au ravageur d'une province romaine? Votre sainteté comprend ce qui peut se dire pour le reste. Volusien pense que toutes ces difficultés peuvent être ajoutées aux autres; on n'oublie pas de dire (quoique Volusien lui-même se taise à cet égard), que les grands malheurs de l'empire sont arrivés parles princes chrétiens, observateurs de la plupart des préceptes évangéliques.

3. Votre béatitude daignera reconnaître avec moi qu'il importe de faire resplendir la pleine vérité en réponse à toutes ces choses, car, sans aucun doute, ce qu'on attend de vous passera en plusieurs mains; il le faut d'autant plus que parmi les personnes devant qui ces objections se sont produites, il y avait un homme considérable du pays d'Hippone, possesseur de grands biens de vos côtés: il donnait à votre sainteté d'ironiques louanges, et prétendait que, vous ayant questionné sur ces mêmes points, il n'avait pas été satisfait de vos réponses. Je vous conjure donc, pour que vous remplissiez une promesse que je n'ai pas oubliée, je vous conjure d'écrire sur ces sujets des livres entiers: ils serviront beaucoup à l'Eglise, surtout dans ce temps-ci.

1. Rm 12,17 - 2. Mt 5,39-41




LETTRE CXXXVII. (Année 412)

On lira avec profit et admiration cette célèbre lettre où l'évêque d'Hippone répond aux objections que Volusien lui avait soumises; rien de plus fort, de plus profond que cette manière de rendre raison d'un grand mystère. Cette lettre à Volusien, où une vive éloquence accompagne toujours la pénétrante originalité de la pensée, où tout est si serré et si plein, si animé et si frappant, est le plus beau rayon de lumière qui ait été jeté sur le mystère de l'incarnation.

AUGUSTIN A SON ILLUSTRE SEIGNEUR ET TRÈSEXCELLENT FILS VOLUSIEN, SALUT DANS LE SEIGNEUR.

1. J'ai lu votre lettre, où j'ai vu un abrégé très-bien fait d'une grande conversation. Je réponds sans retard, d'autant plus que votre lettre m'arrive dans un moment où j'ai un peu de loisir. J'avais des choses que je me proposais de dicter durant ce temps de courte liberté, mais ce sera pour plus tard; il ne serait pas juste de faire attendre celui que j'ai en gagé à me. consulter. D'ailleurs, qui d'entre nous, chargés de dispenser, comme nous pouvons, la grâce du Christ, qui d'entre nous, après avoir lu vos paroles, voudrait ne vous instruire du christianisme que dans la mesure des vérités utiles à votre salut, à ce salut éternel pour lequel nous sommes chrétiens? Car il ne s'agit pas de cette vie que les saints Livres comparent à une vapeur qui apparaît un instant et s'évanouit aussitôt (1). Ce serait donc trop peu pour nous de vous instruire tout juste assez pour vous sauver. Votre esprit et votre éloquence, à la fois si relevée et si lumineuse, doivent servir aux autres; il faut défendre contre les gens lents à comprendre et contre les pervers la dispensation d'une si grande grâce de Dieu, dont ne font aucun cas de superbes petites intelligences: elles prétendent pouvoir beaucoup et ne peuvent rien pour guérir ou maîtriser leurs vices.

2. Vous demandez donc «comment celui qui est le Maître du monde et qui le gouverne est descendu dans le sein d'âne vierge, comment cette mère a eu la longue peine de le porter pendant les dix mois de la grossesse, comment elle l'a enfanté au temps voulu, et comment elle est restée vierge a après l'enfantement; Celui qui est plus grand que l'univers a donc été caché dans le petit corps d'un enfant; il a donc souffert comme souffrent les enfants, il a grandi, il s'est fortifié en avançant dans la jeunesse; ce souverain sera resté bien longtemps absent de ses royales demeures, et le soin du monde entier aura été transporté dans les mouvements d'un petit corps; ensuite ce Maître de l'univers aura dormi et mangé; il aura éprouvé tous les besoins des mortels; et aucun signe convenable n'aura fait éclater la grande majesté cachée sous cette terrestre enveloppe, car le pouvoir de chasser les démons, de guérir les malades, de ressusciter les morts, tout cela, si vous songez à d'autres qui en ont fait autant, tout cela est trop peu pour a un Dieu.» Vous nous dites que telles ont été les paroles de l'un de ceux qui faisaient partie de votre réunion d'amis, «que vous interrompîtes l'interlocuteur se disposant à pousser plus loin, -que la réunion se sépara, que vous fûtes d'avis d'en appeler à une pensée plus éclairée que la vôtre, de peur qu'en voulant trop imprudemment pénétrer des secrets, votre erreur, jusque-là innocente, ne devînt une faute.»

1. Jc 4,15.

3. Puis vous m'avez écrit, et après cet aveu d'ignorance, vous voulez que je reconnaisse ce qu'on attend de moi. Vous ajoutez «que ma renommée est intéressée à la solution de ces questions obscures, que l'ignorance peut se tolérer en d'autres prêtres sans dommage pour la religion, mais que, si on vient à me consulter, moi évêque, on sera fondé à croire que tout ce que je ne sais pas n'est point dans la loi.» Laissez d'abord, je vous en prie, laissez cette opinion que vous avez prise si aisément de moi; tout bienveillants qu'ils soient pour moi, renoncez, renoncez à ces sentiments; si vous m'aimez comme je vous aime, croyez-moi plus que tout autre sur ce qui me touche. Telle est la profondeur des lettres chrétiennes, que j'y découvrirais chaque jour de nouvelles choses, lors même qu'avec un meilleur génie et avec l'application la plus soutenue j'y aurais consacré tout mon temps depuis ma première enfance jusqu'à l'extrême vieillesse; on ne rencontre pas ces grandes difficultés pour arriver à comprendre ce qui est nécessaire au salut; mais après que chacun y a vu sa foi, sans laquelle il n'y a ni piété ni bonne vie, il reste à pénétrer, à mesure qu'on avance, tant de choses obscurcies par les ombres des mystères; une si profonde sagesse est cachée, non-seulement dans les paroles des Ecritures, mais encore dans ce qu'elles expriment, que les esprits les plus pénétrants, les plus désireux d'apprendre et qui ont passé le plus d'années à cette étude, éprouvent la vérité de ce mot de la même Ecriture: «Lorsque l'homme croira avoir fini, il ne fera que commencer (1).»

4. Mais pourquoi insister là-dessus? Arrivons à ce que vous demandez. Je veux d'abord que vous sachiez que le christianisme n'enseigne pas que Dieu se soit incarné dans le sein d'une vierge, de façon à quitter ou à perdre le soin du gouvernement de l'univers, ou de façon à transporter ce gouvernement du monde dans un petit corps comme dans une matière ramassée et resserrée. Ce sentiment grossier est le partage des hommes qui ne peuvent concevoir que des corps, des corps pesants comme la terre et l'eau, ou subtils comme l'air et la lumière. Aucun de ces corps ne saurait

1. Ecclési. 18,6.

282

être tout entier partout, parce qu'il est nécessairement différent dans ses parties innombrables: et quelque grand ou quelque petit que soit un corps, il occupe un espace marqué et remplit une même place de manière à ne se trouver tout entier dans aucune de ses parties. Les corps seuls peuvent se condenser ou se raréfier, se resserrer ou s'étendre, se réduire en parcelles ou accroître leur masse. Telle n'est pas la nature de l'âme, encore moins la nature de Dieu, qui est le créateur de l'âme et du corps. Dieu ne remplit pas le monde comme pourraient le faire l'eau, l'air, la lumière, de sorte que sa moindre partie occupât une moindre partie du monde et sa plus grande une plus grande. Il est partout tout entier, et aucun lieu ne le renferme; il vient sans s'éloigner d'où il est; il sen va sans partir d'où il vient.

5. Cela étonne l'esprit humain, et parce qu'il ne le comprend pas, il ne le croit peut-être pas: ingrat, qu'il s'étonne d'abord de lui-même, qu'il s'élève, s'il le peut, au-dessus du corps et des choses auxquelles il a coutume d'atteindre par les sens, et qu'il voie lui-même ce qu'il est avec ce corps qui lui a été donné pour son usage. Mais peut-être est-ce trop pour l'homme qu'un tel effort; car, ainsi qu'on l'a dit (1), «il n'appartient qu'à un grand esprit de se dégager des sens et de dérober sa pensée à l'empire de la coutume.» Attachons-nous donc plus attentivement qu'on ne le fait d'ordinaire à l'examen des sens. Il y en a cinq assurément; ils ne peuvent exister sans le corps ni sans rame, parce qu'il faut être vivant pour sentir et que c'est l'âme qui donne la vie au corps; nous ne voyons et n'entendons qu'avec le secours de nos organes, et c'est ainsi que nous nous servons des trois autres sens. Que l'âme raisonnable y fasse attention, et qu'elle considère les sens du corps non pas avec les sens, mais avec l'esprit lui-même et avec la raison. Certainement l'homme ne peut sentir sans vivre; or, il vit dans la chair, tant que la mort ne l'en a pas séparé. Comment donc l'âme qui ne vit que dans la chair sentira-t-elle ce qui est hors de sa chair? Les astres dans le ciel ne sont-ils pas très-loin du corps auquel elle est unie? Ne voit-elle pas le soleil dans le ciel? Voir n'est-ce pas sentir, puisque la vue est le plus excellent des sens? L'âme vit-elle dans le ciel parce qu'elle voit ce qui est au

1. Cicéron, questions Tuscul., livre I.

ciel et que le sentiment ne peut être où la vie n'est pas? Sent-elle là où elle ne vit pas, parce que, tout en ne vivant que dans son corps, elle atteint par la vue ce qui est hors de sa chair? Ne voyez-vous pas ce qu'il y a d'obscur dans ce sens si lumineux qui se nomme la vue? Faites encore attention à l'ouïe, car ce sens est aussi comme répandu en dehors de nous. Dirions-nous: il y a du bruit dehors, si nous ne sentions pas où est le bruit? Nous vivons donc là en dehors de notre chair. Pouvons-nous sentir où nous ne vivons pas, puisque le sentiment est impossible sans la vie?

6. L'impression des trois autres sens est intérieure, quoiqu'on puisse en douter jusqu'à un certain point pour l'odorat. Quant au goût et au toucher, c'est incontestable; il est évident que nous ne sentons pas ailleurs que dans notre chair ce que nous goûtons et ce que nous touchons. Ne nous occupons donc pas ici de ces trois sens. La vue et l'ouïe nous présentent une question admirable: comment l'âme sent où elle ne vit pas, et comment elle vit où ' elle n'est point. Elle n'est que dans sa chair et sent hors de sa chair; car elle sent là où elle voit, puisque voir c'est sentir; elle sent aussi là, où elle entend, puisque entendre c'est sentir. Donc, ou elle y vit également et par conséquent elle y est; ou bien elle sent où elle ne vit pas; ou bien elle vit où elle n'est pas. Toutes ces choses sont admirables; on ne peut en affirmer aucune sans avoir l'air de tomber dans l'absurdité: et nous parlons d'un sens mortel. Qu'est-ce donc que l'âme elle-même, en dehors des sens, et dans les profondeurs intimes de l'intelligence qui lui sert à considérer ces choses? Car ce n'est pas par les sens qu'elle juge des sens. Et lorsqu'il s'agit de la toute-puissance de Dieu, nous regardons comme quelque chose d'incroyable que le Verbe de Dieu, par lequel tout a été fait, ait pris un corps dans le sein d'une vierge et se soit montré avec des sens mortels, de façon à ne pas perdre son immortalité, à ne rien changer à son éternité, à ne rien diminuer de sa puissance, à ne pas quitter le gouvernement du monde, à ne pas s'éloigner du sein de son Père, c'est-à-dire de cette mystérieuse et éternelle solitude où il est avec lui et en lui!

7. Ne vous représentez pas le Verbe de Dieu, par lequel tout a été fait, comme un être dont quelque chose puisse changer et où l'avenir puisse devenir le passé. Il demeure comme il (283) est, il est partout tout entier. Il vient quand il se manifeste, il s'en va quand il se cache à nos yeux. Qu'il se montre ou se cache, il est toujours présent, comme la lumière éclaire également un homme qui voit et un aveugle; mais la lumière est présente pour celui qui voit et absente pour l'aveugle. Le son de la voix retentit de la même manière aux oreilles d'un homme qui entend et aux oreilles d'un sourd, mais le son de voix arrive aux unes et n'arrive pas aux autres. Quoi de plus admirable que ce qui arrive par notre voix et nos paroles, et cela vite et en passant! Lorsque nous parlons, le tour de la seconde syllabe n'arrive qu'après la prononciation de la première; et cependant si quelqu'un nous écoute, il entend tout ce que nous disons; et si deux personnes sont là, l'une entend tout aussi bien que l'autre; et si une multitude écoute en silence, les sons ne se partagent pas et ne diminuent pas comme une nourriture qu'on distribuerait dé rang en rang, mais tous entendent tout ce qui se dit, et chacun l'entend tout entier. Serait-il donc incroyable que le Verbe éternel de Dieu, fût pour les choses ce que la parole passagère de l'homme est pour les oreilles, et que le Verbe fût tout entier partout à la fois, comme la parole est au même moment entendue tout entière de chacun?

8. Il ne faut donc pas s'effrayer de tout ce qu'un Dieu puisse paraître souffrir dans un petit corps d'enfant. Ce n'est point par l'étendue, c'est par la puissance que Dieu est grand; sa providence a accordé un sens plus fin aux fourmis et aux abeilles qu'aux ânes et aux chameaux; elle crée un grand figuier avec une très-petite graine, tandis que beaucoup de petites plantations naissent de grosses semences; elle a donné à une petite prunelle une force pénétrante qui en un moment parcourt la moitié du ciel; c'est d'un point qui est comme le centre du cerveau qu'elle fait partir tous nos sens par une distribution variée; elle se sert d'un petit organe, le coeur, pour vivifier toutes les parties du corps: dans ces merveilles et d'autres de ce genre, Dieu fait voir de grandes choses par celles qui sont les moindres, Dieu qui n'est pas petit dans ce qui est petit. Car la grandeur de sa puissance, qui n'est jamais à l'étroit, a fécondé un sein virginal sans que rien soit venu d'ailleurs; il a pris une âme raisonnable et avec elle un corps humain, il s'est fait homme pour rendre l'homme meilleur sans rien perdre lui-même; en daignant se revêtir de notre humanité, il lui a fait généreusement part de sa divinité. Il a fait naître un enfant d'une mère restée vierge, comme pus tard il le fit entrer, devenu homme, dans le cénacle, les portes closes (1). Si on demandé raison de ceci, ce ne sera plus merveilleux; si on cherche des exemples, ce ne sera' plus unique. Concédons que Dieu puisse quelque chose dont nous ne puissions pas pénétrer le secret. En de tels prodiges, toute la raison du fait, c'est la puissance de celui qui fait.

9. Si le Sauveur a dormi, s'il s'est nourri, s'il a éprouvé tous les besoins humains, c'est qu'il voulait montrer aux hommes qu'en devenant homme, il n'a point absorbé l'homme. Il en a été ainsi; et cependant il s'est rencontré des hérétiques qui, dans la perversité de leurs hommages rendus à la puissance du Sauveur, n'ont pas voulu reconnaître en lui la nature humaine où éclate tout le mystère die la grâce qui sauve ceux qui croient en lui; car c'est lui qui contient les trésors profonds de la sagesse et de la science (2), et qui remplit de foi les âmes pour les élever à l'éternelle contemplation de l'immuable vérité. Que serait-ce donc si le Tout-Puissant, au lieu de donner une mère à l'homme uni au Verbe éternel, l'avait formé de tout autre manière et l'avait tout à coup montré aux yeux du monde? Que serait-ce s'il n'y avait eu pour cet homme aucun passage de l'enfance à la jeunesse, et s'il n'avait pris ni nourriture ni sommeil? N'aurait-il pas donné raison à l'erreur de ces hérétiques et ne croirait-on pas que le Sauveur n'a pas été véritablement homme? Et en faisant tout par miracle, n'aurait-il pas effacé ce qu'il a fait par miséricorde? Mais ce médiateur est apparu entre Dieu et les hommes, afin que, réunissant les deux natures dans l'unité d'une même personne, il relevât par de l'extraordinaire ce qui était ordinaire en lui, et tempérât les prodiges par des choses purement humaines.

10. Que de merveilles Dieu n'a-t-il -pas rassemblées dans tous les mouvements de la créature, et nous n'y prenons pas garde par l'habitude de les voit tous les jours! Que de choses nous foulons avec indifférence et qui nous étonneraient si nous les examinions! Et la force des semences, qui y songe, qui en parle? Qui s'occupe de leurs variétés, de leur nature vivace, de leur puissance cachée, de ces petites

1. Jn 20,26 - 2 Col 2,3.

284

choses d'où en sortent de si grandes? Ce Dieu s'est créé un homme comme dans la nature il sème sans semences. Il a soumis le développement de son corps à la marche du temps et à la succession des âges de la vie, lui qui, au milieu de son immutabilité, a fait du changement l'ordre des siècles; car ce qui s'est accru dans le temps, c'est ce qui a commencé avec le temps. Mais, au commencement, le Verbe par lequel les temps ont été faits, a choisi l'époque où il prendrait un corps, et n'a pas obéi au temps pour se faire chair. Car l'homme s'est uni à Dieu sans que Dieu sortît de lui-même.

11. On demande comment Dieu s'est uni à l'homme de façon à ne faire qu'une personne dans le Christ; ceux qui veulent que nous leur expliquions cette union qui a dû ne s'opérer qu'une seule fois, devraient bien nous expliquer une autre union qui s'accomplit tous les jours, celle de l'âme et du corps, de façon à ne faire qu'une personne dans l'homme. Car, de même que l'homme c'est l'union d'une âme et d'un corps en unité de personne, ainsi le Christ c'est l'union de l'homme et de Dieu dans une même personne. Dans celle-là, la personne est l'union de l'âme et du corps; dans celle-ci, elle est l'union de Dieu et de l'homme. Pourtant qu'on veuille bien écarter ici ce qui arrive d'ordinaire avec les corps; qu'on se garde de comparer ce mystérieux mélange avec celui de deux liqueurs qui, enfermées dans le même vase, se confondraient; et du reste il est des corps qui se mêlent avec d'autres sans altération: la lumière avec l'air par exemple. La personne de l'homme c'est donc l'union d'une âme et d'un corps; la personne du Christ c'est l'union de Dieu et de l'homme; car lorsque le Verbe de Dieu s'est uni à une âme ayant un corps, il a pris à la fois et un corps et une âme. L'un se fait chaque jour pour multiplier les hommes, l'autre ne s'est fait qu'une seule fois pour les délivrer. Cependant le mélange de deux choses incorporelles doit être plus aisé à croire que le mélange d'une chose incorporelle et d'une autre qui ne l'est pas. Si l'âme ne se trompe pas sur sa propre nature, elle comprend qu'elle est incorporelle; le Verbe de Dieu l'est bien plus encore, et c'est pourquoi l'union du Verbe de Dieu et de l'âme a dû être plus facile à croire que l'union de l'âme et du corps. Mais nous éprouvons ceci en nous-mêmes, et il nous est ordonné de croire l'autre prodige dans le Christ. Si on nous prescrivait de croire l'un et l'autre sans que nous n'en connussions rien, lequel des deux croirions-nous le plus tôt? Comment n'avouerions-nous pas que deux choses incorporelles peuvent plus aisément se mêler qu'une chose incorporelle et une autre qui ne l'est pas; si toutefois il est permis d'employer ici le mot de mélange qu'on a coutume d'appliquer aux choses corporelles, d'une tout autre nature et connues autrement?

12. Donc le Verbe de Dieu, Fils de Dieu, coéternel au Père, lui qui est en même temps la vertu et cette sagesse de Dieu (1) qui atteint avec force depuis la fin supérieure de la créature raisonnable jusqu'à la fin grossière de la créature corporelle, et dispose toutes choses avec douceur (2); cette Sagesse éternelle, présente et cachée, nulle part renfermée, nulle part séparée, tout entière partout, sans étendue et sans corps, s'est unie à un homme bien autrement qu'elle ne l'est aux autres créatures, et a fait ainsi un seul Jésus-Christ, médiateur de Dieu et des hommes (3), égal au Père selon sa divinité, au-dessous du Père selon la chair, c'est-à-dire selon son humanité; immuablement immortel selon sa divinité qui l'égale au Père, et muable et mortel selon la faiblesse qui lui est commune avec nous; ce Christ a été l'enseignement et le secours des hommes pour obtenir le salut éternel; il a paru dans le temps qu'il avait jugé lui-même le plus favorable et qu'il avait marqué avant les siècles.

Le Christ a été l'enseignement, afin de confirmer de son autorité devenue visible les choses utilement vraies qui avaient été dites auparavant, non-seulemeut par les prophètes dont toutes les paroles sont conformes à la vérité, mais encore par les philosophes et les poètes eux-mêmes et tous les auteurs: qui doute en effet que dans leurs oeuvres beaucoup de vrai ne soit mêlé au faux? Il avait égard à ceux qui n'auraient pas pu voir ni dis. cerner ces vérités dans les profondeurs intimes de la Vérité elle-même. Avant de s'unir à un homme, la Vérité avait assisté tous ceux qui pouvaient la comprendre; mais voici la leçon salutaire qu'elle a surtout donnée par son incarnation. La plupart des hommes aspiraient ardemment vers la divinité; ils pensaient, avec plus d'orgueil que de piété, pouvoir aller à

1. 1Co 1,24. - 2. Sg 8,1. - 3. 1Tm 2,5.

Dieu par des puissances célestes qu'ils croyaient des dieux et par des cultes divers, non pas sacrés, mais sacrilèges, et leur orgueil séduit par l'orgueil des démons prenait pour les saints anges ces esprits révoltés. Alors l'éternelle Sagesse est venue apprendre au monde que ce Dieu qu'ils supposaient si loin et vers lequel ils prétendaient s'élever à l'aide de puissances intermédiaires, est si près de la piété des hommes, qu'il a daigné s'unir étroitement à l'homme tout entier comme l'âme est unie au corps: excepté qu'en Dieu cette union n'est pas muable comme elle l'est visiblement entre le corps et l'âme.

Le Christ est notre secours; sans la grâce de la foi qui vient de lui, nul ne peut vaincre ses penchants mauvais; et c'est lui qui efface en nous parle pardon les restes du mal dont nous n'avons pu triompher. Un des fruits de l'enseignement du Christ, c'est qu'aujourd'hui le dernier ignorant et la dernière des femmes croient à l'immortalité de l'âme et à la vie future après la mort. C'est ce que Phérécyde de Syros (1) fut le premier à expliquer aux Grecs, et ses paroles frappèrent si fort Pythagore de Samos que, d'athlète qu'il était, celui-ci devint philosophe. Maintenant donc ce que Virgile a dit, nous le voyons tous: l'amome de Syrie croît partout (2). En ce qui touche le secours de sa grâce, nous pouvons dire du Christ ce que dit le poète: «Sous un chef tel que lui, s'il reste quelques vestiges de notre crime, ils sont effacés, et la terre ne connaîtra plus l'éternel effroi (3).»

13. «Mais, dit-on, aucun signe n'a fait éclater convenablement la grande majesté cachée sous cette terrestre enveloppe, car le pouvoir de chasser les démons, de guérir les malades, de ressusciter les morts, tout cela, si vous songez à d'autres qui en ont fait autant, tout a cela est trop peu pour un Dieu.» Et nous aussi nous avouons que les prophètes ont fait des choses semblables. Car, lorsqu'il s'agit de prodiges, quoi de supérieur à la résurrection des morts? Elie a fait cela (4), Elisée aussi (5). Quant aux miracles des magiciens et à la question de savoir s'ils ont ressuscité des morts,

1. Phérécyde, dont on place la naissance six cents ans avant Jésus-Christ, était né à Syros, l'une des Cyclades. Il avait puisé des notions car l'immortalité de l'âme soit en Egypte, soit dans les livres sacrés aux Phéniciens. - 2. Assyrium vulgo nascetur amomum, Bucol, églogue IV. - 3. Virgile, églogue IV. - 4. 1R 17,22 - 5. 2R 4,35

c'est à d'autres à nous le dire, c'est à ceux qui s'efforcent de convaincre Apulée de magie, non pour l'en accuser, mais pour l'en louer, malgré tout le soin qu'il met à se défendre de ce que lui prête l'enthousiasme de ses partisans. Pour nous, nous lisons que les mages d'Egypte, très-habiles dans la magie, furent vaincus par Moïse, serviteur de Dieu; tandis que par leur art criminel ils opéraient certaines choses merveilleuses, Moïse, par la seule force de ses prières, renversa toutes leurs oeuvres (1). Mais Moïse lui-même et les autres vrais prophètes ont prophétisé le Christ, Notre-Seigneur, et lui ont donné une grande gloire; en annonçant son avènement, ils n'ont pas parlé du Christ comme d'un personnage qui fût leur égal ni qui fût capable d'opérer de plus grands miracles qu'eux; mais ils l'ont salué comme le Seigneur Dieu de tous, devant se faire homme pour les hommes. Le Christ a voulu opérer les mêmes miracles que les prophètes, parce qu'il convenait qu'il fît par lui-même ce qu'il avait fait par eux. Mais cependant, il a dû faire quelque chose qui lui fût propre: naître d'une vierge, ressusciter d'entre les morts, monter au ciel. J'ignore ce qu'attend de plus celui qui pense que ces choses sont trop peu pour un Dieu.

14. Je crois en effet qu'on demande au Christ ce qu'il n'a pas dû faire après s'être revêtu de notre humanité. Car «le Verbe était au commencement, et le Verbe était en Dieu, et le Verbe était Dieu, et toutes choses ont été faites par lui (2).» Après s'être uni à l'homme, aurait-il dû créer un autre monde, pour que nous crussions que c'était par lui que le monde avait été créé? Mais la création d'un monde plus grand ou égal à celui-ci, n'était pas possible en ce monde; s'il en avait fait un moindre au-dessous de celui-ci, on aurait jugé que c'était peu pour un Dieu. Et parce qu'il ne fallait pas qu'il créât un monde nouveau, il a fait dans le monde des choses nouvelles. Car un homme né d'une vierge, ressuscité d'entre les morts pour vivre éternellement, et élevé au-dessus des cieux, c'est là peut-être une oeuvre plus puissante que la création du monde. On répondra qu'on ne croit pas à ces miracles. Que faire donc avec des hommes qui dédaignent des miracles moindres et refusent leur foi à de plus grands? On veut bien croire que le Christ ait ressuscité des morts, parce que

1. Ex 7,8 - 2. Jn 1,1

286

d'autres l'ont fait et que c'est peu pour un Dieu; on ne croit pas à une chair née d'une vierge et élevée au-dessus des cieux, après être sortie de la mort, pour la vie éternelle, parce que cela ne s'était jamais vu et qu'il n'appartient qu'à Dieu d'opérer de tels prodiges. Chacun acceptera ce qui lui paraîtra le plus aisé, non à faire, mais à comprendre; on tiendra pour faux tout le reste: ne faites pas ainsi, je vous en prie.

15. On peut discuter avec plus d'étendue et pénétrer dans tous les replis de ces importantes questions; mais c'est la foi qui ouvre l'intelligence, le manque de foi la ferme. Qui ne sera porté à la foi par ce grand ordre des choses accomplies dès le commencement, par cet enchaînement des temps qui fait croire au passé à cause du présent et dans lequel les dernières choses rendent témoignage aux premières, et les plus récentes aux plus anciennes? Un homme de la nation des Chaldéens est choisi; il était pieux et fidèle, Dieu lui fait des promesses dont l'accomplissement comprend de longs siècles et jusqu'aux derniers temps; il lui est annoncé que toutes les. nations seront bénies dans sa race (1). Cet homme, adorateur du vrai Dieu créateur de l'univers, obtient un fils dans sa vieillesse, quand la stérilité et l'âge ne laissaient plus à sa femme aucun espoir. De lui sort un peuple très-nombreux qui se multiplie en Egypte, où l'ont conduit de l'Orient les desseins divins qui se révèlent chaque jour par des promesses et des effets merveilleux. Cette nation, devenue puissante, est tirée de l'Egypte par les plus étonnants prodiges; elle s'établit dans la terre de promission, après en avoir chassé. les peuples impies, et fonde un royaume glorieux. Puis le péché l'emporte; le peuple choisi. offense très-souvent par des entreprises sacrilèges, ce Dieu qui l'a comblé de tant de bienfaits; châtié par des maux divers, il retrouve ensuite de consolantes prospérités, et marche ainsi jusqu'à l'incarnation et à la manifestation du Christ. Toutes les promesses de cette nation, ses prophéties, son sacerdoce, ses sacrifices, son temple, tous ses sacrements ont annoncé que ce Christ, Verbe de Dieu, Fils de Dieu, Dieu lui-même, se ferait chair, mourrait, ressusciterait, monterait au ciel; que, par la puissance de son nom, il aurait partout des peuples soumis à sa loi, et que ceux qui croiraient en lui obtiendraient la rémission de leurs péchés et le salut éternel.

1. Gn 12,2.

16. Le Christ vient; toutes les prophéties s'accomplissent dans sa naissance, sa vie, ses discours, ses actions, ses souffrances, sa mort, sa résurrection, son ascension (1). Il envoie le Saint-Esprit, il en remplit les fidèles réunis dans une même demeure (2) et qui attendaient en prière et avec désir ce don promis. Une fois remplis de l'Esprit-Saint, ils parlent soudain toutes les langues, poursuivent les erreurs avec fermeté, prêchent les vérités du salut, exhortent les coupables à la pénitence, promettent le pardon de la grâce divine. Des signes propres et des miracles attestent la vérité et la piété de ce qu'ils annoncent. Une infidélité cruelle s'acharne contre eux; mais ce qu'ils souffrent leur a été prédit, ils ont confiance dans les promesses divines, ils enseignent ce qui leur a été prescrit d'enseigner. Quoique peu nombreux, ils se répandent dans le monde, convertissent les peuples avec une facilité miraculeuse, se multiplient parmi leurs ennemis, croissent au milieu des persécutions et s'étendent de souffrance en souffrance jusqu'aux extrémités de la terre. Ces ignorants, ces hommes de rien, cette poignée de gens éclairent, ennoblissent, multiplient les plus illustres génies, les éloquences les plus ornées; ils soumettent au Christ les admirables habiletés des esprits perçants et des docteurs éloquents, et les convertissent pour prêcher la voie de la piété et du salut. Au milieu de l'alternative des malheurs et des prospérités des temps, ils ne cessent de pratiquer la patience et la modération; le déclin du monde, à ces époques extrêmes, l'approche du dernier âge sollicité par la lassitude des choses humaines, ne font que redoubler leur foi parce que cela aussi a été prédit: ils attendent l'éternelle félicité de la cité céleste. Sur ces entrefaites l'infidélité des nations impies frémit contre l'Eglise du Christ: l'Eglise triomphe en souffrant, en confessant la foi au milieu des bourreaux avec une inébranlable fermeté. Un nouveau sacrifice commença lorsque fut révélée la vérité longtemps pra mise sous des voiles mystiques, et les sacrifices qui en étaient la figure disparurent avec le temple lui-même. La nation des Juifs, rejetée à cause de son infidélité, chassée du pays qu'elle occupait, est dispersée de toutes parts; elle doit porter partout les Livres saints, et avec ces livres le témoignage de la prophétie qui

1. Lc 24,27. - 2. Ac 2,2.

287

annonce le Christ et l'Eglise. Nos adversaires ont ces livres en main afin qu'on ne puisse pas nous soupçonner d'avoir imaginé ce témoignage après coup; d'ailleurs il est prédit dans ces Ecritures qu'eux-mêmes ne croiront pas. Les temples, les images des démons, les cérémonies sacrilèges sont peu à peu et successivement abolies, selon ce qui a été aussi prédit. Les hérésies contre le nom du Christ, mais qui pourtant se couvrent de ce nom divin, pullulent; elles ont été prédites également et servent à mieux faire éclater la doctrine de la sainte religion. Nous voyons toutes ces choses arrivées comme elles ont été prédites, et le grand nombre des prophéties accomplies nous fait attendre l'accomplissement des autres. Quelle âme vivement occupée de l'éternité et frappée de la brièveté de la vie présente, résistera à la lumière et à la marque suprême de cette divine autorité?

17. Dans les recherches et les doctrines des philosophes, dans les lois de quelque peuple que ce soit, qu'y a-t-il de comparable à ces deux préceptes dont le Christ a dit qu'ils renferment toute la loi et les prophètes: «Vous aimerez le Seigneur votre Dieu de tout votre coeur, de toute votre âme, de tout votre esprit; et vous aimerez votre prochain comme vous-mêmes (1).» Vous trouvez ici la physique, puisque toutes les causes naturelles sont dans le Dieu créateur; la morale, puisque ce qui fait une bonne et honnête vie, c'est de savoir ce qu'il faut aimer et comment il faut l'aimer: Dieu et le prochain. Vous trouvez la logique, puisque Dieu seul est la vérité et la lumière de l'âme raisonnable. Ici se trouve encore ce qui fait le salut et la gloire des Etats; car l'Etat n'est bien établi ni bien gardé s'il n'a pour base et pour lien la bonne foi et l'union: cet accord des âmes se fait quand on aime le bien commun, c'est-à-dire Dieu qui est le véritable et souverain bien; et quand les hommes s'aiment sincèrement les uns les autres en Celui qui est la cause de cette affection réciproque et qui en pénètre tous les sentiments secrets.

18. Pour ce qui est du langage de la sainte Ecriture, combien il est accessible à tous, quoique peu de personnes puissent en saisir le sens profond! Quand l'Ecriture s'exprime avec clarté, c'est comme un ami qu'on entend; elle parle sans art au coeur des ignorants et des savants; quand elle cache quelque chose sous

1. Mt 22,37.

des voiles mystérieux, elle ne prend pas non plus un style superbe qui puisse éloigner les esprits un peu lents et sans instruction, comme parfois le pauvre n'ose s'approcher du riche; mais elle nous invite tous en une simple parole, non-seulement pour nous nourrir des vérités qu'elle nous découvre, mais encore pour nous exercer avec ce qu'elle nous cache. Les endroits clairs et les endroits obscurs ne renferment que les mêmes vérités; mais de peur que les choses connues ne nous inspirent du dégoût, les mêmes choses se font désirer sous les voiles qui les couvrent; ce désir les rend en quelque sorte nouvelles et nous nous en pénétrons avec plus de charme. Elles ramènent heureusement les esprits qui s'égarent, nourrissent les esprits de petite étendue et ravissent les plus grands. Cet enseignement. n'a d'autre ennemi que celui qui, jeté dans l'erreur, ignore combien il est salutaire, ou qui, malade, déteste la médecine.

19. Vous voyez quelle longue lettre je vous écris. Si donc vous avez des doutes et que vous désiriez en conférer avec moi, ne vous croyez pas obligé de vous enfermer dans une courte lettre; vous savez très-bien que les anciens en écrivaient de longues lorsqu'ils avaient à dire - quelque chose qui demandait de l'étendue. Et, si les auteurs profanes ne nous en offraient des. exemples, nous aurions des exemples chrétiens dont il serait meilleur ici de suivre l'autorité. Voyez les lettres des apôtres et de ceux qui se sont occupés des livres divins; ne craignez pas de beaucoup demander si vous avez beaucoup de doutes, et de vous arrêter longtemps sur ce que vous cherchez, afin que, dans la mesure de nos forces, rien ne demeure en vous de ce qui pourrait faire obstacle à la lumière de la vérité.

20. Je sais que votre excellence est en butte à des contradictions obstinées; elles partent de ceux qui croient ou veulent croire que la doctrine chrétienne n'est pas compatible avec les intérêts des Etats, parce qu'ils ne veulent pas que les sociétés reposent sur la base solide des vertus, mais sur l'impunité des vices. Il n'en est pas de Dieu comme d'un roi ou du chef d'une cité laissant impuni tout ce qui est l'oeuvre du grand nombre. Mais sa grâce miséricordieuse, prêchée aux hommes par le Christ fait homme, communiquée parce même Christ, Dieu et Fils de Dieu lui-même, n'abandonne pas ceux qui vivent de sa foi et lui rendent un (288 ) pieux, soit en supportant patiemment et fortement les épreuves de cette vie, soit en usant des biens humains avec charité et modération: une récompense éternelle les attend dans la cité céleste et divine où il n'y aura plus de malheur à souffrir avec ennui, plus de mauvais désirs à maîtriser avec peine, et où il ne restera qu'à aimer Dieu et le prochain sans difficulté aucune et avec une liberté parfaite. Que la toute-puissance miséricordieuse de Dieu vous garde sain et sauf et dans un bonheur de plus en plus grand, ô illustre seigneur et très-excellent fils! Je salue respectueusement votre sainte mère, si digne d'être honorée dans le Christ; que Dieu exauce les prières qu'elle fait pour vous. Mon saint frère et collègue dans l'épiscopat, Possidius, salue beaucoup votre excellence.





Augustin, lettres - LETTRE CXXX. (Au commencement de l'année 412)