Augustin, du mérite I-II-III - CHAPITRE XIII. COMMENT NOUS VIENT PAR UN SEUL LA MORT, ET PAR UN SEUL LA VIE.

CHAPITRE XIII. COMMENT NOUS VIENT PAR UN SEUL LA MORT, ET PAR UN SEUL LA VIE.


16. Par suite Adam, en qui tous nous avons péché, nous a transmis non pas tous nos péchés, mais celui seulement de notre origine; Jésus-Christ, au contraire, en qui tous nous sommes justifiés, nous a obtenu la rémission non pas seulement de cette faute originelle, mais celle aussi de tous les autres péchés que nous y avons ajoutés. Et c'est pourquoi, «le mal que nous a fait ce pécheur unique n'égale pas le bien que nous a fait le don de Dieu». Son juste jugement peut nous conduire à la damnation pour une seule faute, (489) c'est-à-dire pour celle de notre origine, si elle ne nous est point remise; tandis qu'il nous amène à la justification en nous remettant plusieurs péchés, c'est-à-dire non-seulement le péché originel, mais tous les autres avec lui.

17: «Que si, à cause du péché d'un seul, la mort a régné par un seul homme; ceux qui reçoivent l'abondance de la grâce et de la justice régneront bien plus dans la vie par un seul aussi qui est Jésus-Christ».

Ainsi la mort, à cause du péché d'un seul, a régné par un seul homme: pourquoi? sinon parce qu'en lui tous ont péché, et qu'ainsi la mort les tient enchaînés, quand même ils n'ajouteraient pas à cette tache leurs péchés personnels? Autrement, il ne serait pas vrai que par un seul et pour le péché d'un seul la mort ait obtenu l'empire; elle régnerait, au contraire, pour plusieurs péchés de plusieurs hommes et par le fait de chaque pécheur.

D'ailleurs, attribuez à la seule imitation d'un triste devancier la perte de tout le genre humain; dites que c'est en ce sens, et pour l'avoir suivi dans la voie du péché, que le péché d'un seul leur a donné la mort: alors, lui aussi et bien plus qu'eux-mêmes, est mort pour la faute d'un autre criminel, car le démon n'avait-il pas précédé notre premier père dans la voie du péché, jusqu'à lui conseiller même cette offense de Dieu? Adam, au contraire, n'a rien conseillé à ses imitateurs; bon nombre de ceux à qui vous donnez ce nom d'imitateurs ici, ne savent ni son existence ni son crime, ou n'y ajoutent aucune foi. Supposé donc que l'Apôtre en ce passage eût voulu parler d'un péché d'imitation, et non pas de propagation, combien il eût été plus logique à lui de donner ici, comme je l'ai dit déjà, la première place au démon, et d'affirmer que par lui seul la mort et le péché ont passé dans tous les hommes? Car si l'on peut être imitateur d'un coupable sans qu'il vous ait rien conseillé qui ressemble à son crime, sans même connaître sa personne en aucune manière, combien plus serait-il logique de désigner Adam comme imitateur du démon qui a su lui persuader le péché?

L'Apôtre ajoute: «Ceux qui reçoivent en abondance la grâce et la justice». Qu'est-ce à dire? sinon que d'abord une grâce de pardon leur est accordée non-seulement pour cette faute où ils ont été pécheurs avec le reste des hommes, mais encore pour les péchés qu'ils y ont ajoutés par eux-mêmes; et qu'ensuite à eux encore, une justice leur est donnée si forte et si puissante qu'ils ne céderont plus aux violences mêmes du démon, tandis qu'Adam a cédé à de simples conseils?

«Ceux-là», conclut-il, «régneront bien plus dans la vie». En quel sens? car la mort domine le plus grand nombre des hommes, et son empire les entraîne à l'éternel châtiment. Evidemment, nous ne pouvons appliquer ce texte, comme le précédent, qu'aux seuls hommes qui passent d'Adam à Jésus-Christ, c'est-à-dire de la mort à la vie. Oui, leur règne dans la vie sera supérieur au triste règne de la mort sur eux: celui-ci n'aura duré qu'un temps et aura fini; celui-là sera éternel et ne finira point.


18. «Comme donc c'est par le péché d'un seul que tous les hommes sont tombés dans la condamnation, ainsi c'est par la justification d'un seul que tous les hommes reçoivent la justification de la vie». Admettons le péché par imitation: ce péché d'un seul ne peut être que celui du démon. Mais évidemment le texte ici désigne non pas le démon, mais Adam; donc il ne peut être entendu que d'un péché par propagation, et non par imitation.

CHAPITRE XIV. NUL AUTRE QUE JÉSUS-CHRIST NE PEUT JUSTIFIER.

Remarquez que saint Paul a dit de Jésus-Christ: «Par la justification d'un seul»; c'est bien plus expressif que de dire: Par la justice d'un seul. La justification ici indiquée, en effet, c'est l'oeuvre par laquelle Jésus-Christ justifie le pécheur, et qu'il ne nous a point proposé d'imiter pour le prochain, car lui seul peut l'opérer. L'Apôtre a bien pu dire de lui-même: «Soyez mes imitateurs, comme je le suis de Jésus-Christ (1)»; mais jamais il n'aurait dit: Recevez de moi la justification, comme je l'ai reçue moi-même de Jésus-Christ. Il se peut trouver; il y a même et il s'est vu un certain nombre d'hommes justes et dignes d'être imités; mais personne, excepté Jésus-Christ, ne possède à la fois la justice et la puissance de justifier. Aussi est-il écrit: «Lorsqu'un homme croit en celui qui justifie le pécheur, sa foi lui est imputée à justice (2)». Pour oser dire à quelqu'un: Je

1. 1Co 11,1 - 2. Rm 2,5

490

te justifie, il faut pouvoir lui dire aussi Crois en moi. Or, parmi les saints, nul au monde, si ce n'est le Saint des saints, n'a eu le droit de dire: «Vous croyez en Dieu, croyez aussi en moi (1)». Pourquoi? c'est que seul il justifie le pécheur, dont la foi dès lors est imputée à justice, parce qu'il croit en ce Jésus qui justifie le pécheur.

CHAPITRE XV. LE PÉCHÉ VIENT PAR LA PROPAGATION, COMME LA JUSTICE PAR LA RÉGÉNÉRATION. COMMENT TOUS SONT PÉCHEURS PAR ADAM, ETTOUSAUSSI JUSTES PAR JÉSUS-CHRIST.


19. D'ailleurs, si l'imitation seule nous fait pécheurs par Adam, pourquoi l'imitation seule ne nous fait-elle pas justes aussi par Jésus-Christ? Saint Paul répond: «Comme parle péché d'un seul, tous les hommes sont tombés dans la condamnation, ainsi par la justification d'un seul, tous reçoivent la justification de la vie». Dans l'hypothèse de l'imitation, ce terme un seul répété deux fois en deux phrases corrélatives, devrait désigner non pas Adam et Jésus-Christ, mais Adam et Abel. En effet, consultez l'histoire du monde: nous y avons eu, certes, plus d'un prédécesseur dans le péché, et ceux qui ont offensé Dieu dans les âges suivants ont été leurs imitateurs. Or, nos adversaires veulent qu'Adam seul soit désigné dans le texte sacré, qu'en lui seul tous aient péché par imitation; et cela, parce qu'Adam a été le premier pécheur. Conséquemment c'est Abel que le texte sacré a dû désigner aussi comme celui en qui seul tous les hommes sont justifiés de même par imitation, puisque Abel a été le premier des hommes à vivre dans la justice. Prétendez-vous qu'une date aussi importante appartienne plutôt au Nouveau Testament? Dites-vous que Jésus-Christ a été placé à la tête des justes uniquement pour en être imité?Alors, Judas, qui le trahit, a dû être aussi placé à la tête des pécheurs... Ah! plutôt, avouez que si Jésus-Christ est le seul en qui tous sont justifiés, par cette raison que ce n'est point son imitation seule qui nous fait justes, mais bien sa grâce spirituelle de régénération; par une raison toute semblable Adam est aussi le seul en qui tous ont péché, parce que ce n'est pas seulement son imitation qui nous fait pécheurs,


1. Jn 15,1

mais c'est bien aussi le malheur de recevoir par lui la génération charnelle.

Ainsi s'explique encore le terme corrélatif tous, deux fois employé. Il ne signifie pas que ceux qui sont engendrés par Adam soient tous identiquement aussi régénérés par Jésus-Christ. Non; mais ce terme est exact en ce sens que, comme personne ne reçoit, sinon par Adam, la génération charnelle, ainsi nul ne reçoit la régénération spirituelle que par Jésus-Christ. Car s'il se pouvait que tels fussent engendrés selon la chair autrement que par Adam, et tels autres engendrés selon l'esprit autrement que par Jésus-Christ, le mot tous serait bien peu clair dans le premier comme dans le second membre du texte apostolique.

Or, ce même mot tous, il l'exprimera tout à l'heure par l'expression plusieurs. C'est qu'en effet, dès qu'il y a plus d'un, quand même il y aurait peu, le mot tous pourrait désigner ce petit nombre; or, plus d'un reçoivent la génération charnelle, et plus d'un la régénération spirituelle, bien que les enfants, de l'esprit soient moins nombreux que ceux de la chair. Cependant celle-ci embrasse tous les hommes, exactement comme celle-là comprend tous les justes; en dehors de la chair on n'est point un homme, comme en dehors de l'esprit on n'est point un homme justifié; et l'une et l'autre génération compte nombreuse famille; «car, comme plusieurs se sont rendus pécheurs par la désobéissance d'un seul, ainsi plusieurs seront rendus justes par l'obéissance d'un seul».


20. «Or, la loi est survenue pour que le péché surabondât (1)». Ce sont les péchés que les hommes ont ajoutés à la tache originelle par leur volonté propre, mais non plus par celle d'Adam; mais ces nouveaux péchés eux-mêmes sont effacés et guéris par Jésus-Christ; parce que «où il y a eu abondance de péché, il y a surabondance de grâce; afin que, comme le péché a régné en donnant la mort» (entendez ceci des fautes que les hommes n'ont point héritées d'Adam, mais qu'ils ont ajoutées à la sienne par leur propre volonté), «de même la grâce règne parla justice en donnant la vie éternelle».

Observons cependant que Jésus-Christ ne nous donne pas certaine justice seulement,


1. C'est-à-dire, selon le langage de l'Ecriture, que la loi a donné occasion à une surabondance de péchés, mais contrairement à l'intention du Dieu-Législateur.

491

comme Adam nous a donné certain péché. Aussi après avoir dit: «De même que le péché a régné en donnant la mort», l'Apôtre s'est gardé d'ajouter: Par un seul homme, ou encore, par Adam. Car il avait annoncé que, cette fois, il parlait d'une autre espèce de péchés qui abondèrent au moment où survint la loi; or, cette espèce de fautes n'appartient plus à notre origine, mais à notre propre volonté. Et c'est pourquoi, après avoir dit que «la grâce de même devait régner par la justice en donnant la vie éternelle», il ajoute: «Et c'est l'oeuvre de Notre-Seigneur Jésus-Christ (1)», parce qu'en effet, la génération charnelle ne nous a fait contracter que le péché originel, tandis que notre régénération spirituelle produit la rémission de tous les péchés, de celui de notre origine comme de ceux de notre volonté.

CHAPITRE XVI. LES ENFANTS NON BAPTISÉS SUBISSENT CERTAINEMENT LA DAMNATION LA PLUS DOUCE DE TOUTES; CEPENDANT, EN PUNITION DU PÉCHÉ D'ADAM, LE CORPS A PERDU, LUI AUSS1,LES DONS DE LA GRACE.


21. Par suite, on peut affirmer avec vérité que les petits enfants qui- meurent sans baptême seront placés dans la plus douce de toutes les damnations; mais c'est adopter et propager une grosse erreur que de publier qu'ils ne seront point damnés; car l'Apôtre dit: «Pour un seul péché il y a un jugement de condamnation»; et il ajoute bientôt après: «Par la faute d'un seul tous les hommes tombent sous la condamnation».

Ainsi encore, après qu'Adam eut péché en désobéissant à Dieu, alors aussitôt son corps, déjà mortel et animal avant sa chute, perdit aussi une grâce, celle qui le rendait, en tousses membres, obéissant à notre âme. Alors, oui, se fit sentir ce mouvement bestial si honteux à notre humanité, et dont Adam rougit en se voyant nu. Alors une sorte de maladie sembla prendre son germe dans cette corruption soudaine et empestée de notre nature: le genre humain perdit cette vigueur de jeunesse inaltérable qu'il avait reçue du Créateur, et dut marcher à la mort à travers les vicissitudes des âges. Les hommes, dans la suite, vécurent encore de longues années, sans doute; mais


1. Rm 5,12-21

ils commencèrent à mourir dès le jour où ils reçurent cette loi de mort qui les condamne à subir la décrépitude par la vieillesse. Peut-on dire, en effet, qu'il se maintienne, ne fût-ce qu'un instant? ou plutôt ne s'écoule-t-il pas sans relâche, l'être quel qu'il soit, qu'un continuel changement précipite peu à peu vers une fin qui, loin de le perfectionner, l'éteint et le détruit? Ainsi s'est accompli ce que Dieu avait prédit: «Le jour où vous mangerez de ce fruit, vous mourrez (1)».

Mais, de plus, un homme quelconque a-t-il reçu sa naissance charnelle après cette désobéissance de la chair, et sous l'empire de cette loi de péché et de mort? Il aura besoin, par suite, de recevoir une nouvelle naissance toute spirituelle, non-seulement pour arriver au royaume de Dieu, mais même simplement pour être délivré de la damnation encourue par le péché. Ainsi, quand l'homme naît dans la chair, il est atteint tout à la fois et du péché et de la mort du premier Adam; mais aussi, quand il renaît dans le baptême, il a part à la justice et à la vie éternelle du second Adam auquel il est uni. Témoin, pour le premier de ces points, les paroles de l'Ecclésiastique: «C'est par la femme que le péché a commencé, et c'est par elle que nous mourons tous (2)». Qu'on attribue, au reste, la faute à Eve ou à son époux, dans les deux cas elle appartient au premier homme; car nous savons que la femme a été tirée de l'homme, et que tous deux sont une seule chair, selon qu'il est écrit: «Ils seront deux en une seule chair». «Ainsi ils ne sont plus deux», a dit Notre-Seigneur, «mais une seule chair (3)».

CHAPITRE XVII. ON NE DOIT ATTRIBUER AUX ENFANTS AUCUN PÉCHÉ PERSONNEL.


22. Aussi faut-il s'épargner de trop grands efforts, quand il s'agit de réfuter ceux qui prétendent que le baptême est donné aux petits enfants pour leur remettre les fautes contractées par eux-mêmes en cette vie, et non pas celle qu'ils ont héritée d'Adam. Quand les partisans d'une telle assertion voudront réfléchir un peu sérieusement et sans parti pris de dispute, convaincus bientôt de sa parfaite et indiscutable absurdité, ils changeront aussitôt d'avis. Si d'ailleurs ils s'y refusent,


1. Gn 2,17 - 2. Si 25,33 - 3. Mt 19,5-6

492

gardons-nous de désespérer du bon sens des autres hommes, jusqu'à craindre qu'ils se laissent persuader sur ce point. Nos adversaires, si je ne me trompe, se sont laissé entraîner à tenir ce langage au préjudice d'une autre idée bien touchante. Forcés d'avouer que le baptême remet les péchés à ceux qui le reçoivent, et se refusant d'ailleurs à confesser qu'Adam leur ait légué un péché, tout en reconnaissant qu'il en est remis quelqu'un même aux petits enfants, les voilà réduits à incriminer l'enfance elle-même, comme si l'accusateur de l'enfance était plus à l'aise et plus en sûreté, par la raison que l'accusé ne saurait lui répondre. Mais, je l'ai dit, laissons plutôt ces pauvres gens: lorsqu'il s'agit de l'innocence parfaite des petits enfants, du moins quant à l'usage personnel de leur vie née d'hier à peine, les discours et les raisonnements sont inutiles si le sens commun ne la reconnaît pas tout d'abord, sans avoir besoin d'être aidé par le secours d'aucune discussion.

CHAPITRE XVIII. RÉFUTATION DE CEUX QUI VEULENT QUE LES ENFANTS SOIENT BAPTISÉS, NON POUR LA RÉMISSION DU PÉCHÉ, MAIS POUR OBTENIR LE ROYAUME DES CIEUX.


23. D'autres adversaires émettent une opinion plus séduisante, ce semble, et plus digne d'être examiné et discutée. Ils disent que si l'on baptise les petits enfants au sortir du sein maternel, ce n'est pas pour la rémission du péché, mais pour leur donner la naissance spirituelle qui leur manque; ainsi doivent-ils acquérir création en Jésus-Christ, et droit de participation à son royaume éternel; ainsi doivent-ils devenir les enfants et les héritiers de Dieu, et les cohéritiers de Jésus-Christ.

Répondons par une question. - Quoique non baptisés, quoique non rendus ainsi cohéritiers de Jésus-Christ et participants au royaume des cieux, ces enfants ont-ils du moins le bénéfice du salut éternel dans la résurrection des morts? Ici, grand est votre embarras, et vous ne trouvez pas d'issue. Car jamais chrétien au monde supportera-t-il d'entendre dire que quelqu'un puisse arriver au salut éternel, sans renaître d'abord en Jésus-Christ? Or, cette renaissance, n'est-ce pas le baptême qui l'opère? N'est-ce pas là une règle établie par Notre-Seigneur, à l'époque même où il voulut instituer ce sacrement, précisément pour régénérer ceux qu'il appelait à l'espérance de la vie éternelle? De là, en effet, ces paroles de l'Apôtre: «Ce n'est pas d'après les oeuvres de justice que nous avons pratiuées, mais c'est selon le dessein de sa miséricorde qu'il nous a sauvés par le bain de la régénération (1)». Ce salut, d'ailleurs, nous ne l'avons qu'en espérance tant que nous vivons ici-bas; saint Paul le dit encore: «Car c'est par l'espérance que nous avons été sauvés. Or, l'espérance qui se dévoile n'est, plus espérance; car ce qu'on voit, l'espère-t-on? Mais si nous espérons ce que nous ne voyons pas encore, nous l'attendons par la patience (2)».

Or, le salut éternel des petits enfants eux-mêmes est-il possible sans cette régénération par le baptême?... Qui oserait l'affirmer, comme si Jésus-Christ n'était pas mort pour eux? Et pourtant l'Apôtre déclare que «Jésus-Christ est mort pour les impies (3)». Comme, d'une part, il est évident que ces petites créatures n'ont commis dans leur vie personnelle aucun acte impie; si, d'autre part, ils ne sont originellement enchaînés par aucun lien .d'impiété, comment le Dieu mort pour les impies est-il mort pour eux? Si la maladie du péché d'origine ne les a aucunement blessés, pourquoi la pieuse frayeur de leurs parents s'empresse-t-elle d'accourir au médecin Jésus et de les apporter pour recevoir ce sacrement du salut éternel? Pourquoi ne dit-on pas à ces parents dans l'Eglise même: Enlevez d'ici.ces petits innocents; les personnes saines n'ont pas besoin de médecin, mais bien les malades; Jésus-Christ n'est pas venu appeler les justes, mais les pécheurs? Or, dans l'Eglise de Dieu, jamais on ne prononça, jamais on ne prononce, jamais on ne prononcera semblable énormité.

CHAPITRE XIX. LE TITRE DE PÉNITENTS PEUT S'APPLIQUER AUX ENFANTS AUTANT QUE CELUI DE FIDÈLES. LES PÉCHÉS SEULS SÉPARENT L'HOMME D'AVEC DIEU.


24. Voudrait-on s'imaginer qu'il faut apporter les petits enfants au baptême. par la raison que, sans être aucunement pécheurs, ils ne sont, pas non plus du nombre des justes? Mais alors, pourquoi certains partisans de cette idée nous rappellent-ils eux-mêmes que le


1. Tt 3,5 - 2. Rm 8,24-25 - 3. Rm 5,6

493

Seigneur a loué les vertus de ce premier âge, en disant: «Laissez venir à moi les petits enfants; car le royaume des cieux est à ceux qui leur ressemblent (1)?» Si dans cette parole, en effet, Notre-Seigneur n'a pas eu seulement en vue de nous proposer le modèle de l'humilité, de cette vertu qui, de fait, nous rabaisse au niveau de ces petits enfants; s'il a voulu, au contraire, faire l'éloge de leur vie et de leur conduite même, les voilà du même coup déclarés justes. Autrement il n'aurait pu dire avec raison: «Le royaume du ciel est à ceux qui leur ressemblent»; car ce royaume ne peut appartenir qu'à des justes.

Mais, d'une part, il se petit qu'on ait tort de raisonner ainsi, et de prétendre que les paroles du Seigneur: «Le royaume des cieux est à ceux qui leur ressemblent», fassent l'éloge de la conduite des petits enfants. Le sens précité est le véritable, c'est-à-dire que Jésus-Christ a simplement proposé le premier âge comme modèle d'humilité. D'autre part, voudrait-on maintenir encore l'affirmation que j'ai signalée, à savoir que l'on doit baptiser les petits enfants parce que, sans être pécheurs, ils ne sont point des justes? Mais Notre-Seigneur ne s'est pas contenté de dire: «Je ne suis pas venu appeler les justes»; continuant au contraire, comme s'il avait dû répondre à cette question: «Qui donc êtes-vous venu appeler?» il a aussitôt ajouté: «Mais bien les pécheurs à la pénitence (2)». Concluez: Si les petits enfants sont des justes, si même ils ne sont pas des pécheurs, dans tous les cas Notre-Seigneur n'est pas venu les appeler, puisqu'il a dit: «Je ne suis pas venu, appeler les justes, mais bien les pécheurs à la pénitence». Et par suite c'est en vain, disons même, c'est avec une sorte d'insolence et de crime qu'ils se précipitent au baptême de celui qui ne les appelle pas ... Loin de nous une telle pensée! Au contraire ils sont appelés par le médecin dont les malades et non les personnes saines ont besoin, et qui n'est pas venu appeler les justes; mais bien les pécheurs à la pénitence. Et par suite, comme ils ne sont entachés encore d'aucun péché de leur vie personnelle, c'est seulement la maladie originelle que guérit en eux la grâce de celui qui les sauve par le bain de la régénération.


25. On objectera: En quel sens ces petits


1. Mt 19,14 - 2. Lc 5,32

enfants sont-ils eux-mêmes appelés à la pénitence? Peuvent-ils donc, en si bas âge, avoir quelque faute à regretter? - Nous répondrons: Si l'on ne doit pas les compter au nombre des pénitents, par la raison qu'ils n'ont 'pas encore la faculté du repentir, on ne doit pas non plus les compter au nombre des fidèles, par cette raison toute semblable qu'ils n'ont encore aucun sentiment de foi. Mais, puisqu'on admet au contraire qu'on a raison de les nommer fidèles parce qu'ils confessent la foi d'une certaine manière, par la bouche de ceux qui les portent sur les bras; pourquoi ne pas les regarder aussi d'avance comme pénitents, puisque, par la bouche aussi de ces mêmes personnes qui nous les apportent, ils manifestent leur renoncement au démon et au siècle présent? L'espérance accomplit en eux tous ces actes religieux, par la vertu du sacrement et de la grâce divine dont le Seigneur a doté son Eglise.

Qui donc ignore, au reste, que le petit enfant perdra tout le bénéfice des grâces qu'il a reçues dès le berceau, si, parvenu à l'âge de raison, il refuse de croire et ne se garde point contre les convoitises coupables? Mais toutefois aussi, en cas qu'il sorte de cette vie avec l'innocence de son baptême, le lien du péché qui souillait son origine étant brisé, il obtiendra la perfection du bonheur dans cette vraie lumière qui demeure immuable à tout jamais, et dont l'éclat illumine par la présence du Créateur tout homme justifié. Car les péchés sont les seuls murs de séparation entre l'homme et son Dieu; et les péchés tombent sous les coups de la grâce de Jésus-Christ, de ce Médiateur qui nous réconcilie quand il justifie le pécheur.

CHAPITRE XX. NUL N'APPROCHE RÉGULIÈREMENT DE LA TABLE DU SEIGNEUR AVANT D'AVOIR REÇU LE BAPTÊME.


26. L'effroi de nos adversaires au sujet des petits enfants non baptisés est motivé par cette sentence du Seigneur: «Si quelqu'un ne renaît pas de nouveau, il ne verra pas le royaume de Dieu», sentence dont il a lui-même donné en ces termes l'explication: «Si quelqu'un ne renaît pas de l'eau et de l'Esprit. il n'entrera pas dans le royaume des cieux (1)». Aussi essaient-ils de leur


1. Jn 3,3-5

494

accorder, à titre d'innocents, le salut et la vie éternelle, tout en les faisant, comme non baptisés, étrangers au royaume des cieux: prétention étrange et inouïe, puisqu'elle imagine le salut et la vie éternelle en dehors de l'héritage de Jésus-Christ, en dehors du royaume des cieux. Voici, au reste, un refuge encore, et comme un abri derrière lequel ils se dérobent: Notre-Seigneur n'a pas dit que si quelqu'un ne renaît pas de l'eau et de l'Esprit, il n'aura pas la vie, mais seulement qu'il n'entrera pas dans le royaume des cieux. La première expression, s'il l'avait prononcée, rendait par avance le moindre doute impossible. Eh bien! pour détruire le doute en effet, n'écoutons que le Seigneur, et non pas les opinions hasardées et conjecturales de simples mortels; oui, écoutons le Seigneur nous parler lui-même, non pas, il est vrai, de ce sacrement du bain régénérateur, mais du sacrement de la sainte table, où personne n'est régulièrement admis qu'après le baptême: «Si vous ne mangez pas ma chair et si vous ne buvez pas mon sang, vous n'aurez pas la vie en vous (1)». Que pouvons-nous chercher encore? A cet oracle quelle réponse est possible, à moins que l'entêtement et le parti pris de tout combattre ne se roidisse les nerfs contre le rempart de l'évidente et immuable vérité (2)?


27. Et toutefois quelqu'un n'osera-t-il pas dire que cette dernière maxime ne regarde pas les petits enfants, et qu'ils peuvent avoir la vie saris la participation à ce corps et à ce sang de Jésus? Arguera-t-on de ce que le Maître n'a pas dit: «Celui qui ne mangera pas», comme il avait dit en parlant du baptême: «Celui qui ne renaîtra pas»; mais que sa parole au cas présent est celle-ci: «Si vous ne mangez pas»; et qu'il semble par conséquent s'adresser à ceux qui peuvent l'écouter et le comprendre, ce qui est certainement impossible aux enfants?

Poser cette objection, c'est ne pas réfléchir que si fous les hommes ne sont pas compris dans cet oracle du Sauveur et déclarés par lui incapables d'avoir la vie en dehors de ce sang


1. Jn 6,57 - 2. Ne soyons pas surpris d'entendre saint Augustin appliquer cette maxime aux petits enfants eux-mêmes et à propos de l'hérésie pélagienne. Deux papes, Innocent Ier et Gélase Ier, l'ont appliquée dans le même sens et contre les mêmes erreurs. Et l'illustre Bossuet, défendant ici saint Augustin contre les insinuations perfides de Richard Simon, prouve parfaitement que cet argument n'est point une subtilité, et qu'il ne confond pas une loi de nécessité de précepte avec une loi de nécessité de moyen.

du Fils de l'homme, ceux mêmes d'entre nous qui sont d'un âge plus mûr que les enfants auraient tort de s'inquiéter du précepte. Car, supposé qu'on ne tienne pas compte de l'intention formelle de Jésus-Christ, mais qu'on s'arrête à la lettre de ses paroles, son précepte pourra bien paraître s'adresser exclusivement aux auditeurs que le Seigneur exhortait au moment même. Il ne dit point, en effet: Quiconque ne mangera pas; mais: «Si vous ne mangez pas». Mais, alors, expliquez donc son langage dans le même passage et sur le même sujet: «Le pain que je vous donnerai», dit-il, «c'est ma chair pour la vie du siècle (1)». Voilà qui nous fait comprendre que ce sacrement nous regarde aussi nous-mêmes, bien que nous ne fussions point nés quand il parlait ainsi; car nous ne pouvons dire que nous soyons étrangers, au siècle pour la vie duquel Jésus-Christ a donné sa chair. N'est-.il pas indubitable que, sous le nom de siècle les nommes sont ici désignés, parce que leur naissance les amène dans le siècle présent? C'est dans le même sens qu'il dit ailleurs: «Les enfants de ce siècle engendrent et sont engendrés (2)». Ainsi, c'est pour la vie des petits enfants aussi, que la chair du Seigneur a été donnée, puisqu'elle a été offerte pour la vie du siècle; et s'ils ne mangent point la chair du Fils de l'homme, eux non plus n'auront pas la vie.


28. De là encore cette doctrine de Jésus-Christ: «Le Père aime son Fils et lui a tout remis entre les mains. Celui qui croit au Fils a la vie éternelle; mais celui qui est incrédule au Fils n'a pas la vie; au contraire, la colère de Dieu demeure sur lui (3)». Or, dans laquelle de ces deux catégories placerons-nous les enfants? Parmi ceux qui croient au Fils ou parmi ceux qui lui sont incrédules?

Dans l'une ni dans l'autre, répondra-t-on peut-être; incapables de croire, ils ne doivent pas être non plus comptés comme incrédules. - La règle de l'Eglise n'est point ainsi tracée cependant: elle adjoint les enfants baptisés au nombre des fidèles. Or, si ceux qui arrivent au baptême sont rangés au nombre des croyants par la vertu puissante de ce grand sacrement et de sa réception solennelle, bien qu'ils ne fassent, d'ailleurs, ni de bouche ni de coeur, ce qu'il faut faire pour croire et pour


1. Jn 6,51-53 - 2. Lc 20,34 - 3. Jn 3,35-36

495

confesser la foi, dès lors certainement aussi ceux à qui le sacrement aura manqué, doivent être placés avec ceux qui ne croient pas au Fils; et par conséquent, s'ils sortent de ce monde ainsi privés de cette grâce, l'oracle précité les regarde et les frappe: ils n'auront point la vie, mais la colère de Dieu demeure sur eux. Et comme d'ailleurs il est clair qu'ils n'ont point de péchés personnels, comment expliquer leur perte, si on les suppose encore non entachés même du péché originel?

CHAPITRE XXI. POURQUOI LES ENFANTS MEURENT-ILS, LES UNS BAPTISÉS ET LES AUTRES SANS BAPTÈME? MYSTÈRE INSONDABLE.


29. Le texte sacré, toujours exact, ne dit pas ici: La colère de Dieu viendra, mais: «La colère de Dieu demeure sur lui». Telle est, en effet, cette colère en vertu de laquelle tous les hommes sont sous le joug du péché, cette colère dont l'Apôtre a dit: «Nous avons été nous-mêmes enfants de colère par notre nature, comme tout le reste des hommes (1)»; rien au monde n'en délivre, si ce n'est la grâce de Dieu par Jésus-Christ Notre-Seigneur. Mais pourquoi cette grâce vient-elle à l'un et ne vient-elle pas à l'autre? La raison de cette différence peut être un secret, mais rie peut pas être une injustice: «Car y aurait-il injustice en Dieu? Dieu nous garde de cette pensée (2)». Seulement et avant tout, chacun doit courber la tête sous les oracles des saintes Ecritures, pour arriver à leur vrai sens par la foi; ce n'est pas en vain qu'il est écrit; «Vos jugements sont comme autant de vastes abîmes (3)!» Abîmes, en effet, dont l'immensité accable en quelque sorte le grand Apôtre quand il s'écrie: «O profondeur des richesses de la sagesse et de la science de Dieu (4)» . Il venait lui-même d'émettre une maxime étonnamment profonde: «Dieu», avait-il dit, «Dieu a voulu que tous les hommes fussent enveloppés dans l'incrédulité, pour exercer sa miséricorde envers tous». Et comme frappé de l'épouvante que lui inspire cet abîme, il ajoute: «O profondeur des richesses de la sagesse et de la science de Dieu! Combien ses jugements sont insondables et ses voies impénétrables! Car, qui a jamais «connu la pensée du Seigneur? ou qui a


1. Ep 2,3 - 2. Rm 9,14 - 3. Ps 35,7

jamais été son conseiller? Qui lui a donné quelque chose le premier, pour en prétendre récompense? Tout est de lui, tout est par lui et tout est en lui. A lui soit la gloire dans tous les siècles. Amen (1)». Nous avouons donc que notre intelligence est bien étroite pour discuter la justice des jugements de Dieu, et surtout pour discuter la gratuité de- la grâce; certes, elle n'est point injuste envers des mérites antérieurs, puisque ces mérites n'existent pas; et cependant, quand elle est accordée à des sujets indignes, nous sommes moins émus que quand nous la voyons refusée à d'autres sujets également indignes.


30. J'en appelle à ceux mêmes qui voient une injustice dans le sort des petits enfants lorsqu'ils sortent de ce monde sans avoir reçu la grâce de Jésus-Christ: Faut-il donc, disent-ils, qu'ils soient privés non-seulement du royaume de Dieu, car nos adversaires eux-mêmes avouent que personne n'y entre sans avoir été régénéré par le baptême, mais encore du salut et de la vie éternelle? Comment est-il juste que l'un soit délivré de son péché d'origine, et que l'autre n'en soit point affranchi, lorsque la condition de l'un comme de l'autre est la même?

Eh bien! qu'eux, à leur tour, nous répondent comment, d'après leur opinion même, la justice permet que l'un reçoive le baptême, et par lui l'entrée dans le royaume de Dieu, tandis que l'autre en est exclu, lorsque les droits de l'un comme de l'autre sont égaux? Etes-vous émus vraiment de la raison mystérieuse qui régit le sort de deux enfants entachés tous deux au même degré de la souillure originelle, et dont l'un est affranchi de ce lien parce que le baptême lui est accordé, tandis que l'autre reste sous sa chaîne, parce qu'une grâce pareille ne lui est pas octroyée? Alors, pourquoi n'êtes-vous pas également émus de voir que, de deux êtres innocents, selon vous, dans leur origine, l'un reçoit le baptême et peut par ce moyen entrer dans le royaume de Dieu, tandis que l'autre ne le reçoit pas et se trouve dans l'impossibilité d'être admis dans ce divin royaume? Ah! plutôt dans les deux cas le cri de l'Apôtre retrouve ici sa place: «O profondeur des divins trésors!»

D'ailleurs, après même que deux enfants ont été baptisés, qu'on me dise donc pourquoi


1. Rm 11,32-36

496

l'un est enlevé de ce monde, de peur que le péché: ne pervertisse son intelligence (1), tandis que l'autre, - un impie à venir, - vivra cependant? N'est-il pas vrai que s'ils étaient enlevés tous les deux,. tous les deux aussi entreraient dans le royaume des cieux? Et néanmoins, en .Dieu point d'injustice! Eh quoi, encore? Qui donc ne sera pas ému? Qui pourra retenir le cri de son âme en face d'autres abîmes si profonds? Oui, certains petits enfants sont tourmentés par des esprits impurs, d'autres n'éprouvent rien de pareil; quelques-uns mêmes, comme Jérémie, sont sanctifiés dès le sein de leurs. mères (2); et cependant tous sont également coupables, s'il existe un péché d'origine, et sinon, tous sont également innocents! Et la raison de ces différences si profondes, où la trouver? N'est-ce pas simplement parce que les jugements de Dieu sont incompréhensibles, et ses voies impénétrables?


Augustin, du mérite I-II-III - CHAPITRE XIII. COMMENT NOUS VIENT PAR UN SEUL LA MORT, ET PAR UN SEUL LA VIE.