Augustin, du libre arbitre 318

CHAPITRE VI. DIRE QU'ON PRÉFÈRE LE NÉANT A LA MISÈRE, C'EST N'ÊTRE PAS SINCÈRE.

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18. Ceci établi, et quoique les prévisions divines doivent s'accomplir nécessairement, il est entièrement faux que l'on puisse attribuer au Créateur les fautes de la créature. Je ne vois point, as-tu dit, comment ne pas rejeter sur lui ce qui arrive nécessairement à son oeuvre: et moi au contraire je ne vois pas, je ne puis voir, et je certifie qu'il est impossible de voir comment on peut lui imputer tout ce qui se fait nécessairement dans sa créature, mais par la volonté de ceux qui pèchent. Si en effet un homme vient à me dire: J'aimerais mieux n'être pas que d'être malheureux: Tu mens, lui répondrai-je; n'es-tu pas malheureux maintenant? Néanmoins tu neveux pas mourir, et c'est uniquement pour avoir l'existence; ainsi tu la veux, quoique tu ne veuilles pas être malheureux. Rends donc grâces de ce que tu es volontiers, pour être délivré de ce que tu es malgré toi; car c'est volontiers que tu existes et malgré toi que tu es malheureux. Mais si tu montres de l'ingratitude pour ce que tu es volontiers, tu seras justement condamné à être ce que tu ne veux pas. Aussi quand je considère que malgré ton ingratitude tu as ce que tu désires, je loue la bonté du Créateur; et quand je constate qu'en punition de cette même ingratitude tu souffres ce qui te déplaît, je bénis la justice du suprême Ordonnateur.

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19. Si cet homme ajoute: Quand je n'aime pas la mort, ce n'est point que je préfère la souffrance au néant, c'est dans la crainte d'être plus malheureux au delà du tombeau; je répliquerai: Est-il injuste que tu sois plus malheureux? Tu ne le seras pas. La chose est-elle juste? Louons Celui dont les lois te traiteront comme tu mérites.

Et comment saurai-je, poursuit-il, que si la chose est injuste je ne serai pas plus malheureux? Je reprends: Si tu ne dépends que de toi-même, tu seras heureux, ou bien en te conduisant injustement tu seras malheureux justement. Ou bien encore en voulant, sans le pouvoir, vivre suivant la justice, tu ne dépendras pas de toi; alors donc tu ne relèveras de personne ou tu relèveras d'un autre.

Si tu ne relèves de personne, ce sera volontiers ou malgré toi. Mais. tu ne peux rien être malgré toi sans être dominé par une force quelconque; et nulle force ne saurait dominer qui ne relève de personne. Et si c'est volontiers que tu ne relèves dé personne, la raison exige encore que tu ne relèves que de toi; en vivant alors dans l'iniquité tu seras justement malheureux, ou bien possédant tout ce que tu désires tu devras rendre grâce à la bonté de ton Créaleur.

Si tu ne dépends pas de toi-même, tu seras soumis à plus puissant où à plus faible que toi; si c'est à plus faible, ce sera par ta faute et pour ton juste malheur, car tu pourras quand tu le voudras triompher de sa faiblesse. Si c'est à plus puissant, jamais tu ne pourras regarder comme injuste cette sage disposition. Il était donc souverainement exact de dire: La chose est elle injuste? Tu ne seras pas plus malheureux. Est-elle juste? Louons Celui dont les lois te traiteront comme tu mérites. [370]



CHAPITRE VII. LES MALHEUREUX MÊMES CHÉRISSENT L'EXISTENCE, PARCE QU'ILS VIENNENT DE CELUI QUI EXISTE SOUVERAINEMENT.

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20. Si l'on objecte encore: Ce qui fait que je préfère être malheureux plutôt que de n'être pas du tout, c'est que j'existe; ah 1 si j'avais pu être consulté avant d'exister, j'aurais choisi le néant plutôt qu'une existence malheureuse. Il est vrai, tout misérable que je suis maintenant, je crains de n'être plus; mais c'est le fait de ma misère elle-même, c'est elle qui me pousse à vouloir ce que je devrais ne vouloir pas, car je devrais plutôt vouloir n'être pas que d'être malheureux. Aujourd'hui sans doute je préfère la misère au néant, mais ce désir est d'autant moins raisonnable qu'il est plus déplorable, et je dois le déplorer d'autant plus que je vois avec plus d'évidence combien je devrais en être exempt.

Je répondrai: Prends garde plutôt d'être dans l'erreur là où tu crois voir la vérité. Si en effet tu étais heureux, tu préférerais l'existence à la non-existence, et maintenant que tu es misérable malgré toi, tu préfères encore exister même malheureux plutôt que de n'exister pas du tout. Considère donc, avec toute l'application dont tu es capable, quel bien est l'existence elle-même, puisque heureux et malheureux la recherchent en même temps! Si tu regardes bien tu découvriras que ton malheur est proportionné à ton éloignement de l'être souverain; que si la non-existence te semble préférable à l'existence malheureuse, c'est que tu ne contemples point ce même souverain Etre; et qu'enfin s'il te reste un désir d'exister, c'est qu'encore tu dois l'être à ce même Etre souverain.

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21. Veux-tu donc échapper à la misère? Aime en toi ce désir même de l'être. Car en voulant être de plus en plus tu te rapprocheras de Celui qui est absolument. Rends-lui grâces aussi de ce que maintenant tu existes. Si en effet tu es au-dessous de ceux qui sont heureux, tu es au-dessus de ceux qui n'ont pas même le désir du bonheur et dont un si grand nombre est célébré par les malheureux eux-mêmes. Tous les êtres néanmoins méritent des éloges en tant qu'ils sont, parce qu'ayant l'existence, par là même ils sont bons. Car plus tu aimeras l'être, plus aussi tu désireras la vie éternelle et tu aspireras au bonheur de n'avoir plus ces affections temporelles qu'imprime si profondément dans l'âme l'attachement aux choses de la vie présente. Ces choses temporelles en effet ont ce triste caractère de n'être pas avant d'avoir été créées, de s'évanouir quand elles sont et de n'être plus après s'être évanouies. Ainsi elles n'ont pas l'existence avant de l'avoir reçue, et après avoir passé elles ne l'ont plus. Comment donc les arrêter afin de les rendre permanentes, puisque pour elles commencer à exister c'est courir vers la non-existence?

Mais l'homme qui aime à être véritablement se contente de les approuver en tant qu'elles sont et réserve son amour pour ce qui subsiste à jamais. Il était inconstant en aimant les choses temporelles, il s'affermira par l'attachement à l'être éternel; son âme se dissipait en aimant ce qui passe, en aimant ce qui demeure elle se recueillera, se fortifiera et parviendra à cet être qu'elle souhaitait quand elle craignait de le perdre et qu'entraînée par l'amour des ombres fugitives elle ne pouvait le retenir.

Ainsi donc ne t'afflige pas, réjouis-toi plutôt avec transport de ce que tu préfères exister, même malheureux, plutôt que de n'être pas malheureux en n'existant plus. Ah! si tu développais de plus en plus ce commencement d'amour de l'être, comme tu t'élèverais vers l'être souverain! comme tu éviterais de te souiller au contact immodéré de ces êtres infimes qui courent à la non-existence et accablent de leurs ruines la vigueur de qui s'attache à eux! C'est en effet pour ce motif qu'en préférant le néant pour échapper à la souffrance on continuera à exister pour souffrir. Mais si l'amour de l'être surpasse l'horreur de la souffrance, qu'on ajoute encore à cet amour et qu'on bannisse cette haine; car il n'y aura plus de souffrance dès que chacun sera parfait dans son genre.



CHAPITRE VIII. NUL NE CHOISIT LE NÉANT, PAS MÊME CEUX QUI SE DONNENT LA MORT.

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22. Considère en effet combien il est absurde et incompréhensible de dire: j'aimerais mieux n'être pas que d'être malheureux. Dire: j'aimerais [371] mieux ceci que cela, c'est choisir quelque chose. Or le néant n'est pas quelque chose, il n'est rien. Comment donc choisir quand le choix ne peut tomber sur aucun objet? Quoique malheureux, dis-tu, je veux exister, mais ce vouloir n'est pas légitime. Qu'est-ce donc que tu devrais vouloir? Plutôt le néant, réponds-tu. Si c'est là ton devoir, le néant est donc meilleur. Mais comment- appeler meilleur ce qui n'est pas? Non, tu ne dois pas vouloir le néant, et le sentiment qui te porte à n'en vouloir pas vaut mieux que la réflexion qui te porte à en regarder le désir comme obligatoire. Si d'ailleurs le désir est bon, on doit devenir meilleur en en possédant l'objet. Mais comment- être meilleur si l'on n'existe plus? Il n'est donc pas bon de désirer le néant.

Qu'on ne s'inquiète pas du jugement porté par ceux qui se sont donné la mort, sous le poids de l'infortune. De deux choses l'une: ou ils cherchaient à être mieux et leur opinion, quelle qu'elle soit, n'offre rien de contraire à notre raisonnement; ou ils croyaient arriver véritablement au néant: comment alors se préoccuper d'un choix trompeur qui ne tombe sur rien? Comment me mettre à la suite d'un homme qui fait un choix et qui me répond, quand je lui en demande l'objet, qu'il iîe choisit rien? N'est-ce pas ne rien choisir que de choisir le néant? Refusât-on d'en faire l'aveu, la vérité ne crie-t-elle pas assez haut?

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23. Mais je veux exprimer ici toute ma pensée, autant du moins que j'en serai capable. La voici donc: parmi ceux qui se tuent ou veulent finir d'une manière quelconque, il n'en est aucun qui me paraisse avoir le sens intime qu'après la mort il n'existera plus, quoiqu'il en ait l'idée jusqu'à un certain point. L'idée vient en effet de l'erreur ou de l'exactitude, soit dans le raisonnement soit dans la foi; le sentiment aù contraire est inspiré par l'habitude ou par la nature. Or il est possible que l'idée dise autre chose que le sentiment: c'est ce qu'il est facile de remarquer en observant que maintes fois le devoir nous parle autrement que le plaisir. Parfois, en effet, lorsque l'idée vient d'une erreur déraisonnement ou d'autorité et qua le sentiment vient de la nature, le sentiment est plus vrai que l'idée. Tel est le cas d'un malade qui aime l'eau froide et qui y trouverait un soulagement réel, malgré la persuasion où il est qu'il ne pourrait en boire sans danger. D'autres fois cependant l'idée est plus vraie que le sentiment; ce qui arrive, par exemple, lorsque le malade croit, sur la parole éclairée du médecin, que l'eau froide lui fera du mal et que néanmoins il prend plaisir à en boire. Tantôt encore l'idée et le sentiment sont également dans la vérité ou également dans l'erreur: dans la vérité, lorsqu'on croit utile ce qui l'est réellement et que de plus on l'aime; dans l'erreur, quand on croit avantageux ce qui est nuisible et que nonobstant on y prend plaisir.

Or l'idée, quand elle est juste, corrige l'habitude mauvaise, et quand elle est fausse elle déprave la bonne nature: tant il y a de force dans l'autorité et l'empire de la raison! Par conséquent lorsqu'avec la pensée qu'il n'y a plus rien au delà du tombeau, un homme est poussé par d'insupportables chagrins à appeler là mort de toute son âme, lorsqu'il prend la résolution de -se la donner et qu'il se la donne en effet, je vois dans son idée la pensée trompeuse qu'il périra tout entier et dans son sentiment le désir naturel du repos. Mais ce qui est en repos n'est pas sans exister, il existe même plus que ce qui est dans le trouble. Le trouble en effet secoue dans l'âme des dispositions qui se détruisent l'une l'autre; tandis que le repos assure cette noble constance où l'oeil distingue principalement ce qui mérite le nom d'être. Ainsi tous ces désirs de la mort ont moins pour objet l'anéantissement que le repos; et si l'idée porte à croire contre toute vérité que l'on ne sera plus, la nature soupire après la paix, c'est-à-dire après un être plus complet. De même donc qu'il est impossible de n'aimer pas l'existence, ainsi est-il impossible que l'on ne soit pas reconnaissant, pour ce que l'on est, à la bonté du Créateur.





CHAPITRE IX. L'ÉTAT MISÉRABLE DES PÉCHEURS CONTRIBUE A LA BEAUTÉ DE L'UNIVERS.

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24. On dira encore: mais il n'était ni difficile ni pénible à la toute-puissance divine de disposer tellement ce qu'elle a fait qu'aucune de ses créatures ne tombât dans la misère. Dieu l'a pu, puisqu'il est tout-puissant; il a dû le vouloir puisqu'il est bon.

Je répondrai: depuis la créature la plus élevée jusqu'à la plus basse, il y a une [372] hiérarchie si belle, qu'il y aurait également une sorte de jalousie à dire: celle-ci devrait n'exister pas; celle-là devrait être autrement. Voudrais-tu qu'elle fût égale à la créature la plus élevée? Mais observe que celle-ci existe, et qu'étant parfaite, il ne faut y rien ajouter 1 Dire donc: cette autre devrait être comme elle, c'est vouloir ajouter à cette première qui est parfaite, conséquemment manquer de réserve et de justice; ou bien vouloir détruire la seconde, ce qui serait méchanceté et noire envie. Dire au contraire: cette créature inférieure ne devrait pas exister, c'est être aussi méchant et aussi envieux, puisque c'est ne vouloir pas l'existence d'un être quand on est forcé de louer encore ceux qui sont moins parfaits. Ne serait-ce pas comme si l'on disait: point de lune, quand on reconnaît, quand on ne peut nier sans faire preuve de folie ou d'esprit de chicane, qu'une lampe même est belle dans son genre, quoiqu'elle soit bien au-dessous de l'astre des nuits; que cette lampe est utile au milieu des ténèbres, qu'elle aide aux travaux de la nuit, et que pour ces motifs on doit l'apprécier dans une mesure convenable? Comment donc oser dire que la lune ne devrait pas exister, quand on se croirait ridicule, si l'on blâmait l'existence d'une simple lampe?

Et si l'on dit, non pas que la lune n'aurait pas dû être créée, mais qu'elle aurait dû être comme le soleil, ne voit-on pas que c'est demander l'existence de deux soleils? Mais c'est un double égarement, c'est vouloir ajouter en même temps et retrancher à la perfection de l'univers, y ajouter un autre soleil, en retrancher le flambeau de la nuit.

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25. Je ne me plains pas pour la lune, dira-t-on peut-être, parce que tout moindre que soit son éclat, elle n'en est pas malheureuse; je ne me plains pas même de l'obscurcissement des âmes, mais de leur misère.

Réfléchis donc que si la pâleur de la lune est sans souffrance, l'éclat du soleil est aussi sans bonheur. Tout célestes qu'ils sont, ces deux astres sont des corps, considérés au moins comme foyers d'où rayonne cette lumière qui frappe nos regards. Or, aucun corps en tant que corps n'est heureux ni malheureux; ce sont les esprits qui les animent qui peuvent souffrir ou jouir. Voici néanmoins ce que rappelle la comparaison empruntée à ces astres: quand on considère les différences des corps et l'inégalité de leur rayonnement, il y aurait injustice à demander que les moins éclatants fussent supprimés ou égalés aux plus brillants. Comme on doit tout rapporter à la beauté de l'univers, l'oe il ne voit-il pas d'autant mieux chaque chose que les nuances sont plus variées, et pourrait-on concevoir la perfection dans l'ensemble si ce qui est moins grand ne relevait la présence de ce qui est plus grand? Ainsi dois-tu juger des différences des âmes, et tu comprendras que la misère que tu déplores a pour effet de montrer combien s'harmonise avec la beauté de l'univers l'existence de ces âmes qui ont dû devenir malheureuses pour avoir voulu pécher. Loin d'avoir dû ne les pas créer, Dieu mérite nos hommages pour avoir fait des créatures qui leur sont bien inférieures.

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26. Mais on semble comprendre encore trop peu ce que je viens de dire et l'on réplique puisque notre misère donne le dernier trait à la perfection de l'univers, donc il lui manquerait quelque chose si nous étions toujours heureux; donc encore, si l'âme ne tombe dans la misère qu'en péchant, nos péchés mêmes sont nécessaires à l'oeuvre de Dieu. Comment alors, punit-il ces péchés sans lesquels sa créature n'eût été ni accomplie ni parfaite?

Je réponds: ni les péchés ni les souffrances ne sont nécessaires à la beauté du monde, mais, à proprement parler, les âmes elles-mêmes qui pèchent si elles veulent et qui deviennent malheureuses après avoir péché. Si elles étaient malheureuses après avoir été délivrées de leurs péchés ou avant de les commettre, on pourrait dire qu'il y a désordre dans l'ensemble et la direction du monde; il y aurait aussi injustice et par conséquent désordre si les péchés commis restaient sans châtiment. Mais le bonheur accordé aux innocents et le malheur réservé aux coupables, n'est-ce pas ce qui convient à l'ordre universel? Et s'il y a des âmes à qui sont départies où les souffrances quand elles pèchent ou là béatitude quand elles font bien, n'est-ce pas pour que l'univers soit rempli et embelli par toutes sortes de natures? Car ni le péché ni le châtiment du péché ne sont des natures; ce sont des accidents dont le premier est volontaire et le second forcé. Le péché est un accident honteux; il faut lui appliquer la peine pour le faire rentrer dans l'ordre, pour le jeter où il convient qu'il soit, pour le faire servir de [373] quelque manière à la beauté de l'univers; il faut enfin que la peine du péché en répare la honte.

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27. De là vient qu'un être supérieur qui prévarique doit être puni par le moyen des êtres inférieurs: ceux-ci, en effet, sont si infimes, qu'ils peuvent être relevés même par les âmes d'ignominie et contribuer à l'harmonie générale. Qu'y a-t-il dans une maison d'aussi grand qu'un homme, d'aussi abject et d'aussi vil que l'égoût? Lors néanmoins qu'un esclave est surpris commettant une faute pour laquelle il mérite d'être condamné à le nettoyer, n'y a-t-il pas, dans cette condamnation humiliante, une certaine convenance? et en rapprochant de l'acte ignominieux imposé à cet esclave l'indignité de sa faute, ne voit-on pas une sorte de beauté qui s'harmonise parfaitement avec l'ordre parfait qui règne dans toute la maison? Si néanmoins l'esclave n'eût pas voulu faillir à son devoir, l'administration domestique n'eût pas manqué d'autres moyens de faire exécuter ce qu'il fait.

Qu'y a-t-il aussi dans la nature de plus infime que notre corps de boise? A ce corps de boue néanmoins convient si bien notre âme, même quand elle pèche, qu'elle lui communique, outre le mouvement et la vie une beauté parfaitement en rapport avec sa nature. Cette âme, à cause du péché, ne doit pas habiter au ciel, elle doit habiter en terre à cause du châtiment qu'elle mérite. Ainsi, quelque choix quelle fasse, l'univers restera beau dans chacune de ses parties; on verra que le Créateur le gouverne toujours. Si les âmes vertueuses habitent parmi les êtres infimes, elles n'y jettent point d'éclat par leurs souffrances, puisqu'elles n'y sont pas condamnées, elles y en jettent par le bon usage qu'elles en font. Mais il ne serait pas beau de permettre aux âmes coupables de demeurer au séjour de la gloire; elles ne conviennent pas dans ces régions célestes où elles ne peuvent ni faire le bien, ni répandre aucun éclat.

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28. Aussi, quoique ce bas monde soit réservé aux choses corruptibles, il reflète autant qu'il en est capable l'image du monde supérieur, il ne cesse de nous offrir des enseignements et des exemples. Je suppose que nous voyions un homme de bien et de grand caractère laisser dévorer son corps par les flammes pour obéir au devoir et à l'honneur; nous ne dirions point que c'est un châtiment, mais un témoignage de force et de patience; malgré l'horreur de ses plaies nous l'aimerions plus que s'il n'avait rien à endurer de semblable, car nous considérerions avec admiration comment le changement produit dans son corps ne fait paraître aucun changement dans son âme. Mais si c'est un brigand cruel que nous voyons en proie à un pareil supplice, nous applaudissons à la justice des lois, en sorte que dans les tourments de ces deux hommes, il y a quelque chose de beau; dans les uns, la beauté de la vertu et dans les autres la beauté du châtiment.

Je suppose encore qu'après ou avant d'avoir passé par le feu, cet homme de bien nous apparaisse transformé comme il faut l'être pour habiter au ciel et que sous nos yeux il s'élève vers les astres, ne serions-nous pas dans la joie? Qui d'entre nous au contraire ne serait blessé si nous voyions le scélérat monter au ciel soit après soit avant son supplice, et tout en conservant la même perversité de volonté? Au lieu donc que tous deux peuvent jeter quelqu'éclat dans ce bas monde, à un seul d'entre eux il convient d'habiter le monde supérieur.

Remarquons en cet endroit que si cette chair condamnée à mort convenait au premier homme en punition de sa faute, elle convenait aussi à Notre-Seigneur pour nous en délivrer dans sa miséricorde. Néanmoins si le juste en demeurant fidèle à la justice a pu être revêtu d'un corps mortel, il ne s'ensuit pas que le pécheur en restant pécheur puisse parvenir à l'immortalité des saints, en d'autres termes à l'immortalité de la gloire et des anges, non de ces anges dont l'Apôtre a dit. «Ignorez-vous que nous devons juger les anges (
1Co 6,3)?» mais de ceux dont le Seigneur parle dans ce passage: «Ils seront égaux aux anges de Dieu (Lc 20,36).» Ceux en effet qui par vanité désirent cette égalité avec les anges, veulent plutôt que les anges leur deviennent semblables que de devenir eux-mêmes semblables aux anges. Aussi en demeurant dans de telles dispositions ils partageront les supplices de ces anges prévaricateurs qui aiment mieux être leurs propres maîtres que de relever de Dieu tout-puissant; car ils seront placés à la gauche, pour n'avoir pas cherché Dieu en passant par l'humilité que Notre-Seigneur Jésus-Christ a montrée en sa personne, pour avoir vécu sans compassion et avec orgueil, puis il leur sera dit: «Allez au feu éternel qui a été préparé, au diable et à ses anges (Mt 25,41).»

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CHAPITRE X. DE QUEL LE DÉMON RÉGNAIT-IL SUR L'HOMME? - DE QUEL DROIT DIEU NOUS A-T-IL DÉLIVRÉS?

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29. En effet le péché a deux principes: la pensée propre et la persuasion- étrangère. C'est à cela sans doute que fait allusion le prophète quand il dit: «Purifiez-moi, Seigneur, de mes fautes secrètes et préservez votre serviteur des fautes étrangères (2).» Ces deux sortes de péchés sont volontaires; car s'il y a nécessairement volonté dans les fautes produites par la propre pensée, on ne peut non plus consentir sans la volonté aux mauvais conseils d'autrui. Toutefois, lorsque non content de pécher par soi-même sans y être excité par personne, on porte les autres au péché par envie et par fourberie, on est plus coupable que de s'y laisser aller à la persuasion d'autrui. Aussi le Seigneur, a observé la justice en punissant le péché du démon et le péché de l'homme.

Celui-ci effectivement a été pesé aussi dans la balance de l'équité souveraine et après s'être laissé prendre aux conseils pervers du démon, l'homme a été justement livré à sa puissance; il eût été injuste que le démon ne fût pas le maître de l'homme pris par lui. D'ailleurs il est absolument impossible que cette justice sans tache du Dieu suprême et véritable qui s'étend partout, n'ait pas soin de mettre l'ordre jusques dans les ruines produites par le péché.

Cependant, parce que l'homme était moins coupable que le démon, il retrouva un moyen de salut dans son asservissement jusqu'à la mort,au prince de ce monde,ou plutôt au prince de la partie mortelle et infime de ce monde, je veux dire au prince de tous les pécheurs et au chef de la mort. Car avec cette crainte de la mort, avec la peur d'avoir à souffrir, de périr même sous la dent des animaux les plus vils, les plus abjects, les plus petits, et avec l'incertitude de l'avenir, l'homme s'habitua à réprimer les joies coupables, surtout à briser cet orgueil dont les inspirations l'avaient fait tomber et dont la présomption seule repousse le remède offert par la miséricorde. A qui en effet la miséricorde est-elle plus nécessaire qu'au misérable, et qui en est plus indigne que lui, s'il est orgueilleux?

- 2.
Ps 18,13-14



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30. C'est pourquoi ce même Verbe de Dieu par qui toutes choses ont été faites et en qui tous les anges jouissent du bonheur suprême, étendit sa clémence jusques sur notre misère: «Et le Verbe se fit chair et il habita parmi nous (1).» Puisque le pain des anges daignait ainsi s'égaler aux hommes, l'homme pouvait donc avant d'être égalé aux anges manger le pain des anges. Mais en descendant jusqu'à nous le Verbe divin ne les délaissait point. Tout entier avec eux et tout entier avec nous, il les nourrissait intérieurement de sa divinité et nous instruisait extérieurement par son humanité, afin de nous disposer par la foi à pouvoir vivre comme eux de la claire vue.

En effet, ce Verbe éternel est l'incomparable aliment de toute créature raisonnable; or, l'âme humaine est raisonnable: mais enchaînée dans les liens de la mort en punition du péché, elle était réduite à faire de grands efforts pour s'élever en présence des choses visibles à (intelligence des choses invisibles. C'est- pourquoi l'aliment divin de l'âme raisonnable s'est rendu visible, non en changeant sa propre nature, mais en se revêtant de la nôtre; il voulait qu'attachés aux choses visibles, nous revinssions à notre invisible aliment; et l'âme qui par orgueil l'avait abandonné à l'intérieur, le vit humble dans le monde: elle devait; en prenant pour modèle l'humilité qu'elle voyait, se rapprocher de la grandeur qu'elle ne voyait pas.

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31. Ce Verbe de Dieu, ce Fils unique de Dieu, après s'être revêtu de notre humanité, soumit même à l'homme ce diable que toujours il a tenu comme il le tiendra. toujours sous sa loi, et sans lui arracher rien parla violence, il a triomphé de lui par la justice. En séduisant la femme et en abattant l'homme par le moyen de la femme, le démon prétendait soumettre à l'empire de la mort toute la postérité d'Adam comme ayant péché avec lui: animé de l'inique désir de nuire, il se fondait néanmoins sur un droit de parfaite équité. Mais la justice voulait qu'il ne jouît de son pouvoir que jusqu'au moment où il mettrait à mort le Juste lui-même, le Juste en qui il ne pouvait rien montrer qui fût digne de mort; car non-seulement il a été condamné sans être coupable, mais encore il est né sans le concours [375] de cette passion d'ignominie à laquelle le démon avait assujéti tous ses captifs, afin de pouvoir réclamer tout ce qui en naîtrait, comme les fruits de l'arbre planté par lui son désir était désordonné, son droit pourtant était légitime.

Il est donc souverainement juste aussi qu'il soit forcé d'échapper ceux qui croient en Celui qu'il a mis à mort avec tant d'iniquité; et s'ils meurent dans le temps c'est pour payer ce qu'ils doivent; s'ils vivent toujours, c'est en Celui qui a payé pour eux ce qu'il ne devait pas. Quant aux hommes à qui le démon aurait persuadé de demeurer dans l'infidélité, ils partageront justement avec lui l'éternelle damnation. Admirable rapprochement! L'homme ne devait point être enlevé à la tyrannie du diable par la violence, parce que le diable lui-même n'avait point vaincu l'homme parla force mais par la persuasion; et après avoir été avec justice humilié profondément sous le joug du diable qu'il avait cru pour le mal, l'homme devait avec la même justice être délivré par le Rédempteur qu'il avait cru pour le bien; d'ailleurs il s'était rendu moins coupable en croyant le mal que le démon en l'inspirant.



CHAPITRE 11. QU'ELLE DOIVE PERSÉVÉRER DANS LA JUSTICE OU PÉCHER, TOUTE CRÉATURE CONTRIBUE A LA BEAUTÉ DE L'UNIVERS.

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32. Dieu donc a fait toutes les natures, celles qui devaient demeurer dans la vertu et la justice, et celles qui devaient pécher; il a fait celles-ci, non pour qu'elles péchassent, mais pour que, consentant à pécher ou repoussant le péché, elles servissent à la beauté de l'univers. S'il n'y avait pas, pour être la clef de voûte de l'ordre universel, des âmes qui auraient tout ébranlé et troublé tout en consentant à l'iniquité, quelle privation pour le monde 1 il y manquerait ce dont l'absence mettrait en péril la paix et l'harmonie générales. Telles sont les grandes et saintes âmes, les hautes puissances des cieux et d'au-dessus des cieux, dont Dieu seul est le roi et dont tout l'univers est l'empire, cet univers qui ne pourrait exister sans l'action juste et efficace de ces puissances. Si, d'un autre côté, n'existaient pas ces autres âmes . dont le péché ni la justice ne peuvent rien sur l'ordre général, ce serait encore une grande privation. Car ces âmes aussi sont raisonnables: inégales aux premières sous le rapport des fonctions, elles ont une nature semblable; et sous elles combien encore de créatures différentes et admirables que Dieu a produites!

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33. Elle a donc des fonctions plus relevées, cette nature dont l'absence ou le péché jetterait du trouble dans l'ordre général. Elle exerce des fonctions moindres, celle dont l'absence seule et non le péché ôterait quelque chose à l'univers. A l'une a été donné le pouvoir de tout maintenir par une action particulière dont ne saurait se passer l'ordre universel; si sa volonté persévère dans le bien, ce n'est point parce qu'on lui a confié ces hautes fonctions, mais elles lui ont été confiées parce que le distributeur suprême a prévu sa persévérance. Ne croyons pas toutefois qu'elle maintienne tout par sa propre autorité; c'est au contraire en s'attachant à la majesté et en obéissant avec ardeur aux ordres de Celui de qui, par qui, et en qui toutes choses ont reçu l'existence. A l'autre aussi quand elle ne pèche pas a été confié également le puissant emploi de tout maintenir; mais elle ne le peut seule, elle doit s'unir à la première, et cela, parce qu'il a été prévu qu'elle pécherait. Les êtres spirituels peuvent en effet s'unir sans se rien ajouter, et se séparer sans rien diminuer. Ainsi l'union de la créature inférieure ne devait point accroître la facilité d'action de la créature supérieure, comme elle ne devait point la diminuer si elle venait à pécher en quittant son emploi. Car lors même que les créatures spirituelles auraient des corps, ce n'est ni dans les lieux ni parles corps qu'elles peuvent s'unir ou se désunir, c'est par la ressemblance ou la diversité des dispositions.

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34. L'âme attachée depuis le péché à un corps faible et mortel, le gouverne non pas, entièrement selon sa volonté, mais comme le permettent les lois générales. Il ne s'ensuit pas toutefois que cette âme soit inférieure aux corps célestes auxquels sont soumis nos corps de boue. Les haillons d'un esclave condamné sont loin de valoir le costume de l'esclave dont son maître est content et qu'il se plaît à honorer; mais cet esclave même, en tant qu'homme, ne vaut-il pas mieux que les plus riches vêtements? La créature supérieure demeure donc unie à Dieu; et dans un corps céleste, avec la puissance donnée aux anges, elle sait embellir et gouverner les corps de terre [376] comme le commande Celui dont elle comprend la volonté d'une manière ineffable. L'âme inférieure, au contraire, demeure chargée d'organes mortels, elle a peine à conduire du dedans ce fardeau qui l'accable, et cependant elle l'embellit autant qu'elle le peut. Quant aux autres corps qui l'environnent, tout en déployant ses forces, elle peut agir sur eux beaucoup plus faiblement encore.



CHAPITRE XII. QUAND MÊME TOUS LES ANGES AURAIENT PÉCHÉ, ILS N'AURAIENT APPORTÉ AUCUN TROUBLE DANS LE GOUVERNEMENT DU MONDE.

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35. De là nous concluons quand même l'homme n'aurait pas péché, les dernières créatures, les créatures corporelles n'auraient pas manqué de l'embellissement qui leur convient. En effet, qui peut mener le tout peut aussi mener la partie, mais qui peut moins ne peut pas toujours davantage. Voici un excellent médecin pour guérir les maladies de peau; mais de ce qu'il guérisse celles-ci s'ensuit-il qu'il soit également capable de guérir toutes les autres? Sans doute, si une raison certaine, manifeste, me fait voir avec évidence que Dieu a dû créer des natures qui n'ont jamais péché, qui ne pécheront jamais, je vois aussi à la lumière de la raison que ces mêmes natures s'abstiennent du péché librement, spontanément et sans être violentées. Mais quand même elles pécheraient, et elles n'ont pas péché, ainsi que Dieu l'a prévu; quand même cependant elles pécheraient, l'ineffable puissance de la majesté divine suffirait pour gouverner le monde, et en rendant à chacun ce qui lui convient et ce qui lui est dû, il ne laisserait dans tout son empire rien de désordonné, rien de déplacé.

Ou bien en effet, dans cette hypothèse de la défection coupable de tous les anges, il dirigerait tout avec magnificence et avec gloire par la seule volonté de sa majesté suprême, sans établir pour cela de nouvelles puissances; et s'il s'abstenait d'en créer, ce ne serait point comme par un principe de jalousie. N'a-t-il pas en effet créé les êtres corporels, si bas placés au-dessous des esprits même infidèles? Ne les a-t-il pas créés avec un tel déploiement de bonté que nul ne peut fixer le regard de l'intelligence sur le ciel et la terre, sur tous ces corps qui ont dans leur genre tant d'ordre, de proportion et de beauté, sans reconnaître que Dieu seul en est l'auteur et qu'on doit le louer avec transport?

Ou bien encore, si la plus grande beauté de l'univers demandait que la puissance angélique régnât en quelque sorte au-dessus de toutes les oeuvres divines, par l'excellence de sa nature et la rectitude de sa volonté, cette même défection des anges n'aurait causé à leur Créateur aucun embarras dans l'administration de son empire. Est-ce que sa bonté se serait lassée, est-ce que sa toute-puissance se serait fatiguée de créer de nouveaux anges pour les placer sur les trônes abandonnés par les anges prévaricateurs? Et si grand qu'eût été le nombre de ces esprits infidèles, eût-il gêné l'ordre? L'ordre par sa nature même ne se prête-t-il pas convenablement à la condamnation de tous ceux qui méritent d'être condamnés?

Ainsi de quelque côté que se portent nos considérations, toujours nous recors naissons que Dieu mérite d'ineffables louanges pour avoir tout créé avec tant de bonté et pour gouverner tout avec tant de justice.

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36. Mais abandonnons à ceux que la grâce divine en rend capables la contemplation de la beauté des choses, n'essayons point par des paroles d'amener ceux qui en . sont incapables à comprendre ce qui ne peut s'exprimer. Toutefois, en considération de ceux qui aiment à parler, des faibles ou des sophistes, résumons cette question aussi brièvement que possible.




Augustin, du libre arbitre 318