Augustin sur la montagne 2049

CHAPITRE XV. SOLLICITUDES SUPERFLUES.

2049 Mt 6,25-30
49. «C'est pourquoi je vous dis: Ne vous inquiétez point pour votre vie de ce que vous mangerez, ni pour votre corps de quoi vous vous vêtirez.» De peur que peut-être, sans chercher le superflu, le coeur ne devienne double à la recherche du nécessaire, que notre intention ne se détourne vers nos propres intérêts, quand nous paraissons faire oeuvre de miséricorde à l'égard du.prochain; c'est-à-dire de peur que tout en voulant rendre service à un autre, nous n'avions bien plutôt nos propres avantages en vue; puis que nous nous croyions innocents, parce que nous ne cherchons pas le superflu, mais le simple nécessaire. Le Seigneur veut que nous nous rappelions qu'en nous créant et en nous composant d'une âme et d'un corps, Dieu nous a donné beaucoup plus que la nourriture et le vêtement, et il ne veut pas que le souci de ces nécessités rende notre coeur double. «L'âme, dit-elle, n'est-elle pas plus que la nourriture?» Pour vous faire entendre que Celui qui vous a donné la vie, vous donnera bien plus facilement encore la nourriture. «Et le corps plus que le vêtement?» c'est-à-dire est davantage: également pour que vous compreniez que Celui qui vous a donné votre corps, vous donnera plus facilement encore de quoi le vêtir.

2050 50. On demande ici quel rapport a la nourriture avec l'âme, puisque l'une est incorporelle et l'autre matérielle. Mais, âme est mis ici pour vie, et c'est la nourriture matérielle qui entretient la vie. C'est en ce sens qu'on a dit: «Celui qui aime son âme, la perdra (Jn 12,25).» Si âme ne signifiait pas cette vie présente qu'il faut perdre pour acquérir le royaume de Dieu, comme évidemment les martyrs l'ont fait, il y aurait contradiction avec cet autre passage: «Que sert à l'homme de gagner le monde entier, s'il vient à perdre son âme (Mt 16,26)?»


2051 51. «Regardez les oiseaux du ciel: ils ne sèment ni ne moissonnent, ni n'amassent dans des greniers, et votre Père céleste les nourrit; n'êtes-vous pas plus qu'eux?» c'est-à-dire, vous valez davantage. En effet un animal doué de raison, comme l'homme, est placé plus haut dans l'ordre de la nature que des animaux privés de raison, comme sont les oiseaux. «Or qui de vous, en s'inquiétant beaucoup, peut ajouter à sa taille une seule coudée?» C'est-à-dire celui qui, par sa puissance et sa volonté, a fait croître votre corps jusqu'à la taille qu'il a, saura bien aussi, par les soins de sa Providence, lui procurer des vêtements. Or vous comprendrez que votre taille n'est point votre ouvrage par cela que, malgré toutes vos inquiétudes et vos désirs, vous ne pourriez y ajouter une seule coudée; laissez donc le soin de vêtir votre corps à Celui qui lui a donné sa taille.

2052 52. Il fallait donner un exemple pour le vêtement comme pour la nourriture. Aussi le Seigneur ajoute-t-il: «Voyez les lis des champs; comme ils croissent; ils ne travaillent ni ne filent. Or je vous dis que Salomon même dans toute sa gloire, n'a jamais été vêtu comme l'un d'eux. Que si l'herbe des champs qui est aujourd'hui et qui demain sera jetée dans le four, Dieu la vêtit ainsi, combien plus vous, hommes de peu de foi?» Mais nous n'avons pas à discuter ces exemples comme allégories, ni à chercher ce que signifient ici les oiseaux du ciel et les lis des champs: car on nous propose simplement des objets d'un nature inférieure pour nous faire entendre des choses d'un ordre plus élevé. Telle est dans un autre endroit, la comparaison du juge qui ne craignait pas Dieu, n'avait point d'égards pour l'homme, et néanmoins céda aux instances de la veuve, non par sentiment de piété ou d'humanité, mais pour se débarrasser de ses importunités. Car ce juge inique ne représente Dieu en aucune façon, même allégoriquement; mais le Seigneur a voulu nous faire comprendre combien Dieu, qui est bon et juste, a soin de ceux qui le prient, puisque même un homme injuste ne peut repousser ceux qui le fatiguent de leurs réclamations, ne fût-ce que pour se soustraire à l'ennui de les entendre (2).

- 2
Lc 18,2-8.

304

CHAPITRE XVI. NE PAS EVANGELISER POUR VIVRE, MAIS VIVRE POUR EVANGELISER.

2053 Mt 6,31-32
53. «Ne vous inquiétez donc point disant Que mangerons-nous ou que boirons-nous, ou de quoi nous vêtirons nous? Car ce sont toutes choses que les païens recherchent; mais votre Père sait que vous en avez besoin. Cherchez donc premièrement le royaume de Dieu et sa justice, et toutes ces choses vous seront données par surcroît. e Le Seigneur nous montre ici très-clairement qu'on ne doit point rechercher ces biens de façon à les avoir en vue dans les bonnes actions; mais que pourtant ils sont nécessaires. Il nous fait voir aussi quelle différence il y a entre le bien qu'il faut rechercher, et le nécessaire qu'il faut recevoir; quand il nous dit: «Cherchez premièrement le royaume de Dieu et sa,justice, et toutes ces choses vous seront données par surcroît.» Le royaume de Dieu et sa justice: voilà donc notre bien, ce que nous devons rechercher, où nous devons placer notre fin dernière, le but en vue duquel il faut faire tout ce que nous faisons. Mais comme nous luttons en cette vie pour pouvoir arriver à ce royaume, et que ces choses nous sont indispensables pour vivre, le Seigneur ajoute: «Toutes ces choses vous seront données par surcroît.» Mais cherchez premièrement le royaume de Dieu et sa justice.» En disant: «premièrement,» il indique que le reste est à ta seconde place, non pour le temps, mais pour l'importance. L'un doit être recherché comme notre bien propre, l'autre comme une nécessité; mais celui-ci en vue de celui-là.

2054 54. Ainsi, par exemple, nous ne devons pas évangéliser pour manger, mais manger pour évangéliser; car évangéliser pour manger, ce serait mettre l'Évangile au dessous des aliments; ceux-ci seraient notre bien et celui-là notre nécessaire. Et c'est ce que l'Apôtre défend; en disant qu'il a droit d'user de la permission accordée par le Seigneur, à ceux qui annoncent l'Évangile de vivre de l'Évangile, c'est-à-dire d'en tirer ce qui est nécessaire à la vie; mais que pourtant il n'a point abusé de ce pouvoir. Car il y avait alors bien des hommes qui cherchaient l'occasion d'acheter et de vendre l'Évangile; et pour supprimer cet abus, l'Apôtre pourvoyait à sa nourriture de ses propres mains (1). C'est d'eux qu'il dit ailleurs: «Pour ôter l'occasion à ceux qui cherchent l'occasion (2).» Du reste si, comme les vrais Apôtres, il eût vécu, de l'Evangile suivant la permission du Seigneur, la nourriture n'eût pas été pour lui le but de la prédication, mais bien la prédication le but de la nourriture; c'est-à-dire il n'eût pas évangélisé pour gagner ses aliments et les autres objets nécessaires à la vie, mais il eût usé de ceux-ci pour évangéliser par amour et non par besoin, ce dont il ne veut pas quand il dit: «Ne savez-vous pas que les ministres du temple mangent de ce qui est offert dans le temple, et que ceux qui servent à l'autel ont part à l'autel? Ainsi le Seigneur lui-même a prescrit à ceux qui annoncent l'Evangile de vivre de l'Evangile. Pour moi je n'ai usé d'aucun de ces droits.» Par là il fait voir que c'est une permission et non un ordre; autrement il serait coupable de désobéissance à la loi du Seigneur. Puis il continue et dit: «Je n'écris donc pas ceci pour qu'on use ainsi envers moi; car j'aimerais mieux mourir que de laisser quelqu'un m'enlever cette gloire.» Il dit cela parce qu'il avait déjà résolu de gagner lui-même sa vie, à cause de ceux qui cherchaient l'occasion. «Car si j'évangélise, dit-il, la gloire n'en est pas à moi;» c'est-à-dire si j'évangélise pour qu'on en use ainsi envers moi, c'est-à-dire encore, si j'évangélise pour obtenir ces choses, j'aurai placé le but de la prédication dans la nourriture, la boisson et le vêtement. Mais pourquoi la gloire n'en est-elle pas à lui? Ce m'est une nécessité» répond-il; c'est-à-dire il faudra alors que j'évangélise parce que je n'ai pas de quoi vivre, ou pour retirer un profit temporel de la prédication des vérités éternelles: par là en effet je ne prêcherai plus volontairement l'Évangile, mais par nécessité. «Et malheur à moi, ajoute-t-il, si je n'évangélise (1)» Mais comment doit-il évangéliser? En cherchant sa récompense dans l'Évangile même et dans le royaume de Dieu: de cette manière ce ne sera plus par nécessité, mais de bonne volonté qu'il pourra évangéliser. «Car si je le fais de bon coeur, j'aurai la récompense: mais si je ne le fais qu'à regret, je dispense seulement ce qui m'a été confié (3);» c'est-à-dire si je prêche l'Évangile parce que j'y suis forcé pour subvenir aux nécessités de la vie, d'autres en recueilleront le profit en s'attachant à l'Évangile que je prêche;

1
Ac 20,34. - 2 2Co 11,14. - 3 1Co 9,31-17.

305

et moi je n'en, retirerai rien, parce que je n'aime pas l'Evangile même, mais les avantages temporels qui en font le prix à mes yeux. Et c'est un crime de ne pas annoncer l'Evangile comme un fils, mais comme un esclave qui dispense ce qui lui est confié; de le répandre comme un bien étranger, sans en, retirer autre chose que des aliments qui n'ont rien de commun avec le royaume de Dieu, mais sont purement extérieurs et destinés à prolonger un misérable esclavage. Ce n'est pas que l'Apôtre ne se donne ailleurs le nom de dispensateur. En effet, un serviteur élevé à la dignité de fils adoptif, peut parfaitement dispenser à ses semblables ce qu'il a reçu en qualité de cohéritier. Mais en disant: «Si je ne le fais qu'à regret, je dispense seulement ce qui m'a été confié,» l'Apôtre désigne cette espèce de dispensateur qui se contente de distribuer le bien d'autrui sans en rien retirer lui-même.

2055 55. Donc tout objet recherché en vue d'un autre objet est incontestablement au dessous de celui-ci; par conséquent la supériorité appartient à l'objet qu'on a en vue, et non à celui par lequel on cherche à atteindre le but. Donc, si nous cherchons l'Evangile et le royaume de Dieu en vue de la nourriture, nous donnons à celle-ci la prééminence sur ceux-là, en sorte que si la nourriture ne nous fait pas défaut, nous laisserons de côté le royaume de Dieu: c'est là chercher premièrement la nourriture et ensuite le royaume de Dieu, c'est-à-dire donner à celle-là la priorité sur celui-ci. Si au contraire nous ne cherchons notre nourriture qu'en vue d'obtenir le royaume de Dieu, nous remplissons le précepte: «Cherchez premièrement le royaume de Dieu et sa justice,. et toutes ces choses vous seront données par surcroît.»

CHAPITRE XVII. A CEUX QUI CHERCHENT LE ROYAUME DE DIEU RIEN NE MANQUE.

2056 Mt 6,33-34
56. En effet quand nous cherchons premièrement le royaume de Dieu et sa justice, c'est-à-dire quand nous les mettons au dessus de tout le reste au point de ne chercher dans tout le reste qu'un moyen de les obtenir, alors nous ne devons pas craindre de manquer de ce qui est nécessaire en cette vie pour parvenir au royaume de Dieu. Car plus haut le Seigneur a dit: «Votre Père sait que vous en avez besoin.» Aussi, après avoir dit: «Cherchez premièrement le royaume de Dieu et sa justice,» il n'ajoute point: cherchez ensuite ces choses; bien qu'elles soient nécessaires; mais il dit: «Et toutes ces choses vous seront données par surcroît,» c'est-à-dire vous arriveront, si vous les cherchez sans,vous en mettre en peine; pourvu qu'en les cherchant, vous ne vous détourniez point du but; que vous ne vous proposiez point deux fins, d'abord le royaume de Dieu pour lui-même et ensuite ces choses nécessaires, mais que vous cherchiez celles-ci en vue de celui-là: dans ce cas, elles ne vous feront point défaut. La raison en est que vous ne pouvez servir deux maîtres. Or c'est servir deux maîtres que de chercher le royaume de Dieu comme un grand bien, puis ces objets temporels. On ne peut avoir l'oeil simple, ni servir Dieu comme seul maître, si on ne rapporte tout le reste, même le nécessaire, à ce but unique, c'est-à-dire au royaume de Dieu. Mais comme tout soldat reçoit une ration et une solde, ainsi tous ceux qui évangélisent reçoivent la nourriture et le vêtement. Seulement tous les soldats ne se battent pas pour le salut de la république; il en est qui ont en vue leur salaire. Ainsi tous les ministres de Dieu ne se proposent par le salut de l'Eglise: il en est qui cherchent les avantages temporels, comme qui dirait leur ration et leur solde; ou même se proposent les deux buts à la fois. Mais on l'a dit plus haut: «Vous ne pouvez pas servir deux maîtres.» Nous devons donc faire du bien à tous avec un coeur simple, seulement en vue du royaume de Dieu, et non pour nous procurer des avantages temporels soit uniquement, soit conjointement avec le royaume de Dieu: avantages que le Seigneur renferme sous le nom de lendemain, quand il nous dit: «Ne soyez point inquiets du lendemain.» Car ce mot n'a d'application que dans le temps, où l'avenir succède au passé. Par conséquent, quand nous faisons quelque chose de bien; ne songeons point aux choses du temps, mais à celles de l'éternité; alors l'oeuvre sera bonne et parfaite. «En effet, continue le Seigneur, le jour de demain sera inquiet pour lui-même;» c'est-à-dire prenez votre nourriture, votre boisson, votre vêtement quand il faudra, quand la nécessité s'en fera sentir. Car tout se trouvera là, puisque notre Père sait que nous en avons besoin. «A chaque jour, dit le Seigneur, suffit son mal;» c'est-à-dire il suffit que la nécessité vous force à user de ces choses. Quant (306) au mot de mal, je pense qu'il a été 'choisi pour nous indiquer que c'est une punition pour nous, puisque c'est le résultat de la fragilité et de la mortalité que nous nous sommes attirées par le péché (1). N'aggravez donc pas encore le poids de ce châtiment; en ne vous contentant pas de subir des besoins temporels, mais en cherchant dans le service de Dieu les moyens d'y satisfaire.

1 Rét. L. 1,ch. XIX. n. 6.


2057 57. Cependant il faut bien prendre garde ici d'accuser de désobéissance au divin précepte et d'inquiétude pour le lendemain, un serviteur de Dieu que nous voyons attentif à se pourvoir des choses nécessaires, ou pour lui ou pour ceux dont le soin lui est confié. Car le Seigneur lui-même, servi par les anges (Mt 4,16), a daigné, pour l'exemple, pour que personne ne se scandalise de voir un de ses serviteurs se procurer les choses nécessaires, a daigné, dis-je, avoir une bourse avec de l'argent, pour fournir aux besoins de la vie; bourse dont Judas, qui le trahit, fut tout à la fois le gardien et le voleur, comme cela est écrit (Jn 12,6). Et l'Apôtre Paul aussi pourrait passer pour avoir eu souci du lendemain, lui qui écrit: «Quant aux aumônes que l'on recueille pour les saints, faites, vous aussi, comme je l'ai réglé pour les églises de Galatie. Qu'au premier jour de la semaine, chacun de vous mette à part chez lui et serre ce qui lui plaira, afin que ce ne soit pas quand je viendrai que les collectes se fassent. Lorsque je serai présent, j'enverrai ceux que vous aurez désignés par vos lettres, porter vos charités à Jérusalem. Que si la chose mérite que j'y aille moi-même, ils viendront avec moi. Or je viendrai chez .vous lorsque j'aurai traversé la Macédoine; car je passerai par la Macédoine. Peut-être m'arrêterai-je chez vous et y passerai-je même l'hiver, afin que vous me conduisiez partout ou j'irai. Car ce n'est pas seulement en passant que je veux vous voir cette fois; j'espère demeurer quelque temps avec vous, si le Seigneur le permet. Je demeurerai à Ephèse jusqu'à la Pentecôte (1Co 16,1-8).» Nous lisons également dans les Actes des Apôtres qu'on s'était procuré des vivres dans l'attente d'une famine prochaine. «Or, en ces jours-là, des prophètes vinrent de Jérusalem à Antioche, et il y eut une grande joie. Et quand nous fûmes assemblés, l'un d'eux, nommé Agabus, se levant, annonçait, par l'Esprit-Saint, qu'il y aurait une grande famine dans tout l'univers; laquelle, en effet, arriva sous Claude César. Et les disciples résolurent d'envoyer, chacun suivant ce qu'il possédait, des aumônes aux frères qui habitaient dans la Judée. Ce qu'ils firent en effet, les envoyant aux anciens parles mains de Barnabé et de Saul (1).» Or, lorsque Paul se mit en mer, les provisions qu'on lui offrit paraissent avoir été bien au de là du besoin d'un seul jour (2). Quant à ce passage d'une de ses épîtres: «Que celui qui dérobait ne dérobe plus, mais plutôt qu'il s'occupe en travaillant de ses mains à ce qui est bon, pour avoir de quoi donner à qui est dans le besoin (3);» ceux qui le comprennent mal croient y voir une contradiction avec le précepte du Seigneur: «Regardez les oiseaux du ciel; ils ne sèment ni ne moissonnent ni n'amassent dans des greniers,» et encore: «Voyez les lis des champs, comme ils croissent; ils ne travaillent ni ne filent;»tandis que l'Apôtre veut qu'on travaille de ses mains pour avoir de quoi donner aux autres. Et lorsque, parlant de lui-même, il dit qu'il a travaillé de ses mains pour n'être à charge à personne (4); et qu'on écrit de lui qu'il s'était joint à Aquila pour travailler avec lui et gagner sa vie (5), il ne semble pas qu'il ait imité les oiseaux du ciel ni les lis des champs. Mais par ces passages des Ecritures et beaucoup d'autres du même genre on voit assez que Notre-Seigneur ne désapprouve pas celui qui se procure ces ressources par des moyens humains; mais seulement le ministre de Dieu qui travaille en vue d'obtenir des avantages temporels et non le royaume de Dieu.

1 Ac 11,27-30. - 2 Ac 28,10. - 3 Ep 4,25. - 4 1Th 2,9 2Th 3,8. - 5 Ac 18,2-3. -


2058 58. Donc tout le commandement se réduit à cette règle: Qu'on s'occupe du royaume de Dieu même en se pourvoyant des choses matérielles, et qu'on ne songe point aux choses matérielles lorsqu'on combat pour le royaume de Dieu. Par là, quand même ces ressources nous feraient défaut, ce que Dieu permet souvent pour nous exercer, non-seulement notre résolution n'en serait point ébranlée, mais elle n'en serait qu'éprouvée et affermie. «Car, dit l'Apôtre, nous nous glorifions dans les tribulations, sachant que la tribulation produit la patience; la patience, la pureté; et la pureté l'espérance. Or l'espérance ne confond point, parce que la charité est répandue en nos coeurs par l'Esprit-Saint qui nous a été donné (Rm 5,3-5).» Or, parmi les tribulations et les souffrances qu'il passe en revue, Paul ne mentionne pas seulement les prisons, les naufrages et les autres épreuves de ce genre, mais aussi la faim et la soif, le froid et la nudité (2Co 11,23-27). Ne nous figurons pas toutefois en lisant cela, que le Seigneur ait manqué à ses promesses, parce que, en cherchant le royaume de Dieu et sa,justice, l'Apôtre a souffert la faim, la soif et la nudité, bien qu'on nous ait dit: «Cherchez premièrement le royaume de Dieu et sa justice, et toutes ces choses vous seront données par surcroît.» Le médecin à qui nous nous sommes confiés sans réserve, de qui nous tenons les promesses de la vie présente et de la vie future, sait quand il doit, dans notre intérêt, nous accorder ou nous retirer ces ressources, lui qui nous gouverne et nous dirige en cette vie à travers les consolations et les épreuves, pour nous établir solidement ensuite dans le repos éternel. Et l'homme lui-même, en retirant souvent la nourriture à sa bête de charge, ne la néglige pas pour autant, mais travaille à lui rendre la santé.

CHAPITRE XVIII. NE PAS JUGER LES AUTRES SI L'ON NE VEUT PAS ÊTRE JUGÉ.

2059 Mt 7,1-2
59. Et comme en se procurant ces ressources pour l'avenir, ou en les réservant s'il n'y a pas lieu de les dépenser sur l'heure, on peut agir avec des intentions différentes, avec un coeur simple ou avec un coeur double, le Seigneur a raison d'ajouter: «Ne jugez point, afin que vous ne soyez point jugés; car d'après le jugement selon lequel vous aurez jugé, vous serez jugés, et selon la mesure avec laquelle vous aurez mesuré, mesure vous sera faite.» Ici, je pense, le Seigneur nous ordonne simplement d'interpréter en bonne part tons les actes dont l'intention est douteuse. En effet quand il dit: «Vous les connaîtrez à leurs fruits,» il parle des actions dont le but est manifeste, et quine peu vent procéder d'un bon principe; comme, par exemple, les crimes contre la pudeur, les blasphèmes, les vols, l'ivrognerie et autres de ce genre dont il nous est permis de juger, au dire de l'Apôtre: «En effet m'appartient-il de juger ceux qui sont dehors? Et ceux qui sont dedans n'est-ce pas vous qui les jugez (1Co 5,12)?» Mais quant à la nature des aliments, comme on peut, avec une intention droite, un coeur simple et en dehors de toute concupiscence, user indifféremment de toute nourriture propre à l'homme, le même Apôtre ne voulait pas que ceux qui manquaient de la viande et buvaient du vin fussent jugés par ceux qui s'abstenaient de ces aliments: «Que celui qui mange, dit-il, ne méprise pas celui qui ne mange point, et que celui qui ne mange point, ne condamne pas celui qui mange.» Et il ajoute: «Qui es tu, toi qui juges le serviteur d'autrui? C'est pour son maître qu'il demeure ferme ou qu'il tombe (Rm 14,3-4).» Les Romains voulaient en effet, n'étant que des hommes, juger des actions qui peuvent procéder d'une intention droite, simple, élevée, comme aussi d'un mauvais principe, et porter un arrêt contre les secrets du coeur, dont Dieu s'est réservé le jugement.

2060 60. A ce sujet se rapporte encore ce que l'Apôtre dit ailleurs: «Ne jugez pas avant le temps, jusqu'à ce que vienne le Seigneur, qui éclairera ce qui est caché dans les ténèbres et manifestera les pensées secrètes des coeurs; et alors chacun recevra de Dieu sa louange (2).» Il y a donc certaines actions indifférentes, dont le motif nous est inconnu, qui peuvent procéder d'un bon ou d'un mauvais principe, et qu'il est téméraire de,juger, surtout de condamner. Or un temps viendra où elles seront jugées, quand le Seigneur éclairera ce qui est caché dans les ténèbres, et manifestera les pensées secrètes des coeurs.» Le même Apôtre dit encore en un autre endroit: «Les péchés de quelques-uns sont manifestes et les devancent au jugement.» Par péchés manifestes il entend les actes dont l'intention est évidente; ceux-là précédent le coupable au,jugement, c'est-à-dire que le jugement auquel ils donnent lieu, n'est point téméraire. Puis viennent les actions secrètes, mais qui seront manifestées en leurs temps. Cela s'applique aussi aux bonnes oeuvres; car l'Apôtre ajoute: «Pareillement les oeuvres bonnes sont manifestes, et celles qui ne le sont pas ne peuvent reste cachées (3).» Jugeons donc de ce qui est manifeste; laissons Dieu juger de ce qui est caché; parce que celui est caché, soit bien, soit mal, ne pourra rester tel, quand viendra le jour des manifestations.

- 2
1Co 4,5. - 3 1Tm 5,24-25.

2061 61. Or le jugement téméraire doit être évité dans deux cas: quand on ignore le motif d'une 308 action, et quand on ne sait pas ce que doit devenir celui qui agit, qu'il paraisse bon ou mauvais. Par exemple, un homme se plaint de l'estomac et se dispense de jeûner; vous ne croyez pas à ce qu'il dit et l'accusez de gourmandise voilà un jugement téméraire. Ou bien sa gourmandise et son ivrognerie sont manifestes, mais, en le blâmant, vous le regardez comme incorrigible: c'est encore un jugement téméraire. Ne condamnons donc pas les actes dont le motif nous est inconnu; et quand ils sont visiblement mauvais, ne désespérons jamais du malade; par là nous éviterons le jugement dont il est dit: «Ne jugez pas, afin que vous ne soyez pas jugés.»

2062 62. On pourrait s'étonner de ces paroles: «Car d'après le jugement selon lequel vous aurez jugé,vous serez jugés, et selon la mesure avec la quelle vous aurez mesuré, mesure vous sera faite,» Quoi! si nous avons jugé témérairement, Dieu nous jugera-t-il aussi témérairement? Ou si nous avons mesuré avec une mesure injuste, Dieu aura-t-il aussi une injuste mesure pour nous mesurer? Car, sans doute, ici mesure signifie jugement. Non: Dieu ne juge jamais témérairement, et n'a de mesure injuste pour personne; mais ce langage veut dire que la témérité avec laquelle vous jugez le prochain est nécessairement matière de punition pour vous. A moins qu'on ne s'imagine que l'injustice nuit à celui à qui elle s'adresse et non à celui de qui elle procède; tout au contraire, bien souvent elle ne fait point de mal au premier, et nécessairement elle nuit au second. Quel mal a fait aux martyrs l'injustice de leurs persécuteurs? Et elle en a fait beaucoup aux persécuteurs eux-mêmes. Car, bien que quelques-uns d'entre eux se soient convertis, néanmoins leur malice les aveuglait, alors qu'ils étaient persécuteurs. De même le jugement téméraire ne nuit ordinairement pas à celui sur qui on le porte; mais il faut absolument qu'il nuise à celui qui le porte. C'est, je pense, d'après cette règle qu'il a été dit: «Quiconque frappera de l'épée, périra par l'épée (Mt 16,52).» Car combien frappent de l'épée, et ne périssent point par l'épée, non plus que Pierre lui-même? Mais qu'on ne s'imagine pas que ce soit à cause de la rémission de ses péchés que l'Apôtre a échappé à cette punition. Et d'abord ne serait-il pas par trop absurde de regarder comme plus terrible la mort par l'épée, qui n'arrive pas à Pierre, que la mort parla croix qu'on lui fait subir? Et alors que dira-t-on des larrons crucifiés avec le Seigneur, dont l'un mérita son pardon, après avoir été crucifié (1), tandis que l'autre ne le mérita pas? Ces deux larrons avaient-ils crucifié tous ceux qu'ils avaient tués, et mérité par là de subir eux-mêmes ce supplice? Il serait ridicule de le penser. Que signifient donc ces paroles: «Quiconque frappera de l'épée, périra par l'épée,» sinon qu'un péché quelconque donne la mort à l'âme?

1 Lc 23,33-43.

CHAPITRE XIX. LE FÉTU ET LA POUTRE.

2063 Mt 7,3-5
63. Tout ce que le Seigneur dit ici a donc pour but de nous tenir en garde contre le jugement téméraire et injuste, parce qu'il veut que dans toutes nos actions, nous ayons un coeur simple et Dieu seul en vue; parce que le motif de beaucoup d'actions étant inconnu, il est téméraire d'en juger, et que ceux qui se laissent le plus facilement aller au jugement téméraire et au blâme, sont ceux qui aiment mieux critiquer et condamner, qu'améliorer et corriger: ce qui est le défaut propre de l'orgueil et de l'envie. Pour toutes ces raisons, le Seigneur ajoute: «Pourquoi vois-tu, le fétu qui est dans l'oeil de ton frère et ne vois-tu pas la poutre qui est dans le tien?» Par exemple: cet homme a péché par colère et vous péchez par haine eh bien! il y autant de distance entre la colère et la haine qu'entre un fétu et une poutre. Car la haine est une colère invétérée qui a pris une telle force avec le temps, qu'on a raison de l'appeler une poutre. Il peut arriver que, tout en vous fâchant contre un homme, vous désiriez le corriger: et cela n'est pas possible avec la haine.

2064 64. «Comment en effet dis-tu à ton frère: Laisse-moi ôter le fétu de ton oeil, tandis qu'il y a une poutre dans le tien? Hypocrite, ôte d'abord la poutre de ton oeil, et alors tu songeras à ôter le fétu de l'oeil de ton frère;» c'est-à-dire, bannissez d'abord la haine de votre âme, et ensuite vous pourrez corriger celui que vous aimez. Et c'est avec raison qu'on dit hypocrite. Car accuser les vices est le propre des hommes justes et bienveillants; en le faisant, les méchants usurpent 309 un rôle qui ne leur appartient pas, comme les comédiens cachent sous un masque ce qu'ils sont, et représentent un personnage qu'ils ne sont pas. Sous ce nom d'hypocrites entendez donc les hommes dissimulés. C'est une vengeance funeste et contre laquelle il faut bien se tenir en garde; ils se constituent, par haine et par jalousie, accusateurs de tous les vices et veulent encore passer pour de sages conseillers. Nous devons donc, quand la nécessité nous oblige à reprendre ou à blâmer quelqu'un, agir avec bonté et prudence et nous demander sérieusement si ce vice est de ceux que nous n'avons jamais eus ou dont nous sommes guéris; si cela est, nous souvenir que nous sommes hommes et que nous aurions pu l'avoir, et si nous l'avons eu, être indulgents pour une faiblesse commune, afin que notre blâme ou nos reproches ne soient pas inspirés par la haine, mais par la compassion: en sorte que, soit que le coupable doive profiter de nos avis, soit qu'il en devienne pire, car le résultat est incertain, nous soyons au moins assurés que notre oeil est resté simple. Mais si la réflexion nous découvre en nous le défaut que nous nous disposions à blâmer, gardons-nous de reprocher et de réprimander; seulement gémissons avec le coupable et invitons-le, non plus à céder à nos injonctions, mais à se guérir avec nous.

2065 65. Quand l'Apôtre disait: «Je me suis fait comme Juif avec les Juifs, pour gagner les Juifs; avec ceux qui sont sous la loi, comme si j'eusse été sous la loi, quoique je ne fusse plus sous la loi, afin de gagner ceux qui étaient sous la loi; avec ceux qui étaient sans loi, comme si j'eusse été sans la loi, quoique je ne fusse pas sous la loi de Dieu, mais que je fusse sans la loi du Christ, afin de gagner ceux qui étaient sans la loi. Je me suis rendu faible avec les faibles, pour gagner les faibles; je me suis fait tous à tous pour les sauver tous;» quand, dis-je, il parlait ainsi, ce n'était pas par dissimulation, comme l'ont prétendu quelques-uns, qui voudraient appuyer leur détestable hypocrisie sur l'autorité d'un si grand modèle, mais par charité, en s'appropriant, pour ainsi dire, l'infirmité de celui qu'il voulait soulager. Il en avait d'abord prévenu en disant: «Car, lorsque j'étais libre à l'égard de tous, je me suis fait l'esclave de tous, pour en gagner un plus grand nombre (1Co 9,19-27).» Et pour nous faire comprendre qu'il n'agissait point par dissimulation, mais en vertu de cette charité qui nous fait compatir à des hommes faibles comme nous, il nous dit encore ailleurs: «Car vous, mes frères, vous avez été appelés à la liberté; seulement ne faites pas de cette liberté une occasion pour la chair; mais soyez par la charité les serviteurs les uns des autres (Ga 5,13).» Or il n'en peut être ainsi qu'autant qu'on regarde comme sienne l'infirmité du prochain et qu'on la supporte avec patience, jusqu'à ce que celui qu'on veut sauver, en soit guéri.

2066 66. Ce n'est donc que rarement et dans une grande nécessité qu'il faut adresser des reproches, et, quand on le fait, ce n'est point son propre intérêt, mais le service de Dieu qu'il faut avoir en vue. Car Dieu est la fin dernière: par conséquent ne faisons rien avec un coeur double, et ôtons d'abord de notre oeil la poutre de la jalousie, de la malice, de la dissimulation, avant de songer à ôter le l'élu de l'oeil de notre frère. Alors nous verrons ce fétu avec les yeux de la colombe, avec les yeux qu'on vante dans l'Epouse du Christ (2), cette glorieuse Eglise que Dieu s'est choisie, qui n'a ni tache ni ride (3), c'est-à-dire qui est pure et simple (4).

- 2
Ct 4,1. - 3 Ep 5,27. - 4 Rét. l. 1,ch. 12,n. 9.


CHAPITRE XX. LES PERLES, LES CHIENS, LES POURCEAUX.

2067 Mt 7,6
67. Mais comme quelques-uns, bien que désireux d'obéir aux commandements de Dieu, pourraient être trompés par ce mot de simplicité, et s'imaginer que c'est chose coupable de cacher quelquefois la vérité, comme il l'est de mentir quelquefois, en sorte que, en révélant à ceux à qui ils s'adressent des choses que ceux-ci ne peuvent supporter, ils leur deviendraient plus nuisibles que s'ils ensevelissaient ces mêmes choses dans un éternel silence: pour obvier, dis-je, à cet inconvénient, le Seigneur a eu grand soin d'ajouter: «Ne donnez pas les choses saintes aux chiens et ne jetez pas vos perles devant les pourceaux, de peur qu'ils ne les foulent aux pieds, et que, se tournant, ils ne vous déchirent.» Le Seigneur lui-même, quoiqu'il n'ait jamais menti, nous fait cependant voir qu'il a caché certaines vérités, quand il dit: «J'ai encore beaucoup de choses à vous dire; mais vous ne pouvez les 310 porter à présent (1).» Et l'Apôtre Paul: «Je n'ai pu vous parler comme à des hommes spirituels, mais comme à des hommes charnels. Comme à de petits enfants en Jésus-Christ, je vous ai abreuvés de lait, mais je ne vous ai point donné à manger, parce que vous ne le pouviez pas encore; et à présent même vous ne le pouvez point, parce que vous êtes encore charnels (2).»

1 Jn 16,12.- 2 1Co 3,1-2.

2068 68. Mais à propos de cette défense de donner les choses saintes aux chiens et de jeter nos perles devant les pourceaux, nous devons soigneusement examiner ce qu'on entend par choses saintes, par perles, par chiens et par pourceaux. Une chose sainte, c'est ce qu'on ne peut violer et souiller sans crime; et ce crime est imputé à la seule tentative, à la seule volonté, bien que la chose reste en elle-même inviolable et incorruptible. Les perles, ce sont tous les biens spirituels, dont on doit avoir une haute estime; et comme ils sont cachés, on les tire, en quelque sorte, du fond de l'abîme, et on ne les trouve qu'en brisant l'enveloppe allégorique qui leur sert pour ainsi dire de coquilles. Il est permis de penser que chose sainte et perle sont ici un seul et même objet: sainte, parce qu'on ne doit point la souiller; perle, parce qu'on ne doit point la mépriser. Or on essaie de corrompre ce qu'on ne veut pas laisser dans son intégrité, et on méprise ce qu'on considère comme vil, comme au dessous de soi; ce qui fait dire qu'un objet méprisé est foulé aux pieds. Donc comme,les chiens s'élancent pour déchirer et ne laissent point entier ce qu'ils déchirent, le Seigneur nous dit: «Ne donnez pas les choses saintes aux chiens: a parce que, quoique la vérité ne puisse être ni déchirée ni corrompue, qu'elle demeure entière et inviolable, il faut cependant voir l'intention de ceux qui lui résistent en ennemis acharnés et s'efforcent, autant qu'il est en eux, de l'anéantir. Quant aux pourceaux, bien qu'ils ne mordent pas comme les chiens, ils souillent cependant en foulant aux pieds. a Ne jetez donc pas vos perles devant les pourceaux, de peur qu'ils ne les foulent aux pieds et que, se tournant, «ils ne vous déchirent. n On peut ainsi, sans blesser le sens, appliquer le mot de chiens à ceux qui attaquent la vérité et celui de pourceaux à ceux qui la méprisent.

2069 69. «De peur que, se tournant, ils ne vous déchirent, n vous, et non les perles. En effet, en les foulant aux pieds, même quand ils se tournent pour entendre encore quelque chose, ils déchirent celui qui leur a jeté les perles qu'ils ont déjà foulées aux pieds. Car il serait difficile de trouver un moyen de plaire à celui qui foule aux pieds des perles, c'est-à-dire méprise des vérités divines découvertes à grand prix. Je ne vois même pas trop comment on peut instruire de tels hommes sans indignation et sans dépit. Or, le chien et le pourceau sont deux animaux immondes. Il faut donc prendre garde de rien révéler à celui qui ne comprend pas; il vaut mieux qu'il cherche ce qui est caché, que de gâter ou de dédaigner ce qui lui est découvert. On ne voit pas pour quelle autre raison ils repoussent des vérités évidentes et de grande importance, sinon par haine et par mépris: et la haine leur a fait donner le nom de chiens, le mépris celui de pourceaux. Cependant toute impureté, quelle qu'elle soit, prend son origine dans l'attache aux choses temporelles, c'est-à-dire dans l'amour de ce siècle, auquel on nous ordonne de renoncer pour être purs. Donc celui qui désire avoir le coeur pur et simple ne doit point se croire coupable de cacher quelque chose, si celui à qui il le cache n'est pas dans le cas de le comprendre. Mais il n'en faut pas conclure qu'il soit permis de mentir,: car cacher la vérité n'est pas dire le mensonge. Il faut donc d'abord travailler à écarter les obstacles qui empêchent de comprendre; car si c'est faute d'être pur que celui à qui on s'adresse ne comprend pas, on doit, autant qu'on le peut, le purifier par ses paroles ou par ses oeuvres.

2070 70. Et parce qu'on voit Notre-Seigneur dire certaines choses que beaucoup de ses auditeurs n'accueillaient point, soit par résistance, soit par mépris, il ne faut pas croire qu il ait donné les choses saintes aux saints ou jeté des perles devant les pourceaux; car il ne parlait pas pour ceux de ses auditeurs qui ne pouvaient comprendre, mais pour ceux qui en étaient capables; l'impureté des autres n'était pas une raison pour négliger ceux-ci. Et quand ceux qui voulaient le tenter lui faisaient des questions et qu'il leur répondait de manière à leur fermer les oreilles, bien qu'ils se consumassent par leur propre venin plutôt que de recevoir la nourriture qu'il leur offrait: néanmoins ils fournissaient à ceux qui pouvaient comprendre une occasion d'apprendre beaucoup de choses utiles. Je dis cela pour que quand on ne pourra pas répondre à une (311) question, on ne s'excuse pas en disant qu'on ne veut pas donner les choses saintes aux chiens ou jeter des perles devant les pourceaux. En effet celui qui peut répondre doit répondre, au moins pour les autres, qui se décourageraient s'ils venaient à se persuader que la question proposée est sans solution. Je suppose qu'il s'agit de choses utiles et qui touchent la doctrine du salut; car des oisifs peuvent faire bien des questions superflues, inutiles et souvent même nuisibles; et cependant il faut y répondre quelque chose, au moins pour expliquer et faire comprendre qu'on doit s'en abstenir. Il est donc quelquefois à propos de répondre quand on est interrogé sur des matières utiles, comme le fit le Seigneur lorsque les Sadducéens lui demandaient à qui appartiendrait, lors de la résurrection, une femme qui avait eu sept maris. Il leur répondit qu'à la résurrection on ne prendra point de femme, qu'on ne se mariera pas, mais qu'on sera comme des anges dans le ciel Quelquefois il faut interroger sur un autre sujet celui qui questionne, afin qu'il se réponde ainsi à lui-même, si toutefois il répond; et que s'il ne répond pas les témoins ne trouvent pas mauvais qu'on laisse sa question sans réponse. C'est ainsi que quand on demandait au Christ, pour le tenter, s'il fallait payer le tribut, il demanda à son tour de qui était l'image empreinte sur la pièce de monnaie qu'on lui présentait. En disant que c'était celle de César, les Pharisiens répondirent à leur propre question; et le Christ tirant la conclusion, leur dit: «Rendez donc à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu (Mt 22,16-34).» Une autre fois les princes des prêtres et les anciens du peuple lui ayant demandé par quelle autorité il faisait ces choses, il leur fit une question sur le baptême de Jean; et comme ils ne voulaient. pas lui répondre, parce que leur réponse aurait tourné contre eux et qu'ils n'osaient pas dire du mal de Jésus à cause de la foule, il leur dit: «Ni moi non plus je ne vous dirai par quelle autorité je fais ces choses (Mt 21,23-27).» Or, ceux qui étaient là trouvèrent que c'était très-juste; car les pharisiens prétendaient ignorer ce qu'ils savaient parfaitement, mais qu'ils ne voulaient pas dire. Au fait il était juste que, demandant une réponse à leur question, ils fissent d'abord ce qu'ils exigeaient eux-mêmes; et en le faisant ils se seraient répondu. En effet ils avaient envoyé demander à Jean qui il était; ou plutôt ils lui avaient envoyé des prêtres mêmes et des lévites,dans la pensée qu'il était le Christ: ce qu'il nia formellement, en rendant témoignage au Seigneur (Jn 1,19-27). Or, en avouant ce témoignage, ils auraient compris par quelle autorité le Christ agissait; mais ils feignirent de l'ignorer et posèrent une question pour avoir occasion de calomnier le Sauveur.



Augustin sur la montagne 2049