Augustin, de la musique - CHAPITRE V. LE SENTIMENT MUSICAL VIENT-IL DE LA NATURE?

CHAPITRE V. LE SENTIMENT MUSICAL VIENT-IL DE LA NATURE?


10. Le M. Il nous reste, je crois, à montrer que les arts mêmes qui nous plaisent par le talent d'exécution, quand les effets en sont puissants, dépendent immédiatement, non de la science, mais du concours des sens et de la mémoire; car je ne veux point que tu me dises que la science peut se rencontrer sans la pratique et même à un plus haut degré que chez ceux qui excellent dans la pratique, et que néanmoins ces derniers auraient été incapables d'atteindre, en dehors de toute science, à un talent d'exécution aussi consommé. - L'E. Commence, c'est là évidemment le point à démontrer.

Le M. N'as-tu jamais écouté certains histrions avec un certain intérêt? - L'E. Oui, et avec plus d'intérêt peut-être que je ne l'aurais voulu. - Le M. D'où vient que la multitude ignorante siffle souvent un joueur de flûte qui fait entendre de méchants airs, tandis qu'elle applaudit un exécutant habile, et que son enthousiasme répond à la beauté des accords du musicien? La foule agit-elle ainsi parce


1. Keiros-ergon, oeuvre de la main.

qu'elle connaît l'art musical? - L'E. Non. - Le M. Pourquoi donc? - L'E. Ainsi le veut la nature qui a donné à tous les hommes le sens de l'ouïe: la toute juge d'après l'oreille. - Le M. Tu as raison, mais examine si le joueur de flûte n'est pas aussi doué de ce sens. S'il en est ainsi, il peut faire mouvoir ses doigts conformément aux indications de la nature quand il souffle dans sa flûte; un son le satisfait-il 1 il peut le noter et le graver dans sa mémoire, et, à force de le répéter, habituer ses doigts à se placer sans hésitation et sans erreur, soit qu'il reproduise les airs d'un autre, soit qu'il en invente lui-même, en suivant les inspirations et le goût de la nature. Par conséquent, si la mémoire obéit aux sens, et les doigts à la mémoire, quand ils sont déjà assouplis et préparés par l'exercice; le joueur de flûte exécute, quand il le veut, avec d'autant plus de justesse et d'agrément qu'il possède à un degré supérieur les facultés qui nous sont communes avec les bêtes, ainsi que nous venons de le démontrer, je veux dire le goût de l'imitation, les sens et la mémoire. As-tu quelque objection à faire? - L'E. Aucune assurément. Et je désire ardemment connaître l'essence de cet art que tu viens de mettre avec tant de raison hors de la portée des vulgaires esprits.

CHAPITRE VI. LES CHANTEURS DE THÉÂTRE IGNORENT LA MUSIQUE.


11. Le M. Cela ne suffit pas, et je ne puis me résoudre encore à passer à de plus amples développements. Nous avons reconnu que les histrions peuvent, sans posséder la science musicale, chatouiller agréablement les oreilles de la foule; il nous reste à établir qu'ils sont incapables d'avoir le goût de la musique et d'en connaître les secrets. - L'E. Tu ne feras pas peu si tu établis ce point. - Le M. Rien n'est plus aisé, mais il faut redoubler d'attention. - L'E. Jamais, que je sache, je n'ai manqué d'attention, depuis le commencement de ces entretiens. Mais en ce moment tu piques encore plus ma curiosité. - Le M. Je t'en sais gré, quoique tu n'obliges après tout que toi-même. Réponds donc, s'il te plaît. Crois-tu que celui-là connaisse la valeur d'une pièce d'or qui, voulant la changer, s'imagine qu'elle vaut dix pièces d'argent? - L'E. Non, assurément. - Le M. Dis-moi maintenant ce qui a le plus de valeur à tes yeux, des idées propres à notre intelligence, ou des qualités que nous accorde le jugement irréfléchi des ignorants. -L'E. Nul doute qu'Il ne faille mettre plus de prix à notre propre intelligence qu'à des qualités qui nous sont en quelque sorte étrangères. - Le M. Peux-tu nier que toute science appartienne à l'intelligence? - L'E. Comment le nier? - Le M. Par conséquent, c'est dans l'intelligence que réside la science musicale. - L'E. C'est la conséquence de la définition. - Le M. Eh bien! les applaudissements de la foule et toutes ces récompenses qu'on décerne au théâtre, ne te semblent-ils pas dépendre du hasard et du goût de la foule? - L'E. A mon sens il n'y a rien de plus hasardeux, de plus incertain, de plus exposé aux caprices de la tyrannie populaire que toutes ces faveurs. - Le M. Les chanteurs vendraient-ils donc les accents de leur voix à un pareil prix, s'ils savaient la musique? - L'E. Cette conclusion fait une vive impression sur mon esprit, mais j'ai une objection. La comparaison du changeur d'or avec le comédienne me semble pas tout à fait juste. Le comédien, en effet, après avoir conquis les applaudissements ou reçu de l'argent, ne perd pas pour cela la science, s'il en a, qui lui a servi à charmer le peuple. Plus riche, plus heureux grâce aux applaudissements de la foule, il rentre chez lui avec sa science intacte. Ce serait folie à lui de dédaigner ces faveurs; en ne les obtenant pas, il serait moins connu et moins riche; en les gagnant, sa science n'en est pas amoindrie.


12. Le M. Vois donc si nous arriverons à notre but par un autre raisonnement. La fin que nous nous proposons en agissant, est sans doute supérieure à la chose même que nous faisons. - L'E. C'est un principe évident. - Le M. Ainsi donc celui qui chante ou qui apprend à chanter dans le seul but d'obtenir les applaudissements du public ou d'un homme quel qu'il soit, n'estime-t-il pas cette approbation plus haut que le chant lui-même?- L'E. Je ne puis dire le contraire. - Le M. Eh quoi t celui qui juge mal d'une chose, te paraît-il la savoir? - L'E. Non, à moins qu'on ne l'ait corrompu de quelque manière. - Le M. Or, celui qui est intimement convaincu de l'infériorité d'une chose réellement supérieure n'en possède pas la science, personne n'en doute. - L'E. C'est incontestable. - Le M. Donc quand tu m'auras persuadé ou démontré qu'un histrion (404) n'a pas acquis le talent qu'il peut avoir, ou n'en fait pas montre pour plaire au public, en vue de l'argent ou des applaudissements, alors je t'accorderai qu'on peut posséder la musique tout en étant histrion. Si au contraire, il est infiniment probable qu'il n'y a pas d'histrion qui ne se propose, comme la fin de sa profession, l'argent ou la célébrité, tu es forcé de reconnaître que les histrions ne savent pas la musique, ou que nous devons demander à la foule la gloire et autres biens éphémères, plutôt que de chercher en nous la science. - L'E. Après les propositions que je t'ai accordées plus haut, je me vois forcé de t'accorder encore celle-ci. Car je ne crois pas qu'on puisse rencontrer au théâtre un homme qui aime son art pour son art, et non pour les avantages qui y sont attachés; c'est à peine si on le rencontrerait dans les écoles. Toutefois, si un pareil homme a jamais existé ou existe un jour, il faudrait plutôt estimer l'histrion, que ravaler le musicien. Développe-moi donc, si tu le veux bien, les principes de ce grand art que je ne puis plus maintenant regarder comme un art vulgaire.

CHAPITRE VII. DES TERMES LONGTEMPS ET NON LONGTEMPS.


13. Le M. Je vais le faire ou plutôt tu le feras toi-même. Je ne procéderai que par questions et par demandes. Et tout ce que renferme ce sujet, dont tu sembles vouloir pénétrer les détails, tu le verras se développer en me répondant. Je te demande donc si l'on peut courir longtemps et vite. -L'E. On le peut. - L. M. Peut-on courir vite et lentement tout ensemble? - L'E. C'est impossible. - Le M. Donc entre longtemps et lentement il y a une grande différence. - L'E. Fort grande. - Le M. Nouvelle question: Qu'est-ce qui est opposé à la longueur du temps au même titre que la rapidité l'est à la lenteur? - L'E. Pour exprimer cette idée je ne troue pas de terme usuel. Aussi je ne trouve qu'un terme négatif à opposer, à savoir, ce qui ne dure pas longtemps: de la même manière que si je ne voulais pas employer le mot rapidement, je dirais non lentement, et la signification serait la même. - Le M. Tu as raison: en parlant ainsi, la vérité ne perd rien. Quant au mot qui t'échappe, je l'ignore, ou pour le moment il ne me vient pas à l'esprit, en supposant que je le possède. Convenons donc d'appeler ces termes tout contraires: longtemps et non longtemps: lentement et vite. Et d'abord discutons sur le temps plus ou moins long dans le mouvement. - L'E. J'y consens.

CHAPITRE VIII. DU TEMPS PLUS OU MOINS LONG DANS LE MOUVEMENT.


14. Le M. Vois-tu clairement ce que signifie longtemps et non longtemps? - L'E. Oui. - Le M. Ainsi un mouvement, par exemple, qui dure deux heures, comparé à un mouvement qui ne dure qu'une heure, n'a-t-il pas le double de temps? - L'E. C'est trop clair. - Le M. Le temps plus ou moins long est donc susceptible de se mesurer et de se diviser dans un rapport tel qu'un mouvement peut être à un autre, comme 2 est à 1, c'est-à-dire qu'il peut être le double d'un autre. Un mouvement peut encore être à un autre comme 3 est à 2,en d'autres termes, renfermer trois intervalles de temps égaux aux deux intervalles que renferme l'autre. On peut ainsi parcourir tous les nombres, en ne laissant rien de vague et d'indéterminé dans leur échelle, et en fixant un chiffre pour désigner le rapport de deux mouvements entre eux. Ce chiffre pourra être le même comme dans le rapport de 1 à 1, de 2 à 2,de 3 à 3,de 4 à 4, ou différent, comme dans le rapport de 1 à 2,de 2 à 3,de 3 à 4, ou de 1 à 3,de 2 à 6, et ainsi de suite, pour tout mouvement susceptible de se mesurer. - L'E. Plus de clarté, je te prie.

Le M. Reviens donc à l'exemple des heures et de ce rapport que je croyais avoir suffisamment éclairci, passe à tous les autres. Tu ne saurais nier qu'il ne puisse y avoir deux mouvements, l'un d'une heure, l'autre de deux. - L'E. Je l'accorde. - Le M. Eh quoi! ne peut-il y avoir encore deux mouvements, l'un de 2 heures, l'autre de 3? - L'E. C'est vrai. - Le M. Un mouvement de 3 heures et un autre de 4? N'est-il pas évident qu'il peut y avoir aussi deux mouvements, l'un d'une heure, l'autre de trois, l'un de 2,l'autre de 6? - L'E. C'est évident? - Le M. Pourquoi donc ce que je disais ne serait-il pas également évident? Je ne prétendais pas dire autre chose en effet, quand je soutenais que deux mouvements (405) pouvaient avoir entre eux un rapport marqué par un chiffre, comme 1 est à 2,2 à 3,3 à 4 et ainsi de suite. Ceci admis, il est facile d'établir d'autres proportions comme de 7 à 10, de 5 à 8 et de trouver le même rapport entre deux mouvements mesurés qu'entre deux nombres égaux ou inégaux. - L'E. Je comprends, ces rapports peuvent exister.

CHAPITRE IX. DES MOUVEMENTS RATIONNELS OU IRRATIONNELS, CONNUMÉRÉS OU DINUMÉRÉS.


15. Le M. Tu comprends aussi, je pense, que tout ce qui admet une juste mesure est préférable à tout ce qui est incommensurable et illimité. - L'E. Cela est de la dernière évidence. - Le M. Par conséquent deux mouvements qui ont entre eux, ainsi que nous l'avons dit, une mesure commune, sont préférables à ceux qui ne l'ont pas. -L'E. C'est une conséquence bien claire. Il sont unis par la mesure et la proportion des nombres, tandis que les derniers ne sont unis par aucun rapport. - Le M. Appelons donc, si tu veux, rationnels, les mouvements, qui peuvent se mesurer entre eux et irrationnels ceux qui n'admettent pas de commune mesure. - L'E. Je le veux bien.

L. M. Examine d'abord si tu trouves un rapport plas harmonieux dans les mouvements rationnels marqués par les mêmes nombres que dans ceux qui sont exprimés par des nombres différents.- L'E. Ce n'est une question pour personne. - L. M. Eh bien 1 parmi les nombres inégaux entre eux, n'y en a-t-il pas qui nous permettent de dire de quelle fraction de lui-même le plus grand est égal au plus petit ou le dépasse: comme 2 et 4, 6 et 8,et d'autres où ce rapport n'est plus aussi sensible, comme 3 et 10, 4 et 11? Dans les deux premiers nombres, en effet, le plus grand l'emporte de la moitié sur le plus petit: le plus petit, ou 6, est inférieur au plus grand du quart du plus grand. Quant aux deux derniers, 3 et 10, 4 et 11,nous y voyons bien quelque rapport, parce qu'ils peuvent se décomposer en unités comparables entre elles. Mais ont-ils entre eux un rapport aussi parfait que les précédents? Peut-on dire de quelle fraction de lui-même le plus grand est égal au plus petit ou le plus petit supérieur au plus grand? Non assurément. Car comment préciser quel est le tiers de 10 ou le quart de 11? Et, en parlant de fraction, j'entends une fraction irréductible comme 1/2, 1/3, 1/4, 1/6, sans avoir besoin d'ajouter ni dixième, ni vingtième, ni aucun nombre fractionnaire. - L'E. Je comprends.


16. Le M. Parmi ces mouvements rationnels, inégaux dont je t'ai cité cieux espèces en prenant des nombres pour exemple, quels sont ceux que tu juges les plus parfaits? Ceux où les rapports peuvent être établis par des fractions exactes, ou ceux qui ne sont pas susceptibles d'une mesure commune? - L'E. La raison veut, ce me semble, que ceux où l'on peut dire de quelle fraction de lui-même le plus grand est égal ou supérieur au plus petit, soient préférables à ceux qui n'offrent pas ce caractère. - Le M. Fort bien. Veux-tu que nous leur donnions aussi un nom, afin de les désigner par un terme plus court, quand nous serons obligés d'en parler? - L'E. Je le veux bien. - Le M. Nommons donc connumérés ceux que nous préférons et dinumérés ceux qui nous paraissent moins parfaits. Les premiers, en effet, outre qu'ils se comptent par unités, se mesurent et s'évaluent par la quantité qui rend le plus grand égal ou supérieur au plus petit. Les derniers au contraire ne sont comparables qu'avec eux-mêmes et ne peuvent ni se mesurer, ni s'évaluer par la différence qui rend le plus grand égal, ou inférieur au plus petit. Car, on ne peut dire de ces derniers combien de fois le plus grand renferme le plus petit, ni combien de fois le plus grand et le glus petit renferment la quantité qui rend l'un supérieur à l'autre. - L'E. J'accepte ces dénominations et je ferai mon possible pour me les rappeler.

CHAPITRE X. DES MOUVEMENTS COMPLIQUÉS ET SESQUIALTÉRES.


17. Le M. Voyons maintenant comment on peut diviser les mouvements connumérés; la différence entre eux est frappante. Car, parmi les mouvements connumérés, il y en a où le plus petit nombre mesure le plus grand, en d'autres termes, le plus grand contient le plus petit un certain nombre de fois, comme nous l'avons dit de 2 et de 4: 2 en effet est contenu 2 fois dans 4 et il serait contenu 3 fois dans 6, 4 fois dans 8,5 fois dans 10, si nous voulions prendre ces nombres pour exemple. Il y en a d'autres, où (403) la différence entre le plus petit et le plus grand, les divise tous les deux, c'est-à-dire que le plus petit et le plus grand renferment leur différence un certain nombre de fois, comme dans les deux nombres 6 et 8. Ici, en effet, la différence est 2,et cette différence est contenue 4 fois dans 8,3 fois dans 6. Désignons donc aussi par des termes particuliers ces sortes de mouvements et les nombres qui nous les représentent plus clairement. Leur différence spécifique, si je ne me fais illusion, a dû te frapper déjà. Donc, si tu le veux bien, appelons compliqués deux nombres dont le plus grand est multiple du plus petit, et quant aux autres, appelons-les d'un nom déjà ancien, Sesquialtères. On nomme Sesquialtères deux nombres qui sont entre eux dans un rapport tel que le plus grand comparé au plus petit renferme des parties proportionnelles à son excédent: ainsi dans 3 en rapport avec 2 le plus grand dépasse le plus petit de sa troisième partie; dans 4 en rapport avec 3,de la quatrième partie; dans 5 en rapport avec 4, de la cinquième, et ainsi de suite; le rapport est analogue dans 6 comparé à 4, dans 8 comparé à 6, dans 10 comparé à 8; l'on peut constater la même relation dans les nombres suivants, si élevés qu'ils soient. Quant à l'étymologie du mot, elle est difficile à déterminer. Peut-être Sesque vient-il de Seabsque, c'est-à-dire, en dehors de soi; et de fait, 5 en relation avec 4, lui devient égal en retranchant ce qui le distingue, la cinquième unité. Que te semble de tout cela? - L'E. Le rapport que tu établis entre les mouvements mesurés et les nombres me parait fort exact. Les termes que tu emploies pour les désigner me semblent bien choisis pour rappeler l'idée que nous y attachons. Quant à l'étymologie du mot Sesque, elle ne me choque pas, bien que l'inventeur ait pu fart bien n'avoir pas la pensée que tu lui prêtes.

CHAPITRE 11. COMMENT UN MOUVEMENT ET UN NOMBRE SONT BORNÉS DANS LEUR ACCROISSEMENT A L'INFINI ET REÇOIVENT UNE FORME DÉTERMINÉE. - SYSTÈME DÉCIMAL.


18. Le M. J'approuve ta pensée, mais ne voistu pas que les mouvements rationnels, c'est-à-dire, ayant entre eux une relation numérique, peuvent avec ces nombres s'étendre à l'infini, s'ils ne rencontrent, dans une règle fixe, une limite qui les arrête et leur impose une mesure et une forme déterminée? Car si nous parlons d'abord des nombres égaux comme 1 à 1, 2 à 2,3 à 3,4 à 4 et ainsi de suite, quelle limite pouvons-nous rencontrer, quand le nombre n'en a pas lui-même? Telle est en effet l'essence du nombre: est-il énoncé? il est fini; ne l'est-il pas? il est infini. Cette propriété des nombres égaux se retrouve dans les nombres inégaux compliqués ou sesquialtères, connumérés ou dinumérés.

Pose le rapport de 1 à 2 et continue cette opération en établissant le rapport de 1 à 3,1 à 4,1 à 5 et ainsi de suite; tu ne trouveras pas de limite. Double le second terme du rapport comme 1 et 2,2 et 4, 4 et 8,8 et 16,et ainsi de suite; tu ne trouveras pas non plus de limite. Triple, quadruple, fais toute autre combinaison de ce genre et tu verras toujours les nombres s'étendre à l'infini.

De même pour les nombres sesquialtères. Etablissons-nous les rapports de 2 à 3,3 à 4, 4 à 5? Nous pouvons continuer ainsi jusqu'à l'infini, puisque nous ne rencontrons aucune limite. Veux-tu poser des rapports analogues, par exemple 2 à 3,4 à 6, 6 à 9, 8 à 11,10 à 15,et ainsi de suite? Ici, comme ailleurs, tu ne seras arrêté par aucune limite.

A quoi bon parler des nombres dinumérés? D'après les exemples que nous en avons cités, il est aisé de comprendre que l'échelle de ces nombres se continue sans fin. Es-tu de mon avis?


19. L'E. Rien de plus vrai. Mais quelle est enfin la règle qui ramène cette progression infinie en elle-même à une mesure, à une forme déterminée? Voilà ce que je suis impatient d'apprendre. - Le M. Tu t'apercevras que tu le sais, comme tout le reste, quand tu feras à mes questions des réponses exactes. D'abord, devons-nous, parce qu'il est question de mouvements représentés par des nombres, consulter les nombres eux-mêmes, pour appliquer aux mouvements cadencés les règles absolues et invariables que nous avons découvertes dans les nombres? - L'E. C'est mon avis: à mon sens, on ne saurait procéder plus méthodiquement. - Le M. Eh bien? remontons jusqu'au principe même des nombres et voyons, selon la portée de notre intelligence, pour quelle raison on a fixé, dans l'échelle illimitée des nombres, certains degrés qui permettent de (407) redescendre à (unité, qui leur sert de principe. Ainsi en comptant nous allons d'abord de 1 à 10, puis nous reverrons à 1: si tu veux suivre la série des dizaines, 10, 20,30, 40, tu arrives jusqu'à cent; si tu parcours la série des centaines, 100, 200, 300, 400, tu trouves, au nombre mille, comme un point de repère, qui te permettra de redescendre. Faut-il aller plus loin? Tu entends bien ce que j'entends par ces séries qui ont pour principe le nombre 10. Car de même que 10 contient 1 dix fois, de même 100 contient 10 dix fois et 1000 contient 100 dix fois. Ainsi, on petit aller aussi loin que l'on voudra: on trouvera toujours une série analogue à celle que la dizaine nous a offerte. Y a-t-il quelque chose que tu ne saisisses pas? - L'E. Tout est clair et incontestable.

CHAPITRE XII. POURQUOI, DANS LA NUMÉRATION, VA-T-ON DE 1 A 10 ET REVIENT-ON DE 10 A 1.


20. Le M. Examinons, avec toute l'attention possible, en vertu de quelle loi on va de 1 à 10 pour revenir ensuite de 10 à l'unité. Dis-moi donc: ce qu'on appelle commencement n'estil pas nécessairement le commencement de quelque chose? - L'E. Assurément. - Le M. Et ce qu'on appelle fin, n'est-ce pas nécessairement la fin de quelque chose? - L'E. Nécessairement. - Le M. Et peut-on passer du commencement à la fin sans un certain milieu? - L'E. Non. - Le M. Donc un tout quelconque est composé d'un commencement, d'un milieu et d'une fin? - L'E. Oui. - Le M. Dis-moi maintenant, par quel nombre pourrais-tu désigner le commencement, le milieu et la fin? - L'E. Tu veux sans doute que je cite le nombre 3: car ta question comprend un triple objet? - Le M. Fort bien. Aussi vois-tu dans le nombre 3 une certaine perfection il a un commencement, un milieu et une fin. - L'E. Je le vois bien. - Le M. Eh 1 D'avonsnous pas appris dès l'âge le plus. tendre, que tout nombre est pair ou impair? - L'E. Oui. Le M. Rappelle donc tes souvenirs et dis-moi quel nombre nous appelons pair et quel nombre, impair? - L'E. Tout nombre qui peut se diviser en deux parties égales est pair, sinon, impair.


21. Le M. C'est cela. Donc puisque 3 est le premier nombre entier qui soit impair et qu'il a, comme nous venons de le dire, un commencement, un milieu et une fin, ne faut-il pas que le nombre pair soit également entier et complet et qu'on y retrouve tin commencement, un milieu, une fin? - L'E. C'est de toute nécessité. - Le M. Mais ce nombre, quel qu'il soit, ne peut avoir son milieu indivisible, comme-le nombre impair: car s'il avait cette propriété, il ne pourrait plus se partager en deux parties égales, ce qui est le caractère de tout nombre pair, ainsi que nous l'avons vu. Or 1 est un milieu indivisible, 2 est un milieu divisible; et par milieu dans les nombres, il faut entendre une quantité qui se trouve entre deux quantités de même valeur. Y a-t-il quelque obscurité dans nos paroles? Me comprends-tu bien? - L'E. Oui; tout me paraît clair; mais quand je cherche un nombre entier pair, le nombre 4 est le premier qui s'offre à moi. Car, comment trouver dans le nombre 2 les trois éléments qui rendent un nombre complet, je veux dire, le commencement, le milieu, la fin? - Le M. Voilà précisément la réponse que j'attendais, et c'est la raison qui te la dicte.

Remonte donc au nombre 1 lui-même et examine: tu n'auras pas de peine à découvrir que 1 n'a ni milieu ni fini parce qu'il n'est qu'un commencement, en d'autres termes, il est commencement parce ce qu'il manque de milieu et de fin. - L'E. C'est évident. - Le M. Que dire du nombre 2? Peut-on y voir un commencement et un milieu, quoiqu'il ne puisse exister de milieu qu'autant qu'il y a une fin; ou bien un commencement et une fin, quoique l'on ne puisse arriver à la fin que par un milieu-? - L'E. La conclusion est rigoureuse: toutefois je ne sais que répondre sur ce nombre. - Le M. Eh bien! vois s'il n'est pas possible que le nombre 2 soit aussi le commencement d'autres nombres. Car, s'il n'a ni milieu ni fin, comme le fait voir la raison, de ton - propre aveu, que peut-il être enfin sinon un commencement? Craindrais-tu d'établir deux commencements? - L'E. Sans aucun doute. - Le M. Tu aurais raison s'il s'agissait de deux commencements opposés; mais ce second commencement vient du premier qui n'a d'autre origine que lui-même, tandis que le second sort du premier; car 1 et 1 font 2,et à ce titre tous les nombres viennent de 1: mais ils se forment par addition et multiplication, et l'addition comme la (408) multiplication prend naissance dans le nombre 2; il suit de là qu'il se trouve un premier principe dans le nombre 1, d'où sortent tous les nombres, et un second, dans le nombre 2,par lequel sont formés tous les autres. N'as- tu pas d'objection à faire? - L'E. Aucune, et ce n'est pas sans admiration que je songe à ces considérations, bien qu'elles ne soient que mes propres réponses à tes questions.


22. Le M. On analyse ces propriétés des nombres d'une manière plus rigoureuse et plus profonde dans l'arithmétique. Mais hâtons-nous de revenir à la question qui nous occupe: 2 ajoutés à 1. combien font-ils? - L'E. 3. - Le M. Ainsi ces deux principes des nombres ajoutés ensemble forment un nombre entier et parfait? - L'E. Oui. - Le M. Après avoir compté 1, 2,quel nombre trouvons-nous? - L'E. Ce même nombre 3. - Le 1I1. Ainsi, ce nombre formé de 1 et de 2,se place régulièrement api ès les deux premiers, sans qu'aucun autre puisse s'intercaler entre eux? - L'E. C'est clair. - Le M. N'est-il pas clair également que cette propriété ne se retrouve dans aucun autre nombre? Car si l'on ajoute deux nombres qui se suivent, jamais le nombre qui résulte de leur addition ne les suit immédiatement. - L'E. Je comprends; en effet, 2 et 3,nombres qui se suivent, donnent pour total 5: or ce n'est pas 5 qui vient immédiatement après dans l'ordre de la numération, c'est 4. De plus 3 et 4 font 7 et l'ordre de la numération appelle entre 4 et 7 les deux nombres 5 et 6. Plus j'irai loin, plus il faudrait de nombres pour combler l'intervalle. - Le M. Il existe donc une harmonie bien grande entre les trois premiers nombres. On dit 1, 2,3,sans qu'on puisse intercaler entre eux aucun nombre: de plus 1 et 2 fout 3? - L'E. Oui, ce rapport est merveilleux. - Le M. N'est-il pas aussi remarquable que plus cet accord est étroit et intime, plus il tend à une certaine unité et forme une certaine unité dans la pluralité? - L'E. C'est une chose très- frappante et j'admire en l'aimant, je ne sais pourquoi, cette unité dont tu me fais sentir la beauté (1). - Le M. Fort bien: or, un ensemble a surtout le caractère de l'unité, lorsque le milieu est en harmonie avec les extrêmes et les extrêmes avec le milieu? - L'E. Cette condition est indispensable.


23. Le M. Examine donc attentivement si tu la retrouves dans l'assemblage de ces trois

(1) Allusion à la Trinité.

nombres. Quand nous disons 1, 2,3: 2 n'est-il pas supérieur à 1, autant que 3 l'est à 2?L'E. C'est très-vrai. - Le M. Dis-moi mainte. nant combien de fois j'ai nommé à dans ce rapprochement? - L'E. Une fois. - Le M. Combien de fois 3? - L' E. Une fois. - Le M. Et 2? - L'E. Deux fois. - Le M. Or une fois, deux fois, plus une fois, combien cela fait-il en somme? - L'E. Quatre fois. - Le M. C'est donc avec raison que le nombre 4 vient à la suite de ces trois nombres: c'est la place que ce rapprochement lui assigne. Apprends à en reconnaître la valeur en considérant que cette unité, l'objet de ton enthousiasme, est le résultat, dans toute chose bien ordonnée, de ce qu'on appelle en grec analogia, en latin, proportio: rapport. Employons ce terme si tu le veux bien: car je n'aime point, sans nécessité, à employer des mots grecs dans un entretien en latin. - L'E. J'y consens; mais poursuis.

Le M. Qu'est-ce qu'un rapport, quelle est sa valeur en toutes choses? voilà ce que nous examinerons plus attentivement dans le cours de cette étude, quand le moment en sera venu: plus tu avanceras, plus tu en reconnaîtras le caractère et la portée. Tu vois bien, ce qui suffit pour le moment, que les trois nombres dont l'harmonie te semble si frappante, n'auraient pu se comparer entre eux et former une étroite alliance sans le nombre 4. Tu comprend donc qu'il a mérité le privilège de venir à leur suite et de s'unir intimement avec eux. Ainsi ce n'est plus 1, 2,3,mais 1, 2,3,4 qui forment une suite de nombres liés entre eux parles rapports les plus étroits? - L'E. Je suis complètement de ton avis.


24. Le M. Mais poursuivons: et ne va pas t'imaginer que le nombre 4 n'ait aucune propriété spéciale qui permette d'établir le rapport dont je viens de parler, avec tarit de rigueur, que de 1 à 4 il y ait un nombre déterminé et une magnifique progression. Nous étions con. venus tout à l'heure qu'entre plusieurs choses il se forme une sorte d'unité lorsque surtout le milieu s'accorde avec les extrêmes et les extrêmes avec le milieu. - L'E. Oui. - Le M. Lorsque noirs posons 1, 2,3,quel est le milieu et quels sont les extrêmes? - L'E. 1 et 3 sont les extrêmes, 2,le milieu, si je ne me trompe. - Le M. Réponds maintenant: quel nombre forme-t-on de 1 ajouté à 3? - L'E. 4. - Le M. Et 2 qui est placé seul au milieu, ne peut-il être comparé qu'à lui-même? S'il en est ainsi (409) dis-moi combien font 2 fois 2? - L'E. 4. - Le M. Ainsi le milieu est en rapport avec les extrêmes et les extrêmes avec le milieu. Donc s'il est dans l'ordre que 3 vienne après 1 et 2 dont il est formé, il n'est pas moins beau que 1 vienne après 1. 2,3,puisqu'il est formé de 1 et de 3 ou de 2 multiplié par lui-même: voilà le rapport (1) dans lequel se montre l'accord des extrêmes avec le milieu, du milieu avec les extrêmes: Dis-moi si tu me comprends? - L'E. Je saisis parfaitement.


25. Le M. Cherche maintenant, si tu trouveras dans les autres nombres ce que nous avons appelé la propriété spéciale du quaternaire. - L'E. Je vais essayer: Si nous posons 2,3,4, les extrêmes réunis forment le nombre 6, et le milieu ajouté à lui-même produit le même nombre. Et cependant ce n'est pas 6 mais 5 qui vient immédiatement. Je pose de nouveau 3,4, 5: les deux extrêmes font 8 et le milieu répété 2 fois donne le même nombre; or entre 5 et 8 il y a deux nombres intermédiaires, 6 et 7,au lieu d'un: plus j'avance plus les intervalles augmentent. - Le M. Je vois que tu as compris et que tu possèdes à fond la théorie qui vient d'être exposée. Pour ne plus nous arrêter longuement, tu remarques sans doute que de 1 à 4 la progression est très-exacte, soit à cause du nombre pair et du nombre impair; le premier nombre impair entier étant 3 et le premier nombre pair entier étant 4, comme nous l'avons démontré; soit parce que 1 et 2 renferment le principe, et pour ainsi dire le germe d'où sort le nombre 3,ce qui constitue les trois nombres primordiaux: de ces nombres, mis en rapport, découle le nombre 4, qui s'y rattache par un lieu légitime; c'est ainsi qu'apparaît cette progression régulière que nous cherchons. - L'E. Je comprends.


26. Le M. Fort bien. Mais te rappelles-tu quel était l'objet de nos investigations? Notre but, je crois, était de trouver, s'il était possible, pourquoi, en établissant des séries dans la suite indéfinie des nombres, on avait limité la première série au nombre 10, qui sert comme d'appui à tant d'autres; en d'autres termes, pourquoi, en complant de 1 à 10, on redescendait de 10 à 1. - L'E. Je me rappelle parfaitement que c'est en vue de cette question que nous avons fait tous ces détours: mais avons-nous réussi à la résoudre? C'est ce que je ne vois pas. Notre raisonnement en effet se

(1) En grec: analogia.

borne à constater qu'il existe une progression régulière et légitime non jusqu'à 10, mais jusqu'a 4. - le M. Tu ne vois donc pas quelle somme on forme de 1, 2,3,4? - L'E. Je vois, je vois, mais non sans surprise: oui, la question est résolue; car, 1, 2,3,4, ajoutés ensemble font 10. - Le M. A ce titre les quatre premiers nombres, leur suite et leur rapport, doivent tenir le rang le plus élevé dans le système de la numération.

CHAPITRE XIII. DU CHARME DES MOUVEMENTS PROPORTIONNÉS, EN TANT QU'IL EST APPRÉCIÉ PAR L'OREILLE.

27 L. M. Il est temps de revenir à l'examen approfondi de ces mouvements qui forment l'objet de la science dont nous nous occupons, et qui nous ont entraînés, selon les exigences de la question, à toutes ces considérations sur une science étrangère, l'arithmétique. Pour mettre plus de clarté dans notre discussion, nous avions supposé, dans un espace d'heures déterminé, des mouvements exprimés par un rapport numérique que nous indiquait le raisonnement; réponds-moi maintenant dans cette hypothèse. si un homme courait l'espace d'une heure, et un autre, l'espace de deux, pourrais-tu, sans horloge ni clepsydre, ni toute autre espèce de chronomètre, apprécier ces deux mouvements dont l'un est simple et l'autre double, ou, si tu en étais incapable, pourrais-tu trouver du moins un certain agrément dans ce rapport et en éprouver quelque plaisir? - L'E. Cela m'est impossible. - Le M. Eh bien! si on battait la mesure de façon qu'un battement dure un temps, et l'autre,deux, ce qui serait un iambe, et que l'on continuât ainsi, tandis qu'une personne exécuterait une danse d'après cette mesure et suivrait ces mouvements; ne pourrais-tu signaler le caractère de cette mesure, je veux dire, la succession alternative d'un temps et de deux temps, soit dans le battement de la mesure, soit dans la danse qui frappe tes yeux? Au moins ne trouverais-tu pas quelque plaisir dans cette harmonie que tes sens percevraient, tout en étant incapable de désigner le rapport numérique qui représente cette mesure? - L'E. Tu dis vrai; car, ceux qui connaissent les rapports numériques, les sentent clans la musique et dans la danse, et les expriment aisément; (410) quant à ceux qui ne les connaissent pas et sont incapables de les désigner, ils ne laissent pas de reconnaître qu'ils y trouvent un certain agrément.



Augustin, de la musique - CHAPITRE V. LE SENTIMENT MUSICAL VIENT-IL DE LA NATURE?