Augustin, lettres - LETTRE CXI. (Octobre 409)

LETTRE CXII. (Au commencement de l'année 410)

L'évêque d'Hippone invite aux pensées et aux perfections chrétiennes an ancien proconsul d'Afrique, appelé Donat, qui paraît avoir eu une renommée d'homme de bien. (Voir ci-des. lett. C)

AUGUSTIN A SON CHER, EXCELLENT ET HONORABLE FRÈRE LE SEIGNEUR DONAT, SALUT DANS LE SEIGNEUR.

1. Je n'ai pu, malgré mon vif désir, vous voir, même â votre passage à Tibilis,quand vous remplissiez encore les devoirs dé votre charge; cela est arrivé, je crois, pour que je, jouisse de votre esprit lorsqu'il serait débarrassé des affaires publiques: j'en jouirai bien plus maintenant que dans une visite où, assez libre de mon temps, je vous aurais trouvé très-occupé, sans que nous pussions être satisfaits ni l'un ni l'autre. En me rappelant quelle était, dès votre premier âge, la noblesse de votre caractère, je n'hésite pas à croire votre coeur très-propre à recevoir une abondante effusion de l'esprit de Jésus-Christ, et à lui donner des fruits qui vous mériteront plutôt l'éternelle gloire du ciel que les éphémères louanges de la terre.

2. Beaucoup de gens, ou plutôt tous ceux (217) que j'ai pu interroger, ou qui, d'eux-mêmes, ont parlé de vous, ont, d'une commune voix, constamment et sans le moindre désaccord, loué, exalté la pureté et la fermeté de votre administration; leur hommage était pour moi d'autant plus sincère, qu'ils ignoraient notre amitié et ne savaient même pas que je vous connusse: ils ne parlaient donc pas ainsi pour charmer mes oreilles, mais pour publier la vérité; car la louange est sincère là où le blâme serait sans péril. Cependant, ô mon cher et illustre frère, je ne veux pas vous apprendre ici, mais je dois peut-être vous rappeler qu'on ne doit pas se réjouir de cette bonne et glorieuse renommée quand elle est dans la bouche du peuple: il faut qu'elle. soit dans les choses elles-mêmes. Lors même, qu'elles déplairaient au vulgaire, les bonnes choses n'en garderaient pas moins leur éclat et leur prix: elles ne tirent pas leur valeur de l'estime des ignorants. On doit plaindre bien plus celui qui les blâme que celui qui serait blâmé à cause d'elles. S'il arrive que le bien plaît aux hommes et reçoit les louanges qui lui sont dues, il ne devient ni plus grand, ni meilleur parle, jugement d'autrui: il repose sur le fond même de la vérité, et tire sa force de la force même de la conscience. Aussi une saine et droite appréciation profite bien plus à l'homme qui en est l'auteur qu'à celui qui en est l'objet.

3. Tout ceci vous étant connu, homme excellent, tournez-vous, comme vous avez déjà commencé à, le faire, tournez-vous, de toute la force de votre coeur vers Notre-Seigneur Jésus-Christ; vous dépouillant entièrement dé tout le faste de la vanité humaine, élevez-vous vers Celui qui réserve des grandeurs solides aux âmes qui le cherchent; elles marchent d'un pas certain, et montent dans les chemins. de la foi, et, il les place au faîte éternel d'une gloire céleste et angélique. Je vous, conjure en son nom, de me répondre, et d'exhorter doucement et bénignement tous vos hommes des pays de Sinit et d'Hippone à rentrer dans la communion de l'Église catholique. J'ai su que vous aviez ramené dans son sein votre honorable et illustre père, et c'est ainsi que vous l'avez engendré spirituellement; je vous demande de le saluer, de ma part avec tout le respect qui lui est dû; daignez aussi venir nous visiter. Comme il s'agit également, de rendre meilleur auprès de Dieu ce que vous avez ici, ma demande n'est pas inexcusable. Que la miséricorde de Dieu s'étende sur vous et vous préserve de toute faute.




LETTRE CXIII. (Année 410)

Il s'agit ici de l'ancien droit d'asile dans l'Église et de la législation relative aux prisonniers pour dettes. Quel est ce Cresconius à qui la lettre est adressée? Nous l'ignorons. On a pensé que c'était un tribun chargé de la garde des côtes, parce que, dans la CXVe lettre, il est question d'un tribun préposé au même emploi. Mais il nous semble que des fonctions de ce genre ne sont pas assez élevées pour que. saint Augustin donne le titre d'Excellence (Eximietas tua) à celui qui en est chargé.

AUGUSTIN A SON CHER, HONORABLE ET AIMABLE SEIGNEUR ET FRÈRE CRESCONIUS, SALUT DANS LE SEIGNEUR.

Si je me taisais sur l'affaire pour laquelle j'écris aujourd'hui une seconde fois à votre religion, non-seulement Votre Excellence me le reprocherait, mais je recevrais aussi les justes reproches de celui, quel qu'il soit, au profit de qui on a enlevé Faventius; car il aurait le droit de penser que je le laisserais dans le besoin et dans la peine, dans le cas où me aurait- en vain demandé à l'Église un asile protecteur. Et, sans tenir compte du jugement des hommes, que dirai-je au Seigneur notre Dieu, qu'aurai-je à lui répondre, si je ne fais pas tout ce que je puis pour le salut d'un homme qui a imploré le secours de l'Église que je sers, ô bien-aimé seigneur et honorable fils? Il est difficile et peu croyable que vous ne connaissiez pas déjà ou que vous ne puissiez connaître l'affaire pour laquelle Faventius est détenu; je prie donc votre bienveillance d'appuyer ma demande auprès de l'appariteur qui le garde, pour qu'il se conforme, à son égard, à la prescription de la loi impériale. Qu'il lui fasse demander devant l'autorité municipale s'il veut qu'on lui accorde un délai de trente jours, pendant lesquels, sous une surveillance qui n'a rien de rigoureux, il pourra s'occuper de ses intérêts dans la ville où il est prisonnier et pourvoir au règlement de ses comptes. Durant cet espace de temps, si, aidé de votre. bienveillance, nous pouvons finir cette affaire à l'amiable, nous nous en féliciterons; mais si nous ne le pouvons pas, les choses, tourneront comme il plaira à Dieu, selon le mérite de la cause elle-même ou selon la volonté du Seigneur tout-puissant.

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LETTRE CXIV. (Année 410)

Nouveau témoignage de la sollicitude de l'évêque d'Hippone pour le malheureux dont il est parlé dans la lettre précédente. Ce Florentin, auquel il s'adresse ici, est le même dont il est question dans la CXVe lettre.

AUGUSTIN A SON CHER SEIGNEUR ET FILS FLORENTIN, SALUT DANS LE SEIGNEUR.

C'est à vous à savoir par quels ordres vous avez enlevé Faventius; quant à moi je sais une chose, c'est que toute autorité constituée dans l'empire doit obéir aux lois de l'empereur. Je vous ai fait remettre par Célestin, mon frère et collègue dans le sacerdoce, un texte de loi que vous auriez dû connaître avant que je vous l'eusse envoyé; la loi permet à tous ceux qui sont dans le cas d'être jugés, de déclarer devant l'autorité municipale s'ils veulent un délai de trente jours dans la ville où ils sont détenus pour mettre ordre à leurs affaires et rassembler leurs ressources, et cela sous une surveillance qui n'ait rien de rigoureux. Cette loi a été lue à votre religion, ainsi que me l'a rapporté le prêtre dont j'ai plus haut prononcé le nom; toutefois je vous la transmets encore avec ma lettre. Je ne vous adresse pas une menace, mais une prière; c'est une démarche d'humanité en faveur d'un homme, c'est l'accomplissement d'un devoir épiscopal de miséricorde. Autant donc que me le permettent l'humanité et la piété, je vous supplie, seigneur, mon fils, d'avoir égard à ce que commande votre réputation et à mes instances; que mon intervention et mes supplications vous déterminent aussi à faire ce qu'ordonne la loi de l'empereur au service duquel vous appartenez.




LETTRE CXV. (Année 410)

Il s'agit encore une fois ici de la même affaire; saint Augustin, s'adressant à son vénérable collègue de Cirta ou Constantine, donne quelques détails sur l'homme dont la position le préoccupe, et cherche à s'assurer l'équité de juges qu'il ne suppose pas incorruptibles.

AUGUSTIN A SON BIENHEUREUX, VÉNÉRABLE ET CHER SEIGNEUR FORTUNAT, SON FRÈRE ET COLLÈGUE DANS L'ÉPISCOPAT ET A TOUS LES FRÈRES QUI SONT AVEC LUI,SALUT DANS LE SEIGNEUR.

Votre sainteté connaît bien Faventius, qui a été fermier de Bois Parati (1). Il redoutait je ne sais quoi de la part du maître de ce domaine, et a cherché un refuge dans l'Eglise d'Hippone; il était là comme ceux qui ont recours au droit d'asile, attendant l'arrangement de son affaire par notre intercession. Comme il arrive souvent, Faventius prit moins de précautions de jour en jour et croyait n'avoir rien à craindre de la partie adverse; tout à coup, sortant de souper chez un ami, il fut enlevé par un certain Florentin, officier du comte, assisté d'hommes armés en nombre suffisant pour ce coup de main. Lorsque j'eus appris cela et qu'on ignorait encore de quel côté était parti le coup, mon soupçon tomba pourtant sur celui que Faventius avait cru devoir fuir en se confiant à la protection de l'Eglise; j'envoyai aussitôt vers le tribun, préposé à la garde des côtes. Il mit des soldats en campagne; on ne put trouver personne. Mais le lendemain matin nous sûmes dans quelle maison avait été conduit Faventius, et nous sûmes aussi que celui qui le tenait était parti avec lui après le chant du coq. J'envoyai encore là où l'on disait qu'il avait été emmené; on y trouva l'officier qui avait mis la main sur lui; le prêtre qui se présentait de ma part ne put jamais obtenir de cet officier la permission de voir au moins le prisonnier. Le jour suivant, j'écrivis à Florentin, lui demandant d'accorder à Faventius le bénéfice de la loi impériale; c'est la facilité donnée à ceux qui sont cités en justice de rester trente jours dans une ville sous une surveillance qui n'a rien de rigoureux, pour mettre ordre à leurs affaires et se mettre en mesure; je pensais que, pendant cet espace de temps, nous pourrions peut-être arranger à l'amiable l'affaire de Faventius. Maintenant, l'officier Florentin l'a fait partir avec lui; je crains que s'il l'a conduit devant le commandant consulaire, il n'arrive malheur au prisonnier. On vante l'intégrité du juge, mais Faventius a affaire à un homme riche, et pour empêcher que l'argent ne l'emporte, je prie votre sainteté, cher seigneur et vénérable frère, de remettre la lettre ci-jointe à notre cher et honorable commandant consulaire et de lui lire celle-ci, car je n'ai pas cru nécessaire de raconter deux fois les mêmes faits. Je désire que le jugement de Faventius soit retardé, parce que je ne sais pas encore s'il

1. Saltus parataniensis. Ce lieu était la limite du diocèse d'Hippone au nord-ouest.

est innocent ou coupable; qu'on n'oublie pas non plus que les lois n'ont pas été suivies à son égard quand on l'a ainsi enlevé, que contrairement à la prescription impériale, on ne l'a pas conduit devant l'autorité municipale pour y déclarer s'il voulait profiter du délai déterminé; nous pourrons ainsi terminer l'affaire avec la partie adverse.




LETTRE CXVI. (Année 410)

Voici la petite lettre annoncée dans la précédente et qui recommande l'affaire de Faventius à l'équité du commandant consulaire de la Numidie.

AUGUSTIN A SON TRÈS-CHER FILS, L'ÉMINENT ET ILLUSTRE SEIGNEUR GÉNÉROSUS, SALUT DANS LE SEIGNEUR.

Pénétré de l'affection que je dois à vos mérites et à votre bienveillance, j'ai toujours éprouvé un vif plaisir à entendre louer votre administration et à recueillir les bruits glorieux de votre renommée; je n'ai pourtant jamais demandé aucun bienfait, ni fatigué votre Excellence de mes prières, bien-aimé seigneur et honorable fils. Mais, par la lettre que j'adresse à mon vénérable frère et collègue Fortunat, votre Grandeur verra ce qui s'est passé dans l'Eglise que je sers, votre bienveillance comprendra que j'ai été obligé d'ajouter ma requête au poids de vos occupations; et vous ferez assurément ce qui convient à un juge non-seulement intègre, mais encore véritablement chrétien, animé envers nous des sentiments que nous devions supposer au nom de Jésus-Christ.




LETTRE CXVII. (Année 410)

Un homme comme saint Augustin, et qui avait la réputation d'être si bon, devait recevoir parfois des lettres étranges. En. voici une d'un jeune Grec qui, au moment de partir d'Afrique pour s'en aller en Orient, demande très-sérieusement et sans beaucoup de façon à l'évêque d'Hippone de lui expliquer certains passages difficiles de Cicéron. Mais nous ne nous plaignons pas de la confiante témérité du jeune Dioscore, car elle nous a valu une des plus belles et des plus intéressantes lettres de saint Augustin.

Tout préambule avec vous est non-seulement inutile, mais encore importun; vous ne voulez pas des paroles, mais la chose même. Ecoutez donc ceci tout simplement. J'avais prié le vénérable Alype et il m'avait souvent promis de répondre avec vous à de petites questions tirées des dialogues de Cicéron; on me dit qu'il est encore aujourd'hui dans la Mauritanie. Je vous demande donc et vous supplie de toutes mes forces d'y répondre tout seul, ce que vous auriez fait sans doute quand même votre frère eût été là. Je ne vous demande ni argent ni or; vous en donneriez certainement pour qui que ce fût si vous en aviez; ce que je cherche ne vous coûtera aucun effort. Je pourrais vous prier davantage et me faire appuyer auprès de vous par plusieurs de vos amis; mais je connais votre coeur, vous n'aimez pas qu'on vous prie, vous donnez à tous, pourvu qu'on ne vous demande rien qui ne convienne; et ici rien absolument d'inconvenant; mais quoi qu'il en soit, accordez-moi ce que je désire, car je suis sur le point de m'embarquer. Vous savez qu'il me serait extrêmement pénible d'être à charge, non-seulement à votre sincérité, mais à qui que ce soit. Dieu seul sait par quelle pressante nécessité j'ai été poussé à cette démarche. Car je vais partir en vous souhaitant la santé et en implorant la protection de Dieu. Vous connaissez les hommes, ils sont portés au blâme; si on est interrogé et qu'on réponde mal, on passe pour ignorant et borné. Je vous en conjure donc, répondez à tout sans retard; ne me laissez pas partir avec de tristes regrets. Ainsi puisse-je revoir mes parents! j'ai envoyé Cerdon uniquement pour cela et je n'attends plus que son retour. Mon frère Zénobe a été fait maître de mémoire (1); il nous a envoyé l'autorisation de prendre passage et des vivres. Si je ne suis pas digne que vous vous hâtiez de répondre à mes petites questions, craignez au moins qu'un retard ne compromette les provisions. Que le Dieu souverain vous conserve pour nous la santé pendant de longs jours! Papas, salue avec respect Votre Révérence.

1. La charge de Maître de mémoire avait de l'importance à la cour impériale. Elle représentait, mais avec dès attributions plus étendues, ce que nous appellerions aujourd'hui l'emploi de secrétaire des commandements.




LETTRE CXVIII. (Année 401)

Cette réponse si curieuse et si forte, si savante et si profonde, est un monument du génie de saint Augustin. C'est un monument pour l'histoire des lettres et l'histoire de la philosophie. Saint Augustin, malade, était allé chercher un peu de repos dans le voisinage d'Hippone; il écrivit, entre deux accès de fièvre, cette lettre où il creuse tout, où il répond à tout, et où abondent les plus intéressants détails. Dioscore avait mis à l'épreuve la patiente charité de saint Augustin; cette charité se révèle ici avec une inspiration attachante et supérieure.

RÉPONSE A DIOSCORE.

1. Vous avez jugé à propos de m'assiéger ou plutôt de m'accabler d'une multitude innombrable (220) de questions; leur poids serait encore écrasant quand même vous me croiriez sans affaires et libre de tous soins: mais supposez-moi tous les loisirs imaginables, comment pourrais-je résoudre tant de difficultés avec le peu de temps que vous me donnez pour vous répondre, puisque vous m'écrivez que vous êtes au moment de votre départ? J'en serais empêché par le grand nombre des questions, lors même que leur solution serait facile. Mais les noeuds en sont si compliqués et si serrés, que, même réduites à un petit nombre et tombant sur moi au milieu d'un complet loisir, elles fatigueraient longtemps mon esprit et useraient mes ongles. Quant à moi, je voudrais vous arracher à ces douces recherches qui vous plaisent, et vous faire pénétrer au milieu de tous mes soins; vous apprendriez à ne pas être curieux de choses vaines, ou bien vous n'oseriez pas imposer le soin de repaître votre curiosité à ceux dont le principal devoir est de réprimer et de contenir les curieux. Car s'il faut que j'emploie un certain temps à vous écrire, combien il serait meilleur et plus profitable de remployer à réfréner ces vains et trompeurs désirs, d'autant plus dangereux qu'ils peuvent plus aisément séduire en se voilant de je ne sais quelle ombre d'honnêteté et d'études libérales! cela vaudrait mieux que de me faire servir de ministre, et, si je puis parler ainsi, de satellite à vos désirs, pour les exciter plus vivement et établir leur tyrannie sur votre bon naturel.

2. Que vous sert, dites-moi, d'avoir lu tant de dialogues s'ils ne vous ont aidé en rien pour vous faire voir et choisir la fin de toutes vos actions? Votre lettre nous montre assez quel est le but de toute cette ardente étude, si stérile pour vous, si importune pour nous. En me demandant la solution des questions que vous m'avez envoyées, vous me dites: «Je pourrais vous prier davantage et me faire appuyer auprès de vous par plusieurs de vos amis; mais je connais votre coeur, vous n'aimez pas qu'on vous prie; vous donnez à tous, pourvu qu'on ne vous demande rien qui ne convienne; et ici rien absolument d'inconvenant; mais quoi qu'il en soit, accordez-moi ce que je désire, car je suis sur le point, de m'embarquer.» Dans ces paroles de votre lettre, vous avez assez bonne opinion de moi pour croire que je désire, donner à tous, pourvu qu'on ne me demande rien qui ne me convienne; mais il ne me paraît pas que votre demande soit parfaitement convenable. Je ne trouverais pas digne d'un évêque occupé, accablé de soins ecclésiastiques, qui le réclament sans cesse, de fermer tout à coup l'oreille à tant de graves obligations pour expliquer à un écolier de misérables difficultés dans les dialogues de Cicéron. Quoique l'ardeur qui vous emporte vous empêche d'y prendre garde, vous sentez pourtant vous-même ce qu'il y aurait ici de choquant. N'est-ce pas évidemment ce que signifie le passage de votre lettre où après avoir dit qu'il n'y a rien là qui ne convienne, vous vous hâtez d'ajouter: «Quoi qu'il en soit pourtant, accordez moi ce que je désire, car je suis sur le point de m'embarquer?» Cela veut dire que votre demande ne vous paraît pas blesser les convenances, mais que s'il en était autrement, vous me demanderiez de faire ce que vous désirez parce que vous êtes sur le point de vous embarquer. Mais dites-moi, qu'est-ce que ces mots que vous ajoutez: «Je suis sur le point de m'embarquer?» Est-ce que si vous n'étiez pas à la veille de vous embarquer, je ne devrais pas faire pour vous quelque chose qui ne convient point? Vous croyez sans doute que l'eau de la mer lave la honte. Mais la mienne, si cela était, resterait non effacée, car certainement je ne m'embarquerai pas.

3. Vous écrivez aussi que je sais combien il vous est pénible d'être à charge, et vous dites que Dieu seul connaît la pressante nécessité à laquelle vous avez obéi en vous adressant à moi. Ici j'ai redoublé d'attention à la lecture de votre lettre pour apprendre quelle était cette nécessité, et voici ce que j'ai lu: «Vous connaissez les hommes; ils sont portés au blâme; si on est interrogé et qu'on réponde mal, on passe pour ignorant et imbécile.» A cet endroit vraiment j'ai pris feu pour vous répondre; cette maladie de votre âme a touché la mienne, et vous vous êtes violemment substitué À tout ce qui m'occupe, et je n'ai plus songé qu'à vous porter secours autant que Dieu me le permettra. Je ne m'inquiète pas de résoudre vos questions, mais de vous empêcher de faire dépendre votre félicité des discours des hommes, pour que vous établissiez votre bonheur sur un fondement solide et inébranlable. Ne voyez-vous pas, ô cher Dioscore, que votre Perse vous insulte par ce vers qu'il vous jette à la face, et que, par un soufflet mérité, il frappe et corrige une tête tout à fait (221) d'enfant, si tant est qu'il s'y trouve du sens: «Savoir n'est rien pour vous si un autre ne sait pas que vous savez (1).»

Vous avez lu bien des dialogues, comme je l'ai dit plus haut, et appliqué votre esprit à des entretiens de bien des philosophes; dites-moi, lequel d'entre eux s'est-il proposé comme fin de ses actions l'opinion du vulgaire ou même les discours des hommes bons et sages? Mais vous, et ce qui est plus honteux, au moment de partir, vous pensez avoir grandement profité en Afrique lorsque vous assurez que le seul motif pour lequel vous vous permettez d'être à charge à des évêques tant occupés et de soins si différents en venant leur demander de vous expliquer Cicéron, c'est que vous craignez les hommes portés au blâme, et que vous ne voulez pas passer pour ignorant et borné, s'il arrive qu'on vous interroge et que vous ne répondiez pas! O que cela est digne des veilles laborieuses des évêques!

4. Vous me paraissez ne chercher qu'une chose dans les travaux de vos jours et de vos nuits, c'est la louange des hommes pour vos études et votre savoir. Une telle disposition m'a toujours semblé un danger quand on doit aspirer aux biens réels et conformes à la raison, mais ce danger me frappe surtout par votre propre exemple. C'est le pernicieux désir d'obtenir les louanges ou d'éviter le blâme des hommes, c'est ce motif seul que vous mettez en avant pour me déterminer à faire ce que vous me demandez; voilà le mauvais sentiment qui vous pousse à vous instruire, et vous osez croire que de pareilles raisons peuvent avoir prise sur moi! Plût à Dieu que je pusse faire en sorte que vous ne fussiez plus touché de ce bien stérile et trompeur de la louange humaine, en vous montrant que vos paroles m'excitent, non à vous accorder ce que vous demandez, d'après votre lettre, mais à vous corriger! «Les hommes, dites-vous, sont enclins à blâmer.» Quoi ensuite? «Si on vient à être interrogé et qu'on ne réponde pas, on passera pour ignorant et borné.» Eh bien! je vous interroge, non pas pour vous demander sur Cicéron quelque chose dont le sens peut être difficile à comprendre, mais pour vous demander quelque chose sur votre propre lettre et sur le sens de vos paroles. Pourquoi n'avez-vous

1. Satire I.

pas dit: Celui qui ne répond pas sera reconnu ignorant et imbécile, au lieu de dire: Passera pour ignorant et borné? Vous comprenez donc qu'en ne répondant pas à ces choses-là, on peut passer pour un ignorant et un imbécile sans l'être véritablement. Et moi je vous avertis que celui qui craint de tomber sous la langue d'autrui comme sous le fer pour des motifs pareils est un bois aride, et qu'il ne passe pas seulement pour un ignorant et un imbécile, mais qu'il est bien réellement convaincu d'ignorance et d'imbécillité.

5. Vous direz peut-être: N'étant pas un imbécile et m'appliquant surtout à ne pas l'être, je ne veux pas passer pour tel. Fort bien. Mais pourquoi ne le voulez-vous pas? Je vous le demande. Vous n'avez pas craint de m'être importun dans les questions que vous m'avez prié de vous résoudre et de vous expliquer; le grave motif qui vous a déterminé, ce motif si impérieux que vous l'appelez une extrême nécessité, c'est que vous ne vouliez pas vous exposer à passer pour ignorant et borné auprès des hommes enclins au blâme. Est-ce là, dites-moi, toute la raison qui a inspiré votre démarche auprès de moi, ou bien est-ce à cause de quelque autre chose que vous ne voulez pas passer pour ignorant et borné? Si c'est là toute la raison, vous voyez, je pense, que c'est là aussi toute la fin de ce violent désir par lequel vous m'êtes à charge, comme vous l'avouez vous-même. Mais quoi de pesant peut me venir de Dioscore, si ce n'est ce qui pèse sur Dioscore lui-même sans qu'il s'en doute? Ce poids, il ne le sentira que quand il voudra se lever; et plût à Dieu que ce fardeau ne fût pas si fortement attaché que Dioscore ne pût plus le rejeter de ses épaules! Je ne dis pas cela parce qu'on cherche à résoudre des difficultés comme celles qui me sont proposées, mais parce qu'on le cherche dans ce misérable. but. Vous sentez bien que ce but est frivole et vain; il produit une sorte d'enflure et d'abcès autour de l'oeil de l'esprit, qui ne peut plus voir la vérité dans toute sa magnificence. Croyez-moi, il en est ainsi, mon cher Dioscore; et je jouirai de vous, dans la volonté elle-même et la splendeur de cette vérité dont vous vous éloignez en ne suivant que son ombre. Je ne trouve rien autre à vous dire pour que vous m'en croyiez sur ce point. Car vous ne voyez pas, vous ne pouvez voir cette vérité, tant que vous mettez vos courtes joies dans les discours des hommes.

222

6. Si telle n'est pas la fin de ces actions et de ces désirs, et si c'est pour quelque autre chose que vous ne voulez pas qu'on vous croie ignorant et borné, dites-le moi, je vous en prie. Est-ce pour qu'il vous devienne plus aisé d'acquérir des richesses, de vous marier, de monter aux honneurs, d'obtenir toutes les choses qui s'écoulent si vite et entraînent dans le gouffre ceux qui se sont jetés dans leurs flots? Loin de favoriser ces desseins, mon devoir est de en vous détourner. Quand je vous exhorte à ne pas vous proposer pour fin dernière l'incertitude des opinions humaines, ce n'est pas pour que vous passiez du Mincius à l'Eridan, où peut-être le Mincius même vous jetterait malgré vous. Les louanges humaines n'offrant qu'une nourriture vaine et creuse, l'avidité de l'esprit n'en est pas rassasiée; elle l'oblige de se retourner vers autre chose qui semble plus abondant et plus fructueux; mais, si ce dernier objet est encore de ces choses que le temps emporte, on ne fait que passer d'un fleuve à l'autre, et l'on ne cesse pas d'être misérable tant qu'on ne prend pour fin de ses oeuvres que l'instabilité. Je veux donc que vous bâtissiez votre demeure sur un bien solide et immuable, et que ce soit là que vous établissiez avec une inébranlable confiance et une sécurité complète, la fin de toute bonne et honnête action. Songeriez-vous, si vous étiez poussé par un vent propice, ou que vous-même ouvriez votre voile au souffle d'une bonne renommée, à acquérir d'abord cette terrestre félicité dont j'ai fait mention, pour la rapporter ensuite au bien certain, véritable et complet? Mais je le crois, et la vérité même l'enseigne, il n'est pas besoin de si grands détours pour arriver jusqu'à elle, puisqu'elle est si près de nous, ni de tant de frais pour l'obtenir, puisqu'elle se donne si gratuitement.

7. Pensez-vous qu'il faille se servir des louanges humaines comme un moyen de parvenir au coeur des hommes et de leur faire accepter ce qui est vrai et salutaire? En passant pour ignorant et borné, craindriez-vous d'être jugé indigne qu'on vous écoutât avec assez d'attention ou de patience, soit dans vos exhortations à bien faire, soit dans vos justes et sévères réprimandes? Si tel a été votre but de justice et de bienfaisance en m'adressant ces questions, vous n'aurez pas été content de moi; mais il aurait fallu me marquer ce but dans votre lettre; j'aurais alors fait ce que vous me demandiez; ou si je ne l'eusse pas fait, c'est que je ne l'aurais pu; mais au moins je n'aurais pas été retenu par la honte de complaire à de vains désirs, et même de ne pas les combattre. Mais, croyez-moi, il serait bien meilleur et plus utile, plus certain et plus court de commencer par recevoir les règles même de la vérité, ces règles par lesquelles vous pourriez vous-même rejeter tout ce qui est faux; elles vous empêcheront de vous croire savant et habile (ce qui serait faux et honteux) parce que vous vous serez appliqué avec plus d'orgueil que de sagesse à l'étude de tant de faussetés vieillies et décrépites: et je vois que déjà vous n'en êtes plus là. Car ce n'est pas en vain que depuis le commencement de cette lettre je fais entendre à Dioscore tant de vérités!

8. Ainsi, vous ne vous croyez pas ignorant et borné par cela seul que vous n'avez pas su ces choses anciennes, mais parce que vous n'avez pas su la vérité elle-même; car en la possédant vous connaissez avec certitude ce qu'il y a de vrai dans ce que ces auteurs ont écrit ou pourront écrire, et vous ignorez sans danger ce qu'il y a de faux; en outre la crainte de rester ignorant et borné ne vous jette plus dans des tourments inutiles pour vous instruire de la diversité des opinions d'autrui. Cela étant, voyons aussi je vous prie, si l'idée de passer à tort pour ignorant et borné dans l'opinion des hommes enclins au blâme, doit vous occuper assez pour oser convenablement demander à des évêques l'explication de ces sortes d'obscurités: nous croyons maintenant en effet que vous n'êtes inspiré que par le désir de persuader la vérité et de rendre meilleurs ces hommes qui vous jugeraient indigne de leur faire entendre d'utiles et salutaires enseignements, s'ils vous croient ignorant et borné au sujet des livres de Cicéron. Croyez-moi, il n'en est pas ainsi.

9. D'abord je ne vois pas du tout qui pourra vous adresser ces sortes de questions dans les contrées où vous craignez de passer pour peu instruit et peu pénétrant; vous avez jugé par vous-même qu'on ne s'occupe pas de ces choses ici où vous êtes venu les apprendre, ni à Rome; elles ne sont ni enseignées ni étudiées parmi nous; vous ne rencontrez en Afrique personne qui vous interroge à cet égard, et vous ne rencontrez personne que vous puissiez interroger si bien que vous êtes réduit à vous adresser à des évêques. Il est vrai que, dans leur jeunesse, (223) ces évêques ont été emportés par la même ardeur ou plutôt par la même erreur que vous et se sont appliqués à ces sortes d'études comme à quelque chose de grand; mais des goûts pareils ne se sont pas prolongés sous des cheveux blanchis par les travaux du saint ministère et ne les ont pas suivis dans les chaires de l'Eglise; s'ils voulaient s'en occuper encore, de plus grands soins, des soins plus graves fermeraient à ces souvenirs l'entrée de leur esprit; si une longue habitude en a laissé quelque chose dans leur intelligence, ils aimeraient mieux tout ensevelir dans les profondeurs de l'oubli que de répondre à de misérables questions pour lesquelles vous n'avez obtenu que le silence des écoles et des rhéteurs, puisque c'est de Carthage que vous avez cru devoir demander à Hippone la solution de vos difficultés. Elles arrivent ici comme quelque chose de si extraordinaire et de si étranger que, dans la supposition où voulant vous répondre, j'aurais besoin de voir ce qui précède et ce qui suit vos passages, il me serait impossible de trouver à Hippone un exemplaire de l'ouvrage de Cicéron (1). Je ne blâme pas les rhéteurs de Carthage pour n'avoir pas répondu à votre appel; bien plus je les en loue, si par hasard ils se sont souvenus que de tels exercices ne sont pas dignes de Rome, et ne sont bons que pour les gymnases grecs. Mais vous, après avoir tourné votre pensée vers le gymnase et y avoir inutilement cherché la réponse à ce qui tourmentait votre esprit, vous avez songé à l'Eglise d'Hippone, parce qu'elle a maintenant pour évêque un homme qui jadis a vendu ces choses à des enfants. Mais je ne veux pas que vous soyez encore un enfant; et il ne me convient pas de vendre ni même de donner des choses d'enfant. Ainsi donc, puisque deux grandes cités, maîtresses dans les lettres latines, puisque Rome et Carthage ne vous ont pas fatigué de leurs questions et ne vous ont pas soulagé du poids de vos inquiétudes en dissipant vos doutes, je m'étonne au delà de toute expression qu'un jeune homme tel que vous s'effraye de ce qu'il peut rencontrer dans les villes de la Grèce et de l'Orient; car il serait plus facile de trouver des corneilles en Afrique que des gens en Orient qui parlassent de Cicéron.

1. Tout ceci est curieux pour l'histoire des lettres latines dans la première moitié du cinquième siècle.

10. Mais si je me trompe et s'il se présente dans ces peuples quelqu'un d'assez ridiculement curieux et d'assez insupportable pour vous questionner à ce sujet, ne craignez-vous pas plutôt qu'il ne s'en présente plus aisément d'autres qui, vous voyant en Grèce et sachant que la langue grecque a été la langue de votre berceau, vous interrogeront sur les livres mêmes des philosophes dont Cicéron n'a rien mis dans les siens? et si cela arrive, que répondrez-vous? Direz-vous que vous avez mieux aimé d'abord lire cela dans les auteurs latins que dans les auteurs grecs? vous feriez ainsi injure à la Grèce, et vous savez combien les Grecs sont chatouilleux à cet égard. Mécontents et blessés, ils penseront bien vite, comme vous le craignez trop, que vous êtes bien borné d'avoir préféré étudier, par extraits et par morceaux, les doctrines des philosophes grecs dans les dialogues latins, plutôt que d'en avoir cherché et pris l'ensemble dans les livres mêmes de leurs auteurs; ils vous traiteront aussi d'ignorant, parce que, ne sachant pas tant de choses dans votre langue, vous les étudiez et les cherchez dans des fragments reproduits par des étrangers. Répondrez-vous que vous ne dédaignez pas les ouvrages des Grecs en pareille matière, mais que vous avez voulu d'abord connaître les Latins, et que maintenant, instruit de ce côté, vous allez vous mettre aux livres grecs? Mais si un Grec comme vous n'a pas honte d'avoir commencé enfant parles ouvrages latins et de vouloir maintenant apprendre les ouvrages grecs comme un barbare, pourrez-vous avoir honte d'ignorer, dans les auteurs latins eux-mêmes, des choses que tant de Latins instruits ignorent avec vous? car vous êtes à Carthage au milieu d'une foule d'hommes versés dans les lettres latines, et pourtant vous vous êtes cru grandement obligé de venir m'importuner à Hippone par vos questions.

11. Admettons enfin que vous eussiez pu répondre à tout ce que vous nous avez demandé: vous voilà réputé très-savant et très-habile, vous voilà élevé jusqu'au ciel par le souffle des louanges grecques; mais n'oubliez pas pour quelle fin sérieuse vous avez voulu mériter ce concert d'éloges; n'oubliez pas que c'est afin de pouvoir enseigner quelque chose d'important et de salutaire à ceux dont la frivolité s'attache avec admiration à des choses frivoles, et qui déjà se suspendent à vos lèvres avec la plus bienveillante avidité. Je voudrais savoir si vous êtes en possession de cette doctrine importante et salutaire, et si vous seriez (224) capable de la bien enseigner; car après avoir appris ce qui est inutile pour préparer les hommes à entendre de votre bouche les choses nécessaires, il serait ridicule de les ignorer; il ne faudrait pas que, tout occupé à apprendre à vous faire écouter, vous ne voulussiez pas apprendre ce qu'il y aura à dire lorsqu'on vous écoutera. Si vous me répondez que vous ne l'ignorez pas et que cette grande chose c'est la doctrine chrétienne, objet de toutes vos préférences, je le sais, et fondement unique de vos espérances éternelles, elle n'a pas besoin qu'on lui gagne des auditeurs par la connaissance des dialogues de Cicéron et par un assemblage de pensées étrangères, mendiées de tous côtés et se contredisant les unes les autres. Que ce soient vos moeurs qui vous fassent écouter de ceux à qui vous enseignez ces vérités augustes. Je ne veux pas que, pour l'enseignement de la vérité, vous appreniez d'abord ce qu'il faudra désapprendre ensuite.

12. Si la connaissance de ces opinions, qui s'entrechoquent et se contredisent, est bonne à quelque chose dans l'enseignement de la vérité chrétienne, c'est pour faire justice des erreurs des adversaires, pour les empêcher de cacher soigneusement la pauvreté de leurs doctrines et de s'attacher uniquement à combattre notre propre religion; car la connaissance de la vérité suffit seule au jugement et à la ruine de toutes les faussetés, lors même qu'elles se produiraient devant vous pour la première fois. Si donc pour frapper celles qui se montrent et découvrir celles qui se cachent, il est besoin d'étudier les erreurs des autres, levez les yeux, ouvrez les oreilles, je vous prie; voyez si quelqu'un s'arme contre vous des sentiments d'Anaximènes (1) et d'Anaxagore (2); que reste-t-il même des stoïciens et des épicuriens, de ces philosophes plus récents et beaucoup plus bruyants? leurs cendres sont déjà refroidies, et l'on n'y trouve plus une étincelle qui s'élève contre la foi chrétienne. Mais ce qui aujourd'hui fait du bruit, ce sont les assemblées ou conventicules, tantôt cachées et tantôt audacieuses, des donatistes, des maximiens, des

1. On sait peu de chose sur la vie d'Anaximènes, philosophe de la secte ionique; on place vers la 56e olympiade le temps où son enseignement jeta le plus d'éclat. On a sous son nom deux lettres à Pythagore. - 2. Anaxagore, disciple d'Anaximènes, naquit à Clazomène 500 ans avant Jésus-Christ. Il voyagea en Orient et surtout en Egypte, connut Périclès à Athènes et s'y établit. Il fut lié avec le poète Euripide. Poursuivi pour crime d'impiété, il quitta Athènes et s'en alla à Lampsaque où il mourut à l'âge de 72 ans.

manichéens; et, dans les pays où vous allez et où vous les rencontrerez; en foule et par troupeaux, des ariens, des eunomiens (1), des macédoniens (2), les cataphryges (3) et d'autres pestes sans nombre. Si nous ne prenons pas la peine de nous instruire des erreurs de tous ces hérétiques, à quoi peut nous servir, pour la défense de la religion chrétienne, de chercher ce qu'a pensé Anaximènes, et d'éveiller curieusement de vaines disputes depuis si longtemps endormies, puisqu'il n'est déjà plus question des marcionites, des sabelliens (4) et de beaucoup d'autres qui se paraient du nom chrétien? Mais enfin, je le répète, s'il est besoin de connaître d'avance quelques-unes des doctrines qui combattent la vérité et en quoi consistent les divergences, nous avons dû plutôt nous occuper des hérétiques qui s'appellent des chrétiens, que de nous occuper d'Anaxagore et de Démocrite.

13. Apprenez à celui qui vous interrogerait sur ce que vous m'avez demandé, apprenez-lui que vous avez trop de science et de sagesse pour vous enquérir de pareilles choses. Thémistocle, dans un festin, ne craignit pas de refuser de chanter sur la lyre, en avouant qu'il ne savait pas chanter; et comme on lui demandait: «Que savez-vous donc?» il répondit: «Je sais faire d'une petite république une grande;» hésiteriez-vous à dire que vous ignorez de telles choses, lorsque, si on venait à chercher ce que vous savez, vous pourriez répondre que vous savez comment l'homme petit être heureux sans elles? Si vous n'en étiez pas encore là, vous agiriez aussi mal dans vos recherches auprès de moi que si, atteint d'une maladie dangereuse, vous cherchiez des plaisirs et des parures au lieu de remèdes et de médecins. Cette grande et principale étude ne doit être différée en aucune manière, et nulle autre ne doit passer avant, surtout à votre âge. Mais voyez combien vous pourriez apprendre

1. On appela de ce nom les disciples d'Eunome, sophiste audacieux et ignorant, fils d'un pauvre laboureur de la Cappadoce, qui fut évêque de Cysique et eut l'honneur d'être combattu par saint Basile et par les deux Grégoire de Nazianze et de Nysse. Eunome; qui avait commencé par être arien, finit par tomber dans toutes sortes d'erreurs. - 2. Les macédoniens sont une secte du quatrième siècle dont il ne reste plus de traces après le cinquième; ils eurent pour chef Macédonius Ier, patriarche de Constantinople, intronisé par les évêques ariens malgré le peuple, sous l'empereur Constance. De sanglantes violences se mêlent au souvenir de ce patriarche qui fut enfin déposé. Les Macédoniens, appelés aussi pneumatomaques, ennemis du Saint-Esprit, furent condamnés au concile général de Constantinople, en 981. - 3. On sait que la doctrine de Montan se maintint dans la Phrygie; les cataphryges et les montanistes ne formaient qu'une seule secte. - 4. Les sabelliens, ainsi nommés du patriarche Sabellius, ne reconnaissaient pas les trois personnes divines.

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cela aisément, si vous le vouliez. En effet, celui qui cherche comment on parvient à la vie heureuse, ne cherche rien autre que de savoir où est la fin du bien, c'est-à-dire où est placé le souverain bien de l'homme, non pas d'après une opinion fausse et téméraire, mais d'après la vérité certaine et inébranlable. Or nul ne peut le placer que dans le corps ou dans l'âme, ou en Dieu, ou en deux de ceux-là, ou assurément en tous. Si vous reconnaissez que le souverain bien, ni même une partie du souverain bien ne peut être dans le corps, il nous restera à le chercher dans l'âme ou en Dieu, ou dans tous les deux. Si vous allez plus loin et que vous arriviez à comprendre que le souverain bien de l'homme n'existe pas plus dans l'âme que dans le corps, que se présente-t-il à nos recherches, si ce n'est Dieu? Ce n'est pas que les autres biens ne soient des biens, mais nous appelons souverain le bien auquel tous les autres se rapportent. Car chacun est heureux quand il jouit du bien pour lequel il veut avoir tous les autres et qu'il n'aime pas pour un objet différent, mais pour lui-même; et ce bien suprême s'appelle la fin de l'homme, parce qu'on ne trouve plus rien au delà: c'est là que les désirs cessent, c'est là qu'il y a sécurité dans la jouissance, c'est là que la joie la plus tranquille demeure inséparable de la volonté la meilleure.

14. Donnez-moi quelqu'un qui voie tout de suite que le corps n'est pas le bien de l'âme, mais plutôt que l'âme est le bien du corps; il ne sera plus question de chercher si c'est dans le corps que réside le souverain bien ou même une part de ce bien; car il y aurait folie à nier que l'âme fût meilleure que le corps, et que ce qui donne la vie heureuse ou une part de vie heureuse fût meilleur que ce qui la reçoit. L'âme ne reçoit donc du corps ni le souverain bien ni une part quelconque du souverain bien. Ceux qui ne voient pas cela sont aveuglés par la douceur des voluptés charnelles, et ne s'aperçoivent pas que cette douceur vient de la pauvreté même de notre vie, la parfaite santé du corps sera la suprême immortalité de l'homme tout entier; car Dieu a fait notre âme avec une si puissante nature que la pleine béatitude promise aux saints à la fin des temps rejaillira sur notre portion inférieure qui est le corps; il n'éprouvera pas les félicités réservées à l'intelligence, mais il aura la plénitude de la santé, c'est-à-dire la vigueur de l'incorruptibilité. Ceux qui ne voient pas cela, je le répète, se combattent chacun à sa façon, plaçant dans le corps le souverain bien de l'homme, et déchaînant les appétits charnels: dans cette catégorie figurent au premier rang les épicuriens qui ont obtenu un grand crédit auprès de la multitude ignorante.

15. Donnez-moi aussi quelqu'un qui voie tout de suite que l'âme elle-même, quand elle est heureuse, ne tire pas son bien de son propre fond, car autrement elle ne serait jamais misérable: il ne sera plus question de chercher si ce souverain bien, ce bien qui béatifie en tout ou en partie, a son principe dans l'âme. Car,.lorsque l'âme se réjouit d'elle-même comme d'un bien qui lui est propre, elle s'enorgueillit; mais quand elle se reconnaît soumise au changement, ne fût-ce qu'en passant de la folie à la sagesse; et qu'elle voit l'immutabilité de la sagesse, elle comprend qu'il y a là quelque chose de plus haut qu'elle-même, et qu'en y participant et s'éclairant de cette splendeur supérieure, elle a des joies plus abondantes et plus certaines qu'en retombant sur son propre fond. C'est alors que revenue de tout sentiment d'orgueil et en quelque sorte désenflée, l'âme s'efforce de s'attacher à Dieu, de se rétablir et de se réformer par la communication avec cette essence immuable; elle comprend que non-seulement les formes de toutes choses, visibles et invisibles, viennent de Dieu, mais encore que toute possibilité de formation en vient aussi, comme ce qui n'a pas de forme peut en recevoir une. L'âme sent donc qu'elle est d'autant moins solide qu'elle s'attache moins à Dieu qui existe souverainement; que Dieu existe ainsi souverainement parce qu'il ne peut rien gagner ni perdre par aucun changement; qu'il est bon pour nous de changer si c'est pour devenir meilleurs; mais que le changement en mal est une corruption; que toute diminution de bien mène à l'anéantissement; quoiqu'on ne découvre point si quelque chose y arrive, il est évident pour tous que l'anéantissement conduit à n'être plus ce qu'on était. L'âme en conclut que si les choses décroissent ou peuvent décroître, c'est qu'elles ont été tirées du néant; que, si elles sont et restent ce qu'elles sont, si leurs défaillances mêmes tiennent à l'ordre de l'univers, c'est par 'un effet de la bonté et de la toute-puissance de Celui qui est à la fois l'Etre souverain et le Créateur, assez puissant pour tirer du néant non-seulement (226) quelque chose, mais encore quelque chose de grand. Elle conclut aussi que le premier péché, c'est-à-dire la première défaillance volontaire est la joie de la créature dans sa puissance propre; car elle se complaît alors dans quelque chose de moindre que la puissance de Dieu. Ceux qui n'ont pas vu cela et qui considérant les puissances de l'âme humaine, la grande beauté de ses oeuvres et de ses discours, n'ont pas osé placer le souverain bien dans le corps, mais l'ont placé en elle, ne l'ont pas moins mis plus bas que ne le demandait une droite et exquise raison. Parmi les philosophes grecs qui ont professé ce sentiment, on a remarqué les stoïciens, si nombreux et raisonneurs si subtils; toutefois ils n'ont vu rien que de corporel dans la nature, et ils ont pu détourner l'âme de la chair plus que du corps.

16. Parmi les philosophes qui ont enseigné que notre unique et souverain bien consiste à jouir de Dieu, notre créateur et le créateur de toutes choses, les platoniciens occupent le premier rang; ils ont cru avec raison qu'il leur appartenait de combattre les stoïciens, surtout les épicuriens, et presque exclusivement ceux-ci. Car il n'y a pas de différence entre les académiciens et les platoniciens; cela se voit par la succession des écoles. Si vous cherchez le prédécesseur d'Arcésilas qui, le premier, cachant sa propre doctrine, s'attacha à combattre les épicuriens, vous trouverez Polémon; le prédécesseur de Polémon, Xénocrate; or Platon laissa l'Académie, son école, à Xénocrate son disciple. Dans cette question du souverain bien de l'homme, mettez donc de côté ce qui touche aux hommes et aux écoles et posez ce qui fait le fond du débat, vous trouverez deux erreurs aux prises, l'une plaçant le souverain bien dans le corps, l'autre dans l'âme; mais toutes deux contraires à la raison vraie par laquelle on comprend que Dieu est notre souverain bien, et qu'avant d'enseigner le vrai il fait oublier ce qui est faux. Etablissez de nouveau la même question en considérant ce qui touche aux personnes, vous trouverez les épicuriens et les stoïciens acharnés entre eux; et les platoniciens s'efforcent de juger le différend, mais ils ne s'expliquent pas sur la vérité et se contentent de reprendre et de blâmer la vaine confiance des autres dans leurs fausses opinions.

17. Mais les platoniciens ne purent pas remplir le rôle de la vérité comme les autres le rôle de l'erreur. Il leur a manqué à tous l'exemple d'une humilité divine, qui a éclaté au temps le plus favorable dans la personne de Notre-Seigneur Jésus-Christ; devant cet exemple unique tout orgueil, si violent qu'il soit, plie, se brise et s'évanouit. L'autorité manquait donc aux platoniciens pour conduire à la foi des choses invisibles les multitudes aveuglées par l'attachement aux choses de la terre. De plus ils les voyaient excitées surtout par les disputes des épicuriens, non-seulement à rechercher le plaisir charnel, où elles se portaient d'elles-mêmes, mais encore à soutenir qu'il est le souverain bien de l'homme. D'un autre côté ils voyaient que ceux qui repoussaient cette doctrine du plaisir par des louanges données à la vertu contemplaient avec moins de difficulté cette vertu dans l'âme humaine d'où partaient les bonnes actions dont ils jugeaient comme ils pouvaient; mais ils considéraient en même temps qu'en cherchant à insinuer quelque chose de divin et d'immuable, inaccessible aux sens, compréhensible pour l'esprit seul, quoique placé au-dessus de notre esprit; qu'en montrant Dieu comme devant être la jouissance de l'âme humaine, purifiée de toute souillure de mauvais désirs, comme devant être le but unique de toutes nos aspirations et l'unique fin où sont réunis tous nos biens, ils ne seraient pas compris; que la palme resterait beaucoup plus aisément aux épicuriens ou aux stoïciens contradicteurs, et qu'ainsi, pour le bonheur du genre humain, la véritable et salutaire doctrine, livrée à la moquerie des peuples ignorants, eût été avilie. Voilà pour la morale.

18. Quant aux questions sur l'origine de l'univers, s'ils avaient dit que la Sagesse incorporelle a été la créatrice de toutes choses, tandis que les autres philosophes, toujours attachés à la matière, leur auraient assigné pour causes premières, soit les atomes, soit les quatre éléments, et, par dessus tout, le feu; qui ne voit de quel côté se serait précipitée la foule des insensés, adonnée au corps et incapable de reconnaître jamais une force créatrice dans une puissance spirituelle?

19. Restait la partie qui touche au raisonnement; car vous savez que l'étude par laquelle on acquiert la sagesse comprend les moeurs, la nature et le raisonnement. Les épicuriens soutiennent que les sens ne se trompent jamais; les stoïciens accordaient que les sens se (227) trompent quelquefois; mais les uns et les autres plaçaient dans les sens la règle qui mène à la compréhension de la vérité: qui donc eût écouté les platoniciens en opposition avec ces deux écoles? Qui les aurait mis, non pas au rang des sages, mais même au rang des hommes, s'ils avaient osé dire non-seulement qu'il existe quelque chose qui ne peut se percevoir ni par le toucher; ni par l'odorat, ni par 1e goût, ni par les oreilles, ni par les yeux, et dont nous ne saurions nous retracer des images; mais encore que cet invisible est le seul être véritable, le seul qui se puisse concevoir, parce qu'il est immuable et éternel, et qu'il se perçoit uniquement par l'intelligence, qui seule atteint la vérité, autant qu'elle puisse l'être?

20. Les platoniciens se trouvaient ainsi attachés à un ordre d'idées qu'ils ne pouvaient ni enseigner à des hommes livrés à la chair ni imposer à la foi des peuples faute d'autorité; en attendant que l'esprit fût disposé à le comprendre, ils aimèrent mieux cacher leurs propres sentiments et attaquer ceux qui se vantaient de la découverte de la vérité après l'avoir soumise aux sens. Et pourquoi chercher quelle fut leur pensée? Elle ne fut certes ni divine ni appuyée d'aucune divine autorité. Considérez seulement que, d'après des témoignages très-nombreux et très-évidents de Cicéron, Platon a établi la fin du bien, les causes des choses et la certitude du raisonnement, non point dans la sagesse humaine, mais dans la sagesse divine d'où l'homme reçoit sa lumière, dans cette sagesse qui certainement est immuable, et dans cette vérité qui est possède toujours la même; que les platoniciens ont combattu sous les noms d'épicuriens et de stoïciens ceux qui plaçaient dans la nature du corps ou même de l'esprit la fin du bien, les causes des choses et la certitude du raisonnement; qu'enfin, avec le cours des temps, lorsque commença l'âge chrétien et que soutenu par des miracles visibles, on prêcha avec fruit la foi des choses invisibles et éternelles à des hommes qui ne pouvaient rien voir ni rien comprendre en dehors des corps, le bienheureux apôtre Paul, annonçant cette foi aux gentils, rencontra pour contradicteurs, d'après les Actes des apôtres, ces mêmes épicuriens et stoïciens.

21. C'est pourquoi il me paraît assez démontré que malgré leur grand nombre et leur diversité, les erreurs des gentils sur les moeurs, la nature des choses ou les moyens d'arriver à la vérité, se résumaient toutes dans les opinions des épicuriens et des stoïciens; elles furent habilement et savamment attaquées par les platoniciens, mais elles durèrent cependant jusqu'à l'époque du christianisme. Au temps où nous sommes, elles sont si muettes que c'est à peine si dans les écoles des rhéteurs on rappelle en quoi elles consistaient; les combats de paroles ont cessé jusque dans les bruyants gymnases des Grecs, et aujourd'hui toute secte qui s'élève contre la vérité, c'est-à-dire contre l'Eglise du Christ, n'ose entrer en lutte qu'en se couvrant du nom chrétien. D'où il faut conclure que les philosophes mêmes de la famille platonicienne doivent, après avoir changé le peu que le christianisme réprouve dans leurs doctrines, baisser pieusement la tête devant le Christ, ce seul roi qui ne puisse être vaincu; ils doivent reconnaître que celui-là a été le Verbe de Dieu fait homme, qui a commandé et fait croire ce qu'ils n'osaient pas eux-mêmes exprimer tout haut.

22. C'est à lui, mon cher Dioscore, que je voudrais que vous fussiez entièrement et pieusement soumis; je ne voudrais pas que, pour aller à la vérité, vous cherchassiez d'autres voies que les voies ouvertes par Celui qui, étant Dieu, a vu la faiblesse de nos pas. La première de ces voies c'est l'humilité (1); la seconde, l'humilité; la troisième, l'humilité; toutes les fois que vous m'interrogerez, je vous répondrai la même chose. Ce n'est pas qu'il n'y ait d'autres préceptes; mais si l'humilité ne précède, n'accompagne et ne suit tout ce que nous faisons de bien; si elle n'est pas comme un but vers lequel se portent nos regards, si elle n'est pas près de nous pour que nous nous attachions à elle, et au-dessus de nous pour nous réprimer dans la satisfaction de quelque bonne action, l'orgueil nous arrache tout de la main. Les autres vices naissent des péchés; l'orgueil est redoutable dans le bien même: ce qu'on a fait de louable est perdu par le désir de la louange. De même donc qu'un illustre orateur' à qui on demandait quel était le premier précepte à observer dans l'éloquence, répondit que c'était la prononciation; interrogé sur le second précepte, il répondit encore: la prononciation; et comme on lui demandait quel était le troisième, il dit qu'il n'y en avait

1. Démosthène.

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pas d'autre que la prononciation; ainsi chaque fois que vous m'interrogerez sur les préceptes de la religion chrétienne, je voudrais répondre qu'il n'y en a pas d'autre que l'humilité, fusse je obligé de vous parler d'autres devoirs.

23. Il y a surtout quelque chose de contraire à cette humilité salutaire que Notre-Seigneur Jésus-Christ nous a enseignée par sa propre humiliation: c'est cette science ignorante qui fait que nous mettons notre joie à savoir ce qu'ont pensé Anaximènes, Anaxagore, Pythagore, Démocrite, et d'autres choses semblables; nous voulons passer pour instruits et savants à l'aide de ce qui est si éloigné de la vraie doctrine et de la vraie science. Car celui qui sait que Dieu n'est ni étendu ni répandu à travers des espaces finis ou infinis, de manière à être plus grand dans un lieu et moins grand dans un autre, mais qu'il est partout présent tout entier comme la vérité elle-même dont personne, à moins de folie, ne peut dire qu'il y en a une partie ici et une partie là, et la vérité c'est Dieu même; celui-là s'inquiète peu de ce qu'a pensé de l'air infini (1) le philosophe (2) quel qu'il soit qui l'a regardé comme étant Dieu même. Que lui importe d'ignorer ce que disaient ceux-ci sur la forme du corps? car ils disent qu'elle est finie de toutes parts. Que lui importe de savoir si c'est pour réfuter Anaximènes, comme académicien, que Cicéron lui objecte que Dieu doit avoir la forme et la beauté, et s'il avait alors en vue une beauté corporelle, parce que Anaximènes avait dit que Dieu est corporel, car l'air est un corps (3); ou bien s'il croyait lui-même à la forme et à la beauté incorporelle de la vérité qui fait la beauté de l'âme et nous sert de règle pour reconnaître les belles actions du sage. de sorte qu'il ne se serait pas borné à réfuter une erreur, mais il aurait véritablement dit qu'il convient que Dieu soit d'une beauté parfaite, parce que rien n'est plus beau que l'intelligible et immuable vérité? Et lorsque Anaximènes dit que l'air est engendré, l'air que pourtant il croit être Dieu, il n'émeut en aucune manière l'homme qui comprend que la génération de l'air, de ce corps produit par une cause et par conséquent ne pouvant pas être Dieu, n'est point comparable à la génération du Verbe divin, Dieu en Dieu, mystère inaccessible à tout esprit, excepté à celui à qui Dieu même l'a révélé. Qui ne voit qu'Anaximènes se trompe,

1. Saint Augustin ne tardera pas à expliquer dans quel sens il prend ici le terme d'infini. - 2. Anaximènes. - 3. De natura deorum, lib. I.

même dans ce qui est purement corporel? Il dit que l'air est engendré et veut que l'air soit Dieu, et il n'appelle pas Dieu celui par lequel l'air est engendré; il faut pourtant qu'il le soit par quelqu'un? En disant que l'air est toujours en mouvement, il ne nous fera pas croire pour cela qu'il soit Dieu; car nous savons que tout mouvement du corps est inférieur au mouvement de l'esprit, et combien ce mouvement de l'esprit est lent si on le compare au mouvement de la souveraine et immuable sagesse!

24. Et si Anaxagore ou tout autre me dit que la vérité même et que la sagesse n'est autre chose que l'intelligence, qu'ai-je besoin de disputer avec lui sur un mot? Car il est manifeste que l'ordre et le mode de toutes choses ont été établis par elle, que ce n'est pas à tort qu'elle est appelée infinie, non en raison des espaces qu'elle occupe, mais en raison de sa puissance qui surpasse la pensée humaine; il est manifeste aussi qu'elle n'est pas quelque chose d'informe, car il est dans la nature des corps d'être informes s'ils sont infinis. Or Cicéron, pour réfuter, je pense, ses adversaires qui ne concevaient rien que de corporel, nie qu'on puisse ajouter quelque chose à l'infini: il est nécessaire, en effet, que les corps soient finis du côté où on y ajoute. Il dit donc qu'Anaxagore n'a pas vu que le mouvement joint et tenant, c'est-à-dire perpétuellement uni au sentiment, est impossible dans l'infini, dans une chose infinie, comme s'il s'agissait des corps auxquels on ne peut rien joindre, si ce n'est par où ils sont finis. Il ajoute que le sentiment même y est entièrement impossible, parce qu'il n'y aurait aucune portion de la nature qui ne l'éprouvât en même temps, comme s'il disait que cette Intelligence qui ordonne et gouverne toutes choses a du sentiment de la même manière que l'âme en a par le corps. Car il est évident que toute l'âme sent, quand elle sent quelque chose par le corps; et que toute l'âme connaît cette sensation, quelle qu'elle puisse être. Si donc il a dit que toute la nature sent, c'était pour réfuter le philosophe qui l'appelle une intelligence infinie. Comment sentira-t-elle tout entière, si elle est infinie? Car la sensation corporelle commence par quelque endroit et ne parcourt pas le tout si elle ne va jusqu'au bout; ce qui ne se peut dire de l'infini. Mais Anaxagore n'avait rien dit non plus de cette sensation corporelle. On parle autrement d'un tout qui est incorporel, parce qu'on le comprend sans bornes, (229) pour qu'on puisse l'appeler tout et infini: tout, à cause de son intégrité; infini, parce qu'il ne connaît pas de limites.

25. Ensuite, dit Cicéron, si Anaxagore veut que l'intelligence elle-même soit quelque animal, il faut qu'il y ait quelque chose d'intérieur qui puisse lui faire donner ce nom. Cette intelligence sera comme un corps ayant au dedans une âme d'où elle puisse tirer ce nom d'animal. Vous voyez comment Cicéron parle selon la coutume des impressions corporelles et selon la façon ordinaire de considérer les animaux; c'est, je crois, à cause du sentiment grossier de ceux qu'il combat. Et cependant il dit une chose qui les frapperait suffisamment s'ils pouvaient se réveiller, savoir que tout ce qui s'offre à l'esprit sous la forme d'un corps vivant doit se représenter à nous bien plus comme ayant une âme et comme étant un animal que comme étant une âme. Car voici ce qu'il dit: Il faut qu'il y ait quelque chose d'intérieur qui puisse lui faire donner ce nom. Mais il ajoute: Qu'y a-t-il de plus intérieur que l'intelligence? L'intelligence ne peut donc pas avoir une âme intérieure pour devenir un animal, puisqu'elle est intérieure elle-même; et si vous voulez en faire un animal, il faut qu'elle ait extérieurement un corps dont elle soit l'âme. C'est ce que dit Cicéron: Elle est donc revêtue d'un corps extérieur; comme si Anaxagore avait pensé qu'il ne peut y avoir d'intelligence sans qu'elle soit l'intelligence de quelque animal, et que Cicéron eût pensé que l'intelligente elle-même était l'a suprême sagesse qui n'est propre à aucun animal, parce que la vérité est commune à tous les esprits capables d'en jouir. Aussi voyez comment il conclut habilement: Puisqu'il n'est pas de cet avis, c'est-à-dire puisqu'Anaxagore n'est pas d'avis que l'intelligence qu'il appelle Dieu soit revêtue d'un corps extérieur et devienne ainsi animal, il semble que l'idée d'une pure et simple intelligence qui n'est unie à rien, c'est-à-dire à aucun corps par lequel elle puisse sentir, surpasse la force et l'étendue de notre intelligence(1).

26. Il est bien vrai que cela surpasse la force et l'étendue de l'intelligence des stoïciens et des épicuriens qui ne peuvent imaginer que des choses corporelles. Quand Cicéron a dit Notre intelligence, il a voulu entendre l'intelligence humaine; et c'est avec raison qu'il ne dit point: surpasse, mais: semble surpasser;

1. De natura deorum, lib. I.

car il leur semble que personne ne puisse le comprendre, aussi,croient-ils que rien de tel n'existe. Mais, quelques esprits comprennent, alitant qu'il est donné à l'homme, qu'il existe une sagesse et une vérité pure et simple, qui n'est propre à aucun animal; mais qui est la source commune d'où descendent dans toute âme humaine capable de les recevoir, la sagesse et la vérité. Si Anaxagore a reconnu l'existence de ce principe souverain, s'il a vu qu'il est Dieu et s'il l'a appelé Intelligence; ce nom d'Anaxagore dont tous les pédants, qu'on nous passe ce mot, font tant de bruit pour qu'on les croie versés dans l'antiquité, ne nous rend ni savants ni sages; il n'y a pas davantage profit pour nous de savoir comment il est parvenu à cette vérité. La vérité ne doit pas m'être chère parce que Anaxagore ne l'a point ignorée, mais parce qu'elle est la vérité lors même qu'aucun philosophe ne l'aurait connue.

27. Si donc la connaissance d'un homme quai a peut-être vu la vérité ne doit pas nous enfler de façon à nous faire croire que nous soyons des savants, et si même nous n'avons pas à nous vanter d'une solide notion du vrai qui puisse réellement nous rendre savants, de quel moindre secours doivent être pour notre doctrine les noms et les enseignements des hommes qui sont tombés dans le faux, et comment pourraient-ils nous révéler les choses cachées? Hommes, il nous conviendrait bien plus de déplorer les erreurs de tant d'hommes illustres lorsqu'on en parle devant nous, que d'en faire l'objet de nos studieuses recherches, pour faire parade de ces inutilités au milieu de ceux qui les ignorent. Combien ne vaudrait-il pas mieux que je n'eusse jamais entendu prononcer le nom de Démocrite, que d'avoir la douleur de penser que ce philosophe, dont ses contemporains firent je ne sais quel grand homme, professait sur l'origine des dieux de si étranges opinions! Il croyait que les dieux étaient des images provenant de corps solides sans être solides elles-mêmes, et que ces images, en tournant çà et là de leur propre mouvement et en s'insinuant dans les esprits des hommes, leur donnaient l'idée de la force divine: il est pourtant évident que ce corps d'où coulerait l'image l'emporterait sur elle, en raison même de sa solidité. Aussi le sentiment de Démocrite, d'après ce qu'on dit, a été flottant et incertain; parfois il appelait Dieu une certaine nature d'où coulaient les images; (230) mais ce Dieu ne pouvait se concevoir qu'à l'aide de ces images qu'il répand et laisse échapper; elles sortent, pareilles à une continuelle émanation de vapeur, de cette nature que le philosophe se représente comme je ne sais quoi de corporel, d'éternel et de divin à cause de cela; elles vont et viennent et entrent dans nos esprits pour que la pensée de Dieu ou des dieux puisse se retracer en nous. Les gens de cette école n'assignent pas à nos pensées, quelles qu'elles soient, d'autre origine que le mouvement continuel de ces pénétrantes images; comme si, pour des esprits accoutumés à des spéculations plus hautes, il n'y avait pas beaucoup de pensées, d'innombrables pensées qui n'ont rien de commun avec les corps et appartiennent à la pure intelligence, comme la sagesse elle-même et la vérité. Si ces philosophes-là n'ont pas l'idée de la sagesse et de la vérité, je m'étonne qu'ils en fassent le sujet de leurs disputes; s'ils en ont quelque idée, je voudrais qu'ils me dissent de quel corps s'échappe ou ce que c'est que l'image de la vérité qui vient dans leur esprit.

28. Dans les questions naturelles Démocrite, dit-on, diffère d'Epicure; il croit que le concours des atomes est doué d'une certaine force vitale et animée; il accorde cette force aux images douées de divinité, non pas à toutes les images des choses, mais seulement aux images des dieux, qu'il regarde comme les principes de l'intelligence, comme les images animées qui ont coutume de nous servir ou de nous nuire. Epicure au contraire. ne reconnaît dans les principes des choses rien autre que les atomes, c'est-à-dire des corpuscules si petits,que leur division n'est plus possible et qu'ils échappent à l'oeil et au toucher; selon lui, c'est par le concours fortuit de ces corpuscules qu'ont été faits et les mondes innombrables, et les animaux et les âmes elles-mêmes, et les dieux qu'il établit sous une forme humaine, non dans un monde, mais hors des mondes, et dans les espaces qui les séparent. Il ne veut concevoir rien autre que des corps; mais pour les concevoir, il fait découler.des images de ces choses qu'il croit formées par les atomes; elles entrent dans l'esprit, et le philosophe les déclare plus subtiles que celles qui viennent aux yeux. Selon lui, la vision se fait par certaines grandes images qui embrassent extérieurement le monde entier. Vous connaissez maintenant, je pense, ce système des images.

29. Je m'étonne que Démocrite n'ait pas, d'un mot, fait remarquer la fausseté de cette opinion. Si, d'après Epicure, notre esprit est corporel, comment se peut-il faire qu'enfermé dans un petit corps, il puisse atteindre et embrasser tant de grandes images? car un petit corps ne peut atteindre sur tous les points à la fois un corps plus grand. Comment peut-on concevoir, en même temps, toutes ces images, si on ne les conçoit qu'à mesure qu'elles atteignent l'esprit en y venant et en y entrant? elles ne sauraient, toutes à la fois, entrer dans un aussi petit corps, et toutes à la fois ne pourraient toucher un aussi petit esprit. N'oubliez pas que je parle ici d'après le système de ces philosophes, car l'esprit n'est pas pour moi ce qu'ils imaginent. Si Démocrite croit l'esprit incorporel, Epicure seul reste sous le coup de mon raisonnement; mais pourquoi Démocrite n'a-t-il pas vu non plus que, pour qu'un esprit incorporel pense, il n'est pas besoin de la présence et du contact d'images corporelles, et et que cela, d'ailleurs, est impossible? Ce que j'ai dit sur la vision les réfute 'assurément et également tous les deux; car d'aussi petits yeux ne sauraient atteindre, dans toute leur étendue, d'aussi grandes images corporelles.

30. Quand on leur demande pourquoi on ne voit qu'une seule image de chaque corps d'où s'échappent, selon leur système, d'innombrables images; ils répondent que, par cela même que ces images coulent et passent souvent, elles se ramassent et se condensent au point dé n'en plus former à l'oeil qu'une seule. Cicéron réfute cette erreur; il nie que le Dieu de ces philosophes puisse se concevoir éternel; s'il faut le concevoir sous une succession d'innombrables images qui coulent et passent. Et, parce que c'est l'innombrable abondance des atomes qui fait les formes éternelles des dieux, au dire de ces philosophes, de façon que les corpuscules, s'éloignant d'un corps divin, sont remplacés par d'autres, et que ce mouvement continuel et réparateur entretient la nature divine, Cicéron conclut que toute chose alors serait éternelle, car cette innombrable quantité d'atomes ne fait défaut à aucun être pour réparer de perpétuelles ruines; ensuite, comment ce dieu ne craindrait-il pas de périr, «ainsi battu sans cesse, ainsi éternellement agité par la rencontre des atomes?» Il dit que ce corps est battu à cause de l'irruption (231) des atomes; agité, parce que ces mêmes atomes le pénètrent. Enfin, «puisque de ce dieu s'échappent toujours ces images» dont nous avons assez parlé, comment peut-il compter sur son immortalité?

31. Ce qu'il y a de plus affligeant dans ces opinions extravagantes, c'est qu'il ne suffit pas de les énoncer pour ôter à qui que ce soit l'envie de s'en occuper; mais des hommes d'un esprit habile ont gravement entrepris de réfuter en détail ces, systèmes. dont les plus grossières intelligences devraient, de prime abord, faire justice. Car si vous accordez qu'il y ait des atomes, si vous accordez même que, par une rencontre fortuite, ils se chassent et s'agitent eux-mêmes; est-il aussi permis d'admettre que le mouvement de ces atomes produise quelque chose, jusqu'à modifier des formes, déterminer des figures, polir, colorer, faire vivre? On sent que tout cela ne saurait être que l'ouvrage de la divine Providence, lors!. qu'on aime mieux voir avec l'esprit qu'avec les yeux, et qu'on implore l'assistance de celui qui nous a créés. Car on ne doit pas accorder l'existence même des atomes; sans compter ce que les savants nous disent de la divisibilité des corps, voyez combien il est aisé de montrer que les atomes n'existent pas d'après même les idées de ces philosophes. Ils disent qu'il n'y a dans la nature que des corps, du vide et ce qui s'y rattache: ils entendent par là, je crois, le mouvement, l'impulsion, les formes qui s'en suivent. Qu'ils nous disent donc dans quel genre ils placent les images qui, selon eux, s'échappent de corps solides sans être solides elles-mêmes, de façon à ne pouvoir être saisies que par les yeux, quand nous voyons, et par l'esprit, quand nous pensons, si elles-mêmes sont des corps. Car ils prétendent qu'elles sont des corps, afin d'expliquer comment elles peuvent sortir du corps et venir aux yeux ou à l'esprit qu'ils supposent néanmoins corporel. Je demande si ces images s'échappent aussi des atomes; si elles s'en échappent, qu'est-ce que c'est que des atomes d'où se séparent. d'autres corps? Si elles n'en viennent pas, on peut donc concevoir quelque chose sans images, ce que ne veulent pas ces philosophes; ou bien nous demanderons à ces philosophes d'où ils connaissent des atomes qu'ils n'ont pu concevoir. Mais j'ai honte de réfuter ces folies, quoiqu'ils n'aient pas eu honte de les penser; et puisqu'ils ont osé les soutenir, je n'ai plus honte pour eux, mais pour le genre humain dont les oreilles ont pu supporter de telles extravagances.

32. Tel a été l'aveuglement des intelligences sous le poids des péchés et par l'attachement à la chair, que d'aussi monstrueuses opinions ont pu épuiser les loisirs des savants; d'après cela, mon cher Dioscore, mettrez-vous en doute, vous ou tout esprit attentif, qu'il y eût pour le genre humain une meilleure manière d'aller à la vérité, que l'autorité d'un homme uni à la vérité elle-même d'une manière ineffable et miraculeuse, remplissant sur la terre le personnage de la vérité, enseignant des choses bonnes et justes, en accomplissant de divines, et amenant les hommes à croire utilement ce qu'ils ne pouvaient pas encore comprendre savamment? Nous sommes au service de sa gloire, et nous vous exhortons à croire en lui fermement et toujours; par lui il est arrivé que non pas un petit nombre d'hommes, mais des peuples même, encore incapables de discerner ces choses par la raison, y croient par la foi, en attendant que la force puisée dans la pratique des préceptes salutaires les fasse passer de ces nuages aux pures et sereines hauteurs de la vérité. Il faut d'autant plus se soumettre à son autorité que nous ne voyons plus une seule erreur se produire pour gagner les ignorants sans chercher à se couvrir du nom chrétien, et que, de ces anciens, les seuls qui durent et se réunissent encore, en dehors du nom chrétien, portent dans leurs mains les Ecritures qui ont annoncé le Seigneur Jésus-Christ, mais ils feignent de ne pas le voir, de ne pas le comprendre. Quant à ceux qui, n'étant pas dans l'unité et la communion catholiques, se glorifient cependant du nom chrétien, ils sont forcés d'attaquer ceux qui croient et osent conduire les ignorants comme par la raison, lorsque c'est la foi que le Seigneur est venu prescrire aux peuples comme un remède. Ils sont forcés d'agir ainsi, comme je l'ai dit, parce qu'ils -comprennent combien ils tomberaient bas si leur autorité venait à être mise en comparaison avec l'autorité catholique. Ils s'efforcent de vaincre la forte autorité de l'Eglise inébranlable en parlant de raison et en promettant de ne marcher qu'à sa lumière. Cette témérité est la règle de tous les hérétiques. Mais le doux chef de notre foi a fait à l'Eglise un rempart d'autorité avec les solennelles assemblées des peuples et des (232) nations, avec les sièges même des apôtres, et, à l'aide d'un petit nombre d'hommes pieusement instruits et véritablement spirituels, il l'a armée de tout l'appareil d'une raison invincible; la meilleure manière à suivre, c'est d'abriter les faibles dans la: citadelle de la foi, et, après les avoir mis en sûreté, de combattre pour eux avec toutes les forces de la raison.

33. Au milieu de tout le bruit que faisaient les faux philosophes avec leurs erreurs, les platoniciens, n'ayant pas une personne divine pour commander la foi, avaient mieux aimé cacher leur sentiment pour le faire chercher, que de le compromettre. Lorsque le nom du Christ eut retenti au sein des royaumes ravis et troublés, ils commencèrent à se montrer pour découvrir et enseigner ce qu'avait pensé Platon. Alors fleurit à Rome l'école de Plotin qui eut pour disciples beaucoup d'hommes ingénieux et pénétrants. Mais quelques-uns d'entre eux se laissèrent corrompre par une étude curieuse, de la magie; d'autres, reconnaissant que le Seigneur Jésus-Christ était lui-même cette Vérité, cette Sagesse immuable qu'ils s'efforçaient d'atteindre, passèrent sous ses drapeaux. C'est ainsi que, pour la régénération et la réforme du genre humain, le plus haut point d'autorité et la plus haute lumière de la raison se trouvèrent établis dans ce seul nom du Christ et dans sa seule Eglise.

34. Vous auriez aimé peut-être autre chose, mais je ne me repens point de vous avenir longuement parlé de tout ceci dans ma lettre, car vous le trouverez bon, à mesure que vous ferez des progrès dans la vérité, et vous m'approuverez alors d'avoir tenu peu compte aujourd'hui de ce que vous jugiez utile à vos études. J'ai cependant répondu dans cette. lettre à quelques-unes de vos questions, et, quant à presque toutes les autres, j'y ai répondu brièvement, comme j'ai pu, par des annotations sur les parchemins mêmes où vous me les aviez écrites. Si vous pensez que ce soit trop peu ou autre chose que ce que vous vouliez, vous savez mal, mon cher Dioscore, à qui vous vous êtes adressé. J'ai passé outre sur toutes les questions de l'Orateur et des livres de l'Orateur. Si je m'y étais arrêté, j'aurais eu l'air de je ne sais quel diseur de badinage. Je pourrais décemment être interrogé sur les autres questions, si on m'en proposait la solution, en considérant ces choses en elles-mêmes, et non point comme tirées des livres de Cicéron. Mais, dans ces livres, les choses elles-mêmes ne conviennent guère maintenant à mon état. Du reste, je n'aurais rien fait de ce que vous venez de lire si, après la maladie où m'a trouvé votre homme, je ne m'étais pas un peu éloigné d'Hippone; puis, j'ai été de nouveau malade et repris par la fièvre. Voilà pourquoi ceci vous est tardivement envoyé; je vous demande de me dire comment vous l'aurez reçu.





Augustin, lettres - LETTRE CXI. (Octobre 409)