Augustin sur la montagne 1040

CHAPITRE XV. DÉFENSE DE RENVOYER SA FEMME, ET ORDRE D'Y RENONCER.

1040 Mt 5,32

40. Ce qui inquiète le plus les esprits faibles, qui ont du reste envie de suivre les préceptes du Christ, c'est ce que le Seigneur lui-même dit en un autre endroit: «Si quelqu'un vient à moi, et ne hait point son père, et sa mère, et sa femme, et ses fils, et ses frères, et ses soeurs, et même sa propre âme, il ne peut-être mon disciple (Lc 14,26).» Les hommes trop peu intelligents croient voir ici une contradiction; en ce que, d'une part le Sauveur défend de renvoyer une femme, hors le cas de fornication, et que, de l'autre, il déclare que quiconque ne hait pas sa femme ne saurait être son disciple. Or, s'il eût voulu parler de l'union charnelle, il n'aurait pas placé dans la même condition le père, la mère, l'époux, les enfants et les frères . Mais combien il est vrai que le royaume des cieux souffre violence et «que ce sont les violents qui le ravissent (Mt 11,12)!» En effet, quelle violence l'homme doit se faire pour aimer ses ennemis et haïr père, mère, époux, fils, frère! Et l'un et l'autre sont exigés par Celui qui nous appelle au royaume des cieux! Mais, avec son aide, il est aisé de montrer que ces prescriptions ne se contredisent point; seulement elles sont difficiles à remplir, quand on les a comprises, bien que l'aide de Dieu puisse en rendre l'exécution très-facile. Car le royaume éternel où le Christ appelle ses disciples, à qui il donne aussi le nom de frères, ne connaît point ces relations de parenté telles qu'elles existent dans le temps. En effet il n'y a plus ni Juif, ni Grec, ni homme, ni femme, ni esclave, «ni libre; mais le Christ est tout en tous (Ga 3,23 Col 3,11).» Et le Seigneur lui-même dit: «A la résurrection, les hommes ne se marieront point et ne prendront point de femmes; mais ils seront comme les anges le Dieu dans le ciel (Mt 22,10).» Il faut donc que quiconque veut dès ce monde se préparer à cette existence céleste, prenne en haine, non les hommes mêmes, mais ces relations et ces liens temporels, sur lesquels s'appuie cette vie 272 passagère, limitée entre la naissance et la mort. S'il n'en est pas là, il n'aime point encore l'autre vie, celle ou disparaissent la naissance et la mort, fruits des mariages terrestres.



1041 41. Quand donc je demande à un homme vraiment chrétien, qui a cependant une épouse et des enfants, s'il entend avoir une femme dans le royaume du ciel; se rappelant les promesses de Dieu relatives à cette autre vie où ce corps corruptible revêtira l'incorruptibilité, et ce corps mortel l'immortalité (1Co 15,53-54); vivement, ou au moins quelque peu épris de ce bonheur, il me répondra avec horreur qu'il n'en a pas le moindre désir. Que je lui demande ensuite s'il désire que la femme qu'il a maintenant vive avec lui après la résurrection, quand aura eu lieu cette transformation céleste promise aux saints, il me répondra avec la même vivacité que c'est là son voeu ardent. C'est ainsi que le bon chrétien aime dans sa femme une créature de Dieu, qu'il désire voir transformée et renouvelée, et déteste en même temps l'union mortelle, le commerce charnel; c'est-à-dire qu'il aime en elle ce qui est de l'humanité, et déteste ce qui est du sexe. C'est ainsi qu'il aime un ennemi, non en tant qu'ennemi, mais en tant qu'homme, jusqu'à lui désirer ce qu'il désire pour lui-même; c'est-à-dire qu'il se corrige, se renouvelle et parvienne ainsi au royaume des cieux.! Il faut en dire autant du père, de la mère, de tous ceux à qui nous tenons par les liens du sang, en qui nous devons haïr ce qui entraîne pour tout homme la nécessité de naître et de mourir (2), et aimer ce qui peut parvenir avec nous à ce royaume où personne ne dit mon Père, mais où tous disent Notre Père; n où personne ne dit ma mère, mais où tous disent à la Jérusalem céleste notre mère; où personne ne dit mon frère, mais où tous disent de tous notre frère; où le mariage consistera à nous voir tous unis en Celui qui sera, pour ainsi dire, notre époux et qui nous a rachetés par l'effusion de son sang de la prostitution de ce monde. Il faut donc que le disciple du Christ haïsse ce qui passe dans ceux qu'il désire voir arriver avec lui à ce qui ne passe pas, et, cela, d'autant plus qu'il les aime davantage.

- 2 Rét. l, 1,ch, 19,5.

1042 42. Un chrétien peut donc vivre en bonne harmonie avec sa femme: soit qu'il cherche en elle une satisfaction aux besoins de la chair, ce qui est toléré, mais non commandé, dit l'Apôtre; soit qu'il en procrée des enfants, ce qui est louable jusqu'à un certain point; soit qu'il vive avec elle comme un frère, sans aucun commerce charnel, ayant une femme comme n'en ayant pas, ce qui est la condition la meilleure, la plus sublime dans le mariage chrétien; mais, dans tous les cas, haïssant en elle tout ce qui tient aux besoins du temps, et y aimant l'espoir de l'éternelle béatitude. Car nous haïssons certainement ce que nous souhaitons de voir finir, comme la vie de ce monde, par exemple, que nous ne désirerions point voir éternelle, et soustraite à l'action du temps, si nous ne la haïssons comme passant avec le temps. Or c'est cette vie qu'on désigne par le mot âme dans ce passage: «Si quelqu'un ne hait point même sa propre âme, il ne peut être mon disciple (Lc 14,26).» Car cette vie a besoin de la nourriture corruptible dont le Seigneur lui-même dit: «La vie n'est-elle pas plus que la nourriture?» c'est-à-dire, cette vie à qui la nourriture est nécessaire. Et ailleurs, quand il dit qu'il donne sa vie pour ses brebis, il parle de la vie présente, puisqu'il annonce qu'il mourra pour nous.


CHAPITRE XVI. LIEN CONJUGAL.

1043 Mt 5,32

43. Ici se présente une autre question: Quand le Seigneur permet de renvoyer une femme pour cause de fornication, dans quel sens faut-il prendre ce mot? Est-ce, comme tout le monde l'entend, un commerce criminel? ou faut-il l'appliquer, comme le fait souvent l'Ecriture, à toute passion coupable, comme l'idolâtrie, par exemple, ou l'avarice, ou toute autre transgression de la loi procédant d'une convoitise criminelle (2)! Mais consultons l'Apôtre, pour ne rien avancer au hasard: «Pour ceux qui sont mariés, ce n'est pas moi, mais le Seigneur, qui commande que la femme ne se sépare point de son mari; que si elle en est séparée, qu'elle demeure sans se marier, ou qu'elle se réconcilie avec son mari. Il peut en effet arriver qu'elle se soit séparée pour la raison que le Seigneur autorise. On s'il est permis à la femme de quitter son mari hors le cas de fornication, et que cela ne soit pas permis à l'homme; que répondre à ce que l'Apôtre dit ensuite: «Que le mari, de même, ne quitte point sa femme?» Pourquoi n'ajoute-t-il pas, hors le cas de fornication, où le Seigneur le permet, si ce n'est parce qu'il entend qu'un raisonne pour l'un comme pour l'autre, c'est-à-dire que si l'homme renvoie sa femme, dans le cas permis, il n'en prenne pas d'autre ou se réconcilie avec elle? Au,fait il serait bien à un homme de se réconcilier avec la femme que personne n'osa lapider et à qui le Seigneur dit: «Va et veille à ne plus pécher désormais (Lc 8,1).» En effet, celui qui dit: Il n'est pas permis de renvoyer sa femme, hormis le cas de fornication, ordonne de la conserver en dehors de ce cas; et même dans ce cas, n'ordonne pas, mais permet seulement de la renvoyer: de même qu'on dit: il n'est pas permis à une femme, du vivant de son mari, d'en épouser un autre; si elle se marie avant la mort de son mari, elle est coupable; si elle ne se marie point après la, mort de son époux, elle n'est pas coupable, car elle a permission, et non ordre, de le faire. Donc s'il y a égalité de droit entre l'homme et la femme dans le mariage, au point, que le même Apôtre n'ait pas seulement dit, en parlant de la femme: «La femme n'a pas puissance sur son, corps, mais le mari,» et qu'il ait dit aussi en parlant de l'homme: «De même le mari n'a pas puissance sur son corps, c'est la femme;» si, dis-je, la règle est la même, pour l'un que pour l'autre: il ne faut pas entendre qu'il soit permis à la femme, plutôt qu'à l'homme, de renvoyer son époux, hormis le cas de fornication.

- 2 Rét. l. I ch. 19,n. 6.

1044 44. Il faut donc examiner ce qu'on doit, entendre par fornication et continuer à consulter l'Apôtre. Voici ce qu'il dit ensuite: «Mais aux autres je dis, moi, et non le Seigneur.» Voyons d'abord ce que veut dire aux autres; car plus haut il parlait au nom du Seigneur aux personnes mariées; maintenant c'est en son nom qu'il parle aux autres, peut-être à ceux quine sont pas mariés. Pourtant ce n'est pas à eux puisqu'il ajoute: «Si l'un de nos frères a une femme infidèle et qu'elle consente à demeurer avec lui, qu'il ne se sépare point d'elle.» Il s'adresse donc encore à ceux qui sont mariés. Que signifient alors ces mots: aux autres, si ce n'est que plus haut il parlait aux époux qui étaient., tous les deux dans la foi du Christ, tandis que les autres désignent les mariages où une des deux parties seulement est fidèle? Et que leur dit,-il? «Si l'un de nos frères a une femme infidèle et qu'elle consente à demeurer avec lui, qu'il ne se sépare point d'elle; et si, une femme fidèle a un mari infidèle et qu'il consente à demeurer avec elle, qu'elle ne se sépare point de son mari.» Si donc il ne commande pas de la part du Seigneur, mais donne simplement un conseil en son nom, c'est que la chose est bonne en ce sens qu'on peut faire autrement sans violer un précepte; comme il a dit peu après, en parlant des vierges, qu'il n'a point reçu de commandement du Seigneur, mais qu'il donne un conseil puis il fait l'éloge de la virginité, mais de telle façon qu'on peut l'embrasser librement, sans être réputé coupable pour ne l'avoir pas embrassée. Car autre chose est tin commandement, autre chose un conseil, autre chose une condescendance. On ordonne à la, femme de ne point se séparer de son mari, ou, si elle le fait, de ne point se remarier ou de se réconcilier avec son mari: il ne lui est donc pas permis d'agir autrement. On conseille à l'époux fidèle de ne point 'renvoyer une femme infidèle, si elle consent à demeurer avec lui: il lui est donc permis de la renvoyer, puisqu'il n'y ait ici qu'un conseil de l'Apôtre et non un ordre du Seigneur. On. conseille à la vierge de ne point se marier: en se mariant elle ne suivra pas le conseil de l'Apôtre, mais elle ne blessera aucune loi. Il y a simplement tolérance, quand on dit: «Or je dis ceci par condescendance et non par commandement.» Donc, si, d'une part, il est permis de renvoyer une femme infidèle; bien qu'il soit meilleur de ne pas le faire; et si, d'autre part, d'après l'ordre du Seigneur, on. ne peut renvoyer une femme que pour cause de fornication: sans aucun doute par fornication il faut entendre l'infidélité.

1045 45. En effet que dites-vous donc, saint Apôtre? Evidemment vous engagez l'époux fidèle à ne point renvoyer sa femme infidèle, si elle consent à demeurer avec lui. Oui, répond-il. Mais puisque le Seigneur défend à l'homme de renvoyer sa femme, sauf le cas de fornication, pourquoi dites-vous: «Je dis moi et, non le Seigneur?» En effet l'idolâtrie à laquelle se livrent les infidèles, et toute superstition coupable, est une fornication. Or le Seigneur a permis de renvoyer sa femme pour cause de fornication. Mais comme c'est une permission, et non un ordre, cela a donné lieu à l'Apôtre de conseiller de ne point renvoyer une femme infidèle, dans l'espoir peut-être qu'elle deviendra fidèle. «Car, nous dit-il, le mari infidèle est sanctifié par la femme fidèle, et la (274) femme infidèle est sanctifiée parle mari fidèle.» Déjà, je pense, il était arrivé que quelques femmes avaient été amenées à la foi par leurs époux fidèles, ou des époux par leurs femmes; et sans citer de noms propres, il donne ces exemples pour appuyer ses exhortations et ses conseils. Puis il ajoute: «Autrement vos enfants seraient impurs, tandis que maintenant ils sont saints.» Car il y avait déjà des enfants chrétiens, qui avaient été baptisés ou par le fait d'un de leurs parents, ou du consentement des deux peut-être: ce qui n'eût pu avoir lieu si le mariage eût été rompu quand l'une des deux parties était fidèle et si l'infidélité de l'autre partie eût été tolérée jusqu'au moment de la conversion. Tel est le conseil de celui à qui, ce me semble, ces paroles ont été adressées: «Tout ce que tu dépenseras de plus, je te le rendrai à mon retour (1).»

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Lc 10,35.

1046 46. Or si l'infidélité est une fornication, l'idolâtrie une infidélité, et l'avarice une idolâtrie, il est hors de doute que l'avarice soit une fornication. Mais si l'avarice est une fornication, qui pourra raisonnablement ne pas appeler fornication toute convoitise criminelle? D'où il résulte qu'un homme peut sans péché renvoyer sa femme, et une femme son mari, à cause des convoitises coupables, non-seulement de celles qui se traduisent par le commerce charnel avec des hommes ou des femmes étrangères, mais de toutes celles qui, par l'abus du corps, entraînent l'âme à violer la loi de Dieu et à se souiller elle-même pour sa honte et sa perte. La raison en est que le Seigneur excepte le cas de fornication, et que ce mot de fornication, comme nous l'avons vu plus-haut, doit s'entendre dans un sens général et universel.

1047 47. En disant: «Hors le cas d'adultère,» le Seigneur n'indique point si c'est de la part de l'homme ou de la part de la femme. Car non-seulement il est permis de renvoyer une femme coupable d'adultère, mais tout homme qui renvoie une femme qui l'oblige à commettre la fornication, la renvoie évidemment pour cause d'adultère. Par exemple, si une femme oblige son époux à sacrifier aux idoles, celui qui la renvoie, la renvoie pour cause d'adultère: adultère du côté de sa femme parce qu'elle le commet réellement; adultère de son côté, parce qu'il est à craindre qu'il ne le commette lui-même.

Mais rien de plus injuste que de renvoyer une femme pour cause de fornication, quand on en est convaincu soi-même. C'est le cas de dire alors: «En jugeant autrui, tu te condamneras toi-même, puisque tu fais ce que tu condamnes.» Ainsi donc quiconque veut renvoyer sa femme pour cause d'adultère, doit en être exempt lui-même. J'en dis autant de la femme.

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Rm 2,1.

1048 48. Sur ces paroles: «Quiconque épouse une femme renvoyée par son mari, commet un adultère,» on peut demander si l'homme commettant l'adultère, la femme qui est épousée le commet également. En effet on exige que la femme demeure sans se marier, ou qu'elle se réconcilie avec son mari; mais, dit l'Apôtre, si elle s'en est séparée. Car entre renvoyer ou être renvoyé, la différence est grande. Si la femme renvoie elle-même son mari et en épouse un autre, on pourra croire qu'elle n'a quitté le premier que pour échanger contre le second: ce qui est évidemment une pensée d'adultère. Si au contraire elle est renvoyée par un mari avec lequel elle serait volontiers restée, celui qui l'épouse est certainement adultère, d'après la parole du Seigneur: mais l'est-elle elle-même? voilà la question. Du reste, on pourrait encore bien moins imaginer comment, un homme et une femme ayant commerce ensemble, l'un serait adultère et l'autre non. Ajoutez à cela que celui qui épouse une femme renvoyée par son mari, est adultère; bien que cette femme ne se soit point séparée elle-même, mais ait été renvoyée, c'est cependant elle qui le rend adultère, ce que le Seigneur défend. D'où il suit que, soit qu'elle ait été renvoyée, soit qu'elle se soit séparée elle-même, elle doit demeurer sans se marier ou se réconcilier avec son mari.

1049 49. On demande encore si un homme peut être disculpé d'adultère quand il s'unit à une autre femme qui n'est point l'épouse d'un autre ni séparée de son mari, alors que la sienne lui en donne la permission, soit parce qu'elle est stérile, soit parce qu'elle ne veut point se soumettre au devoir conjugal? On en trouve un exemple dans l'histoire de l'ancien Testament; mais les préceptes actuels auxquels les autres ne faisaient que préparer le genre humain, sont plus élevés; il faut considérer dans ceux-là la différence des temps, les desseins de la divine Providence 275 qui vient toujours à temps au secours de l'humanité, et ne point y chercher des règles de conduite. Mais ces paroles de l'Apôtre: «La femme n'a pas puissance sur son corps, c'est le mari; de même le mari n'a pas puissance sur son corps, c'est la femme;» ces paroles, dis-je, peuvent-elles s'entendre en ce sens que, avec la permission de la femme qui a puissance sur le corps de son mari, celui-ci puisse s'unir charnellement à un autre femme qui ne serait point mariée ni séparée de son mari? Il ne faut pas le penser, de peur que la même faculté ne soit aussi accordée à la femme du consentement du mari, ce qui choque le sens commun.

1050 50. Ce n'est pas qu'il ne puisse y avoir quelques circonstances où la femme du consentement du mari semble obligée de le faire dans l'intérêt du mari lui-même. On raconte un fait de ce genre qui se serait passé à Antioche, il y a environ cinquante ans, sous le règne de Constance. Acyndinus, alors préfet et qui fut même consul, exigeait une livre d'or d'un débiteur du fisc. Cédant à je ne sais qu'elle émotion, péril assez ordinaire dans ces positions élevées, où tout est permis ou du moins passe pour l'être, il éclata en menaces violentes et déclara du ton le plus décidé que le débiteur serait puni de mort, s'il ne payait la somme au jour fixé. Comme celui-ci était enfermé dans une étroite prison et ne pouvait acquitter sa dette, le jour fatal approchait. Or il avait une femme fort belle, mais trop pauvre pour venir en aide à son mari. Un homme riche, épris de sa beauté et connaissant la situation fâcheuse de ce mari, lui envoya dire qu'il donnerait la livre d'or, si elle voulait se livrer à lui pendant une seule nuit. Sachant qu'elle n'avait pas puissance sur son corps mais bien son mari, elle répondit qu'elle était prête à faire ce qu'on demandait dans l'intérêt de son mari, pourvu que celui-ci, maître du corps de son épouse et à qui elle se devait tout entière, consentît à céder un bien qui lui était propre pour conserver sa vie. Le mari reconnaissant exigea qu'il en fût ainsi et ne pensa point qu'il y eût adultère, là où la passion n'agissait pas, mais seulement l'affection pour un époux, qui du reste en donnait la permission et même l'ordre. La femme se rendit à la maison de campagne du riche, fit ce que voulut cet impudique; mais elle ne se livra ainsi qu'en vue de son mari, plus jaloux de la conservation de sa vie que de l'exercice de son droit conjugal. Elle reçut l'or: mais celui qui le lui avait remis l'enleva secrètement et y substitua un sac de même forme et rempli de terre. La femme s'aperçut de la fraude en rentrant chez elle, s'élança sur la place publique, et mue par le même principe d'attachement à son époux, proclama ce qu'elle avait été forcée de faire. Elle interpelle le préfet, avoue tout et dénonce la fraude dont elle est victime. Le préfet commence par reconnaître qu'il est le premier coupable, que ses menaces sont cause de tout le mal et se jugeant comme il eût jugé un autre, se condamna à payer de ses propres biens la livre d'or due au fisc et ordonna en même temps que la femme devînt propriétaire du domaine d'où avait été extraite la terre substituée à l'or. Je ne discute ici ni dans un sens ni dans l'autre; c'est à chacun à prononcer: car ce trait n'est pas emprunté à des sources divines. Cependant après avoir entendu raconter ce fait, on n'éprouve plus pour l'action de cette femme, exigée d'ailleurs par le mari, la même horreur qu'on éprouvait auparavant, quand la question était posée en dehors de tout exemple. Mais ce qui ressort surtout de ce passage de l'Evangile, c'est l'énormité du péché de fornication énormité telle, qu'il forme la seule exception qui autorise à briser le lien si étroit du mariage. Or nous avons dit ce que c'est que la fornication.


CHAPITRE XVII. DU SERMENT.

1051 Mt 5,33-34
51. «Vous avez encore entendu qu'il a été dit aux anciens: Tu ne te parjureras point, mais tu tiendras au Seigneur tes serments. Et moi je vous dis de ne jurer en aucune façon, ni par le ciel, parce que c'est le trône de Dieu; ni par la terre, parce que c'est l'escabeau de ses pieds; ni par Jérusalem, parce que tu ne peux rendre un seul de tes cheveux blanc ou noir. Que votre langage soit: Oui, oui; non, non; car ce qui est de plus vient du mal.» La justice des pharisiens se borne à ne point se parjurer; elle est fortifiée par celle qui défend même de jurer, ce qui est le propre de la justice du royaume des cieux. De même en effet que celui qui ne parle pas ne saurait dire faux, ainsi celui qui ne jure pas ne saurait se parjurer. Cependant comme jurer c'est prendre Dieu à témoin, il faut examiner avec soin se chapitre, de peur que (216) l'Apôtre ne semble avoir enfreint le précepte du Seigneur, lui qui jure souvent, de cette façon, par exemple: «Je vous écris ceci, voici, devant Dieu, «je ne mens pas (1);» ou encore: «Le Dieu et Père de Notre-Seigneur Jésus-Christ, qui est béni dans tous les siècles, sait que je ne mens pas (2);» et ailleurs: «Car le Dieu que je sers en mon esprit, dans l'Evangile de son Fils, m'est témoin que sans cesse je fais mémoire de vous dans mes prières (3).» On dira peut-être qu'on ne doit regarder comme serment que la formule où le mot par est placé devant le mot par lequel on jure; en sorte que dire: «Dieu m'est témoin,» et non: par Dieu, ne soit pas jurer. Cette opinion est ridicule. Mais pour éviter toute discussion et par égard pour les moins éclairés qui s'obstineraient à voir ici quelque différence, il est bon de savoir que l'Apôtre a employé même cette forme de serment, comme quand il a dit, par exemple: «Chaque jour je meurs, je le jure, par la gloire que je reçois de vous (4).» Et pour qu'on ne s'imagine pas qu'il a voulu dire: Votre gloire me fait mourir, dans le sens où l'on dit: Il est devenu savant par les leçons d'un tel, c'est-à-dire les leçons d'un tel ont fait qu'il est devenu savant: les exemplaires grecs tranchent la question, car on y lit: Ne ten kaukhesin umeteran, expressions qui ne sont usitées que pour le serment. Par là on peut comprendre que le Seigneur a défendu de jurer, pour que personne ne se porte au serment comme à une chose bonne et ne se laisse entraîner au parjure par l'habitude de jurer. Que celui donc qui sait que le serment ne doit pas être regardé comme un acte bon mais nécessaire, se modère autant que possible, et n'en use que par nécessité, quand il voit les hommes peu disposés à croire une chose qu'il leur est utile de croire, à moins qu'elle ne soit attestée par serment. C'est dans ce sens qu'il faut interpréter ces paroles: «Que votre langage soit: Oui, oui; non, non;» voilà le bien, voilà ce qu'il faut désirer. «Ce qui est de plus vient du mal:» c'est-à-dire, sachez que si vous êtes obligés de jurer, cela provient de l'infirmité de ceux que vous désirez convaincre infirmité qui est certainement un mal et dont nous demandons chaque jour d'être délivrés, quand nous disons: «Délivrez-nous du mai (5).» Aussi le Seigneur n'a-t-il point dit: de qui est de plus est mal; car vous ne faites point de mal quand vous employez à propos le serment;

1 Ga 1,40. - 2 2Co 11,31. - 3 Rm 1,9-10. - 4 1Co 15,31. - 5 Mt 6,13.

lequel, bien que n'étant pas bon, est cependant nécessaire pour persuader à un autre une vérité utile; mais il a dit: «Vient du mal,» de l'infirmité de celui à qui vous êtes forcé de jurer. Mais celui-là seul qui en a fait l'expérience sait combien il est difficile de détruire l'habitude du serment et de ne jamais faire sans raison ce que la nécessité oblige quelquefois à faire.

1052 52. On peut demander pourquoi, à ces paroles: «Et moi je vous dis de ne jurer en aucune façon,» on a ajouté celles-ci: «Ni par le ciel, parce qu'il est le trône de Dieu,» et le reste, jusqu'à: «Ni par votre tête.» C'est, je pense, parce que les Juifs ne se croyaient point liés par leurs serments, quand ils avaient juré par ces choses. Comme ils avaient entendu dire: «Tu tiendras au Seigneur tes serments,» ils ne croyaient point avoir fait un serment au Seigneur en jurant par le ciel ou par la terre, ou par Jérusalem, ou par leur tête: non de la faute de l'auteur de la loi, mais parce qu'ils comprenaient mal. Le Seigneur leur apprend donc qu'il n'y a rien de si vil parmi les créatures par quoi l'on puisse se parjurer; puisque la divine Providence gouverne le monde entier du haut en bas, à partir du trône de Dieu jusqu'à un cheveu blanc ou noir. «Ni par le ciel, parce qu'il est le trône de Dieu; ni par la terre, parce qu'elle est l'escabeau de ses pieds;» c'est-à-dire quand vous jurez par le ciel ou par la terre, ne vous imaginez pas que votre serment ne vous lie pas devant le Seigneur: car il est prouvé que vous jurez par celui dont le ciel est le trône et la terre l'escabeau. «Ni par Jérusalem, parce que c'est la ville du grand roi,» ce qui vaut dieux que de dire ma ville, bien que ce soit là le sens. Et comme il est le Seigneur, évidemment celui qui jure par Jérusalem est lié devant le Seigneur. «Ne jurez pas non plus par votre tête.» Est-il rien qu'on puisse croire plus à soi que sa tête? Et pourtant comment notre tête serait-elle à nous, puisque nous n'avons pas même le pouvoir de rendre un cheveu blanc ou noir? Donc, quiconque jure même par sa tête, est lié par. son serment devant le Dieu qui remplit tout d'une manière ineffable et est présent partout. Et sous ces expressions, il faut sous-entendre bien d'autres choses qui ne pouvaient s'énumérer, comme dans ce serment de l'Apôtre, dont nous parlions plus haut: «Je meurs chaque jour, je le jure, par la gloire que je reçois de vous.» Et pour montrer que ce serment remonte au (277) Seigneur, il ajoute: «Que je reçois de vous dans le Christ Jésus.»

1053 53. Toutefois, je dis ceci pour les charnels, parce que le ciel est appelé le trône de Dieu et la terre l'escabeau de ses pieds, il ne faut pas s'imaginer que Dieu ait des membres qui reposent sur le ciel et la terre, comme les nôtres quand nous sommes assis . mais le siège qu'on lui attribue indique le jugement.. Et comme le ciel est la partie la plus belle de la création et la terre la moins belle, il semble que la puissance divine est plus présente à la partie la plus excellente et donne à l'autre un rang inférieur; voilà pourquoi on dit, que Dieu est assis au ciel et a la terre . sous ses pieds. Dans le sens spirituel on entend par ciel les âmes saintes, et par la terre les pécheurs; et parce que l'homme spirituel juge de toutes choses et n'est jugé par personne (1), on a raison de l'appeler le siège de Dieu; comme aussi de nommer l'escabeau de ses pieds le pécheur à qu'il a été dit: «Tu es terre et tu iras en terre (2),» parce que la justice qui traite chacun selon ses mérites le rejette au rang inférieur, et que n'ayant pas voulu rester dans la loi, il est accablé sous le poids de la loi.

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1Co 2,15. - 2Gn 3,19.

CHAPITRE XVIII. AMOUR DE LA JUSTICE ET MISÉRICORDE.

1054
54. Enfin pour conclure sur ce sujet, que peut-on exprimer ou imaginer de plus laborieux et de plus pénible, de plus propre à exercer toute les forces et toute l'industrie de l'âme fidèle, que la nécessité de vaincre une mauvaise habitude? Que le chrétien retranche donc tous les membres qui peuvent lui être un obstacle à la conquête du royaume des cieux, que la douleur ne l'abatte pas; qu'il supporte, pour l'honneur de la foi conjugale, les plus graves incommodités, tout ce qui ne porte pas la marque d'une corruption honteuse, c'est-à-dire de la fornication; par exemple qu'il conserve fidèlement une femme stérile, difforme, faible de constitution, aveugle, sourde, boiteuse, ou affligée de maladies, de souffrances, de langueurs, de tout ce qui peut s'imaginer de plus repoussant, excepté la fornication; qu'il la supporte par fidélité à ses engagements, au lien qui les unit; non-seulement qu'il ne rejette point une femme de ce genre, mais s'il n'est pas marié, qu'il n'en épouse point une séparée de son mari, fût-elle d'ailleurs belle, bien portante, riche, féconde. Et si cela n'est pas permis, qu'il se permette bien moins d'avoir un commerce illicite quelconque; qu'il fuie la fornication jusqu'à éviter tout acte criminel et honteux; qu'il dise la vérité, et l'appuie non par des serment fréquents, mais par l'honnêteté de ses moeurs; qu'il abatte et domine, comme d'un lieu élevé, cette multitude de mauvais penchants qui lui font la guerre, (nous n'en avons mentionné qu'un petit nombre, mais par ceux là on peut juger du reste) et qu'il réserve pour cela à la milice chrétienne comme une citadelle. Mais qui osera entreprendre une tâche aussi difficile, sinon celui qui brûle de l'amour de la justice au point d'être dévoré de faim et de soif, de regarder la vie comme rien, tant qu'il n'en est pas rassasié, et de se faire violence pour arriver au royaume des cieux? Car autrement il n'est pas possible d'avoir la force nécessaire, pour supporter tout ce que les partisans de ce monde estiment pénible, dur et difficile dans l'extirpation des mauvaises habitudes. «Bienheureux donc ceux qui ont faim et soif de la justice, parce qu'ils seront rassasiés.»

1055 55. Mais si quelqu'un éprouve à cela quelque difficulté, n'avance que par un sentier rude et escarpé, est assailli de tentations de toute sorte; si voyant la vie passée s'élever à gauche et à droite, comme des montagnes, il redoute de succomber à la tâche: que celui-là suive un conseil dans le but de s'attirer du secours. Quel est ce conseil? Qu'il supporte l'infirmité du prochain; lui vienne en aide autant que possible, comme il désire lui-même l'aide d'en haut. Par conséquent recourons aux oeuvres de la miséricorde. Or la douceur et la miséricorde semblent se confondre, Il y a cependant cette différence que l'homme doux, dont nous avons parlé plus haut, accepte avec piété et sans contradiction les arrêts divins portés contre ses péchés, et les paroles de Dieu qu'il ne comprend pas encore, mais sans rendre aucun service à celui à qui il se contente de n'opposer ni contradiction ni résistance; tandis que le miséricordieux cède dans l'intention de corriger celui qu'il rendrait pire par la résistance.

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CHAPITRE XIX. VENGEANCE. -JUSTICE DES PHARISIENS ET JUSTICE DES CHRÉTIENS. - JOUE DROITE. - TUNIQUE. - ESCLAVAGE.

1056 Mt 5,38-42
56. Le Seigneur continue et dit: «Vous avez entendu qu'il a été dit: Oeil pour oeil, dent pour dent. Et moi je vous dis de ne point résister aux mauvais traitements; mais si quelqu'un te frappe sur la joue droite, présente-lui encore l'autre; et à celui qui veut t'appeler en justice pour t'enlever ta tunique, abandonne-lui encore ton manteau; et quiconque te contraindra de faire avec lui mille pas, fais-en deux autres mille. Donne à qui te demande, et ne te détourne point de celui qui veut emprunter, de toi.» La justice du pharisien consiste à ne pas dépasser la mesure quand on se venge, à ne pas rendre plus qu'on n'a reçu; et c'est déjà un grand point. On ne trouve pas aisément un homme qui ne rende qu'un coup de poing pour un coup de poing; qui, pour un seul mot d'injure, se contente de répondre par un seul mot de même valeur. Ou dans le trouble de la colère on se venge outre mesure; ou bien on s'imagine que la justice exige que l'offensant soit plus maltraité que l'offensé. Ces dispositions avaient déjà trouvé un frein puissant dans la loi, où on lisait: «Oeil pour oeil, dent pour dent;» expression qui voulait dire que la vengeance ne doit pas dépasser l'injure. C'est déjà là un commencement de paix; mais la perfection de la paix consiste à renoncer même à cette espèce de vengeance.

1057 57. Entre ces deux dispositions dont l'une, au mépris de la loi, rend un mal plus grand pour un mal moindre, et dont l'autre, pratiquant la perfection indiquée par le Seigneur à ses disciples ne rend en aucune façon le mal pour le mal, il y a un moyen terme qui consiste à rendre autant de mal qu'on en a reçu: transition de l'extrême discorde à la concorde parfaite, mesure proportionnée aux besoins du temps.Voyez quelle distance il y a de l'homme qui attaque le premier dans le but de blesser et de nuire, et celui qui ne rend 'point injure pour injure! Celui qui n'attaque pas le premier, mais qui, ou de volonté ou de fait, rend plus de mal qu'il n'en a reçu, s'éloigne un peu de l'extrême injustice, fait un premier pas vers la justice parfaite, et cependant n'en est pas encore au point fixé et exigé par la loi de Moise. Celui donc qui rend autant qu'il a reçu, fait déjà une concession; car il ne doit pas y avoir égalité de peine entre le coupable et l'innocent. C'est donc cette justice commencée, non sévère, mais miséricordieuse que perfectionne Celui qui est venu, non abolir . la loi, mais l'accomplir. Il abandonne ainsi à l'intelligence de ses auditeurs les deux degrés d'intervalle, et préfère parler de la perfection même de la miséricorde. Car il reste encore quelque chose à faire à celui qui ne remplit pas dans toute son étendue un précepte imposé en vue du royaume des cieux; c'est de ne pas rendre autant, mais seulement, moins qu'il n'a reçu, par exemple un coup de poing pour deux, l'amputation d'une oreille pour la perte d'un oeil. Mais celui qui montant plus haut ne rend le mal en aucune façon, se rapproche du commandement du Seigneur et cependant n'y est pas encore. C'est peu de chose au yeux du Sauveur que vous ne rendiez pas mal pour mal, si vous n'êtes disposé à en recevoir davantage. Il ne dit donc pas Et moi je vous dis» de ne pas rendre mal pour mal; ce qui est déjà un point important; mais: «de ne point résister aux mauvais traitements,» en sorte que non-seulement vous ne rendiez pas le mal qu'on vous a fait, mais que vous ne vous opposiez pas même à ce qu'on vous en fasse davantage. C'est en effet ce qu'il expose ensuite: «Mais si quelqu'un te frappe sur la joue droite, présente-lui encore l'autre;» car il de dit pas: Si quelqu'un vous frappe, ne le frappez pas; mais préparez-vous à recevoir de nouveaux coups. Ceux-là surtout sentiront ce qu'il y a, là, de miséricorde, lesquels servent dans leurs maladies des êtres tendrement aimés, enfants ou amis très-chers, soit encore en bas âge, soit atteints de phrénésie. Ils souffrent souvent beaucoup de leur part; mais ils sont disposés à souffrir bien davantage encore, si la santé du malade l'exige, et jusqu'à ce que la faiblesse de l'âge ou de la maladie soit passée. Et que pouvait apprendre le médecin des âmes à ceux qu'il formait à l'art de guérir le prochain, sinon à supporter avec patience les infirmités de ceux au salut desquels ils voulaient travailler? Car tout vice provient de la faiblesse de l'âme, puisqu'il n'y a rien de plus pur que l'homme consommé en vertu.

1058 58. On peut demander ici ce que signifie la joue droite; car c'est ainsi qu'on lit dans les exemplaires grecs les plus dignes de foi: beaucoup de latins portent simplement la joue, sans (279) désigner la droite. Or c'est par le visage que chacun est connu, et nous lisons dans l'Apôtre Vous souffrez même qu'on vous asservisse, «qu'on vous dévore, qu'on prenne votre bien, «qu'on vous traite avec hauteur, qu'on vous déchire le visage;» puis il ajoute aussitôt: «Je le dis avec honte (2Co 11,20-21),» dans l'intention de faire voir que être déchiré au visage, signifie être méprisé et dédaigné. Et l'Apôtre ne dit pas cela pour empêcher les Corinthiens de supporter ceux qui les traitent ainsi, mais afin qu'ils le supportent mieux lui-même qui les aimait jusqu'à être disposé à se sacrifier pour eux (2Co 12,15). Mais comme on ne saurait dire le visage droit, et le visage gauche, et qu'il y a une noblesse selon Dieu et une noblesse selon le monde; on distingue la joue droite et la joue gauche, pour que tout disciple du Christ chez qui le nom de Chrétien sera un objet de mépris, soit bien plus disposé encore à voir méprisés en lui les honneurs mondains, s'il en possède quelques-uns. Pourtant le même apôtre Paul, quand on se préparait à poursuivre en lui le nom de chrétien s'il eut gardé le silence sur la dignité de citoyen, ne présentait point l'autre joue à ceux qui le frappaient sur la joue droite. Mais en disant: «Je suis citoyen romain (Ac 22,25),» il n'en était pas moins disposé à voir mépriser en lui ce qu'il avait de moins glorieux, par ceux qui méprisaient en lui un titre si précieux et si salutaire. En a-t-il pour cela supporté moins patiemment les chaînes dont il n'était pas permis de charger un citoyen romain? Et en a-t-il accusé personne, comme d'une injustice? Et si on l'a ménagé une fois à cause de sa qualité de citoyen romain, il ne s'en est pas moins offert aux coups en cherchant par sa patience à corriger de leur criminelle malice ceux qu'il voyait honorer en lui le côté gauche par préférence au côté droit. Car ici il ne faut voir que son intention, la bienveillance et la clémence dont il usait envers ses persécuteurs. Il reçoit un soufflet par l'ordre du grand-prêtre, pour avoir dit cette parole qui semblait insolente: «Dieu te frappera, muraille blanchie;» mais ce mot injurieux, au jugement de ceux qui n'avaient pas d'intelligence, était prophétique pour ceux qui en avaient. Muraille blanchie signifiait hypocrisie, c'est-à-dire dissimulation voilée sous la dignité sacerdotale et cachant la turpitude et la boue sous un nom éclatant, pour ainsi dire, de blancheur. Car l'Apôtre reste merveilleusement fidèle à l'humilité quand on lui dit: «Tu maudis le prince des prêtres?» et qu'il répond: «J'ignorais, mes frères, que ce fût le prince des prêtres; car il est écrit: Tu ne maudiras point le prince de ton peuple (1).» Une réponse si prompte, si pleine de douceur, que n'aurait pu faire un homme irrité et troublé, montre assez avec quel calme il avait prononcé une parole qui semblait dictée par la colère. Et il disait vrai pour ceux qui auraient su comprendre: «J'ignorais que ce fût le prince des prêtres» C'était comme s'il eût dit: je connais un autre prince des prêtres, pour le nom duquel je supporte ceci, qu'il n'est pas permis de maudire, et que vous maudissez pourtant, puisque vous ne haïssez en moi que son nom. C'est ainsi qu'il faut parler en tel cas, sans dissimulation, et avec un coeur prêt à tout pour pouvoir chanter avec le prophète: «Mon coeur est prêt, ô Dieu, mon coeur est prêt (2).» Car beaucoup savent présenter l'autre joue mais ne savent pas aimer celui qui les frappe. Le Seigneur lui même, qui a le premier accompli les commandements qu'il a donnés, n'a pas présenté l'autre joue au serviteur du grand-prêtre qui le frappait, mais il lui a dit: «Si j'ai mal parlé rends témoignage du mal; mais si j'ai bien parlé, pourquoi me frappes-tu (3)?» Et il n'en était pas moins prêt de coeur, non-seulement à être frappé sur l'autre joue pour le salut de tous, mais encore à être crucifié tout entier.

1 Ac 23,3-5. - 2 Ps 58,8. - 3 Jn 18,23.

1059 59. Par conséquent les paroles qui suivent: «Et à celui qui veut t'appeler en justice pour t'enlever ta tunique, abandonne-lui encore ton manteau,» doivent s'entendre de la disposition du coeur, et non d'un acte d'ostentation. Et ce qu'on dit de la tunique et du manteau ne s'applique pas seulement à ces objets, mais à tous les biens temporels qui notes appartiennent. Or, si on nous commande de sacrifier le nécessaire, à combien plus forte raison convient-il de ne pas avoir un superflu. Mais en parlant de ce qui nous appartient, j'entends tout ce qui est de l'espèce que le Seigneur désigne, quand il dit: «Si quelqu'un veut t'appeler en justice pour t'enlever ta tunique.» Par conséquent il s'agit de tout ce qu'on peut nous disputer en justice, de ce qui peut passer de notre domaine au domaine de celui qui plaide ou pour qui on plaide, comme 280 un vêtement, une maison, un fond de terre, une bête de somme, et en général, tout ce qui s'apprécie en argent. Mais cela doit-il s'appliquer aux esclaves? C'est une grave question. Car un chrétien ne doit pas posséder un esclave comme un cheval ou un meuble d'argent, bien que peut-être l'esclave ait moins de valeur qu'un cheval, et surtout qu'un objet en or ou en argent. Mais si toi, maître, tu l'élèves, le diriges, plus sagement, plus honnêtement, si tu le mets en état de servir Dieu mieux que ne le ferait celui, qui désire te l'enlever: je ne sais si personne osera te conseiller de n'en tenir pas plus de compte que d'un vêtement. Car l'homme doit aimer son semblable comme lui-même: l'homme à qui le Seigneur commande d'aimer même les ennemis, ainsi que le démontre la suite de notre texte.

1060 60. Du reste il faut remarquer que toute tunique est un vêtement, mais que tout vêtement n'est pas une tunique. Le mot vêtement à donc un sens plus étendu que le mot tunique. C'est pourquoi je pense que quand le Sauveur dit: «Et à celui qui vient t'appeler en justice pour enlever ta tunique, abandonne encore ton vêtement;» c'est comme s'il disait: à celui qui t'enlève ta tunique, abandonne encore tes autres vêtements. Aussi quelques interprètes ont-ils adopté le mot pallium, manteau, en grec, imation.

1061 61. Et quiconque te contraindra de faire avec lui «mille pas, fais-en deux autres mille.» Il s'agit moins ici d'une démarche réelle que de la disposition du coeur. Car dans l'histoire sainte elle-même, qui fait autorité, vous ne trouverez pas que, les saints aient rien fait de ce genre, non plus que le Seigneur, bien qu'il eût revêtu notre humanité pour nous donner un modèle de conduite. Et cependant vous les trouverez à peu près partout, disposés a supporter les exigences les plus injustes. Mais ces paroles: «Fais-en deux autres mille,» n'auraient-elles pas pour but de compléter le nombre trois, symbole de la perfection, en sorte que, en agissant ainsi, chacun se souvienne qu'il accomplit la justice parfaite, puisqu'il supporte avec bonté les infirmités de ceux qu'il désire voir guéris? On pourrait alors admettre que c'est dans la même intention que le Christ aurait formulé trois préceptes: le premier, si quelqu'un te frappe sur la joue; le second, si quelqu'un veut t'enlever ta tunique; le troisième, si quelqu'un te contraint de faire avec lui mille pas: et, dans ce dernier exemple, il aurait ajouté deux à un pour former trois. Que si ce nombre ne signifie pas ici la perfection, comme nous l'avons dit; mous l'entendons dans ce sens que le Seigneur, commençant parle précepte le plus facile, avance peu à peu jusqu'à demander qu'on supporte deux fois plus qu'il n'est exigé. En effet il veut d'abord qu'on présente la joue gauche quand la droite à été frappée, pour que vous soyez disposé à souffrir une injure moindre que celle que vous avez soufferte: car tout ce qui se rattache au côté droit est plus précieux que ce qui est désigné par le côté gauche, et celui qui a eu à souffrir dans un objet plus cher, supportera plus aisément une perte dates un objet de moindre valeur. Ensuite le Sauveur veut qu'on abandonne son manteau à celui qui vient nous enlever notre tunique; c'est-à-dire l'équivalent, ou quelque chose de plus, mais non pas le double. Troisièmement, en ordonnant de faire deux mille pas de plus avec celui qui en exige mille, il vous commande de supporter le double: voulant insinuer par là que, soit qu'un méchant vous fasse un peu moins de tort qu'il ne vous en a déjà fait,'ou autant, ou plus, il faut tout supporter avec patience.


Augustin sur la montagne 1040