Augustin, du libre arbitre 118

CHAPITRE VIII. LA RAISON QUI PLACE L'HOMME AU-DESSUS DES ANIMAUX DOIT DOMINER EN LUI-MÊME.

118
18. A. Voici ce que je veux dire: ce qui place l'homme au-dessus des animaux, de quelque nom qu'on l'appelle, pensée, esprit (nous trouvons l'un et l'autre dans les livres divins), doit dominer en lui et commander à tous les autres éléments constitutifs de sa nature; et c'est à cette condition que l'homme sera parfaitement ordonné. En effet, il y a en nous bien des choses qui nous sont communes, non-seulement avec les animaux, mais même avec le bois et les plantes. Ainsi, l'alimentation du corps, la croissance, la génération, le développement physique, appartiennent aux arbres même, dont la sphère vitale est des plus étroites. D'un autre côté, la vue, l'ouïe, l'odorat, le goût, le toucher, tous ces sens corporels existent chez les bêtes, et la plupart les possèdent à un plus haut degré que nous-mêmes; c'est un fait visible et que tout le monde reconnaît. Ajoute à cela les forces, la vigueur et la solidité des membres, la promptitude et la souplesse des mouvements du corps, par lesquelles nous leur sommes tantôt supérieurs, tantôt égaux, tantôt même inférieurs. Nous faisons encore partie du genre animal, en compagnie des bêtes. Or, l'activité animale se concentre tout entière dans la recherche des voluptés et la fuite des souffrances corporelles.

On trouve de plus dans l'homme certains actes qui paraissent étrangers aux animaux, comme la plaisanterie et le rire; mais ce n'est pas ce qu'il y a de plus élevé en lui: et quiconque juge la nature humaine avec un sens parfaitement droit, estime que si ces choses appartiennent à l'humanité, elles sont ce qu'il y a de plus infime en elle. Viennent ensuite l'amour de la louange et de la gloire, le désir de la domination; si les bêtes ne les ont pas, nous sommes forcés néanmoins d'admettre que ce n'est pas par ces passions que nous sommes meilleurs qu'elles. Car lorsque cette sorte d'appétits n'est pas soumise à la raison, elle nous rend misérables; et personne n'a jamais songé à se faire un titre de sa misère pour se préférer à quoi que ce soit. Donc, lorsque la raison domine ces mouvements de l'âme, on doit dire que l'homme est dans l'ordre. Car il n'y a pas d'ordre parfait, il n'y a pas d'ordre du tout, lorsque les choses meilleures sont soumises aux plus mauvaises. Ne penses-tu pas ainsi?- E. Cela est évident. - A. Donc lorsque cette raison, pensée ou esprit, règle les mouvements irrationnels de l'âme, il faut dire que ce qui domine dans l'homme est ce qui doit y dominer en vertu de cette loi que nous avons reconnu être la loi éternelle. - E. Je comprends et je te suis.



CHAPITRE IX. L'EMPIRE OU L'ASSERVISSEMENT DE LA RAISON CARACTÉRISENT LE SAGE ET L'INSENSÉ.

119
19. A. Lorsqu'un homme est ainsi établi dans l'ordre, ne te paraît-il pas sage? - E. Si celui-là ne paraît pas digne de ce nom, je douce qu'on en puisse trouver un autre. - [329] A. Tu sais aussi, je crois, que la plupart des hommes sont insensés. - E. Cela est encore assez certain. - A. Mais si l'insensé est le contraire du sage, comme nous avons trouvé le sage, il est à croire que tu comprends ce que c'est qu'un insensé. - E. Qui ne verrait que l'insensé est celui en qui l'esprit n'a pas le souverain pouvoir? - A. Lorsqu'un homme en est là, que faut-il donc dire de lui? qu'il n'y a pas d'esprit en lui? ou qu'il y en a un, mais qu'il n'y domine pas? - E. C'est plutôt ce que tu viens de dire en dernier lieu. - A. Je voudrais bien t'entendre me dire comment tu t'expliques ce fait de l'esprit existant en l'homme, pour exercer son empire. - E. Que ne consens-tu à te charger toi-même de cette tâche, il ne me serait pas facile de l'accomplir. - A. Il t'est facile du moins de te rappeler ce que nous avons dit tout à l'heure; les bêtes, apprivoisées ou domptées par les hommes, leur sont soumises; elles imposeraient à leur tour le même joug aux hommes, si, comme le raisonnement l'a démontré, ceux-ci ne leur étaient pas supérieurs en quelque chose. Nous ne rencontrions pas le principe de cette supériorité dans le corps; comme il était manifestement dans l'âme, nous n'avons pas trouvé de nom plus convenable à lui donner que celui de raison; et nous nous sommes souvenus ensuite que la raison s'appelle encore pensée ou esprit. Si, néanmoins, la raison est une chose, et l'esprit une autre, il a été reconnu que l'esprit seul peut avoir l'usage de la raison. D'où il résulte que celui qui a l'usage de la raison, ne peut être sans esprit. - E. Je me le rappelle fort bien, et je comprends. - A. Eh bien! crois-tu que les dompteurs d'animaux rie puissent être que des sages? Car j'appelle sages ceux que la vérité veut qu'on appelle ainsi, c'est-à-dire ceux qui, établissant en eux le règne de l'esprit, ont conquis la paix en soumettant toutes leurs passions.- E. Il est ridicule de prendre pour des sages ceux qui portent vulgairement le nom de dompteurs d'animaux, de bergers, de bouviers, de cochers, et que nous voyons gouverner les animaux domestiques, ou dompter les bêtes sauvages. - A. Eh bien! tu tiens la preuve la plus certaine et la plus évidente de l'existence dans l'homme d'un esprit qui ne domine pas en lui. En effet, ces hommes ont un esprit, puisqu'ils font des choses impossibles à faire sans l'esprit; mais leur esprit ne règne pas en eux, puisqu'ils vivent en insensés, et qu'il est reconnu que l'empire de l'esprit fait seul les sages. - E. Je m'étonne, en vérité, de n'avoir pas trouvé la réponse; elle était renfermée dans ce qui avait été établi précédemment.



CHAPITRE X. RIEN NE FORCE L'ESPRIT A ETRE L'ESCLAVE DE LA PASSION.

120
20. E. Mais passons à d'autres raisonnements. Il est acquis d'une part que le règne de l'esprit humain constitue la sagesse de l'homme, et d'autre part que ce règne de l'esprit peut n'être pas en lui. - A. Cet esprit auquel, comme nous le savons, la loi naturelle a accordé l'empire sur les passions, penses-tu que la passion soit plus puissante que lui? Pour moi, je ne le pense pas. Car il ne serait pas dans l'ordre que ce qui est moins puissant commandât à ce qui est plus puissant. C'est pourquoi il me paraît de toute nécessité que l'esprit ait plus de pouvoir que la passion, par cela même qu'il la domine en toute raison et justice. - E. Je suis aussi de ce sentiment. - A. Et la préférence que nous n'hésitons pas de donner à chaque vertu sur chaque vice, ne consiste-t-elle pas aussi en ce que plus une vertu est sincère et élevée, plus elle est solide et invincible?- E. Qui ne l'admettrait? - A. Donc aucune âme vicieuse ne domine une âme armée de vertu?- E. C'est parfaitement vrai. - A. Maintenant, tu ne nieras pas, je pense, qu'une âme quelconque soit meilleure et plus puissante que quelque corps que ce soit. - E. Personne ne le niera; car il est facile de voir que la substance vivante doit être préférée à une substance sans vie, aussi bien que la substance qui donne la vie à celle qui la reçoit. - A. A plus forte raison donc un corps quel qu'il soit, ne l'emporte pas sur un esprit doué de vertu. - E. Cela est de la plus haute évidence. - A. Et une âme juste, un esprit gardant son droit et son empire peut-il précipiter de son trône un autre esprit possédant la même royauté de justice et de vertu, et la soumettre à la passion?- E. Cela ne se peut en aucune manière, et non seulement parce que la vertu est la même dans les deux, mais parce que celui qui voudrait corrompre l'autre, [330] deviendrait lui-même un esprit vicieux, et par là même plus faible que le premier.

121
21. A. Tu as bien compris. Il ne te reste plus qu'à me répondre, si tu le peux, à une dernière question: Penses-tu qu'il y ait quelque chose de supérieur à un esprit raisonnable et sage? - E. Non, si ce n'est Dieu. - A. C'est aussi mon sentiment. Mais ce sujet est difficile et ce n'est pas le moment de le traiter pour arriver à le comprendre, bien que nous tenions par la foi cette supériorité de Dieu comme très-certaine. C'est pourquoi épuisons, avec soin et prudence, la question posée tout à l'heure.



CHAPITRE 11. L'AME QUI S'ABANDONNE A LA PASSION PAR SA LIBRE VOLONTÉ EST JUSTEMENT PUNIE.

Pour le moment nous savons assez que l'être supérieur à l'âme douée de vertu, quel qu'il soit, ne peut être aucunement injuste. Aussi lors même qu'il en aurait le pouvoir, cet être ne forcera pas non plus l'âme à se faire l'esclave de la passion. - E. Personne n'hésitera à admettre pleinement ce que tu dis. - A. Ainsi d'une part tout ce qui est égal ou supérieur à l'âme jouissant de sa royauté et en possession de la vertu, ne la rend pas esclave de la passion; parce que la justice s'y oppose; d'autre part toutes les choses qui lui sont inférieures ne le peuvent pas davantage, parce que leur infirmité les en empêche. Donc il demeure acquis que ce qui rend l'âme complice de la passion, c'est la propre volonté et le libre arbitre. - E. Cette conclusion est de la logique la plus rigoureuse.

122
22. A. N'en concluras-tu pas aussi qu'elle est justement punie par un si grand péché?E. Je ne puis le nier. - A. Mais quoi! cette domination même de la passion sur l'âme est-elle un faible châtiment? On voit alors cette âme, dépouillée des richesses opulentes de la vertu, traîner çà et là son indigence et son dénuement; tantôt approuver, au lieu des vérités, les mensonges, s'en faire même le défenseur; puis désapprouver ce qu'elle avait approuvé d'abord, mais pour se précipiter dans de nouvelles erreurs; tantôt retenir son. jugement et redouter presque toujours les raisons qui l'éclaireraient; tantôt désespérer de découvrir jamais la vérité, et s'enfoncer ainsi dans les ténèbres de la folle; tantôt faire effort vers la lumière pour comprendre, puis fatiguée retomber encore. En même temps ses penchants vicieux lui font sentir leur tyrannie cruelle, et voilà l'âme et la vie, et l'homme tout entier bouleversé par mille tempêtes contraires; ici l'anxiété, là la vaine et fausse joie; ailleurs le tourment qui suit la perte d'un objet qu'il aimait, puis l'ardeur à en poursuivre un autre qu'il n'avait pas possédé encore; ailleurs le supplice que lui cause une injure reçue, et après, la flamme de la vengeance; de quelque côté qu'il se tourne, l'avarice l'oppresse, la prodigalité le dilate lâchement, l'ambition le captive, l'orgueil l'enfle, l'envie le torture, l'oisiveté le fait languir; la fierté le pique, l'humiliation l'abat; en un mot, toutes les innombrables agitations qui constituent ce règne de la passion le tourmentent sans merci. Pouvons-nous considérer comme peu de chose ce châtiment que subit nécessairement, comme tu le vois, quiconque ne s'attache pas à la sagesse?

123
23. E. Oui, ce châtiment est grand, et cette punition est juste envers celui qui placé d'abord sur le trône sublime de la sagesse aurait voulu ensuite en descendre afin de se faire l'esclave de la passion; je le reconnais. Mais peut-il exister quelqu'un qui ait voulu ou veuille en agir ainsi? je n'en sais rien. Nous croyons, sans doute, que l'homme a été créé de Dieu dans une perfection telle, et si bien établi dans la vie heureuse, qu'il n'a pu déchoir que par sa propre volonté. Mais cette vérité que je tiens d'une foi ferme, je ne la comprends pas encore. Et je serais désolé de te voir différer l'examen de cette question.



CHAPITRE XII. LES ESCLAVES DE LA PASSION SUBISSENT JUSTEMENT LES PEINES DE LA VIE MORTELLE, QUAND MÊME ILS N'AURAIENT JAMAIS EU LA SAGESSE.

124
24. Pourquoi souffrons-nous de si cruelles peines, nous qui sommes certainement insensés, et qui n'avons jamais été sages? Et comment peut-on dire que nous sommes ainsi punis avec justice pour avoir quitté le palais de la vertu et choisi la servitude de la passion? Voilà ce qui m'émeut le plus, et je ne t'accorde point de trêve que tu n'aies, si cela est en ton pouvoir, éclairci ce point. - A. Tu [331] parles ici absolument comme s'il était évident que nous n'ayons jamais été sages; car tu ne liens compte que du temps depuis lequel nous sommes dans cette vie. Mais comme la sagesse réside dans l'âme, notre âme n'a-t-elle point joui de quelque autre vie avant d'être unie à ce corps? C'est là une grande question, un grand mystère que nous scruterons en son heu. Toutefois, les données que nous avons actuellement ne sont pas telles, que nous ne puissions éclaircir le problème.

125
25. En effet, je te demanderai d'abord s'il existe en nous quelque volonté. - E. Je n'en sais rien. - A. Veux-tu le savoir? - E. Je ne le sais pas davantage. - A. Alors brisons là, et ne me fais plus aucune question.- E. Pourquoi?- A. Parce que je ne dois pas répondre à tes demandes, si tu ne veux pas savoir la réponse à tes questions. De plus, si tu ne veux pas parvenir à la sagesse, il est inutile de discourir avec toi sur ces matières. Enfin, tu ne pourras plus être mon ami, si tu ne me veux du bien. Et quant à ce qui te regarde personnellement, vois si tu n'as aucune volonté d'être toi-même heureux. - E. Je l'avoue, nous ne pouvons nier que nous avons de la volonté. Continues donc, et voyons ce que tu bâtiras là-dessus. - A. J'y consens. Mais dis-moi auparavant si tu as la conscience d'avoir une bonne volonté. - E. Qu'est-ce que la bonne volonté? - A. C'est la volonté par laquelle nous désirons mener une vie droite et honnête et parvenir à la suprême sagesse. Vois donc tout de suite si tu ne désires pas cette vie honnête et droite, si tu ne veux pas fortement devenir sage, ou du moins si tu oses nier que, quand nous voulons ainsi, nous avons une bonne volonté. - E. Je ne nie rien de tout cela; et par conséquent, je reconnais que non seulement j'ai de la volonté, mais encore une bonne volonté. - A. Combien, dis-moi, estimes-tu cette volonté? Penses-tu qu'on puisse mettre en comparaison avec elle ou les richesses, ou les honneurs, ou les voluptés du corps, ou toutes. ces choses ensemble? - E. Dieu me préserve de cette criminelle folie! - A. Nous avons donc dans l'âme une chose, à savoir cette bonne volonté même, en présence de laquelle paraissent viles et abjectes toutes ces choses que j'ai énumérées et que poursuit la multitude des hommes par toutes sortes de travaux et à travers tous les dangers? Devons-nous nous réjouir de la possession d'un si grand bien? - E. Oui, il faut s'en réjouir, et grandement. - A. Eh bien! ceux qui n'ont pas cette joie. crois-tu qu'ils fassent une perte légère dès qu'ils sont privés d'un si grand bien? - E. J'estime au contraire cette perte immense.

126
26. A. Tu vois donc maintenant, je pense, que la jouissance ou la privation d'un bien si grand et si vrai est en notre volonté. Car, qu'est-ce qui est plus en notre volonté que notre volonté elle-même? Quiconque possède la bonne volonté, possède certainement un bien infiniment préférable à tous les royaumes terrestres et à toutes les voluptés du corps. Au contraire, quiconque ne la possède pas, est assurément privé d'un bien qui l'emporte sur tous ceux qui ne sont point en notre pouvoir, et que la volonté seule lui donnerait par elle-même. Si donc un pareil homme se juge très-misérable quand il a perdu une glorieuse renommée, de grandes richesses et tous les biens du corps, ne le jugeras-tu pas bien misérable à ton tour, lors même qu'il jouirait de tout en abondance, s'il s'attache à toutes ces choses qu'il peut perdre très-facilement, qu'il n'a pas quand il le veut, tandis qu'il se prive de cette bonne volonté qui leur est si supérieure et qu'il suffit de vouloir pour l'avoir, toute précieuse qu'elle est? - E. C'est très-vrai. - A. C'est donc avec beaucoup de raisons que les insensés sont affligés de cette misère, quand même ils n'auraient jamais été sages, question douteuse et très-profonde comme nous l'avons dit. - E. Je l'admets.



CHAPITRE XIII. LA VIE HEUREUSE COMME LA VIE MISÉRABLE DÉPEND DE NOTRE VOLONTÉ.

12727. A. Réfléchis maintenant, et dis-moi si la prudence n'est pas la science des choses qu'il faut rechercher et de celles qu'il faut éviter? E. Cela me paraît ainsi. - A. Et la force, n'est-ce pas ce sentiment de l'âme qui nous fait mépriser toutes les incommodités, et la perte des choses qui ne sont point en notre pouvoir? - E. Je le crois. - A. Puis, qu'est-ce que la tempérance, sinon ce sentiment qui comprime et enchaîne le désir des choses qu'on ne peut désirer saris honte? Penses-tu autrement? - E. Ici encore je pense comme tu parles.- A. Enfin que dirons-nous de la justice, si ce n'est [332] qu'elle est cette vertu qui rend à chacun ce qui lui est dû?- E. Je n'ai pas une autre notion de la justice. - A. Supposons donc un homme doué de cette bonne volonté dont l'excellence fait depuis longtemps le sujet de notre discours; un homme qui embrasse avec amour cette unique richesse, sachant qu'il n'a rien de meilleur; qui en fait ses délices, qui en jouit enfin et s'en réjouit, se plaît à la considérer, à juger combien elle est précieuse, et comment il est impossible de la lui ravir ou dérober malgré lui. Pourrons-nous douter que cet homme ne combatte tout ce qui est hostile à ce bien unique? - E. Il combattra nécessairement. - A. N'est-ce pas avouer alors qu'il est doué de prudence, puisqu'il voit qu'il faut rechercher ce bien, et éviter tout ce qui y est contraire? - E. A mon avis, personne ne peut en agir ainsi sans la prudence. - A. Très-bien; mais pourquoi ne lui. accorderons-nous pas aussi la force? Car il ne peut aimer ni beaucoup estimer toutes les choses qui rie sont point en notre pouvoir. Quand on les aime, c'est avec la mauvaise volonté, et il résiste nécessairement à celle-ci, puisqu'elle est l'ennemie de son bien le plus cher. D'ailleurs, comme il ne les aime pas, il n'a point de chagrins en les perdant, ainsi il les méprise pleinement, et c'est là l'oeuvre de la force, nous l'avons dit et nous en sommes d'accord. - E. Accordons-lui sans crainte cette vertu; aussi bien je ne vois pas qui je pourrais appeler avec plus de vérité un homme fort, sinon celui qui supporte d'un coeur calme et tranquille la privation de ces choses qu'il n'est pas en notre pouvoir de nous donner ou d'acquérir, et nous avons reconnu que l'homme dont nous parlons en agit nécessairement de cette sorte. - A. Vois maintenant si nous pouvons lui refuser la tempérance, cette vertu qui comprime les passions. La bonne volonté a-t-elle un plus grand ennemi que la passion? Cela suffit pour te faire comprendre que cet amant de la bonne volonté résiste de toutes ses forces à ses passions, les combat, et c'est avec raison qu'on l'appellera un homme tempérant. - E. Continue, je suis de ton avis. - A. Reste la justice, et je ne vois pas en vérité comment elle lui manquerait. En effet, celui qui possède et aime la bonne volonté, qui en outre résiste, comme nous l'avons dit, à tout ce qui est hostile, ne peut avoir de mauvais vouloir contre qui que ce soit. Il s'ensuit qu'il ne commet d'injustice contre personne, ce qui ne se peut que quand on rend à chacun ce qui lui est dû, et c'est en quoi consiste la justice; tu l'as reconnu, je crois, et tu t'en souviens. E. Je m'en souviens fort bien, et j'avoue que nous avons trouvé dans l'homme qui estime et aime grandement sa bonne volonté, chacune des quatre vertus que tu as définies tout à l'heure d'accord avec moi.

128
28. A. Qui nous empêche donc de reconnaître que la vie de cet homme est louable? E. Mais rien, au contraire, tout nous y invite et même tout nous y force. - A. Maintenant, n'es-tu pas d'avis qu'il faut éviter la vie misérable? - E. J'en suis parfaitement d'avis; il y a plus, j'estime que nous n'avons rien autre à faire. - A. Mais la vie louable, tu penses sans doute qu'elle n'est pas à éviter? - E. Je pense mieux; il faut employer tous ses soins à là rechercher. - A. Ce n'est donc pas la vie misérable qui est la vie louable? - E. Cela s'ensuit nécessairement. - A. Ce qui reste à te faire admettre n'éprouvera, je pense, aucune difficulté de ta part: C'est que la vie heureuse est celle qui n'est point misérable. - E. Ceci est de la plus haute évidence. - A. Tu conviens donc que l'homme est heureux quand il aime sa bonne volonté et qu'il méprise, à cause d'elle, tous les autres biens, dont la perte peut survenir lors même que demeure la volonté de les conserver? - E. Il faut bien que j'en convienne; n'est-ce pas la conséquence nécessaire de tout ce que nous avons admis précédemment? - A. Tu com. prends très-bien; mais dis-moi, je te prie, aimer sa bonne- volonté et en avoir cette grande estime que nous avons vue, n'est-ce pas aussi la bonne volonté elle-même?- E. Tu dis vrai. - A. Mais si c'est avec raison que nous jugeons heureux l'homme de bonne volonté, ne sera-ce pas aussi avec raison que nous estimerons misérable, celui qui a la volonté contraire.- E. Avec beaucoup de raison. - A. Alors nous n'avons plus de motif d'en douter, lors même que nous n'aurions jamais été sages antérieurement, c'est par la volonté que nous méritons et que nous menons la vie louable et heureuse; par la volonté aussi, la vie honteuse et misérable (1).- E. J'avoue que nous sommes arrivés à cette conclusion par des prémices certaines et impossibles à nier.

1. Rétr. liv. 1,ch. 9,n. 3

129
29. A. Vois-en une autre: Je crois que tu te (333) rappelles la définition que nous avons donnée de la bonne volonté: Nous avons dit, je pense, qu'elle consiste à désirer une vie droite et honnête. - E. Je m'en souviens. - A. Si donc nous aimons cette volonté, et si nous nous y attachons de tout l'élan de notre bonne volonté même, au point de la préférer à toutes ces choses que nous ne pouvons conserver, lors même que nous le voulons, notre âme sera nécessairement le séjour de ces vertus qui constituent, comme nous l'avons vu, la vie droite et honnête. D'où nous concluons que quiconque veut vivre d'une vie droite et honnête, et préférer cette volonté aux biens passagers, arrivera à son but avec une facilité si, grande, que vouloir et avoir seront pour lui la même chose (1). - E. Je te le dis en vérité, c'est à peine si je puis contenir une exclamation de joie, en voyant tout à coup se révéler à moi un bien si grand et si facile à acquérir. - A. Eh bien! cette joie même que cause la conquête de ce grand bien, lorsqu'elle tient l'âme élevée dans la tranquillité, le repos et la constance; cette joie est ce qu'on appelle la vie heureuse, car cette vie n'est pas autre chose, sans doute, que la jouissance des biens véritables et assurés. - E. Je le pense ainsi.

1. Réf. liv. 1,ch. 9,n. 3



CHAPITRE XIV. POURQUOI IL Y A PEU D'HOMMES HEUREUX QUAND TOUS VOUDRAIENT L'ÊTRE.

130
30. A. C'est bien. Mais penses-tu que tous les hommes ne veulent pas et ne désirent pas de toute manière la vie heureuse? - E. Qui doute que chaque homme n'ait cette volonté? - A. Pourquoi donc tous n'y arrivent-ils pas? Car nous l'avons dit, et nous en sommes tombés d'accord; c'est par la volonté que les hommes méritent cette vie; par la volonté aussi ils arrivent à la vie misérable, et ainsi ils n'ont que ce qu'ils méritent: mais voici maintenant je ne sais quelle contradiction qui tend à troubler les idées si bien éveillées tout à l'heure, et nos raisonnements si fortement appuyés. Comment se fait-il que quelqu'un souffre la vie misérable par sa volonté; puisque personne au monde n'a la volonté de vivre misérablement; et encore, comment se fait-il qu'un homme acquiert la vie heureuse par sa volonté, quand il y en a tant de misérables, et que tous veulent être heureux? Cela ne viendrait-il pas de ce qu'il y a une différence entre vouloir bien ou mal, et mériter quelque chose par la bonne ou la mauvaise volonté? En effet, ceux qui sont heureux et qui doivent aussi être bons, rie sont pas heureux par cela seul, qu'ils ont voulu la vie heureuse, puisque les méchants la veulent aussi; mais bien parce qu'ils l'ont voulue avec droiture, tandis que les méchants ne la veulent pas de même. C'est pourquoi il n'est nullement étonnant que les hommes misérables n'obtiennent pas ce qu'ils veulent, c'est-à-dire la vie heureuse; car ils ne veulent vraiment pas sa compagne nécessaire, celle sans laquelle personne n'en est digne, personne ne l'obtient, c'est-à-dire la vie droite. Ainsi l'a établi dans son immuable fixité la loi éternelle, à laquelle il est temps de revenir: c'est dans la volonté qu'est le mérite, mais c'est dans la béatitude et la misère que sont la récompense et le supplice (1). Ainsi;quand nous disons que les hommes sont misérables par la volonté, nous ne disons pas pour cela qu'ils veulent être misérables, mais qu'ils ont une volonté telle, que la misère s'ensuit nécessairement malgré eux; c'est pourquoi il n'y a point de contradiction entre ce raisonnement et le précédent, tous veulent être heureux et tous ne peuvent l'être, parce que tous n'ont pas la volonté de vivre avec droiture, et qu'à cette volonté seule est due la vie heureuse. As-tu quelque chose à objecter? - E. Rien absolument.

Ret. liv. 1,ch. 9,n. 3



CHAPITRE XV. QUELLE EST LA VALEUR RESPECTIVE DE LA LOI ÉTERNELLE ET DE LA LOI TEMPORELLE, ET QUI SONT CEUX QUI LEUR SONT SOUMIS.

131
31. Voyons maintenant comment ces deux considérations se rattachent à la question des deux lois. - A. Volontiers, mais dis-moi auparavant: celui qui aime la vie droite et qui en fait ses délices au point que non-seulement pour lui elle est le bien, mais encore le plaisir et la joie, aime-t-il cette loi, et la chérit-il par-dessus tout, en voyant que la vie heureuse est accordée à la bonne volonté, tandis que la vie misérable est le prix de la mauvaise? - E. Sans doute il l'aime, et il (334) l'aime d'un grand amour, puisque c'est en la suivant qu'il jouit de cette vie. - A. Mais quoi? en aimant cette loi, est-ce quelque chose de variable et de temporel ou quelque chose de stable et d'éternel qu'il aime? - E. D'éternel et d'immuable, assurément. - A. Et ceux qui persévérant dans la mauvaise volonté désirent néanmoins être heureux, peuvent-ils aimer cette loi en vertu de laquelle la misère est justement le partage de tels hommes?- E. En aucune façon, je pense. - A. Et n'aiment-ils rien autre chose? - E. Ils aiment beaucoup d'autres choses, ils aiment tout ce que cette mauvaise volonté persiste à vouloir acquérir ou conserver. - A. Je pense que tu veux parler des richesses, des honneurs, des plaisirs, de la beauté du corps et de tout le reste; qu'ils peuvent très bien ne pas acquérir quand ils le veulent et perdre quand ils ne le veulent pas. - E. C'est cela même. - A. Estimes-tu qu'elles soient éternelles, ces choses que tu vois exposées à la mobilité du temps? - E. Quel homme, fût-il en démence, voudrait le soutenir? - A. Il est donc manifeste qu'il y a des hommes aimant les choses éternelles, et d'autres les choses temporelles; d'un autre côté, nous sommes d'accord qu'il existe deux lois, l'une éternelle, l'autre temporelle: avec ton sens droit, dis-moi, lesquels doivent être soumis à la loi éternelle, lesquels à la loi temporelle? - E. Il est facile, je crois, de répondre à ta question. Ceux que l'amour des choses éternelles rend heureux me paraissent vivre sous la loi éternelle, tandis que les misérables sont sous le joug de la loi temporelle. - A. C'est bien jugé, pourvu toutefois que tu tiennes comme certain ce qui a été très-clairement démontré plus haut, à savoir que ceux qui sont sous le joug de la loi temporelle ne peuvent être affranchis de la loi éternelle, qui exprime comme nous l'avons dit, tout ce qui est juste et tout ce qui varie avec justice. Quant à ceux qui s'attachent à la loi éternelle par la bonne volonté, ils n'ont pas besoin de la loi temporelle; je vois que tu le comprends de reste. - E. Je te suis.

132
32. A. La loi éternelle ordonne donc de détourner son amour des choses temporelles, et de le tourner purifié vers les biens éternels? - E. Elle l'ordonne. - A. Que penses-tu ensuite qu'ordonne la loi temporelle? N'a-t-elle pas pour objet de régler la possession de ces choses, qu'on peut appeler nôtres pour un temps, et de la régler parmi des hommes qui s'y attachent avec passion, de telle sorte que la paix et la société humaines, puissent être conservées autant que le compode cette sorte de bien? Enumérons-les: d'abord ce corps et ce qu'on appelle ses biens, c'est-à-dire la bonne santé, l'intégrité des sens, les forces, la beauté et les autres qualités, dont les unes sont nécessaires aux arts utiles et par conséquent plus estimables, et les autres moins. Vient ensuite la liberté; elle n'existe vraiment que chez les heureux, les partisans de la loi éternelle; mais je mentionne ici cette liberté, en vertu de laquelle ceux qui n'ont point de maîtres humains se croient libres, et que désirent ceux qui voudraient être affranchis par les leurs. Puis les parents, les frères, l'épouse, les enfants, les proches, les alliés, les connaissances et tous ceux qui nous sont unis par quelque lien. Il y a aussi la patrie, qu'on a coutume de regarder comme une mère, avec les honneurs, les louanges et ce qu'on appelle la gloire populaire. En dernière ligne arrive l'argent; et sous ce nom il faut comprendre toutes les choses dont nous sommes les légitimes propriétaires et que nous semblons avoir le pouvoir de vendre ou de donner. Comment la loi humaine règle toutes ces choses entre les hommes, ce serait un long et difficile détail à faire, et il n'est nullement nécessaire au but que nous nous proposons. Il suffit de voir que la puissance de cette loi humaine se borne dans sa pénalité à priver celui qu'elle punit de tout ou partie de ces biens. C'est donc par la crainte qu'elle réprime, et qu'elle soumet à sa volonté en les tourmentant de diverses manières, les âmes des misérables au gouvernement desquelles elle est adaptée. En effet, comme ils craignent de perdre ces choses, ils se conforment, en les possédant, à de certaines règles propres à former un lien de société, tel qu'il peut exister entre des hommes de cette sorte. Mais cette loi ne punit pas le péché qui consiste à aimer ces choses, elle ne punit que l'improbité de ceux qui les ravissent aux autres. Vois donc si nous sommes arrivés à ce que tu appelais l'infini; car nous avions entrepris de rechercher en vertu de quel droit elle punit, cette loi qui régit les peuples et les cités terrestres. - E. Je vois que nous y sommes arrivés.

133
33. A. Vois-tu aussi que la peine n'existerait [335] pas, si les hommes n'aimaient pas ces choses qui peuvent leur être ravies malgré eux, soit que l'injustice les en privât, soit que la loi leur infligeât cette sorte de punition. - E. Je le vois aussi. - A. Maintenant concluons. Les uns font un mauvais usage de ces biens, les autres en usent bien. Celui qui en use mal, s'attache à eux, s'y embarrasse, en sorte qu'il est soumis à ces choses qui devraient lui être soumises; il les regarde comme des biens pour lui, tandis que c'est lui qui devrait être le bien pour elle, les réglant et les disposant comme il convient. D'un autre côté, celui qui en use avec droiture, montre qu'elles sont bonnes, mais non pas qu'elles soient des biens pour lui; car elles ne le rendent ni bon ni meilleur, et ce sont elles qui le deviennent par lui. C'est pourquoi il ne leur est point attaché par l'amour, il ne fait pas d'elle, pour ainsi parler, les membres de son âme, ce qui constitue l'amour, de peur d'être tourmenté et souillé quand on viendrait à les lui retrancher; mais il vit tout à fait au-dessus d'elles, prêt à les posséder et à les gouverner quand il en est besoin, plus prêt encore à ne les point avoir et à les perdre. Puisqu'il en est ainsi, doit-on incriminer l'or et l'argent parce qu'il y a des avares, les viandes, à cause des gourmands, le vin à cause des ivrognes, la beauté des femmes à cause des adultères et des débauchés, et ainsi du reste? Ne voit-on pas le médecin même faire un bon usage du feu, et l'empoisonneur abuser criminellement du pain? - E. Il est très-vrai que ce ne sont pas les créatures elles-mêmes qu'il faut accuser, mais les hommes qui en abusent.



CHAPITRE XVI. EPILOGUE DU LIVRE PREMIER.



A. Très-bien. Ainsi, nous avons déjà commencé de voir quelle est la valeur de la loi éternelle; nous avons trouvé de même les limites que peut atteindre la loi temporelle dans la répression; de plus, nous avons suffisamment et clairement distingué deux sortes de choses, les éternelles et les temporelles, et aussi deux sortes d'hommes, poursuivant et aimant, les uns les choses éternelles, les autres, les choses temporelles; enfin, il a été constaté que le choix en vertu duquel chacun se livre à la recherche et à l'affection des unes ou des

autres, réside dans la volonté (1); que rien, si ce n'est la volonté ne peut faire déchoir l'âme du trône de sa royauté, ni l'entraîner hors de la ligne droite de l'ordre; et il est demeuré évident qu'on ne doit incriminer aucune des créatures dont les hommes abusent, mais bien ceux qui en font abus. Maintenant, revenons s'il te plaît, à la question posée au commencement de cet entretien, et voyons si elle est résolue. Nous avions entrepris de chercher ce que c'est que mal faire, et c'est dans ce but que tout a été dit. Le moment est donc venu de réfléchir, et de voir si faire le mal ne consiste pas à négliger les choses éternelles dont l'âme jouit par elle-même, qu'elle atteint aussi par elle-même, et qu'elle ne peut perdre tandis qu'elle les aime, et à se livrer à la recherche des choses temporelles qui lui paraissent grandes et admirables, tandis qu'elles ne sont senties que par la partie la plus basse de l'homme, et qu'elles ne peuvent jamais lui être assurées. C'est dans cette unique catégorie que peuvent être rangées, selon moi,.toutes les mauvaises actions, c'est-à-dire les péchés. Que t'en semble? J'attends que tu me le fasses connaître.

Rétr. liv. 1,ch. 9,n. 3


Augustin, du libre arbitre 118