Augustin, lettres - LETTRE CVIII. (Année 409)

LETTRE CIX. (Année 409)

Sévère, évêque de Milève, cet ami si tendre de saint Augustin, lui écrit d'un lieu solitaire où il avait pu goûter tout à son aise le bonheur de lire ses ouvrages; il lui exprime sa vive affection en des termes touchants et élevés. On y sent une âme qui s'était rapprochée de celle de saint Augustin et qui s'était nourrie de ses enseignements. On voit aussi à quelle hauteur plaçait l'évêque d'Hippone ceux qui étaient ses amis et qui le connaissaient le mieux.

SÉVÈRE AU VÉNÉRABLE ET BIEN CHER ET BIEN-AIMÉ ÉVÊQUE AUGUSTIN.

1. Mon frère Augustin, rendons grâces à Dieu de qui nous tenons toutes les douces joies qui nous arrivent. Je l'avoue, il m'est bon d'être avec vous; je vous lis beaucoup; il est surprenant, mais il est vrai de dire qu'autant je suis éloigné de votre présence, autant je jouis de votre absence; car alors nulle bruyante affaire du temps ne se place entre vous et moi. Je travaille avec vous autant que je le puis, quoique je ne le puisse jamais autant que je veux: pourquoi dis-je autant que je veux? Vous savez parfaitement combien je suis avide de vous; cependant, je ne me plains pas de rester au-dessous de ce que je voudrais, parce que je fais tout ce que je puis. Dieu soit donc loué, mon doux frère! il m'est bon d'être avec vous, je me réjouis de vous être si étroitement uni; et, pour parler ainsi, attaché très-uniquement à vous, j'amasse des forces en m'abreuvant, pour ainsi dire, à l'abondance de vos mamelles; je voudrais être habile à en faire couler les trésors, à en recevoir plus que n'en prend le nourrisson, afin que ces mamelles daignassent répandre à mon profit tout ce qu'elles renferment d'excellent. Que ne versent-elles en moi leur céleste nourriture et leur douceur toute spirituelle! elles ne sont si pures, si vraies, que parce qu'elles sont retenues par le double lien de la double charité; pénétrées de lumière, elles réfléchissent la vérité dans tout son éclat. C'est d'elles que j'attends les rayons qui doivent éclairer ma nuit, pour que nous puissions marcher ensemble aux mômes clartés. O abeille de Dieu, véritablement habile à faire un miel plein du nectar divin et d'où s'écoulent la miséricorde et la vérité! Mon âme y trouve ses délices, et s'efforce de réparer et de soutenir, à l'aide de cette nourriture, tout ce qu'elle rencontre en elle de misère et de faiblesse.

2. Le Seigneur est béni par votre bouche et par votre fidèle ministère. Vous vous faites si bien l'écho de ce que le Seigneur vous chante, et vous y répondez si bien, que tout ce qui part de sa plénitude pour venir jusqu'à nous reçoit plus d'agrément en passant par votre beau langage, votre netteté rapide, votre fidèle, chaste et simple ministère; vous le faites tellement resplendir par la finesse de vos pensées et par vos soins, que nos yeux en sont éblouis, et que vous nous entraîneriez vers vous, si vous-même ne nous montriez du doigt le Seigneur et ne nous appreniez à lui rapporter tout ce qui brille en vous, et à reconnaître que vous n'êtes aussi bon que parce que Dieu a mis en vous quelque chose de sa bonté; que vous n'êtes pur, simple et beau, que par un reflet de sa pureté, de sa simplicité, de sa beauté. Nous lui rendons grâces du bien qui est votre partage. Qu'il daigne nous joindre à vous ou nous rapprocher de vous de quelque manière, afin que nous soyons pleinement soumis à Celui qui vous a conduit et gouverné jusqu'à vous faire, à notre grande joie, tel que vous êtes, et afin que nous puissions mériter d'être pour vous un motif de contentement. Je ne désespère pas d'y parvenir si vous m'aidez par vos prières; c'est grâce à vos exemples que j'ai déjà profité tant soit peu et jusqu'à être animé du désir que j'exprime. Voyez ce que vous faites; vous êtes si bon que vous nous entraînez à l'amour du prochain, qui est le premier et le dernier degré pour nous conduire à l'amour de Dieu; c'est comme le point où l'un et l'autre amour se lient. Quand nous sommes à cette limite, nous sentons la chaleur des deux amours, nous brillons du feu de l'amour de Dieu et de l'amour du prochain. Et plus nous serons embrasés et purifiés par cette flamme de l'amour du prochain, plus nous nous élèverons au pur amour de Dieu: c'est là qu'on aime sans mesure, parce que la mesure d'un tel amour est de n'en connaître aucune. Nous ne devons donc pas craindre de trop aimer notre Maître, mais de ne pas l'aimer assez.

3. Cette lettre me montre à vous avec mes tristesses effacées, avec le bonheur de pouvoir jouir librement de votre coeur et de votre génie dans le champêtre asile où je me trouve; je l'ai écrite avant qu'un vénérable évêque ait daigné me visiter; la fin de cette lettre a été la fin de mes joies, et, ce que j'admire réellement, c'est qu'il est arrivé le jour même où je l'ai écrite. Qu'est-ce cela, dites-moi, ô mon âme, si ce n'est que ce qui nous charme, tout honnête qu'il soit, n'est pas d'une utilité suffisante, parce qu'il n'est qu'un bien particulier? Travaillons donc à adapter ce bien particulier, c'est-à-dire nous-mêmes, au bien général autant que nous le permettra, à cause de nos péchés, la matière à laquelle nous sommes unis, c'est-à-dire autant que nous le permettrons nous-mêmes, et à nous rendre plus purs et plus unissables, si vous souffrez cette expression.

Voilà une lettre bien grande, non pas pour un homme aussi grand que vous, mais pour un homme aussi petit que moi; c'est de ma part une provocation pour obtenir de vous une lettre, non point selon ma petitesse, mais selon votre grandeur. Quelque étendue qu'elle pourrait avoir, elle ne me paraîtrait pas longue, car le temps que je mets à vous lire me semble toujours bien court. Dites-moi quand et où je dois aller vous voir au sujet de l'affaire pour laquelle vous désirez que je me rende auprès de vous. J'irai vous trouver si les choses sont dans le même état et si elles ne présentent rien de plus satisfaisant; s'il en était autrement, ne me détournez pas de ce petit voyage, (211) je vous en prie, car rien ne saurait m'être plus doux. Je désire beaucoup revoir et je salue tous nos frères qui servent le Seigneur auprès de vous.




LETTRE CX. (Année 409)

Saint Augustin, dans cette réponse, à laquelle un goût sévère pourrait reprocher une grande insistance sur les idées de dette et de débiteur, parle de l'amitié et des louanges entre amis avec beaucoup de coeur et de finesse; l'affectueuse reconnaissance, l'humilité, la leçon chrétienne faite à un ami qui s'est trop laissé aller au mouvement de son âme,tout se mêle ici avec charme et gravité. Des louanges adressées à l'évêque d'Hippone, c'est un dérangement qu'on lui cause; il faut répondre, et le saint évêque n'en a pas le loisir. Il supplie ses amis d'épargner son temps et de faire, sous ce rapport, bonne garde autour de sa vie.

AUGUSTIN ET LES FRÈRES QUI SONT AVEC LUI,AU BIENHEUREUX ET DOUX SEIGNEUR, AU VÉNÉRABLE ET TRÈS-CHER FRÈRE SÉVÈRE, SON COLLÈGUE DANS LE SACERDOCE, ET AUX FRÈRES QUI VIVENT AVEC LUI,SALUT DANS LE SEIGNEUR.

1. La lettre que vous a remise de ma part notre très-cher fils, le diacre Timothée, était déjà prête pour être emportée, quand nos fils Quodvultdeus et Gaudens sont arrivés avec une lettre de vous. C'est pour cela que Timothée, sur le point de son départ, ne vous a pas porté ma réponse; il est encore un peu resté auprès de nous après l'arrivée de votre lettre, mais il semblait toujours qu'il allait partir; quand même je lui aurais confié ma réponse, je serais resté votre débiteur. Car maintenant que je parais vous répondre, je vous suis encore redevable; je ne parle pas ici de la dette de la charité, qui demeure toujours à notre charge à mesure que nous la payons davantage, puisque nous sommes à l'égard de la charité des débiteurs perpétuels, selon ces paroles de l'Apôtre; «Ne devez rien à personne sinon de vous ai«mer mutuellement (1);» mais c'est à votre lettre elle-même que je ne saurais pleinement satisfaire: comment suffire à reconnaître tout ce qu'elle renferme de doux, et cette affectueuse avidité qu'elle exprime pour tout ce qui vient de moi? Elle ne m'apporte rien que je ne connaisse déjà; mais quoiqu'elle ne m'apprenne pas une chose nouvelle, elle exige cependant une nouvelle réponse.

1. Rm 13,8.

2. Vous vous étonnez peut-être que je me dise ici débiteur insolvable, vous qui pensez tant de bien de moi et qui croyez me connaître comme je me connais moi-même: mais c'est là précisément ce qui rend si difficile ma réponse à votre lettre, car je ne dirai pas tout ce que je pense de vous pour épargner votre modestie, et, en le faisant, je ne paierai pas tout ce que je vous dois pour les grandes louanges que vous m'avez données. Je ne m'en inquiéterais pas, si je savais que ce que vous m'avez dit, au lieu d'être inspiré par la charité la plus sincère, l'a été par la flatterie ennemie de l'amitié. Dans ce cas, je ne deviendrais pas votre débiteur, parce que je ne devrais vous rendre rien de pareil; mais plus je connais la sincérité de votre langage, plus je sens combien je vous suis redevable.

3. Mais voyez ce qui m'arrive: je viens de me louer en quelque sorte moi-même en avouant que c'est avec sincérité que vous m'avez loué. Pourquoi dirais-je autre chose de vous que ce que j'en ai dit à celui que vous savez? Voilà que je me suis fait à moi-même une nouvelle question que vous n'avez pas posée, et peut-être en attendez-vous de moi la solution; ainsi ma dette eût été trop peu de chose si je n'y avais moi-même largement ajouté; néanmoins il est facile de montrer, et si je ne le montrais pas, vous verriez aisément qu'on peut dire vrai en manquant de sincérité, et qu'on peut dire avec sincérité ce qui n'est pas vrai. Celui qui parle comme il pense, parle sincèrement, quand même ce qu'il dit n'est pas la vérité; mais celui qui parle autrement qu'il ne croit, n'est pas sincère, lors même qu'il dit la vérité. Je suis sûr que vous pensez ce que vous avez écrit; mais je ne reconnais point en moi ce que vous y louez, et vous avez pu sincèrement dire de moi ce qui n'est pas la vérité.

4. Mais je ne veux pas que vous vous laissiez tromper même, par votre amitié; je suis le débiteur de cette amitié, parce que, je le répète, si je n'épargnais pas votre modestie, je pourrais dire sincèrement et affectueusement de vous ce qui ne serait que vrai. Pour moi, quand je suis loué par un frère et un ami de mon âme, il me semble que je me loue moi-même vous voyez combien cela pèse, lors même qu'on ne dirait que la vérité; et comme vous êtes un autre moi-même et que nous ne formons qu'une seule et même âme, ne vous trompez-vous pas beaucoup plus en croyant voir en moi ce qui n'y est point, comme lin homme lui-même se (212) trompe en ce qui le touche? Je ne le veux pas, d'abord pour ne pas laisser dans l'erreur quelqu'un que j'aime; ensuite, de peur que vous ne demandiez à Dieu avec moins de ferveur qu'il daigne me conduire au point où vous croyez que je suis déjà. Je ne suis pas votre débiteur au point d'être obligé de penser et de dire de vous par amitié tout le bien que vous reconnaîtriez vous manquer encore, mais la dette de mon amitié doit se borner à dire tout le bien que je suis certain de voir en vous et qui est un don de Dieu. Si je ne le fais pas, ce n'est point par crainte de me tromper, c'est parce que, loué par moi, vous sembleriez vous louer vous-même: et à cause de cette règle de justice, que je ne veux point qu'on le fasse pour moi. D'ailleurs, si on doit le faire, j'aime mieux, quant à moi, rester votre débiteur tant que le sentiment contraire me paraîtra bon; et si on ne doit pas le faire, je ne suis pas non plus votre débiteur.

5. Mais je vois ce que vous pouvez me répondre: Vous parlez ainsi, me direz-vous, comme si j'avais désiré une longue lettre de louanges. A Dieu ne plaise que rien de pareil soit entré dans mon esprit! Mais votre lettre, toute remplie de mes louanges, vraies ou fausses, n'importe, a demandé que je vous reprenne, même malgré vous; car si vous vouliez que je vous écrivisse autre chose, vous comptiez sur des largesses et non point sur le paiement d'une dette; or il est dans l'ordre de la justice qu'on paie d'abord ce qu'on doit; puis après, si on veut, viennent les libéralités. Si nous songeons plus attentivement aux préceptes du Seigneur, en vous écrivant ce que vous désirez, je paie plutôt que de donner, puisque, selon l'Apôtre, il ne faut devoir rien à personne, sinon de nous aimer mutuellement. Car les devoirs de fraternelle charité commandent que nous aidions, en ce que nous pouvons, celui qui a droit de vouloir qu'on vienne à son aide. Mais, mon cher frère, je crois que vous savez combien de choses sont dans mes mains, et de quel poids d'affaires ma vie d'évêque est accablée; ils sont courts et rares mes moments de loisir, et si je les donnais à des soins étrangers, je croirais manquer à mon devoir.

6. Vous voulez que je vous écrive une longue lettre, et j'avoue que je le devrais; oui, je le devrais à votre volonté si douce, si sincère et si pure. Mais vous êtes un parfait ami de la justice, et avec la pensée de cette justice que vous avez, vous accueillerez mes paroles. Ce que je dois à vous et aux autres passe avant ce que je ne dois qu'à vous seul; et le temps ne me suffit pas pour tout, lorsque je n'en ai point assez pour ce qui devrait passer avant. C'est pourquoi tous mes amis, et je vous place au premier rang au nom du Christ, feront quelque chose qui sera pour eux un devoir, si non-seulement ils ne m'obligent pas d'écrire en dehors de ce qui m'occupe, mais encore si, autant qu'ils le peuvent, par leur autorité et leur sainte douceur, ils empêchent les autres de s'adresser ainsi à moi; je ne voudrais point paraître dur. en ne faisant pas ce que chacun en particulier me demande, lorsque de préférence je m'attache à faire ce que je dois à tous. Quand vous viendrez ici selon mes désirs et selon votre promesse, vous verrez de combien d'ouvrages je suis occupé; vous ferez mieux alors ce que je vous demande et vous détournerez plus soigneusement ceux qui auraient envie de me charger d'écrire autre chose. Que le Seigneur notre Dieu remplisse votre coeur qu'il a fait lui-même si vaste et si saint, très-heureux seigneur!




LETTRE CXI. (Octobre 409)

L'Occident était en proie aux barbares; les Goths dévastaient l'Italie, les Alains et les Suèves dévastaient les Gaules, les Vandales l'Espagne. Marie, le moins barbare des ravageurs de l'empire romain, avait déjà deux fois ouvert à ses troupes le chemin de Rome et forcé la capitale du monde de se racheter à prix d'or. De tous côtés arrivaient à saint Augustin de douloureuses nouvelles; le prêtre Victorien lui écrivit pour lui raconter les maux dont il était le témoin; l'évêque d'Hippone lui répondit par la lettre suivante qui fait déjà pressentir la cité de Dieu.

AUGUSTIN A SON BIEN-AIMÉ ET TRÈS-DÉSIRÉ SEIGNEUR ET FRÈRE VICTORIEN, SON COLLÈGUE DANS LE SACERDOCE, SALUT DANS LE SEIGNEUR.

1. Votre lettre a rempli mon âme d'une grande douleur; vous demandez que j'y réponde par quelque écrit étendu, mais à de tels maux il faut de longs gémissements plutôt que de longs ouvrages. Le monde entier est sous le coup de grands désastres; il n'y a presque pas sur la terre une contrée où l'on n'ait à souffrir et à déplorer des malheurs comme ceux que vous me racontez. Car, il y a peu de temps, nous avons eu des frères tués par les Barbares dans ces solitudes de l'Egypte où les cénobites se croyaient en sûreté au milieu de monastères (213) séparés de tout bruit. Vous n'ignorez point, je pense, les horreurs accumulées dans les régions de l'Italie et des Gaules; on commence à en dire autant de ces pays d'Espagne qui jusqu'ici avaient été préservés. Mais pourquoi chercher si loin? Voilà que dans notre contrée d'Hippone, non encore envahie par les Barbares, les clercs donatistes et les circoncellions dévastent nos églises avec tant de cruauté, qu'à côté de ces brigandages les coups des Barbares nous paraîtraient peut-être bien doux. En effet, quel Barbare aurait, comme eux, l'idée de jeter de la chaux et du vinaigre dans les yeux dé nos clercs et de faire à leurs membres d'horribles plaies et blessures? Ils pillent et brûlent des maisons, enlèvent les récoltes, répandent les vins et les huiles, et forcent beaucoup de nos catholiques à se faire rebaptiser en les menaçant tous de ces violences. Hier j'ai appris qu'en un seul endroit quarante-huit catholiques ont été ainsi contraints de recevoir de nouveau le baptême.

2. Il ne faut pas s'étonner de ces désastres, mais les déplorer; il faut crier vers Dieu pour qu'il nous délivre de si grands maux non point en nous traitant selon nos mérites, mais selon sa miséricorde. Du reste, que devons-nous espérer pour le genre humain, lorsque depuis si longtemps les prophètes et l'Evangile ont prédit toutes ces choses? Il ne nous convient pas de nous mettre en contradiction avec nous-mêmes, de croire aux prophéties que nous lisons et de nous plaindre de leur accomplissement; mais plutôt, ce sont ceux qui jusqu'ici ont été incrédules à l'égard des saints livres qui doivent ajouter foi à leur vérité, maintenant qu'ils voient les paroles sacrées s'accomplir; et dans ce pressoir du Seigneur ou nous sommes foulés par de si grandes tribulations, comme on voit couler le marc des murmures et des blasphèmes des infidèles, on doit voir également s'exprimer et couler sans interruption l'huile de la prière et du repentir des âmes fidèles. Car à ceux qui ne cessent d'adresser à la foi chrétienne des reproches impies, et de dire qu'avant l'apparition de la doctrine du Christ le genre humain n'avait jamais souffert des calamités pareilles, on peut aisément répondre, l'Evangile à la main: «Le serviteur, dit le Seigneur, qui aura mal fait sans connaître la volonté de son maître sera peu châtié; mais le serviteur qui aura connu la volonté de son maître et fait des choses dignes de châtiment, sera beaucoup puni (1).» Pourquoi donc s'étonner si le monde, arrivé à des temps chrétiens, semblable au serviteur qui connaît la volonté de son maître et fait mal, est beaucoup châtié? On remarque avec quelle promptitude l'Evangile s'étend sur la terre et l'on ne remarque pas avec quelle perversité on le méprise. Mais les serviteurs de Dieu, humbles et saints, qui souffrent doublement et par les impies et avec eux, ont des consolations et l'espérance du siècle futur; ce qui a fait dire à l'Apôtre: «Les souffrances de ce temps ne sont pas proportionnées à la gloire future qui éclatera en nous (2).»

3. Mon cher frère, vous ne pouvez, dites-vous, supporter les paroles de ceux qui répètent: Si nous, pécheurs, nous avons mérité ces maux, pourquoi des serviteurs de Dieu ont-ils péri sous le fer des Barbares, pourquoi des servantes de Dieu ont-elles été conduites en captivité? Répondez-leur avec humilité, vérité et piété: Quelque justes que nous soyons, quelque obéissance que nous témoignions au Seigneur, pouvons-nous valoir mieux que les trois jeunes hommes jetés dans la fournaise ardente pour le maintien de la loi de Dieu? Lisez cependant ce que disait Azarias, l'un des trois jeunes hommes, lorsque, ouvrant la bouche au milieu du feu, il chantait: «Seigneur, Dieu, de nos pères, vous êtes béni et digne de louanges, et votre nom est glorifié dans tous les siècles; parce que vous êtes juste dans tout ce que vous avez fait pour nous, que toutes vos oeuvres sont vraies, vos voies droites,vos jugements justes; vos jugements ont, été équitables dans tout ce que vous avez amassé sur nous et sur Jérusalem, la sainte cité de nos pères. Tout ce que vous avez fait contre nous, vous l'avez fait avec vérité et justice, à cause de nos péchés. Car nous avons péché et n'avons pas obéi à votre loi et nous n'avons pas gardé ce que vous nous aviez commandé pour notre bien; et tout ce que vous avez fait tomber sur nous vous l'avez fait tomber avec justice. Vous nous avez livrés aux mains de nos ennemis, qui sont prévaricateurs, vous nous avez livrés au plus mauvais roi de la terre. Et maintenant nous ne pouvons pas ouvrir la bouche; vraiment, nous «sommes devenus un sujet de confusion et d'opprobre pour vos serviteurs et pour

1. Lc 12,47-48 - 2. Rm 6,2-1

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ceux qui vous adorent. Ne nous abandonnez pas à jamais, Seigneur, nous vous le demandons à cause de votre nom; ne rejetez pas votre alliance, ne nous retirez pas votre miséricorde, à cause d'Abraham que vous avez aimé, à cause d'Isaac votre serviteur, et d'Israël votre saint, à qui vous avez promis que vous multiplieriez leur race comme les étoiles du ciel et le sable de la mer; car Seigneur, nous sommes devenus bien petits en comparaison de toutes les nations, et nous comptons aujourd'hui pour peu sur la terre à cause de nos péchés (1).» Vous voyez mon frère, quels étaient ces hommes, combien ils étaient saints et forts au milieu de la tribulation qui pourtant les épargnait et des flammes qui craignaient de les toucher; et toutefois ils confessaient leurs fautes, et reconnaissaient tout haut que c'est avec justice que la main de Dieu les humiliait.

Pouvons-nous aussi mieux valoir que Daniel lui-même? c'est de lui que Dieu a dit au prince de Tyr par la bouche d'Ezéchiel: «Es-tu plus sage que Daniel (2)?» Il est un des trois justes que Dieu déclare vouloir seuls délivrer, montrant en eux trois formes de justes (3) auxquels la délivrance est promise, sans qu'ils puissent la communiquer à leurs enfants. Ces justes sont Noé, Daniel et Job. Lisez cependant la prière de Daniel, voyez comment, durant sa captivité, il confesse non-seulement ses péchés, mais encore les péchés de son peuple, et comment il déclare que lui et son peuple ont mérité de la justice divine la peine et la honte de cette captivité. Voici ce qui est écrit: «Et je tournai ma face vers le Seigneur Dieu pour chercher à le prier et le conjurer dans le sac et les jeûnes, et je suppliai le Seigneur Dieu, et je confessai mes fautes, car je dis: Seigneur Dieu, grand et admirable, qui gardez votre alliance et votre miséricorde à ceux qui vous aiment et qui observent vos commandements, nous avons péché, nous avons agi contre la loi, nous avons commis des actions impies, et nous nous sommes éloignés et retirés de vos préceptes et de vos jugements, et nous n'avons point écouté vos serviteurs les prophètes qui

1. Da 3,26-37 - 2. Ez 28,3. - 3. On pourra voir le développement de cette pensée dans le discours ou traité de saint Augustin sur la ruine de Rome. Noé, dit le saint docteur, représente les supérieurs qui gouvernent fidèlement l'Eglise. Da les hommes qui vivent saintement dans la continence; et Job ceux qui honorent le mariage par la justice de leurs oeuvres. (De la ruine de Rome, chap I)

parlaient en votre nom à nos rois et à tous les peuples de la terre. A vous, Seigneur, la justice, à nous la confusion du visage, comme elle est aujourd'hui sur l'homme de Juda, sur les habitants de Jérusalem, sur tout Israël, sur ceux qui sont proche, sur ceux qui sont au loin dans toutes les contrées où vous les avez dispersés à cause de leur opiniâtreté, parce qu'ils se sont tournés contre vous, Seigneur. A nous la confusion du visage, à nos rois, à nos chefs, à nos pères, à nous tous qui avons péché. A vous, Seigneur notre Dieu, appartiennent la miséricorde et le pardon, car nous nous sommes retirés de vous, et nous n'avons pas écouté la voix du Seigneur notre Dieu pour rester dans les préceptes de cette loi qu'il a donnée sous nos yeux par ses serviteurs les prophètes. Et tout Israël a péché contre votre loi et s'est détourné pour ne pas entendre votre voix; et la malédiction et l'imprécation marquées dans le livre de Moïse, serviteur de Dieu, sont tombées sur nous, parce que nous avons péché; et le Seigneur a accompli ses oracles prononcés contre nous et nos juges pour nous accabler de maux auxquels rien sous le ciel ne peut être comparé, selon ce qui est arrivé dans Jérusalem. Tous ces maux sont venus vers nous, comme il est écrit dans le livre de Moïse, et nous n'avons pas prié le Seigneur notre Dieu de détourner de nous nos iniquités et de nous faire comprendre sa vérité tout entière. Et l'oeil du Seigneur Dieu s'est ouvert sur tous ses saints, et nos maux sont partis de sa justice; car le Seigneur notre Dieu est équitable dans tout ce monde qui est son ouvrage et nous n'avons pas écouté sa voix. Et maintenant, Seigneur notre Dieu, vous qui, d'une main puissante, avez tiré votre peuple de la terre d'Egypte, et avez fait éclater votre nom comme il éclate aujourd'hui, nous reconnaissons que nous avons violé votre loi. Seigneur, éloignez de nous, dans votre miséricorde, votre impétuosité vengeresse, éloignez votre colère de votre ville de Jérusalem et de votre sainte montagne. C'est à cause de nos péchés et des iniquités de nos pères que Jérusalem et votre peuple sont en opprobre à tous les peuples qui nous environnent. Et maintenant, ô notre Dieu, exaucez les voeux et la prière de votre serviteur, et montrez-nous votre face pour rétablir votre sanctuaire (215) abandonné. Seigneur, mon Dieu, inclinez à cause de vous-même votre oreille et écoutez moi; ouvrez vos yeux, voyez notre désolation et la ruine de votre cité de Jérusalem, qui a eu la gloire de porter votre nom; ce n'est point par confiance en notre justice que nous répandons nos prières en votre présence, mais par confiance dans la grandeur de votre miséricorde. Ecoutez-nous, Seigneur, pardonnez-nous, tournez-vous vers nous; ne tardez pas à cause de vous, mon Dieu, parce que votre nom a été invoqué dans cette ville, parce que cette ville et ce peuple ont eu la gloire de le porter. - Et comme je parlais encore, et que je priais, et que j'énumérais a mes péchés et les péchés de mon peuple, etc. (1)» Voyez comme Daniel confesse d'abord ses péchés et ensuite les péchés de son peuple. Il loue la justice de Dieu et lui rend cet hommage que ce n'est pas injustement, mais à cause de leurs péchés que Dieu châtie ses saints eux-mêmes. Si tel a été le langage de ceux qui, par une sainteté rare, ont mérité que les flammes et les lions les respectassent, que nous faut-il donc dire dans notre humilité, nous qui sommes si loin de semblables modèles, quelques airs de justice que nous ayons?

5. Mais si quelqu'un pensait que les serviteurs de Dieu, tués, ainsi que vous le dites, par les Barbares, auraient dû échapper à cette mort comme les trois jeunes hommes échappèrent aux flammes et Daniel aux lions; qu'il sache que ces prodiges s'accomplirent afin de prouver aux rois que ces saints, condamnés par leurs ordres, adoraient le vrai Dieu. Cela était dans le jugement secret et dans la miséricorde de Dieu pour opérer ainsi le salut de ces rois. Il ne traita point de la même manière Antiochus, qui fit mourir cruellement les Machabées, mais leur glorieux martyre fut, pour ce prince au coeur dur, un plus sévère châtiment. Toutefois, lisez ce que dit l'un d'eux, celui qui périt le sixième: «Après celui-ci, ils mirent la main sur le sixième. Près de mourir au milieu des tourments, il dit: Ne te trompes pas à cause de nous; nous souffrons ces choses, parce que nous avons péché contre Dieu, et nous subissons ce que nous avons mérité. Quant à toi, ne crois pas à ton impunité future, après avoir voulu, par tes décrets, combattre contre Dieu et sa loi (2)» Vous voyez avec quelle humilité et quelle vraie sagesse ces

1. Da 9,20 - 2. 2M 7,18-19

saints intrépides reconnaissaient que c'était à cause de leurs péchés que le Seigneur les châtiait, le Seigneur dont il est écrit: «Dieu châtie celui qu'il aime (1); il frappe ceux qu'il reçoit comme ses enfants (2)»; ce qui fait dire à l'Apôtre: «Si nous nous jugions nous-mêmes, le Seigneur certainement ne nous jugerait pas. Lorsque c'est Dieu qui nous juge, il nous châtie, pour que nous ne soyons pas condamnés avec ce monde (3).»

6. Lisez fidèlement, prêchez fidèlement ces choses, et, autant que vous le pouvez, prenez garde vous-même et empêchez de murmurer contre Dieu dans ces épreuves et ces tribulations. Vous dites que de bons, de fidèles et pieux serviteurs de Dieu ont péri sous le glaive des Barbares. Mais qu'importe que leur âme soit sortie de leur corps par le fer ou par la fièvre? Le Seigneur ne considère point par quel genre de mort, mais en quel état ses serviteurs quittent ce monde pour aller à lui; seulement, une longue maladie fait plus souffrir qu'une prompte mort. Nous lisons cependant une longue et terrible maladie soufferte par ce même Job, à la justice duquel Dieu, qui ne peut passe tromper, rend un si glorieux témoignage.

7. Il est assurément malheureux et lamentable que des femmes chastes et saintes soient captives; mais leur Dieu n'est point captif et il n'abandonne pas dans la captivité celles qu'il reconnaît lui appartenir. Car ces saints, dont j'ai rappelé les souffrances et les humbles aveux, ont dit ce que Dieu a fait écrire et ce que nous devons lire, pour nous apprendre qu'il ne délaisse pas ses serviteurs quoiqu'ils soient captifs. Et qui sait si Dieu, dans sa toute-puissance et sa miséricorde, ne veut pas se servir de ces femmes, même sur une terre barbare, pour faire éclater ses merveilles? Seulement ne cessez jamais de gémir pour elles devant Dieu; informez-vous de ce qu'elles sont devenues, autant que vous le pourrez, autant que Dieu lui-même le permettra, selon les moments et les occasions, et cherchez à savoir quels soulagements elles pourraient recevoir de vous. Il y a peu d'années, les Barbares emmenèrent une religieuse du pays de Sétif, nièce de l'évêque Sévère; et, par l'admirable miséricorde de Dieu, ils la rendirent à ses parents avec un grand honneur. La maison où elle était entrée captive avait été tout à coup visitée par la maladie; et tous ces maîtres barbares, trois frères,

1. Pr 3,12. - 2. He 12,6. - 3. 1Co 11,31-32.

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si je ne me trompe, s'étaient trouvés subitement en danger de mort. Leur mère, qui avait remarqué que la jeune fille était consacrée à Dieu, espéra que ses prières pourraient sauver ses fils de la mort qui les menaçait; elle lui demanda de prier pour eux, lui promettant qu'elle serait rendue à ses parents, si elle obtenait la guérison des trois malades. La jeune fille jeûna, pria, et fut aussitôt exaucée; car c'était le but de cet événement, autant du moins que le résultat permet d'en juger. Les Barbares, ayant ainsi recouvré la santé par une faveur soudaine de Dieu, admirèrent la jeune captive, lui donnèrent des marques de respect et remplirent la promesse de leur mère.

8. Priez donc Dieu pour les saintes femmes captives, priez pour qu'il leur enseigne à porter, comme Azarias, dont j'ai rappelé plus haut le pieux et édifiant souvenir, parlait en répandant sa prière et ses aveux devant Dieu. Car elles sont dans le pays de leur captivité comme les trois jeunes hommes sur cette terre où, pas plus que ces femmes, ils ne pouvaient offrir leurs sacrifices accoutumés, ni porter leurs dons à l'autel de Dieu, ni trouver un prêtre pour les présenter au Seigneur. Que Dieu leur fasse donc la grâce de dire, ainsi qu'Azarias dans la suite de sa prière: «Nous n'avons plus ni prince, ni prophète, ni chef,. ni holocaustes, ni offrandes, ni prières, ni lieu pour vous offrir des sacrifices et trouver votre miséricorde; mais recevez-nous, Seigneur, dans un coeur contrit et, un esprit d'humilité. Que notre sacrifice se consomme aujourd'hui devant vous, et qu'il vous rende agréables vos serviteurs, comme si nous vous offrions des holocaustes de béliers et de taureaux, et une multitude d'agneaux gras; parce que ceux qui mettent leur confiance en vous, ne tomberont point dans la confusion. Et maintenant nous vous suivons de tout notre coeur, nous vous craignons et nous cherchons votre face, Seigneur; ne nous confondez pas, mais, traitez-nous selon votre douceur et selon la multitude de vos miséricordes; délivrez-nous par des, merveilles, et donnez la gloire à votre nom, Seigneur; que tous ceux qui préparent des maux à vos serviteurs vous craignent; qu'ils soient confondus par votre toute-puissance, que leur force soit brisée, et qu'ils sachent que seul vous êtes le Seigneur Dieu, le Dieu de gloire sur toute la terre (1).»

1. Da 3,38-45.

9. Dieu assistera celles qui parleront et qui gémiront ainsi devant lui, car il n'oublie jamais les siens, et il ne permettra pas qu'aucune injure soit faite à ces chastes femmes; ou bien, s'il le permet, il ne leur imputera point. Quand l'âme ne se souille point par un consentement impur, elle sauve le corps de toute atteinte criminelle; et si la passion de celui qui souffre violence n'a rien fait ni rien permis, l'attentat n'est imputable qu'à celui qui en est l'auteur; il doit être considéré, non comme une corruption honteuse, mais comme une blessure douloureuse. La chasteté du coeur est d'un si grand prix que, si elle demeure entière, le corps gardé une pureté parfaite malgré le coupable triomphe de la brutalité. Que votre charité se contente, de cette lettre, bien courte en comparaison de ce que vous auriez désiré; longue, pourtant,, si je songe à mon peu de loisir, et trop rapidement écrite, parce que le porteur était pressé. Le Seigneur vous consolera bien autrement si vous lisez attentivement ses Ecritures.





Augustin, lettres - LETTRE CVIII. (Année 409)