Augustin, lettres - LETTRE CCXVII. (Année 427)

LETTRE CCXVIII. (Octobre 427)

Saint Augustin encourage à la vie chrétienne un jeune homme du monde dont le coeur s'était séparé des choses de la terre; et comme le pélagianisme, était alors le grand péril des âmes, l'évêque d'Hippone ne manque pas de prémunir son jeune ami.

AUGUSTIN A SON BIEN-AIMÉ ET DÉSIRÉ SEIGNEUR ET FILS PALATIN, SALUT DANS LE SEIGNEUR.

1. Votre vie, devenue plus forte et plus féconde devant le Seigneur notre Dieu, a été pour nous le sujet d'une grande joie. Vous avez, dès votre jeunesse, aimé à vous instruire, pour avoir la sagesse des vieillards (1). Car la prudence est la vieillesse de l'homme, et une vie sans tache est une longue vie (2). Que le Seigneur l'accorde à vos désirs, à vos recherches, à vos instances, lui qui sait donner à ses fils les biens les meilleurs (3)! Quoique autour de vous les bons conseils abondent pour vous diriger dans la voie dû salut et de l'éternelle gloire, et quoique surtout la grâce du Christ vous fasse entendre au fond du coeur un efficace langage, nous vous apportons quelques paroles d'exhortation à cause des devoirs que nous impose notre affection envers vous: ce sera notre réponse à votre lettre; vous n'êtes pas de ceux dont on doive secouer l'indolence et le sommeil, mais vous courez et nous venons exciter vos pas:

2. Il faut, mon fils, que vous ayez la sagesse pour persévérer, parce que vous l'avez eue,pour choisir. Qu'il soit de votre sagesse de savoir d'où vient ce don. Marchez sous les yeux de Dieu, espérez en lui: il agira lui-même, il fera éclater voire justice comme la lumière et votre

1. Si 6,18. - 2. Sg 4,9. - 3. Mt 7,11.

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innocence comme le midi (1). Il redressera votre course et dirigera votre route dans la paix (2).

De même que vous avez méprisé ce que vous espériez dans le monde, de peur de vous glorifier dans l'abondance des richesses que vous aviez commencé à désirer à la façon des enfants du siècle ainsi maintenant ne vous confiez point dans votre propre force pour porter le joug et le fardeau du Seigneur, et ce joug sera doux, et ce fardeau léger (3). Le Psalmiste réprouve de la même manière ceux qui se confient dans leur propre force et ceux qui mettent leur gloire dans l'abondance des richesses (4). Vous n'aviez pas encore la gloire des richesses, mais vous avez sagement méprisé celle qui aurait pu devenir l'objet de vos désirs. Prenez garde de vous laisser surprendre par la confiance en vous; car vous êtes homme, et quiconque met son espérance dans l'homme est maudit (5). Confiez-vous à Dieu de tout votre coeur, il sera lui-même votre force; et, dans votre pieuse reconnaissance, vous lui direz avec humilité et foi: «Je vous aimerai, Seigneur, qui êtes ma force (6).» Cette charité de Dieu qui chasse toute crainte (7), ne se répand point dans nos coeurs par nos forces, c'est-à-dire par les forces humaines, mais, comme dit l'Apôtre, «par le Saint-Esprit qui nous est a donné (8).»

3. Veillez donc et priez, de peur que vous n'entriez en tentation (9). La prière même vous avertit que vous avez besoin du secours de Notre-Seigneur, de peur que vous ne mettiez en vous l'espérance de bien vivre. Maintenant vous ne priez plus pour recevoir les richesses et les honneurs de la vie présente, ou quelque chose des vains biens de ce monde, mais pour que vous n'entriez pas en tentation. Si l'homme, par sa seule volonté, pouvait s'en défendre, il ne le demanderait point par la prière; si la volonté suffisait pour ne pas entrer en tentation, nous ne prierions pas; et si la volonté manquait, nous ne pourrions pas prier. Que Dieu donc vienne à notre aide pour vouloir, mais prions, afin que nous puissions ce que nous aurons voulu, lorsque, avec la grâce de Dieu, nous aurons aimé le bien. Vous avez commencé à le goûter, et vous devez en rendre grâces à Dieu. Qu'avez-vous en effet que vous n'ayez reçu? Si vous l'avez reçu,

1. Ps 36,5-6. - 2. Pr 4,27. - 3. Mt 15,29-30. - 4. Ps 48,7. - 5. Jr 17,5. - 6. Ps 17,2.- 7. 1Jn 4,18. - 8. Rm 5,5. - 9. Mc 14,38

prenez garde de vous en glorifier comme si vous ne l'aviez pas reçu (1), c'est-à-dire comme si vous aviez pu l'avoir de vous-même. Sachant de qui vous l'avez reçu, demandez-lui qu'il achève ce qu'il a commencé en vous. Travaillez donc à votre salut avec crainte et tremblement; c'est Dieu qui, selon sa volonté, opère en vous le vouloir et le faire (2). C'est le Seigneur qui prépare la volonté (3), c'est lui qui dirige les pas de l'homme, et l'homme voudra la voie de Dieu (4). Cette sainte pensée vous préservera, et votre sagesse deviendra de la piété: c'est-à-dire que vous deviendrez bon par le secours de Dieu lui-même, et vous ne serez point ingrat envers la grâce du Christ.

4. Vos parents vous désirent; leur foi se réjouit de vous voir mettre dans le Seigneur des espérances meilleures et plus hautes que les espérances de la terre. Pour nous, que vous soyez absent ou présent, nous souhaitons vous avoir dans ce même Esprit par lequel la charité se répand en nos coeurs, afin qu'en quelque lieu que soient nos corps, nos âmes ne puissent jamais être séparées. Nous avons reçu avec reconnaissance les cilices que vous nous avez envoyés; vous nous avez ainsi averti, le premier, de la nécessité de pratiquer et de garder l'humilité de la prière.

1. 1Co 4,7. - 2. Ph 11,12-13. - 3. Pr 8,35 Selon les Septante. - 4. Ps 36,23.




LETTRE CCXIX. (Année 427)

Cette lettre, rédigée par saint Augustin, de concert avec trois évêques d'Afrique, est adressée à Procule, évêque de Marseille, et à un autre évêque du midi des Gaules, appelé Cylinnin Elle est un monument du respect des évêques les uns pour les autres. Le moine Léporius, du diocèse de Marseille, ayant été chassé à cause de ses persistantes erreurs sur l'incarnation, était venu en Afrique et s'était mis entre les mains de saint Augustin. Notre saint Docteur eut le bonheur de le ramener à la vérité et de ramener aussi ceux que Léporius avait séduits, et qui l'avaient suivi en Afrique. Saint Augustin s'excuse d'avoir accueilli un moine chassé par ses collègues des Gaules et les prie de vouloir bien les recevoir, lui et ses compagnons, maintenant qu'ils sont revenus à la vraie doctrine. Il joint à sa lettre la profession de foi, signée de Léporius et de ses compagnons. On croit que cette profession de foi fut rédigée par saint Augustin lui-même. Il y a, dans la lettre qu'on va lire, un tact admirable et des précautions parfaites pour ne pas déplaire aux deux évêques des Gaules. Gennade, dans son livre des Ecrivains Ecclésiastiques, Cassien, dans son Traité de l'Incarnation, le pape Jean II dans une lettre, Facundus, dans ses douze livres sur les trois chapitres, ont mentionné le retour de Léporius à la foi catholique par les soins de saint Augustin.

AURÈLE, AUGUSTIN, FLORENT (5) ET SECONDIN (6) A

5. Il y avait en Afrique deux villes du nom d'Hippone, celle de Numidis, qui a dû sa gloire à saint Augustin, et celle de Zarrite dans la province de Carthage; Florent était évêque d'Hippone de Zarrite. - 6. Secondin était évêque de Numidie.

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LEURS BIEN-AIMÉS ET HONORABLES FRÈRES PROCULE ET CYLINNIUS, LEURS COLLÈGUES DANS LE SACERDOCE, SALUT DANS LE SEIGNEUR.

1. Notre fils Léporius,que vous aviez eu raison de reprendre de la témérité de son erreur, et que vous aviez expulsé de vos diocèses, étant venu chez nous, nous l'avions reçu comme un homme inutilement troublé, comme un esprit dévoyé qu'à fallait ramener, comme un malade qu'il fallait guérir. De même que vous avez obéi à l'Apôtre en «reprenant les inquiets (1), ainsi lui avons-nous obéi en consolant les pusillanimes et en supportant les faibles (2).» La faute où avait été surpris Léporius, et elle n'était pas petite, c'était d'avoir des sentiments erronés sur le Fils unique de Dieu. Au commencement ce Fils de Dieu était le Verbe, et ce Verbe était en Dieu, et ce verbe était Dieu; mais, dans la plénitude des temps ce Verbe s'est fait chair, et il a habité parmi nous (3). Léporius niait donc que Dieu se fût fait homme, craignant d'avoir à reconnaître quelque changement ou quelque corruption indigne de la substance divine par laquelle le Fils est égal au Père; il ne prenait pas garde qu'il introduisait dans la Trinité une quatrième personne, ce qui est tout à fait contraire à la pureté du symbole et de la vérité catholique. Dieu aidant, nous l'avons instruit, le mieux que nous l'avons pu, dans un esprit de douceur; surtout parce que, après cet avis que nous donne le Vase d'élection, il poursuit «faisant attention à toi-même, de peur que toi aussi tu ne sois tenté (4);» il ne voulait pas que quelques-uns se réjouissent de se croire parvenus à un progrès spirituel qui ne permette plus qu'ils soient tentés comme le sont les hommes. Une autre raison, c'est la salutaire et pacifique maxime qu'il ajoute. «Portez les fardeaux les uns des autres, et vous remplirez ainsi la loi du Christ. Car celui qui pense être quelque chose, tandis qu'il n'est rien, se trompe lui-même (5),» bien-aimés et honorables frères.

2. Toutefois, nous n'aurions peut-être jamais pu ramener Léporius, si auparavant vous n'aviez condamné ce qu'il y avait en lui de défectueux. Il est à la fois notre maître et notre médecin, Celui qui a dit: «Je frapperai et je guérirai (6);» par vous il a frappé l'orgueil, par nous il a guéri la souffrance, et ses

1. 1Th 5,14. - 2. 1Th 5,14. - 3. Jn 1,1-14. - 4. Ga 6,1.- 5. Ga 6,1-3. - 6. Dt 32,39

ministres ne sont que ses instruments. Administrateur et économe tee sa maison, par vous il a jeté à bas ce qui était mal construit; par nous il a rétabli ce qui devait. rentrer dans l'ordre. Cultivateur soigneux, il a arraché par vous ce qui était inutile et nuisible; par nous il a fait des plantations utiles et, fécondes. Que la gloire en revienne non pas à nous, mais à sa miséricorde: nous sommes entre ses mains, nous et nos discours (1). Notre humilité a loué ce que Dieu a fait par votre ministère; votre sainteté se réjouira également de ce qu'il a fait par le nôtre. Recevez donc d'un coeur paternel et fraternel celui que nous avons corrigé avec une sévérité miséricordieuse. Quoique notes ayons fait, vous et nous, des choses différentes, une même charité les a inspirées, et les unes et les autres étaient nécessaires au salut de notre frère. Le même Dieu a tout fait, puisque Dieu est charité (2).

3. C'est pourquoi, de même que nous avons reçu Léporius à cause de son repentir, de même vous le recevrez à cause de sa lettre (3); nous l'avons signée de notre mails pour rendre témoignage de son authenticité. Nous ne doutons pas que votre charité n'apprenne avec grand plaisir que Léporius s'est amendé, et que vous ne le fassiez savoir à tous ceux pour lesquels son erreur a été un scandale.. Ceux qui étaient venus ici avec lui se sont aussi amendés et ont été guéris; vous le verrez par leurs signatures qu'ils ont apposées devant nous. Au milieu de la joie que nous fait éprouver le salut de nos frères, il nous reste à former un désir: c'est que vous daigniez y mêler bientôt la joie d'une réponse de votre béatitude. Portez-vous bien dans le Seigneur, et souvenez-vous de nous, bien-aimés et honorables frères.

1. Sg 7,16. - 2. 1Jn 4,8-16. - 3. C'est la pièce où Léporius se rétractait de ses erreurs.




LETTRE CCXX. (Année 427)

Boniface fut un des derniers hommes d'épée qui soutinrent la grandeur romaine; on sait comment les machinations de son rival Aétius lui firent perdre la confiance de l'impératrice Placidie et le firent tomber au rang des rebelles. Boniface, obligé de se défendre contre les forces de l'empire, ne recula point devant une alliance avec les vandales et leur ouvrit les portes de l'Afrique. Les barbares de l'intérieur avaient levé la tète; les intérêts catholiques étaient menacés comme les intérêts romains. Saint Augustin, ami de Boniface, souffrait d'une situation aussi mauvaise; il écrivit au gouverneur de l'Afrique la lettre suivante, où des faits curieux se mêlent à une grande sévérité chrétienne. L'exhortation à ne pas rendre le mal pour le mal (49) est ici d'un grand effet. Cette lettre remua profondément Boniface et prépara sa réconciliation avec Placidie. Voyez ce que nous en avons dit dans notre Histoire de saint Augustin, chapitre LI.

AUGUSTIN A SON SEIGNEUR ET FILS BONIFACE, QU'IL PLAISE A LA MISÉRICORDE DE DIEU DE PROTÉGER ET DE CONDUIRE POUR SON SALUT DANS LA VIE PRÉSENTE. ET DANS LA VIE ÉTERNELLE.

1. Jamais je n'aurais pu trouver, pour porter ma lettre, un homme plus fidèle et qui eût auprès de vous un accès plus facile que le diacre Paul, serviteur et ministre du Christ. En profitant de celui que le Seigneur me présente en ce moment et qui nous est cher à tous les deux, je n'ai pas l'intention de vous parler de votre puissance, ni de vos dignités dans ce siècle mauvais, ni de la santé de votre chair corruptible et mortelle, qui ne fait que passer et dont la durée est toujours incertaine; mais je veux vous parler de ce salut que le Christ nous a promis. Il a été livré à l'opprobre et à la croix, afin de nous apprendre à avoir plus de mépris que d'amour pour les biens de ce monde, et à aimer et à attendre de lui ce qu'il nous a fait voir dans sa résurrection. Car il est ressuscité d'entre les morts, et désormais il ne meurt plus, et la mort n'aura plus sur lui aucun empire (1).

2. Vous ne manquez pas d'hommes, je le sais, qui vous aiment selon la vie de ce monde, et qui, en vue des choses d'ici-bas, vous donnera des conseils tantôt bons, tantôt mauvais; car ils sont hommes, ils jugent du présent comme ils peuvent, et ignorent ce qui arrivera le lendemain. Mais on ne vous donne pas aisément des conseils selon Dieu, pour que vous sauviez votre âme. Ceux qui seraient disposés à vous les donner ne manquent pas; seulement, il ne leur est pas facile de trouver les moments où ils puissent vous parler de ces choses. Quant à moi, j'ai toujours désiré et n'ai jamais trouvé ni le lieu ni le temps favorables pour faire avec vous ce qu'il faudrait faire avec un homme que j'aime tant dans le Christ. Vous savez dans quel état vous m'avez vu à Hippone, quand vous avez bien voulu venir vers moi: j'étais si faible que je pouvais à peine parler. Maintenant donc, écoutez-moi, mon fils, écoutez-moi au moins par lettres; je n'ai jamais pu vous en envoyer au milieu de vos dangers: je craignais

1. Rm 6,9.

d'exposer le porteur (1); j'avais peur que ma lettre ne tombât là où je n'aurais pas voulu. Pardonnez-moi si vous pensez que j'ai été plus timide que je n'aurais dû; je vous ai dit cependant ce que j'ai craint.

3. Ecoutez-moi donc, ou plutôt écoutez le Seigneur notre Dieu par le ministère de ma faiblesse. Rappelez-vous ce que vous étiez quand votre première femme, de religieuse mémoire, était encore de ce monde; rappelez-vous l'horreur que vous avez montrée, après sa mort, pour les vanités du siècle, et votre ardent désir de vous consacrer au service de Dieu. Nous sommes les témoins de vos sentiments et de vos volontés à cette époque; ce fut à Tubunes que vous nous ouvrîtes votre âme. Nous étions seuls avec vous, mon frère Alype et moi. Je ne pense pas que les affaires dont votre vie est remplie aient pu l'effacer tout à fait de votre mémoire: vous désiriez quitter toutes vos fonctions publiques pour vous créer de saints loisirs et mener la vie que mènent les moines, serviteurs de Dieu. Ce qui vous détourna de ce dessein, ce fut, d'après les observations que nous finies valoir, la pensée des services que vous rendriez aux églises du Christ, si vos actions n'avaient d'autre but que de défendre le repos de la société chrétienne contre les Barbares, afin que nous vécussions, selon les paroles de l'Apôtre, «en toute piété et chasteté (1),» et si, ne demandant rien à ce monde que les choses nécessaires à votre subsistance et à celle de vos gens, vous ceigniez le baudrier de la continence et vous vous armiez plus fortement que vous ne l'êtes d'une autre manière par le fer et l'acier.

4. Lorsque nous nous réjouissions de vous savoir dans ces intentions, vous avez passé la mer et vous vous êtes remarié; le voyage était un acte de l'obéissance que vous deviez à de plus hautes puissances, d'après les prescriptions de l'Apôtre (3); quant à votre second mariage, vous ne l'auriez pas fait si, vaincu par la concupiscence, vous n'aviez abandonné vos chastes résolutions. Cette nouvelle, je l'avoue, m'étonna; j'eus une consolation dans ma douleur en apprenant que vous n'aviez pas voulu épouser cette seconde femme avant qu'elle se fût faite catholique (4). Et cependant, l'hérésie de

1. Les décrets de l'empire avaient déclaré Boniface ennemi publie après son refus de quitter l'Afrique. Voyez notre Histoire de saint Augustin. chap. IL. - 2. 1Tm 2,2. - 3. Rm 13,1. - 4. Cette seconde femme de Boniface s'appelait Pélagie; elle resta dans l'arianisme, contrairement à ce qu'on avait annoncé à saint Augustin.

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ceux qui nient que le Christ soit véritablement le Fils de Dieu est en pied dans votre maison, au point que vous leur avez laissé baptiser votre fille. De plus, si ce qu'on nous a rapporté est vrai (et plût à Dieu qu'on eût été mal informé!), si des vierges consacrées à Dieu ont été rebaptisées par ces mêmes hérétiques, que de larmes il faudra pour un si grand malt Enfin, on dit que votre femme ne vous suffit pas et que vous souillez votre vie avec des concubines, et peut-être ceci n'est qu'un mensonge.

5. Que de désordres commis par vous et connus de tous, depuis que vous vous êtes remarié! Que puis-je en dire? Vous êtes chrétien, vous avez de l'intelligence, vous craignez Dieu: considérez vous-même ce que je neveux pas dire, et vous trouverez de quels maux vous devez faire pénitence! J'espère que le Seigneur vous épargne et vous délivre de tous les périls, afin que vous fassiez cette pénitence comme vous le devez; mais il faut écouter ce qui est écrit: «Ne tarde pas à te convertir au Seigneur, ne diffère pas de jour en jour (1)» Vous dites que vous avez de justes motifs d'agir ainsi (2): je n'en suis pas le juge, puisque je ne puis pas entendre les deux parties; mais, quels que soient ces motifs, qu'il est inutile de chercher ou de discuter en ce moment, pouvez-vous nier devant Dieu que vous n'auriez pas été amené à cette nécessité si vous n'aviez aimé les biens de ce monde, ces biens que vous auriez dû mépriser et compter pour rien en demeurant fidèle serviteur de Dieu, tel que nous vous avions connu auparavant? Ces biens, si on vous les eût offerts, vous auriez pu les prendre pour en user avec piété; vous ne deviez pas, puisqu'on vous les refusait, les chercher de manière à vous laisser réduire à la nécessité où vous êtes. Vous êtes réduit à faire le mal en aimant le bien: peu de mal, à la vérité, par vous, mais beaucoup à cause de vous. Et pendant qu'on craint ce qui est nuisible pour un temps fort court, si toutefois cela peut nuire, on rie recule pas devant ce qui perd véritablement pour l'éternité.

1. Si 5,8. - 2. Il n'est pas douteux que l'évêque d'Hippone ne fasse allusion aux funestes querelles de Boniface et d'Aétius et à la position du gouverneur de l'Afrique, après sa résistance aux ordres de l'impératrice Placidie.

6. Pour n'en dire qu'un mot, qui ne voit que beaucoup de gens attachés à la défense de votre pouvoir ou de votre personne, quelles que soient leur fidélité envers vous et la sûreté de leurs services, désirent, par vous, arriver à ces biens qu'ils n'aiment pas, eux, aussi, selon Dieu, mais qu'ils aiment selon le monde? car vous, qui devriez dompter et modérer vos cupidités, vous êtes obligé de rassasier celles d'autrui. Cela ne peut se faire qu'avec beaucoup de choses qui déplaisent à Dieu, et l'ardeur de tant de désirs n'est pourtant pas satisfaite; il est plus facile de les refréner dans ceux qui aiment Dieu que de les assouvir dans ceux qui aiment le monde. C'est pourquoi la divine Ecriture nous dit: «N'aimez pas le monde, ni ce qui est dans le monde. Si quelqu'un aime le monde, il n'aime pas le Père, parce que tout ce qui est dans le monde est concupiscence de la chair, et concupiscence des yeux, et orgueil de la vie, ce qui ne vient point du Père, mais du monde. Or, le monde passe et sa concupiscence; mais celui qui fait la volonté de Dieu demeure éternellement, comme Dieu lui-même demeure éternellement (1).» Pourrez-vous, sans faire ce que Dieu défend et vous exposer à ses menacés, pourrez-vous, je ne dis pas rassasier, ce qui ne se peut, mais contenter de quelque manière, en vue d'épargner de moindres maux, la concupiscence de tant d'hommes armés, dont la cruauté est redoutable? Que de débris amoncelés parleur cupidité violente! Et que reste-t-il à prendre là où ils ont passé?

7. Que dirai-je de l'Afrique dévastée par les Barbares même de l'Afrique, sans que personne les arrête? Sous le poids de vos propres affaires, vous ne faites rien pour détourner ces malheurs. Quand Boniface n'était que tribun, il domptait et contenait toutes ces nations avec une poignée d'alliés; qui aurait cru que Boniface devenu comte, et établi en Afrique avec une grande armée et un grand pouvoir, les Barbares se seraient avancés avec tant d'audace, auraient tant ravagé, tant pillé et changé en solitudes tant de lieux naguère si peuplés? N'avait-on pas dit que dès que vous seriez revêtu de l'autorité de comte, les Barbares de l'Afrique ne seraient pas seulement domptés, mais tributaires de la puissance romaine? Vous voyez maintenant combien ont été déçues les espérances des hommes; je ne vous en parlerai pas plus longtemps: vos pensées sur ce point peuvent être plus abondantes et plus fortes que nos paroles.

1. 1Jn 2,15-17.

8. Mais peut-être me répondrez-vous qu'il faut plutôt imputer ces maux à ceux qui vous ont blessé (1), et qui ont payé par d'ingrates duretés vos coura,eux services. Ce sont là des choses que je ne puis ni savoir ni juger; voyez et examinez-vous vous-même, non pas pour savoir si vous avez raison avec les hommes, mais si vous avez raison avec Dieu; puisque vous vivez fidèlement dans le Christ vous devez craindre de l'offenser lui-même. Je cherche, plus haut que les querelles et les ressentiments, la cause de nos malheurs: les hommes doivent imputer à leurs péchés les grands maux que souffre l'Afrique. Toutefois, je ne voudrais pas que vous fassiez du nombre de ces méchants et de ces impies dont Dieu se sert pour frapper ceux qu'il veut de peines temporelles. Des supplices éternels sont réservés à ces méchants lorsqu'ayant été les instruments de la justice de Dieu en cette vie, ils ne se corrigent pas de leur malice. Sonnez à Dieu, regardez le Christ qui a fait tant de bien et souffert tant de mal. Ceux qui désirent appartenir à son royaume et vivre avec lui et sous sa loi dans une éternelle félicité, doivent aimer leurs ennemis, faire du bien à ceux qui les haïssent et prier pour ceux qui les persécutent (2); et quand ils sont obligés d'employer la sévérité au profit de l'ordre, ils gardent toujours une sincère charité. Si donc vous avez reçu des biens de l'empire romain, des biens terrestres et passagers, car l'empire romain lui-même est terrestre et n'est pas du ciel, et ne peut donner que ce qu'il a en sa puissance, ne lui rendez pas le mal pour le bien; et si vous en avez reçu du mal, ne lui rendez pas le mal pour le mal. Laquelle de ces deux situations est la vôtre? c'est ce que je ne veux pas examiner, c'est ce que je ne peux pas juger; je parle à un chrétien: ne rendez ni le mal pour le bien, ni le mal pour le mal.

9. Vous me direz peut-être: que voulez-vous que je fasse dans un si grand embarras? Si vous me demandez un conseil selon le monde et comment vous pourriez sauvegarder votre existence passagère, conserver et même accroître la puissance et la richesse que vous avez maintenant, je ne sais ce que je dois vous répondre, car il n'y a pas de conseil

1. Il s'agit bien évidemment ici de la conduite de l'impératrice Placidie et d'Aétius contre Boniface. - 2. Mt 5,44

certain pour des choses incertaines. Mais si vous me consultez selon Dieu pour sauver votre âme, et si vous vous rappelez avec crainte ces paroles de l'Evangile: «Que sert-il à l'homme de gagner le monde entier s'il perd son âme (1)?» je puis vous répondre en parfaite assurance, et j'ai un consul à vous donner. Ou plutôt je n'en ai pas d'autre que de vous répéter ce que j'ai dit plus haut: «N'aimez pas le monde ni ce qui est dans le monde. Si quelqu'un aime le monde, l'amour du Père n'est point en lui, car tout ce qui est dans le monde est concupiscence de la chair, et concupiscence des yeux, et orgueil de la vie: ce qui ne vient point du Père, mais du monde. Or le monde passe, et sa concupiscence; mais celui qui fait la volonté de Dieu demeure éternellement, comme Dieu lui-même demeure éternellement (2).» Voilà un conseil; saisissez-le et agissez. Faites voir si vous êtes un homme fort; triomphez des cupidités par lesquelles on aime ce monde, faites pénitence du mal passé, alors que, vaincu par ses cupidités, vous vous laissiez entraîner aux mauvais désirs. Si vous recevez ce conseil, si vous vous y tenez et que vous le suiviez, vous parviendrez à ces biens qu'on ne peut pas. perdre, et vous serez sûr du salut de votre âme au milieu des incertitudes de votre vie et de ce temps.

10. Mais peut-être me demandez-vous encore une fois comment vous pourriez pratiquer ces conseils au milieu de tant de nécessités de ce monde qui vous enveloppent. Priez fortement et dites à Dieu, comme le Psalmiste: «Délivrez-moi des maux qui m'accablent (3).» Ces maux finissent lorsque ces cupidités sont vaincues. Celui qui, exauçant vos prières et les nôtres, vous a sauvé de tant et de si grands dangers dans ces guerres visibles où l'âme n'est pas exposée quand elle est affranchie de mauvais désirs, mais la vie seulement et une vie qui doit finir; Celui-là, dis-je, vous exaucera pour que vous triomphiez des ennemis intérieurs et invisibles, c'est-à-dire pour que vous domptiez invisiblement et spirituellement vos passions, et que vous usiez de ce monde comme n'en usant pas; il permettra que vous changiez en biens véritables les biens de ce monde, et que leur possession ne vous rende pas mauvais. Et d'ailleurs ce sont aussi des biens; les hommes ne les reçoivent pas

1. Mt 16,26. - 2. 1Jn 2,15-17. - 3. Ps 24,17

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d'un autre que de Celui dont le pouvoir s'étend sur toutes les choses du ciel et de la terre. De peur qu'on ne croie que ce soit des maux, Dieu les donne aussi aux bons; mais de pur qu'on ne croie que ce soit de grands et (le souverains biens, Dieu les donne aux méchants; et quand il les ôte aux bons, c'est une épreuve; aux méchants, c'est un supplice.

11. Qui donc ignore, qui donc est assez insensé pour ne pas voir que la santé de ce corps mortel, la vigueur de ces membres corruptibles, la victoire sur les ennemis, les honneurs et la puissance temporelle et les autres biens d'ici-bas sont donnés aux bons comme aux méchants et enlevés aux uns comme aux autres? Mais le salut de l'âme avec la radieuse immortalité du corps, la force de la justice, la victoire sur les passions ennemies, la gloire, l'honneur et la paix dans l'éternité ne sont donnés qu'aux bons. Aussi ce sont les biens que vous devez aimer, désirer, chercher par tous les moyens. Pour les obtenir et les posséder, faites des aumônes, priez, jeûnez autant que vous le pouvez sans que votre santé en soutire. Mais n'aimez pas les biens terrestres, quelque grande que soit la part que vous en aviez: usez-en de manière à en tirer un grand parti pour le bien et à ne faire aucun mal. Car tout cela périra; mais les bonnes oeuvres ne périssent point, même celles qui se font avec des biens périssables.

12. Si vous n'étiez pas marié, je vous dirais, comme à Tubunes, de vivre dans une sainte continence; je vous demanderais ce que nous vous défendîmes alors, je vous demanderais, autant que vous le permettraient les choses humaines, de renoncer aux armes et de vivre dans la société des saints, comme vous le souhaitiez à cette époque: c'est là que les soldats du Christ combattent en silence, non point pour tuer des hommes, mais pour résister aux princes, aux puissants et aux esprits du mal (1), c'est à dire au démon et à ses anges. Car les saints triomphent de ces ennemis qu'ils ne peuvent pas voir; ils triomphent de ces ennemis invisibles en se domptant eux-mêmes. Mais votre mariage m'empêche de vous exhorter à embrasser la vie monastique; il ne vous serait pas permis de vivre dans la continence sans le consentement de votre femme. Vous n'auriez pas dû vous marier après les paroles de Tubunes; mais celle qui est maintenant votre

1. Ep 6,12.

femme, ne les connaissant pas, s'est unie à vous en toute simplicité de coeur. Plût à Dieu que vous pussiez lui persuader de garder la continence, pour que rien ne vous empêche d'accomplir envers Dieu les promesses que vous reconnaissez lui avoir faites! Mais si cela ne se peut, conservez au moins la chasteté conjugale, et demandez à ce Dieu qui vous tirera de vos maux, de pouvoir faire un jour ce que vous ne pouvez pas présentement. Cependant le mariage n'empêche pas ou ne doit pas empêcher que vous aimiez Dieu et que vous n'aimiez pas le monde; que dans les entreprises de guerre où vous pouvez vous trouver encore, vous gardiez la foi promise et ne perdiez jamais de vue la paix; que vous vous serviez des biens de ce monde pour accomplir de bonnes oeuvres, et qu'à cause de ces biens vous ne fassiez jamais le mal. Voilà, mon fils bien-aimé, ce que mon amour pour vous m'a porté à vous écrire; c'est un amour selon Dieu et non pas selon le monde. L'Ecriture a dit: «Reprenez le sage, et il vous aimera; reprenez l'insensé, et vous gagnerez qu'il vous haïsse (1).» J'ai dû penser que vous n'étiez pas un insensé, mais un sage.




LETTRE CCXXI. (Année 427)

Quodvultdeus, de sainte mémoire, alors diacre, et qui occupa plus tard le siége de Carthage, demande à saint Augustin un travail où soient brièvement marquées les erreurs de chaque hérésie et les réponses des catholiques.

QUODVULTDEUS, DIACRE A SON VÉNÉRABLE SEIGNEUR ET BIENHEUREUX PÈRE AUGUSTIN, ÉVÊQUE.

1. J'ai appréhendé longtemps, et j'ai bien souvent remis ce que j'ose aujourd'hui: mais j'y suis décidé surtout par la bonté de votre béatitude, à laquelle tous rendent hommage. En songeant à cette bonté si connue, j'ai craint que, devant Dieu, il n'y eût de l'orgueil à ne pas demander, de la négligence à ne pas chercher, de la paresse à ne pas frapper à la porte. Je crois qu'ici ma bonne volonté pourrait suffire, lors même que ma démarche serait sans fruit; mais je sais avec certitude que votre pieuse intelligence, tout entière au Christ, est non-seulement prête à ouvrir à tous ceux qui le veulent la porte des vérités divines dont une grâce céleste vous donne les clefs, mais encore qu'elle s'adresse aux hommes de mauvaise volonté pour les déterminer à entrer. Je n'aurai donc garde de retenir longtemps votre révérence par des discours inutiles, et je vous dirai brièvement le but de ma prière.

1. Pr 9,8.

2. J'ai reconnu par moi-même qu'il y a des ignorants dans le clergé de cette grande ville (1), et votre sainteté jugera si ce que je désire ne serait pas profitable à tous les ecclésiastiques. Malgré mon indignité, je désire l'obtenir par le privilège de tous ceux qui cherchent à s'éclairer de vos travaux, vénérable seigneur et bienheureux père. Je demande donc à votre béatitude de vouloir bien nous dire quelles ont été, depuis l'établissement du christianisme, les hérésies, et en quoi ont consisté ou consistent encore leurs erreurs, ce qu'elles ont pensé ou pensent encore contre l'Église catholique, sur la foi, sur la Trinité, le baptême, la pénitence, Jésus-Christ homme, Jésus-Christ Dieu, la résurrection, le Nouveau et l'Ancien Testament, et tous les points sur lesquels chacune de ces hérésies se sépare de la vérité; quelles sont celles qui ont le baptême et celles qui ne l'ont pas, quelles sont celles après lesquelles l'Église baptise, sans rebaptiser, et ce que l'Église répond à chacune d'elles par la loi, l'autorité et la raison.

3. Je ne suis pas assez sot, croyez-le, pour ne pas voir qu'il faudrait beaucoup de gros volumes pour un travail détaillé et complet. Ce n'est pas ce que je demande; d'ailleurs je ne doute pas que cela n'ait été fait plus d'une fois; mais j'ose vous prier de nous marquer brièvement et sommairement les opinions de chaque hérésie et de nous exposer, dans une mesure qui suffise à notre instruction, quelle est la doctrine de l'Église catholique contre chacune de ces erreurs. Ce serait comme un abrégé de tous nos auteurs sur ces matières; si quelqu'un voulait connaître plus au long les objections, ou s'il ne se trouvait pas assez convaincu, on le renverrait aux grands et magnifiques travaux qui ont approfondi ces questions et surtout à ceux de votre révérence. Mais je pense qu'une indication de ce genre suffirait aux savants et aux ignorants, à ceux qui ont du loisir et à ceux qui n'en ont pas, à tous les clercs, quels que soient leurs rangs dans l'Église; car celui qui a beaucoup lu se souvient à l'aide de peu de mots; celui qui sait peu s'instruit dans des abrégés et y apprend ce qu'il faut penser ou éviter, ce qu'il faut faire ou ne pas faire. Peut-être même, si je ne me trompe pas, ce petit ouvrage ne serait-il pas déplacé au milieu de vos autres travaux admirables pour confondre la malignité et les mensonges des calomniateurs. L'erreur, dans le vaste champ de ses agressions, rencontre de tous côtés d'infranchissables barrières, et la vérité lui lance toutes sortes de traits; mais un petit livre comme celui que je désire serait une espèce de javelot dont les ennemis de la vérité sentiraient les atteintes multipliées: ils n'oseraient plus exhaler leur souffle de mort.

4. Je vois que je vous suis incommode; vous avez mieux à penser et de plus grandes choses à faire, sans compter le poids de votre sainte vieillesse et de vos infirmités. Mais, au nom de Notre-Seigneur Jésus-Christ, qui vous a si volontiers fait part de sa sagesse, je demande que vous accordiez

1. Carthage.

cette grâce aux ecclésiastiques ignorants, vous qui vous reconnaissez «redevable aux savants et aux simples (1),» et qui aurez le droit de dire: «Voyez que je n'ai pas travaillé pour moi seul, mais pour tous ceux qui aiment la vérité (2).» Je pourrais encore vous adresser les instantes prières de beaucoup d'autres et me présenter à vous, entouré d'ignorants comme moi; mais j'aime mieux écouter votre réponse que de vous obliger à me lire plus longtemps.

1. Rm 1,14. - 2. Si 24,47 Si 33,18





Augustin, lettres - LETTRE CCXVII. (Année 427)