Augustin, de la musique - CHAPITRE XIII. DU CHARME DES MOUVEMENTS PROPORTIONNÉS, EN TANT QU'IL EST APPRÉCIÉ PAR L'OREILLE.

28. Le M. On ne peut donc nier que les mouvements, assujettis à une juste mesure, ne rentrent dans le domaine de la musique, qui n'est que la science des belles modulations j'entends surtout ceux qui, sans être dirigés vers un but étranger à l'art, renferment en eux-mêmes leur beauté et le plaisir qu'ils font naître. Cependant ces mouvements, comme tu l'as remarqué avec justesse, en répondant à mes questions, s'ils se prolongent trop longtemps, et durent une heure ou davantage, sont incapables de charmer nos sens, lors même qu'ils seraient soumis à la juste mesure qui en fait la beauté. Ainsi donc, puisque la musique est pour ainsi dire sortie de son mystérieux sanctuaire et a laissé des traces dans nos sensations ou dans les objets perçus par nos sensations, ne devons-nous pas nous attacher d'abord à ces vestiges, afin d'arriver plus aisément sans erreur, si nous le pouvons, à ce que j'ai nommé son mystérieux sanctuaire? - L'E. Cette marche est nécessaire: commençons tout de suite, je t'en supplie. - Le M. Laissons donc de côté toutes ces mesures de temps qui dépassent la portée de nos sens et, en suivant le fil du raisonnement, occupons-nous de ces mesures mieux déterminées qui nous charment dans le chant et dans la danse. Je n'imagine pas en effet que tu aies une autre méthode pour suivre les traces laissées par cet art, comme nous l'avons dit, dans nos sens et dans les objets qu'ils perçoivent. - L'E. Effectivement il n'y a pas d'autre méthode.





LIVRE DEUXIÈME.


Des Syllabes et des Pieds.



CHAPITRE PREMIER. POINTS DE VUE DIFFÉRENTS DU GRAMMAIRIEN ET DU MUSICIEN DANS L'APPRÉCIATION DE LA QUANTITÉ DES SYLLABES.


1. Le M. Prête-moi donc toute ton attention. Je vais de nouveau ouvrir notre discussion comme par un nouvel exorde. Et d'abord, dis-moi si tu connais bien la quantité relative des syllabes longues et brèves, telle que l'enseignent les grammairiens; ou bien, soit que tu la connaisses, soit que tu l'ignores, aimes-tu mieux que nous discutions comme si nous étions complètement étrangers à ces matières, et qu'ainsi nous suivions en tout le fil du raisonnement, sans nous laisser dominer par l'usage et les préjugés. - L'E. Je préfère cette méthode, et en cela je consulte à la fois la raison et, pourquoi rougir de l'avouer? mon ignorance complète de la quantité des syllabes. -Le M. Eh bien! dis-moi du moins si tu n'as pas observé par toi-même dans la conversation que, parmi les syllabes, les unes se prononcent rapidement et très-vite, les autres avec lenteur et en allongeant? - L'E. Je n'ai pas été insensible à ces nuances. - Le M. Tu dois savoir que la science grammaticale, en latin, litteratura, se fonde sur la tradition, entièrement, comme le démontre un raisonnement rigoureux, ou du moins principalement, comme en conviennent les esprits les moins cultivés. Par exemple prononce la première syllabe de Cano, en l'allongeant, ou mets-la dans un vers, à un endroit qui exige une longue, le grammairien te reprendra au nom de la tradition dont il est le gardien: car, pour te prouver que cette syllabe doit être brève, il t'alléguera que les anciens, dans les oeuvres qu'ils nous ont laissées, et que commentent les grammairiens, ont fait cette syllabe brève et non pas longue. L'autorité est donc ici l'unique règle. Quant à la musique, qui considère dans les mots la mesure rationnelle et le nombre, elle se borne à exiger qu'une syllabe soit longue ou brève, selon la place que lui assignent les règles de l'harmonie. Place en effet le mot Cano à un endroit où il faut deux syllabes longues et allonge dans la prononciation la première syllabe qui est brève, le musicien n'en sera pas offensé: car les oreilles auront été frappées aussi longtemps que l'exigeait le rythme. Mais le grammairien l'invitera à corriger ton expression et à lui substituer un mot dont la première syllabe soit brève, d'après l'autorité des anciens dont il garde les oeuvres, comme nous l'avons dit.

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CHAPITRE II. LE GRAMMAIRIEN JUGE D'UN VERS D'APRÈS L'AUTORITÉ, LE MUSICIEN, D'APRÈS LA RAISON ET L'OREILLE.


2. Ainsi donc, puisque notre but est d'analyser les lois de la musique, malgré ton ignorance de la quantité des syllabes, nous pouvons ne pas nous laisser arrêter par cette ignorance, et partir de l'observation que tu as faite, dis-tu, de la durée plus ou moins longue des syllabes. Je te demande donc si parfois la cadence des vers n'a pas fait sur tes oreilles une impression agréable. - L'E. Très-souvent, au contraire, et ce n'est jamais sans plaisir que j'entends un vers. - Le M. Si dans un vers qui t'a charmé, on allonge ou on abrége une syllabe, à un endroit où le rythme de ce vers ne l'exige pas, ton oreille est-elle également flattée? - L'E. Loin de là, je ne saurais m'empêcher d'en être choqué. - Le M. Ainsi, nul doute; dans le son qui te charme, ton plaisir vient d'une certaine mesure dans les nombres, et, cette mesure une fois rompue, ton oreille n'est plus flattée. - L'E. C'est incontestable. - Le M. Continuons d'examiner le son du vers et dis-moi quelle différence tu trouves quand je prononce: Arma virumque cano qui Trojae primus ab oris, ou: Qui primus ab oris.

L'E. Relativement à la mesure, je trouve le même son. - Le M. Cela tient à la manière dont j'ai prononcé; j'ai fait ce que les grammairiens appellent un barbarisme: Dans primus la première syllabe est longue, la seconde brève: dans primis, les deux syllabes sont longues; or j'ai abrégé la dernière, et ton oreille n'a pas été choquée. Renouvelons donc cet essai pour voir si tu reconnaîtras, à ma prononciation, la quantité longue ou brève des syllabes: notre discussion pourra alors marcher selon notre but, par demandes et par réponses. Je vais répéter le vers où j'ai fait un barbarisme et, selon les règles des grammairiens, je rendrai longue la syllabe que j'avais faite brève, pour ne pas offenser ton oreille. Dis-moi donc si cette manière de mesurer les vers, te cause le même plaisir quand tu m'entends prononcer: Arma virumque cano Trojae qui primis ab oris.

L'E. Je ne saurais le nier: il y a dans ce son je ne sais quel défaut qui me choque. - Le M. Ce n'est pas saris raison:bien qu'il n'y ait plus de barbarisme, il y a un défaut que la grammaire et la musique peuvent également critiquer; la grammaire, parce que ce mot, dont la dernière syllabe est longue, se trouve placé où il faut une brève; la musique, parce que la prononciation est longue où elle doit être brève, et qu'ainsi levers n'a pas duré le temps exigé par le rythme. Si maintenant tu comprends les exigences différentes de l'oreille et de l'autorité, il nous reste à voir par quel mystère l'oreille est tantôt flattée, tantôt blessée par les sons longs ou brefs. Voilà, en effet, ce qui a rapport à la durée plus ou moins longue dont nous avons entrepris l'explication, si tu t'en souviens. - L'E. Je comprends la distinction, de plus j'ai bonne mémoire, et j'attends avec la plus vive curiosité ce qui va suivre.

CHAPITRE 3. DURÉES DES SYLLABES.


3. Le M. Ce qui va suivre? Ne devons-nous pas, dis-moi, commencer par comparer les syllabes entre elles, et voir quels en sont les rapports numériques,comme nous l'avons déjà fait à propos des mouvements? Or, tout ce qui sonne est en mouvement et les syllabes sont sonores. Peux-tu rien contester? - L'E. Non. - Le M. Donc comparer des syllabes, c'est comparer des mouvements où les rapports numériques de temps peuvent se convertir en mesures de la durée. - L'E. C'est cela. - Le M. Une seule syllabe peut-elle se comparer à elle-même? Sauf contradiction de ta part, l'unité n'exclut-elle pas toute comparaison? L'E. Je ne contredis pas. - Le M. Nieras-tu que l'on puisse comparer une syllabe à une autre, une ou deux syllabes a deux, à trois ou à un plus grand nombre? - L'E. Comment le nier? - Le M. Remarque encore que toute syllabe brève, qui ne demande qu'une seconde pour être prononcée, et dont le son se perd immédiatement, dure néanmoins quelque temps (413) et exige un moment si court qu'il soit. - L'E. Cela est nécessaire. - Le M. Par où pourrions-nous commencer à compter? - L'E. Eh! par un. - Le M. On peut donc, sans inconvénient, appeler avec les anciens un temps, la durée que remplit une syllabe brève: car nous allons de la brève à la longue. - L'E. C'est vrai. - Le M. Cette observation en amène une autre: Si dans les nombres la première progression est de 1 à 2,dans les syllabes où l'on va de la brève à la longue, la longue doit comprendre deux temps; par conséquent, si la durée que comprend une brève est bien désignée par un temps, celle que comprend une longue sera fort bien exprimée par deux temps. - L'E. A merveille! Rien de plus conforme à la raison, je l'avoue.

CHAPITRE IV. DES PIEDS DE DEUX SYLLABES.


4. Le M. Passons maintenant aux rapports des temps. Quel rapport y a-t-il entre deux brèves, ou de quel nom faut-il appeler ces mouvements? Tu te souviens sans doute que, dans notre premier entretien, nous avons donné des noms spéciaux à tous les mouvements qui ont entre eux des rapports numériques. - L'E. Je me rappelle que nous les avons nommés égaux; car ils ont la même durée. - Le M. Et ce rapport qui permet de comparer les syllabes entre elles et de les représenter par des nombres, crois-tu qu'il ne faille pas lui donner un nom? - L'E. Il le faut. - Le M. Sache donc qu'un pareil rapport entre les sons a reçu des anciens le nom de pied. Jusqu'à quelle limite le pied peut-il s'accroître? Voilà ce qui doit être l'objet d'un examen attentif. Dis-moi donc en vertu de quel rapport on combine une brève avec une longue? - L'E. Cette combinaison se fait, je pense, suivant le rapport des nombres que nous avons nommés compliqués: j'y vois, en effet, un rapport de 1 à 2,en d'autres termes, d'un temps d'une syllabe brève aux deux temps d'une syllabe longue. - Le M. Et si on les disposait de manière à prononcer la longue d'abord et la brève ensuite? L'ordre étant interverti, s'ensuit-il que le rapport, représenté par les nombres compliqués, ait varié? Dans le premier cas en effet, on passe du simple au double, dans le second, du double au simple. - L'E. C'est vrai. - Le M. Dans un pied de deux syllabes longues, ne compare-t-on pas deux temps à deux temps? - L'E. Oui sans doute. - Le M. Et à quelle espèce de no+libres se rappode cette combinaison? - L'E. A ceux que nous avons appelés égaux. - Le M. Allons, dis-moi à présent combien de pieds avons-nous trouvés, en commençant par deux brèves pour finir par deux longues? - L'E. Quatre. Car nous avons trouvé d'abord une combinaison de deux brèves, puis d'une brève et d'une longue, d'une longue et d'une brève, enfin de deux longues. - Le M. Peut-il y avoir plus de quatre pieds lorsqu'on ne rapproche que deux syllabes? - L'E. En aucune façon: car dans la mesure commune des syllabes, une brève vaut un temps, une longue deux temps; de plus, toute syllabe est longue ou brève. Comment donc deux syllabes pourraient-elles être en rapport et se combiner entre elles sans un mélange de deux brèves, d'une brève et d'une longue, d'une longue et d'une brève, ou enfin de deux longues! - Le M. Nouvelle question: De combien de temps se compose le plus petit pied de deux syllabes; de combien le plus grand? - L'E. Le premier, de deux; le second, de quatre. - Le M. Ne vois-tu pas que, soit dans les pieds, soit dans les temps, la progression n'a pu dépasser le quaternaire? - L'E. Je le vois bien Cela me rappelle la loi de progression dans les nombres et je remarque, avec grand plaisir, quelle est la même dans les sons. - Le M. Si donc les pieds se composent de syllabes, en d'autres termes, de mouvements distincts et pour ainsi dire articulés dans les sons, et que d'ailleurs la durée des syllabes soit marquée par des temps, ne comprends-tu pas dès lors que le pied doit s'accroître jusqu'à quatre syllabes, d'après la progression même que suivent, comme tu le vois, et les pieds et les temps? - L'E. Je comprends ce que tu dis ton raisonnement me semble d'une justesse parfaite, et je réclame la suite comme une dette.

CHAPITRE V. DES PIEDS DE TROIS SYLLABES.


6. Le M. Voyons d'abord, en procédant avec ordre, quel est le nombre de pieds de trois syllabes, comme nous venons de le faire pour (414) les pieds de deux syllabes. - L'E. Soit. - Le M. Tu te souviens que nous avons commencé ce calcul par la syllabe brève ou d'un temps, et tu as compris pourquoi nous suivions cette marche. - L'E. Je me rappelle que nous avons cru devoir ne pas nous écarter de cette loi de la numération qui oblige à remonter jusqu'à 1, principe de tous les nombres. - Le M. Si donc parmi les pieds de deux syllabes, le premier se compose de deux brèves, ou de deux temps, ce qui forme logiquement la première de toutes les combinaisons, quel doit être, selon toi, le premier pied de -trois syllabes? - L'E. Evidemment, celui qui se compose de trois brèves. - Le M. Et combien de temps renferme-t-il. - L'E. Trois. - Le M. Et quelle est leur relation? Car, en vertu du rapport qui existe entre les nombres et que nous avons expliqué, tout pied doit se coin poser de deux éléments combinés entre eux; or, peut-on diviser un pied de trois syllabes brèves en deux parties égales? - L'E. C'est impossible. - Le M. Quel mode de division faut-il donc adopter? - L'E. Je n'envois aucun, sinon de le partager dans un rapport de 1 à 2 ou de 2 à 1. - Le M. D'après quelle loi des nombres? - L'E. Celle des nombres compliqués.


7. Le M. Maintenant examine ce point: De combien de manières peuvent se combiner, c'est-à-dire combien peuvent former de pieds, une syllabe longue et deux brèves? réponds, si tu peux le deviner. - L'E. Je découvre un pied composé d'une longue et de deux brèves: je n'en vois pas d'autre. -Le M. Est-il nécessaire que parmi ces trois syllabes, dont l'une est longue, la longue soit placée la première? - L'E. Je ne saurais le croire, car les deux brèves peuvent précéder la longue. - Le M. N'y a-t-il pas une troisième combinaison? Examine. - L'E. Oui; car la longue peut être placée entre les deux brèves. - Le M. N'y aurait-il pas un quatrième arrangement? - L'E. C'est impossible. - Le M. Pourrais-tu me dire alors combien de combinaisons ou de pieds peuvent former trois syllabes composées d'une longue et de deux brèves? - L'E. Je puis le dire:elles se combinent de trois manières et forment trois pieds.

Le M. Comprends-tu dans quel ordre il faut disposer ces trois pieds, ou faut-il te l'expliquer en détail? - L'E. Mais n'approuves-tu pas l'ordre que j'ai signalé dans cette triple combinaison? Car j'ai placé une longue avec deux brèves, puis deux brèves avec une longue, enfin j'ai mis une longue entre deux brèves. - Le M. Et toi, approuves-tu celui qui, en calculant, passe de 1 à 3,puis de 3 à 2,au lieu d'aller de 1 à 2 et de 2 à 3? - L'E. Non sans doute: mais as-tu remarqué chez moi rien de pareil? - Le M. En faisant ta triple combinaison, tu as signalé comme premier pied celui dont la première syllabe est longue: et en cela tu as bien vu que, comme il n'y a ici qu'une syllabe longue, elle forme en quelque sorte l'unité, et devait se placer en premier lieu; qu'à ce titre, elle était le principe de la combinaison, et que le premier pied devait être celui où elle était la première. Tu aurais donc dû voir en même temps que le second pied est celui où elle se trouve la seconde, le troisième celui où elle est la troisième. Crois-tu devoir encore persister dans cette idée? - L'E. Non, je la condamne sans hésitation: comment ne pas reconnaître que cet ordre est le meilleur ou plutôt que c'est l'ordre même? - Le M. Dis-moi donc à présent d'après quelle règle numérique ces pieds peuvent se diviser et se combiner entre eux? - L'E. Le premier et le dernier se divisent selon le rapport d'égalité car, l'un peut se partager en une longue et deux brèves, l'autre, en deux brèves et une longue, de telle sorte que les deux parties, ayant chacune deux temps, soient égales entre elles. Quant au second pied, comme la syllabe du milieu est longue, peu imporce qu'on la mette dans la première partie ou dans la seconde et qu'on divise le pied en trois temps et un temps, ou bien en un temps et trois temps. Ainsi cette division s'effectue d'après la règle des nombres compliqués.


8. Le M. Je désire maintenant que tu me dises de toi-même, si tu en es capable, quels sont les pieds qui viennent à la suite de ceux dont nous avons parlé. Nous avons d'abord trouvé quatre pieds de deux syllabes, que nous avons rangés d'après l'ordre même des nombres, en commençant par les syllabes brève; passant de là aux pieds de trois syllabes, nous n'avons pas eu grande difficulté, d'après le raisonnement précédent, à commencer par trois brèves. Ne fallait-il pas ensuite examiner combien de formes pouvait prendre la combinaison d'une longue avec deux brèves? C'est ce que nous avons fait, et nous avons trouvé trois pieds qui se sont rangés dans leur ordre naturel. Ne pourrais-tu voir de toi-même quels sont (415) les pieds qui viennent ensuite, afin de nous éviter une foule de questions minutieuses? - L'E. Tu as raison: comment ne pas voir en effet qu'après ces pieds, l'ordre appelle ceux qui sont composés d'une brève et de deux longues? La brève, d'après le raisonnement précédent, formant l'unité et tenant le premier rang, le premier pied sera celui où elle sera la première; le second, celui où elle sera la seconde; le troisième, celui où elle sera la troisième et dernière.

Le M. Tu vois sans doute en vertu de quel rapport ils se divisent et peuvent se combiner. -L'E. Oui: le pied composé d'une brève et de deux longues n'est divisible qu'à la condition de renfermer dans la première partie trois temps, valeur d'une brève et d'une longue, et dans la seconde, deux temps, valeur d'une longue. Quant au troisième pied, composé d'une longue et d'une longue suivie d'une brève, il n'admet, comme le précédent, qu'un mode de division, mais il en diffère; en ce qu'il se partage en deux et trois temps, tandis que l'autre se partage en trois et en deux temps. En effet la syllabe longue placée la première comprend deux temps; restent une longue et une brève qui équivalent à trois temps. Quant au pied intermédiaire, qui a une brève au milieu, il est susceptible d'une double division: car, la brève pouvant se réunir à la première comme à la seconde partie, il se divise dans un rapport de 3 à 2 ou de 2 à 3. Ces trois pieds sont donc soumis à la règle des nombres sesquialtères.

Le M. Avons-nous passé en revue tous les pieds de trois syllabes? - L'E. Oui, sauf un seul, si je ne me trompe, celui qui est composé de trois longues. - Le M. Explique-moi comment il se divise. - L'E. Dans le rapport d'une syllabe à deux ou de deux à une, en d'autres termes de deux temps à quatre ou de quatre temps à deux ses parties s'unissent donc par un rapport de nombres compliqués.

CHAPITRE VI. PIEDS DE QUATRE SYLLABES.


9. Le M. Examinons maintenant logiquement et par ordre les pieds de quatre syllabes. Et dis-moi immédiatement quel est le premier de ces pieds et quel est son mode de division. - L'E. C'est le pied de quatre brèves qui se divise en deux parties, composée chacune de deux syllabes ou de deux temps, d'après la règle des nombres égaux. - Le M. T'y voilà continue tout seul et développe le reste. Il n'est plus besoin de te conduire pas à pas: retrancher les brèves et leur substituer des longues successivement, jusqu'à ce que les brèves soient épuisées; examiner, à mesure que tu fais ces changements, l'espèce et le nombre des pieds qui en résultent, voilà l'unique procédé à suivre; tu n'ignores pas que la syllabe principale est celle qui se trouve seule au milieu des autres, qu'elle soit brève ou longue, peu importe; car tu t'es déjà rompu à tous ces calculs. Dans le cas où il se rencontre deux brèves et deux longues, ce qui ne s'est pas encore présenté, quelle est, à ton sens, la syllabe principale et formant unité? - L'E. C'est une conséquence facile à tirer des explications précédentes. Une syllabe brève n'ayant qu'un temps remplit mieux le rôle d'unité qu'une longue qui en a deux. Aussi avons-nous toujours débuté dans l'énumération des pieds par celui qui se composait de brèves.


10. Le M. Tu peux donc exposer la série des pieds de quatre syllabes, sans que je te fasse de questions: je te servirai d'auditeur et de juge. - L'E. Je vais essayer. D'abord, des quatre brèves dont se compose le premier pied, il faut en retrancher une et lui substituer une longue qui doit être placée au commencement pour maintenir le privilège de l'unité. Ce pied admet une double division, en une longue et trois brèves, ou en une longue suivie d'une brève et deux brèves, c'est-à-dire, dans un rapport de 2 à 3 temps ou de 3 temps à 2. Placée au second rang, la longue forme un nouveau pied qui se divise exactement d'une seule manière, en 3 et 2 temps, la première partie étant composée d'une brève et d'une longue, la seconde, de deux brèves. Placée au troisième rang, la longue forme un pied qui n'est également susceptible que d'un mode de division tel que la première partie ait deux temps, représentés par deux brèves, et la seconde, trois, représentés par une longue et une brève. Placée à la fin, la longue forme un quatrième pied qui se divise de deux manières, comme celui où elle était placée la première: on est libre en effet de le partager en deux brèves et une brève suivie d'une longue, ou en trois brèves et une longue, en d'autres termes, dans un rapport de 2 temps à 3 ou de 3 (416) temps à 2. Ces quatre pieds, où une longue se combine avec trois brèves, à différentes places, suivent, dans le rapport de leurs parties, la loi des nombres sesquialtères.


11. Continuons: des quatre brèves, retranchons-en deux pour y substituer deux longues, et voyons combien de combinaisons et de pieds peut former ce nombre de brèves et de longues. Il faut d'abord mettre les deux brèves au commencement, parce qu'il est plus régulier de débuter par les brèves. Ce pied admet un double mode de division, c'est-à-dire dans un rapport de 2 temps à 4, ou de 4 à 2,selon que l'on forme la première partie de deux brèves, et la seconde de deux longues, ou bien, la première partie de deux brèves suivies d'une longue, et la seconde d'une longue.

Il se forme un nouveau pied, lorsque les deux brèves que nous avons placées au commencement, pour suivre l'ordre naturel, se trouvent placées au milieu: le partage du pied se fait alors dans le rapport de 3 à 3 temps: la première partie renferme une longue et une brève, la seconde, une brève et une longue. Si les deux brèves sont placées à la fin, combinaison à laquelle l'ordre nous amène, elles forment un pied qui se divise de deux manières, selon que la première partie renferme deux temps représentés par une longue, et la seconde, quatre temps représentés par une longue et deux brèves, ou que l'un renferme quatre temps représentés par deux longues, l'autre, deux temps représentés par deux brèves. Dans ces trois pieds, les deux parties du premier et du troisième sont assujetties à la loi des nombres compliqués: celles du second, s'unissent d'après le rapport des nombres égaux.


12. Maintenant nous devons séparer les deux brèves que jusqu'ici nous avons placées l'une à côté de l'autre: il y aura entre elles le plus petit ou le plus grand intervalle selon qu'elles seront séparées par une ou deux syllabes longues. Or, une longue peut se placer entre elles de deux manières, ce qui va produire deux pieds; on peut en effet mettre d'abord une brève, ensuite une longue, puis une brève et enfin une longue: ou bien mettre les deux brèves à la seconde et à la dernière place, et les deux longues, à la première et à la troisième; on aura ainsi une double succession d'une longue et d'une brève. Le cas du plus grand intervalle a lieu lorsque les deux longues sont au milieu et que les deux brèves sont l'une au commencement, l'autre à la fin. Ces trois pieds, où les brèves sont séparées, se divisent selon un rapport de 3 à 3 temps: le premier se partage en une brève suivie d'une longue et une brève suivie d'une longue; le second, en une longue et une brève, une longue et une brève; le troisième en une brève et une longue, une longue et une brève. Par conséquent on forme six pieds avec deux brèves et deux longues en les changeant de place autant qu'il est possible.


13. Il nous reste à retrancher trois brèves de quatre et à y substituer trois longues: cette unique brève formera quatre pieds, selon qu'elle sera placée au premier, au second, au troisième et au quatrième rangs. De ces quatre pieds les deux premiers se divisent en trois et quatre temps; les deux derniers, en quatre et trois temps, et leurs parties sont unies ensemble par le rapport des nombres sesquialtères. Dans le premier en effet la première partie se compose d'une brève et d'une longue qui représentent trois temps; la seconde, de deux longues qui représentent 4 temps. Dans le second, la première partie se compose d'une longue et d'une brève, ou de trois temps, et la seconde de deux longues, ou quatre temps: dans le troisième, la première partie renferme deux longues, ou quatre temps, la seconde une brève et une longue, ou trois temps: enfin le quatrième offre également dans sa première partie deux longues ou quatre temps, dans la seconde, une longue et une brève ou trois temps.

Le dernier pied de quatre syllabes, est celui qui ne se compose plus que de longues. Il se divise en deux parties, chacune de deux longues, selon la règle des nombres égaux, ce qui forme un rapport de 4 temps à 4 temps. Voilà le développement que tu m'as invité à faire de moi-même: maintenant pose-moi d'autres questions.

CHAPITRE VII. LE VERS EST COMPOSÉ D'UN NOMBRE DÉTERMINÉ DE PIEDS, COMME LE PIED L'EST D'UN NOMBRE DÉTERMINÉ DE SYLLABES.


14. Le M. Je vais le faire: mais as-tu bien compris quelle est, dans le système des pieds, l'importance de cette progression jusqu'au (417) quaternaire, d'après ce que nous avons établi dans les nombres? - L'E. Oui, et j'approuve cette progression dans les uns comme dans les autres. - Le M. Eh bien! si on a formé les pieds en combinant les syllabes, ne pourrait-on, en combinant les pieds, former un certain assemblage qui ne devrait plus être désigné sous le nom de syllabe ou de pied? - L'E. Je le crois assurément. - Le M. Et quel sera cet assemblage? - L'E. Un vers, j'imagine. - Le M. Eh bien! Supposons que quelqu'un s'avise de combiner des pieds sans s'imposer de mesure ni de fin, à moins d'être arrêté par une extinction de voix ou quelqu'autre accident, ou même par la nécessité de passer à un autre exercice, donnerais-tu le nom de vers à cet assemblage de vingt, trente, cent pieds ou davantage, selon la fantaisie ou la facilité de celui qui aurait formé cette série indéfinie? - L'E. Non certes: il ne suffira pas que je voie des pieds mêlés entre eux indistinctement ou placés sans fin à la file les uns des autres pour appeler vers ce pêle-mêle: une théorie doit apprendre l'espèce et le nombre des pieds nécessaires pour faire un vers, et c'est d'après elle que je pourrais juger si c'est bien un vers qui a frappé mon oreille. - Le M. Quelle que soit cette théorie, elle a dû établir non sur un caprice, mais sur un principe, les règles et la mesure qu'elle a imposées au vers.-L'E. Puisqu'il s'agit de théorie, il ne doit, il ne peut y avoir place pour la fantaisie. - Le M. Cherchons donc, si tu veux bien, et tâchons de trouver ce principe: à ne considérer que la tradition, un vers sera ce qu'il aura pris fantaisie d'appeler ainsi à je ne sais quel Asclépiade, à Archiloque, à Sapho, et autres poètes de l'antiquité, dont on a donné les noms à certaines espèces de vers, parce qu'ils ont découvert et mis en oeuvre ces formes poétiques. Il est des vers en effet qui portent le nom d'Asclépiade, d'Archiloquien, de Saphique, et mille autres noms de poètes que les Grecs ont donnés aux vers de différents genres. D'où il semblerait résulter qu'en arrangeant des pieds de telle façon et en tel nombre qu'on Voudra, on pourrait à bon droit, si personne n'a encore imaginé cette combinaison, être appelé le créateur et le propagateur d'un vers nouveau. Interdirait-on ce privilège au premier venu? Alors on aurait le droit de se plaindre et de demander quel a été le mérite de ces poètes qui, sans être guidés par aucun principe, auraient combiné à leur gré tels ou tels pieds et auraient réussi à faire considérer comme vers un pareil assemblage et à lui en donner le nom. N'es-tu pas de cet avis? - L'E. Ce que tu dis est fort juste; je comprends avec toi que le vers est une création de la raison plutôt que de l'autorité: mais comment? examinons-le, je t'en prie.

CHAPITRE VIII. NOMS DES DIVERS PIEDS.


15. Le M.. Examinons donc quels sont les pieds qui peuvent s'allier entre eux, quelles sont les formes qui résultent de ce mélange: car il y en a d'autres que le vers; nous finirons par une théorie complète du vers. Mais crois-tu ces développements possibles, si on ne sait pas le nom des différents pieds? Sans doute nous les avons classés de façon qu'ils pourraient être appelés, selon leur ordre, premier, second, troisième, quatrième pied. Mais il y a péril à dédaigner les termes du vieux temps, et il ne faut pas rompre aisément avec l'usage, à moins qu'il ne soit en contradiction avec la raison. Employons donc les termes par lesquels les Grecs ont désigné les pieds et que les Latins ont adoptés. Servons-nous-en sans prendre la peine d'en chercher l'étymologie: une pareille étude, favorable à la prolixité, est assez stérile. Te sers-tu avec moins de profit des mots pain, bois, pierre, parce que tu ne sais pas d'où ils viennent? - L'E. Tu as raison.

Le M. Le premier pied s'appelle pyrrhique; il est composé de deux brèves et a deux temps, comme fuga.

Le second pied est l'iambe; il a une brève et une longue, comme parens, et a trois temps.

Le troisième pied est le trochée ou le chorée: il renferme une longue et une brève, comme meta, trois temps.

Le quatrième est le spondée, deux longues comme aetas, et quatre temps.

Le cinquième, le tribraque; trois brèves, comme macula, et trois temps.

Le sixième, le dactyle, une longue et deux brèves comme maenalus, et quatre temps.

Le septième est l'amphibraque: il se compose, d'une brève, d'une longue, et d'une brève comme carina; quatre temps.

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Le huitième, un anapeste, deux brèves et une longue, comme Erato, et quatre temps. Le neuvième, le bacchius, a une brève et deux longues, comme Achates, et cinq temps.

Le dixième, le crétique ou amphimacre, se compose d'une brève entre deux longues, comme insulae, et de cinq temps.

Le onzième, palimbacchius, a deux longues et une brève comme natura, et cinq temps. Le douzième, le molosse, a trois longues comme Aeneas, et six temps.

Le treizième, le procéleusmatique, se compose de quatre brèves comme avicula; quatre temps.

Le quatorzième, le péon premier, a la première longue, et les trois dernières brèves comme legitimus, et cinq temps.

Le quinzième, le péon deuxième, a la seconde longue et tes autres brèves; exemple: colonia; cinq temps.

Le seizième, le péon troisième, a la troisième longue, et les autres brèves comme menedemus; cinq temps.

Le dix-septième, le péon quatrième, a la quatrième longue, et les trois premières brèves, comme celeritas; cinq temps.

Le dix-huitième, ionique mineur, se compose de deux brèves et de deux longues comme Diomedes; six temps.

Le dix-neuvième, le choriambe. renferme une longue, deux brèves, plus une longue, armipotens; six temps.

Le vingtième, l'ionique majeur, a deux longues et deux brèves, comme Junonius; six temps.

Le vingt et unième, le diiambe ou double iambe, une brève et une longue, plus une brève et une longue comme propinquitas; six temps.

Le vingt-deuxième, le dichorée ou ditrochée, se forme d'une longue et d'une brève, plus d'une longue et d'une brève comme cantilena; six temps.

Le vingt-troisième, l'antispaste, contient une brève, deux longues et une brève, comme Salomnus; six temps.

Le vingt-quatrième, l'épitrite premier, a la première brève et les trois autres longues, comme sacerdoces; sept temps.

Le vingt-cinquième, l'épitrite deuxième, a la deuxième brève et les trois autres longues, comme conditores; sept temps.

Le vingt-sixième, l'épitrite troisième, a la troisième brève et les trois autres longues, comme Demosthenes; sept temps.

Le vingt-septième, l'épitrite quatrième, a la quatrième brève et les trois premières syllabes longues, comme Fescenninus; sept temps.

Le vingt-huitième, le dispondée, se compose de quatre longues, comme oratores, et compte huit temps.


Augustin, de la musique - CHAPITRE XIII. DU CHARME DES MOUVEMENTS PROPORTIONNÉS, EN TANT QU'IL EST APPRÉCIÉ PAR L'OREILLE.