Augustin, de la musique - CHAPITRE V. Y A-T-IL DES PIEDS DE PLUS DE QUATRE SYLLABES?

CHAPITRE V. Y A-T-IL DES PIEDS DE PLUS DE QUATRE SYLLABES?


11. Le M. Pardon, c'est à toi en même temps qu'à moi. Nous cherchons ensemble la vérité. Mais avons-nous traité toutes les questions que soulève la théorie du rythme? Ne faut-il pas encore voir s'il existe quelque pied qui, sans dépasser huit temps, mesure du dispondée, renferme néanmoins plus de quatre syllabes? - L'E. Pourquoi? je te le demande. - Le M. Eh 1 que ne le demandes-tu à toi. même plutôt qu'à moi? Ne te semble-t-il pas que, sans tromper et sans choquer l'oreille, en ce qui touche le battement de la mesure, la division des pieds et la durée des temps, on peut substituer deux brèves à une longue? - L'E. Comment ne pas admettre ce principe? - Le M. De là vient que nous substituons un tribraque à un iambe ou à un trochée; un dactyle, un anapeste, un procéleusmatique à un spondée, quand nous convertissons ici la longue en deux brèves, là les deux longues en quatre brèves. - L'E. Sans doute. - Le M. Applique cette règle aux deux ioniques ou à tout autre pied de quatre syllabes et de six (429) temps et substitue deux brèves à l'une quelconque des longues. Ce changement altérera-t-il la mesure, faussera-t-il le battement? - L'E. Pas le moins du monde. - Le M. Vois maintenant combien le pied a de syllabes? - L'E. Il en a cinq. - Le M. Tu vois donc qu'on peut dépasser le nombre de cinq syllabes. - L'E. Oui. - Le M. Et si tu mettais quatre brèves à ta place de deux longues? N'aurais-tu pas à mesurer six syllabes dans un seul pied? -L'E. Oui. -Le M. Décompose en brèves les trois longues de chaque épitrite, ne trouveras-tu pas un nombre de sept syllabes? - L'E. C'est incontestable. - Le M. De même, le dispondée ne renferme-t-il pas huit syllabes, si on décompose toutes les longues en brèves? - L'E. Parfaitement.


12. Le M. Par quel mystère sommes-nous donc conduits à découvrir tant de syllabes dans la mesure des pieds, et forcés d'autre part, en vertu des raisons développées plus haut, a reconnaître que le rythme n'admet aucun pied de plus de quatre syllabes? N'y a-t-il pas là une contradiction? - L'E. Elle est manifeste et je ne vois guère comment on pourrait concilier ces deux choses. - Le M. Le moyen est très-facile, il suffit de te demander à toi-même si nous étions fondés à distinguer par le battement de la mesure le pyrrhique, le procéleusmatique, pour assurer à chaque pied, régulièrement divisé, le privilège de former un rythme, en d'autres termes, de lui imposer son nom. - L'E. Je me rappelle cette règle et je ne vois pas pourquoi je regretterais d'en avoir reconnu la justesse. Mais que veux-tu en conclure? - Le M. Que tous les pieds de quatre syllabes, excepté l'amphibraque, peuvent former un rythme, en d'autres termes, tenir dans un rythme le premier rang et le constituer de fait comme de nom, tandis que ceux qui ont plus de quatre syllabes, tout en pouvant se substituer aux premiers pour la plupart, ne sont pas susceptibles de former par eux-mêmes un rythme et de lui donner leur nom; à ce titre, ils ne méritent pas même le nom de pieds. Ainsi s'explique et disparaît la contradiction apparente qui nous inquiétait tout à l'heure; car, quoiqu'on puisse substituer à un pied plus de quatre syllabes, on ne doit donner le nom de pied qu'à la combinaison capable de former un rythme. Il fallait en effet établir pour le pied une progression dans les syllabes déterminée par une juste mesure; cette mesure, régulièrement empruntée aux nombres, s'est arrêtée au nombre 4 comme limite extrême, et par conséquent le pied a pu se composer de quatre syllabes. La substitution de huit brèves à ces quatre longues est parfaitement légitime, puisque la durée des temps ne change pas; mais comme elles dépassent la limite régulière, c'est-à-dire, le nombre 4, elles ne peuvent former par elles-mêmes une combinaison ni constituer un rythme; l'oreille n'en serait pas choquée, mais le principe même de l'art serait violé. As-tu une objection à me faire?


13. L'E. Oui certes, et la voici. Pourquoi le nombre des syllabes dans le pied ne pourrait-il pas aller jusqu'à huit, quand ce même nombre est admis dans le rythme? Ce n'est là, dis-tu, qu'une substitution. Raison de plus pour demander par quelle sorte de caprice on ne veut pas admettre le remplaçant cri son propre nom. - Le M. Ton illusion ici n'a rien qui me surprenne, et il n'est pas difficile de te faire voir la vérité. Sans reprendre notre discussion suries propriétés du nombre 4 et les raisons qui limitent à ce nombre la progression des syllabes, je t'accorde pour un moment que le pied doive avoir une longueur de huit syllabes. Dès lors tu es forcé de reconnaître qu'il peut y avoir un pied composé de huit syllabes longues. Car un pied doit s'élever au même nombre de syllabes, non-seulement quand il est composé de brèves, mais encore quand il n'est composé que de longues. Cela posé, en vertu du principe fondamental que toute longue équivaut à deux brèves, nous atteignons le chiffre de seize syllabes. Si tu veux encore pousser plus loin, nous arriverons au chiffre de trente-deux brèves. Voilà jusqu'à quel nombre tu dois porter le pied, en suivant ton propre raisonnement, de plus tu es condamné à le doubler encore en remplaçant les longues par les brèves, selon la règle. De cette façon, il n'y aura plus de limite. -L'E. Je me rends enfin au raisonnement qui fixe à 4 le plus grand nombre de syllabes possible dans un pied et je ne trouve plus de contradiction à substituer à ces pieds réguliers des pieds d'un plus grand nombre de syllabes, en remplaçant une longue par deux brèves.

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CHAPITRE VI. AUCUN PIED, DE PLUS DE QUATRE SYLLABES, NE PEUT CONSTITUER UN RYTHME QUI PORTE SON NOM.

14. Le M. A présent tu peux comprendre aisément et reconnaître avec moi que les pieds sont susceptibles, tantôt de se substituer à ceux qui constituent le genre du rythme, tantôt de se combiner avec eux. Car, lorsqu'on remplace chaque longue par deux brèves, on substitue un pied à celui qui préside au rythme, par exemple, un tribraque à un iambe ou à un trochée, ou encore un dactyle, un anapeste, un procéleusmatique, un spondée. Cette substitution n'a-t-elle plus lieu? On combine avec le pied principal un pied d'un rang inférieur, par exemple: un anapeste avec un dactyle, un iambe ou un ditrochée avec l'un des deux ioniques, et ainsi de suite, en observant les règles établies. Suis-je obscur ou me trompé-je? - L'E. Je comprends. - Le M. Alors dis-moi si les pieds capables de se substituer à un autre peuvent constituer un rythme? - L'E. Oui. - Le M. Tous? - L'E. Tous. - Le M. Par conséquent un pied de cinq syllabes pourrait former un rythme spécial, car on peut le substituer au bacchius, au crétique et à tous les péons? - L'E. Non certes. Mais nous ne donnons plus le nom de pied à ce qui dépasse le nombre 4, je m'en souviens. En répondant: tous, je ne songeais qu'aux véritables pieds. - Le M. Tu retiens les mots avec un bonheur et une attention que je m'empresse de reconnaître. Mais sache qu'un grand nombre de rhythmiciens ont pensé qu'il y avait des pieds de 6 syllabes; personne, je crois, n'est allé au delà de ce nombre. Ces rhythmiciens ont en même temps soutenu que ces pieds si longs ne pouvaient seuls constituer un rythme ou un mètre spécial. Aussi ne leur ont-ils pas même donné un nom. Aucune limite n'est donc plus exacte que celle qui borne à 4 le plus grand nombre de syllabes dans un pied, puisque tous ces pieds, qui, par leur division, ne sauraient former deux pieds, en forment un par leur réunion. De là vient que ceux qui ont poussé la série des syllabes jusqu'à six, n'ont osé donner que le nom de pied à ceux qui allaient au delà de la quatrième syllabe, sans jamais leur accorder le premier rang dans un rythme ou dans un mètre. En décomposant une longue en deux brèves, on peut arriver sans doute au chiffre de sept ou de huit syllabes, nous l'avons reconnu; mais on ne s'est jamais avisé de porter aussi loin le nombre des syllabes dans le pied. Un point sur lequel nous sommés d'accord, c'est que tout pied qui dépasse quatre syllabes, grâce au changement d'une longue en deux brèves, peut se substituer aux pieds réguliers, mais ne saurait ni se combiner avec eux, ni constituer un rythme spécial; autrement la progression logiquement limitée des syllabes deviendrait infinie. La discussion sur le rythme me semble épuisée, passons au mètre si tu veux. - L'E. J'y consens.

CHAPITRE VII. DE L'ESPÈCE ET DU NOMBRE DES PIEDS QUI CONSTITUENT LE MOINDRE MÈTRE.


15. Le M. Dis-moi, crois-tu que le mètre se compose de pieds ou que les pieds sont formés du mètre? - L'E. Je ne comprends pas. Le M. Le mètre est-il un assemblage de pieds, ou les pieds un assemblage de mètres? - L'E. Je comprends à présent; selon moi, le mètre est un assemblage de pieds. - Le M. Pourquoi cela? - L'E. Parce qu'il y a, comme tu l'as dit, cette différence, entre le rythme et le mètre, que, dans le rythme, la combinaison des pieds peut s'étendre à l'infini, tandis qu'elle s'arrête à une limite déterminée dans le mètre, par conséquent, toute combinaison de pieds rappelle un rythme et un mètre, avec cette réserve qu'elle est illimitée dans l'un, limitée dans l'autre. - Le M. Un seul pied ne peut donc constituer un mètre? - L'E. Non. - Le M. Et un- pied et demi? - L'E. Pas davantage. - Le M. Comment? Parce que le mètre se compose de pieds, faudra-t-il dire rigoureusement qui il n'y a pas de pieds, s'il y en a moins de deux? - L'E. Sans doute. - Le M. Examinons donc les mètres que j'ai cités plus haut (1) et voyons de quels pieds ils se composent: tu ne dois plus être incompétent dans ces sortes de questions. Voici ces mètres:

Ite igitur, Camoenae,

Fonticolae puellae,


1. Ci-dessus, liv. 3,3.

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Quae canitis sub antris

Mellifluos sonores.

Je m'arrête; ces quatre mètres suffisent pour le but que nous nous proposons: mesure-les et dis-moi de quelle espèce de pieds ils se composent. - L'E. J'en suis incapable: on ne peut mesurer parle battement que les pieds susceptibles de s'unir régulièrement entre eux. Comment donc sortir d'embarras? Commencerai-je par un trochée? Je trouve à la suite un iambe, qui a sans doute une durée égale, mais dont la mesure se bat différemment. Par un dactyle? Je ne trouve plus de pied qui lui corresponde même dans la durée. Par un choriambe? Même difficulté: car le pied qui reste ne lui correspond ni dans la durée ni dans le battement de la mesure. Il faut donc ou que cet assemblage ne soit pas un mètre ou que toits nos principes sur la combinaison des pieds soient faux: je suis réduit à cette alternative.


16. Le M. Que ce soit un mètre, nul doute: il renferme plus d'un pied, il a une limite déterminée et l'oreille même l'approuve. Il ne produirait pas un son aussi harmonieux, il ne se mesurerait pas par un battement aussi égal, s'il était dépourvu de cette symétrie mélodieuse qui ne se trouve que dans cette partie de la musique. La fausseté de nos principes 1 cette pensée m'étonne de ta part. Car il n'y a rien de plus sûr que les nombres, rien de mieux établi que l'arrangement et le mélange que nous avons fait des pieds. C'est à la théorie même des nombres, théorie infaillible, que nous avons emprunté tous les rapports qui peuvent charmer l'oreille ou régler la marche du rythme. Réfléchis plutôt, pendant que je prononce à plusieurs reprises: quae canitis sub antris, et que je flatte ton oreille par ces rapports harmonieux; et vois s'il n'y a aucune différence entre ce mètre et celui que j'obtiendrais en ajoutant à la fin une syllabe brève quae canitis sub antrisve. - L'E. Tous deux s'insinuent doucement dans mon oreille: la différence qui me frappe, c'est que le dernier, accru d'une brève, dure plus longtemps. - Le M. Et que se passe-t-il si je répète le premier vers: quae canitis sub antris, sans observer aucun silence à la fin? Eprouves-tu le même plaisir? - L'E. Loin de là, je sens je ne sais quoi de défectueux: peut-être allonges-tu la dernière syllabe plus que les autres longues. Le M. Que cela vienne de l'allongement de la finale ou du silence que j'observe, crois-tu qu'il y ait un intervalle de temps? - L'E. Peut-il en être autrement?

CHAPITRE VIII. DE LA VALEUR DES SILENCES DANS LES MÈTRES. DÉFINITION DU MÈTRE.

47. Le M. Tu as raison. Mais dis-moi quelle est la valeur de cet intervalle de temps? - L'E. Il est bien difficile de l'apprécier. - Le M. C'est juste: toutefois ne peut-on l'apprécier exactement à l'aide de cette syllabe brève? Grâce à cette addition, il n'est plus besoin, pour satisfaire l'oreille, d'allonger la finale longue au delà des règles ordinaires, ou d'observer un silence en reprenant le mètre. - L'E. Je suis de ton avis: pendant que tu prononçais et que tu reprenais le premier mètre, je répétais mentalement le second en me réglant sur toi, et je me suis aperçu qu'ils avaient une durée égale, parce que la finale brève du premier mètre correspondait au silence que tu observais. -Le M. Retiens donc bien ce point essentiel: les mètres comportent des silences d'une durée régulière, et quand tu t'apercevras qu'un pied est incomplet, tu auras à examiner si ce vide n'est pas rempli par un silence d'une durée équivalente. - L'E. Je comprends cette règle: continue.


18. Le M. Il s'agit maintenant de déterminer comment se mesure le silence. Dans ce mètre nous rencontrons un bacchius après le choriambe: l'oreille, s'apercevant qu'il manque un temps au bacchius pour former un pied de six temps analogue au choriambe, a exigé, à la reprise, un silence d'une durée égale à celle d'une syllabe brève. Mais supposons que le choriambe soit suivi d'un spondée: avant de revenir au commencement, il nous faudra observer un silence de deux temps. Tel serait ce mètre:

Quae canitis fontem.

Tu comprends bien, sans doute, la nécessité de ce silence, pour éviter toute inégalité dans le battement de la mesure en revenant au commencement du mètre. Pour apprécier par toi-même quelle est la valeur du silence, ajoute à ce mètre une syllabe longue

Quae canitis, fontem vos;

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Reprends-le en battant la mesure. Tu vas voir que le battement a la même durée que dans le mètre précédent, où le choriambe n'étant suivi que de deux longues, il fallait y ajouter un silence de deux temps. Le choriambe est-il suivi d'un iambe, comme dans ce mètre:

Quae canitis, locos?

Le silence doit être de trois temps. Pour le vérifier, on peut ajouter à l'iambe un autre iambe, un trochée ou un tribraque et dire par exemple

Quae canitis locos bonos,

Ou:

Quae canitis locos monte;

Ou enfin:

Quae canitis locos nemore

Avec ce complément, la reprise se fait sans silence d'une façon aussi égale qu'agréable, et le battement dure aussi longtemps que les trois silences; c'est donc une preuve évidente qu'il fallait observer un silence de trois temps: On pourrait placer une longue après le choriambe: le silence devrait alors renfermer quatre temps. Car le choriambe, dans ce cas, peut se diviser de façon que le levé et le posé se correspondent dans un rapport de 1 à 2. Prenons pour exemple:

Qua canitis res.

Ajoutes-y soit deux longues, soit une longue et deux brèves, soit une brève et une longue suivie d'une brève, soit deux brèves et une longue, ou enfin quatre brèves: tu auras un pied de six temps qui n'exigera aucun silence avant la reprise; par exemple:

Quae canitis res pulchras

Ou:

Quae canitis res in bona,

Ou:

Quae canitis res bonumve,

Ou:

Quae canitis res teneras,

Ou enfin:

Quae canitis res modo bene.

Ce principe compris et reconnu, tu vois sans peine qu'aucun silence ne peut être moindre qu'un temps ni plus considérable que quatre temps. C'est une conséquence du principe de cette progression régulière dont il a été question tant de fois; et dans aucun pied le levé et le posé ne peuvent dépasser quatre temps.


19. Ainsi, quand on exécute un air ou qu'on chante des paroles qui ont une fin déterminée et forment plus d'un pied, si, par un mouvement naturel et en dehors de toute considération de nombre, il s'y trouve une certaine égalité qui charme l'oreille, c'est assez: il ya un mètre. Peu importe qu'il y ait moins de deux pieds: le mètre apparaît, dès qu'il y a plus d'un pied et qu'on ajoute un silence égal aux temps qui manquent au second pied. L'oreille compte alors deux pieds, parce que la mesure équivaut à deux pieds lorsqu'on ajoute, avant la reprise, un silence qui complète le son. Dis-moi si tu comprends tout ceci et si tu l'approuves. - L'E. Je le comprends et je l'approuve. - Le M. Est-ce ma parole qui entraîne ton assentiment ou la vérité qui se montre â ton intelligence? - L'E. C'est la vérité qui me frappe, bien que ta parole me la fasse reconnaître.

CHAPITRE IX. DU NOMBRE DE TEMPS ET DE PIEDS AUQUEL S'ARRÊTE LE MÈTRE.


20. Le M. Nous venons de déterminer le commencement du mètre: tâchons de voir où il finit. Le moindre mètre est de deux pieds, soit qu'ils aient un son plein, soit qu'il faille un silence pour les compléter. Reviens donc à la progression qui s'arrête au nombre 4, et, en vertu de ce principe, explique-moi quel est le nombre de pieds que le mètre ne peut dépasser. - L'E. Le calcul est facile: le raisonne ment suffit pour fixer cette limite à huit pieds. -- Le M. Te souviens-tu donc que, d'après les habiles, nous avons défini le vers un mètre composé de deux membres, dont la mesure est régulière? - L'E. Je m'en souviens. - Le M. Puisque le vers se compose de deux membres et non de deux pieds, et qu'il renferme non pas un seul pied, mais plusieurs, n'est-il pas évident que chaque membre doit avoir plus d'un pied? - L'E. Sans doute. - Le M. Mais si les deux membres sont égaux, ne seront-ils pas susceptibles d'être mis à la place l'un de l'autre, puisqu'ils n'offriront aucun trait distinctif? - L'E. C'est juste. - Le M. Pour (433) obvier à cette confusion et pour marquer distinctement, dans le vers, l'endroit où commence le premier membre et où finit le second, nous sommes réduits à admettre que ces deux membres doivent être inégaux. - L'E. Rien de plus logique. - Le M. Vérifions ce principe en commençant, si tu veux bien, par le pyrrhique: dans un vers de ce genre, tu ne saurais trouver un membre composé de moins de trois temps, car cette combinaison est la première qui dépasse le pied. - L'E. Je suis de ton avis. - Le M. Combien de temps aura donc le moindre vers? - L'E. J'aurais répondu six infailliblement, si je n'avais été prévenu que deux membres égaux se confondaient ensemble. Le moindre vers doit donc avoir sept temps: car il ne peut avoir de membre qui renferme moins de trois temps. Qu'un membre en renferme davantage; je le veux bien; tu n'as pas encore établi de règle sur ce point. - Le M. Ta réponse fait honneur à ton esprit. Mais dis-moi combien il y a de pieds pyrrhiques compris dans une durée de sept temps? - L'E. Trois et demi. - Le M. Il faut donc avant de revenir au commencement, observer un silence d'un temps pour compléter le pied? - L'E. Ce silence est nécessaire. - Le M. Ce silence compté, combien aurons-nous de temps? - L'E. Huit. - Le M. Donc, si le moindre pied, qui est en même temps le premier, ne peut avoir moins de deux temps, le vers à la fois le plus petit et le premier de tous ne peut avoir moins de huit temps. - L'E. C'est vrai. - Le M. Et le plus grand vers, à quelle limite doit-il s'arrêter? Combien de temps doit-il renfermer? Ta réponse n'est-elle pas dictée, pour peu que tu songes à cette progression à laquelle nous revenons sans cesse? - L'E . Oui, je conçois qu'aucun vers ne puisse aller au delà de trente-deux temps (1).

(1) 8 temps X 4 = 32: toujours d'après le nombre quatre, limite des nombres.


21. Le M. Quant à la limite extrême du mètre, peut-elle dépasser celle dit vers, quand le moindre mètre a une durée proportionnelle à celle du moindre vers? - L'E. Je ne le crois pas. - Le M. Or, le moindre mètre est de deux pieds; le moindre vers, de quatre, que les pieds soient pleins ou complétés par un silence: de plus, le mètre ne peut dépasser la limite de huit pieds: par conséquent le vers, qui n'est qu'un mètre, peut-il dépasser cette limite? - L'E. Non, sans doute. - Le M. Autre conséquence: le vers ne peut comprendre plus de trente-deux temps et a la même longueur que le mètre; d'autre part le mètre, qui s'arrête à une mesure déterminée, sans se diviser en deux membres, ne doit pas dépasser la durée du vers: n'est-il pas dès lors évident que si le vers ne peut aller au delà de huit pieds, le mètre à son tour ne peut aller au delà de trente-deux temps? - L'E. Je suis de ton avis. - Le M. Par conséquent le vers et le mètre comportent la même durée, le même nombre de pieds, et ils s'arrêtent à la même limite. Observe cependant que la limite supérieure du mètre s'obtient en quadruplant le nombre de pieds qui forment le plus petit mètre, et celle du vers, en quadruplant le nombre de temps qui composent le plus petit vers (1). Ainsi le vers et le mètre s'accroissent en suivant la progression du nombre 4, l'un sous le rapport des temps, l'autre sous le rapport des pieds; ils se développent avec ensemble et proportion.- L'E. Je comprends cette théorie et je l'admets. Je suis émerveillé de tous les rapports d'harmonie.


1. Le plus petit mètre est de 2 pieds: 4 X 8 = 32. Huit pieds forment donc le plus grand mètre. - Le plus petit vers est de 8 temps: or, 8 X 4 = 32: trente-deux temps forment le plus long vers.






Livre IV


SUITE DU LIVRE PRÉCÉDENT. DU MÈTRE.


CHAPITRE PREMIER. POURQUOI LA DERNIÈRE SYLLABE D'UN MÈTRE EST-ELLE INDIFFÉRENTE?

Le M. Revenons donc à nos considérations sur le mètre: pour déterminer sa marche et sa longueur, j'ai dû faire avec toi quelques réflexions sur le vers, à l'examen duquel nous devons nous livrer plus tard. Mais tout d'abord une question: les poètes et leurs critiques, les grammairiens, ont regardé comme chose indifférente que la dernière syllabe d'un mètre fût longue ou brève: l'admets-tu avec eux? - L'E. Je ne l'admets pas du tout, cela ne me paraît pas rationnel.- Le M. Dis-moi, je te prie, quel est le moindre mètre pyrrhique? - L'E. Trois brèves. - Le M. De quelle durée doit être le silence, jusqu'à la reprise? - L'E. D'un temps, c'est-à-dire de la durée d'une syllabe brève. - Le M. Eh bien! scande le mètre, non de la voix, mais de la main. - L'E. C'est fait. - Le M. Scande de la même manière un anapeste. - L'E. C'est fait également. - Le M. Quelle différence as-tu remarquée? - L'E. Aucune. - Le M. Eh bien! pourrais-tu m'en donner la raison? - L'E. La raison, ce me semble, en est assez évidente: le temps remplacé dans le pyrrhique par un silence, est, consacré, dans l'anapeste, à prononcer la finale longue. Le battement est le même, ici de la finale brève, là de la finale longue, et l'on revient au commencement après le même intervalle de temps. Le repos a lieu pour achever, ici les temps du pyrrhique, là, les temps de la syllabe longue. Ainsi, dans l'un comme dans l'autre, la pause après laquelle nous revenons au commence. ment est la même.

Le M.. C'est donc avec raison que, d'après ces poètes et ces grammairiens, il est,indifférent que la dernière syllabe d'un mètre, soit longue ou brève: car; à la fin du mètre, il y a nécessairement un silence assez long pour compté. ter le mètre qu'on finit. Comment croire en effet qu'ils aient dû en cela considérer quelque reprise ou le commencement du vers suivant, au lieu de ne tenir compte que de la fia du mètre, comme s'il n'y avait plus rien à ajouter? - L'E. Je suis enfin de cet avis: la dernière syllabe est indifférente. - Le M. Fort bien, et cela tient au silence. En effet, on a unique. ment considéré la fin du mètre comme si on n'avait plus rien à chanter après l'avoir achevé; et, à cause de la durée qu'on pro. longe dans la pause, peu importe la quantité de la syllabe qui s'y trouve placée. Ne faut-il donc pas en conclure que l'indifférence de la finale, qui est la conséquence de cette pause, a cet avantage que, quelle que soit la quantité de la dernière syllabe, l'oreille la prend (433) légitimement pour une longue? - L'E. La conclusion est rigoureuse, je le vois.

CHAPITRE II. DU NOMBRE DE SYLLABES DONT SE COMPOSE LE MOINDRE MÈTRE PYRRHIQUE. - DE LA DURÉE DU SILENCE QU'IL COMPORTE.

Le M. Le plus petit mètre pyrrhique est de trois brèves, et l'on doit observer un silence équivalant à une brève, avant de recommencer. Ne vois-tu donc pas aussi qu'il n'y a aucune différence à reprendre par ce mètre ou par des pieds anapestiques? - L'E. Je m'en étais aperçu il y a un instant, en battant la mesure. - Le M. Ne penses-tu pas qu'il faille éclaircir ce qu'il peut y avoir ici d'un peu confus? - L'E. Sans aucun doute. - Le M. Y a-t-il, dis-moi, un autre moyen de faire ici cette distinction, sinon de reconnaître que le moindre pyrrhique ne se compose pas de trois brèves, comme tu le pensais, mais de cinq? Car, en mettant, après un pied et demi, un silence d'un demi-pied, nécessaire pour compléter le second pied, et en revenant ainsi au commencement, on retombe dans l'anapeste; et cette égalité empêche de former d'après cette combinaison le moindre mètre pyrrhique, comme nous l'avons déjà démontré. Ainsi, après deux pieds et demi, il faut mettre un silence d'un temps, si l'on veut échapper à toute confusion. - L'E. Mais pourquoi deux pieds pyrrhiques ne formeraient-ils pas le moindre mètre pyrrhique? Ainsi on aurait quatre syllabes, qui n'exigent aucun silence, au lieu de cinq, qui en exigent un après elles? - Le M. Cette remarque prouve ton attention. Mais tu ne prends pas garde que le procéleusmatique empêche cette combinaison comme l'anapeste empêchait la première. - L'E. C'est vrai.

Le M. Ainsi tu reconnais que ce mètre se compose de cinq brèves et d'un silence d'un temps. - L'E. Oui. - Le M. Il me semble ne tu n'as pas songé à la manière dont on pouvait distinguer, comme nous l'avons dit à propos du rythme, si le mouvement se composait d'un pyrrhique ou d'un procéleusmatique. - L'E. Tu as raison de m'y faire songer. Nous avons trouvé que ces deux rythmes se distinguaient au battement. Le procéleusmatique n'a donc plus rien ici qui m'étonne, puisque le battement m'offre un moyen de le distinguer du pyrrhique. - Le M. Pourquoi alors n'as-tu pas vu qu'il fallait également battre la mesure pour distinguer l'anapeste de ces trois brèves, je veux dire du pyrrhique et du demi-pied, suivi d'un silence d'un temps? - L'E. Je comprends à présent, et je reviens sur mes pas; je suis sûr enfin que le moindre mètre pyrrhique se compose des trois brèves qui, en comptant un silence, équivalent pour le temps à deux pieds pyrrhiques. - Le M. Ainsi ton oreille approuve cette espèce de mètre:

Si aliqua,

Bene vis,

Bene dic,

Bene fac,

Animus,

Si aliquid,

Male vis,

Male dic,

Male fac,

Animus

Medium est.

L'E. Sans aucun doute, à présent surtout que je me rappelle par quel battement il se mesure, si on ne veut pas confondre avec le mètre pyrrhique les pieds anapestiques.


3. Le M. Vois encore ces exemples

Si aliquid es,

Age bene;

Male qui agit,

Nihil agit.

Et ideo,

Miser erit (1).

L'E. Ces mètres aussi entrent doucement dans l'oreille sauf en un seul passage, celui où le troisième mètre s'unit au quatrième (2). - Le M. L'observation est juste et je l'attendais de la justesse dé ton oreille. Ce n'est pas sans raison que ce sens est offensé lorsqu'en attendant que chaque syllabe se succède avec le temps qui lui est propre, sans aucun silence intermédiaire, il est déçu dans cette attente par le concours des deux consonnes t et n; car, elles allongent la voyelle précédente, i, et la font durer deux temps: en d'autres termes, elle est, comme disent les grammairiens,

(1) Si tu es quelque chose, agis bien; celui qui agit mal ne fait rien et par conséquent sera malheureux.

(2) Male qui agit,

Nihil agit.

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longue par position. Mais, comme la dernière syllabe est indifférente, personne ne critique ce mètre, quoique des oreilles délicates et scrupuleuses condamnent ce que tu viens de remarquer, même sans qu'il se rencontre d'accusateur, car vois quelle différence, si au lieu du mètre

Male qui agit,

Nihil agit (1)

On mettait:

Male qui agit,

Homo perit (2).

L'E. Celui-ci est coulant et irréprochable. - Le M. Observons donc bien, pour maintenir dans toute leur pureté les lois de la musique, une règle que les poètes n'observent pas, afin de faciliter la versification. Chaque fois que nous devrons, par exemple, intercaler des mètres où le pied n'exige pas de silence complémentaire, nous mettrons pour finale la syllabe exigée par la loi du rythme, et nous éviterons de recommencer l'autre mètre en choquant l'oreille et en faussant la mesure. Toutefois nous laisserons aux poètes le privilège de terminer ces mètres, comme s'ils n'y devaient plus rien ajouter, et par conséquent de faire à volonté la finale longue ou brève car, dans une série de mètres, l'oreille les condamnerait ouvertement à n'employer pour finale que la syllabe réclamée par la nature et la règle de ces mètres; et la série exige que le pied n'offre pas un intervalle qui doive être rempli par un silence. - L'E. Je comprends fort bien et je te suis obligé de me promettre des exemples de mètres qui n'offensent jamais l'oreille.

CHAPITRE 3. VARIÉTÉS DU MÈTRE PYRRHIQUE.


4. Le M. Réponds-moi donc successivement sur ces pyrrhiques:

Quid erit homo

Qui amat hominem,

Si amet in eo

Fragile quod est?

Amet igitur

Animum hominis,

(1) Qui agit mal ne fait rien.

(2) Qui agit mal périt.

Et erit homo

Aliquid amans (1).

Que penses-tu de ces vers? - L'E. Leur marche est d'une grâce irréprochable. - Le M. Et de ceux-ci:

Bonus erit amor,

Anima bona sit

Amor inhabitat,

Et anima domus.

Ita bene habitat,

Ubi bona domus,

Ubi mala, male (2).

L'E. Cette combinaison frappe mon oreille fort agréablement. - Le M. Et celle-ci de trois pieds et demi?

Animus hominis est

Mala bonave agitans.

Bona voluit, habet;

Mala voluit habet (3).

L'E. Ces mètres, en interposant un silence d'un temps, sont pleins d'agrément. -Le M. Voici maintenant quatre pyrrhiques complets; écoute et juge:

Animus hominis agit

Ut habeat ea boita

Quibus inhabitet homo,

Nihil ibi metuitur (4).

L'E. La cadence de ces mètres est aussi nettement marquée et non moins agréable. - Le M. Ecoute maintenant neuf syllabes brèves (5). Ecoute et juge:

Homo malus amat et eget;

Malus etenim ea bona amat,

Nihil ubi satiat eum (6).

L'E. A présent, donne-moi un exemple de cinq pieds. - Le M.:

Levicula, fragilia, bona,

Qui amat homo, similiter habet (7).

L'E. Il suffit: je les goûte. A présent, ajoute un demi-pied. - Le M. Le voici:

(1) Que dire d'un homme qui aime un autre homme, s'il aime en lui des avantages périssables? Que dans un homme il aime donc l'esprit et son amour aura un objet.

(2) L'amour est pur si l'âme est pure; Vautour veut un séjour; l'âme est sa demeure. Ainsi il trouve un excellent séjour, quand la demeure est excellente; mauvais, quand elle est mauvaise.

(3) L'esprit de l'homme entretient de bonnes ou de mauvaises pensées: veut-il le bien, il le possède; veut-il le mal, il le possède.

(4) L'esprit de l'homme travaille à conquérir les biens au sein desquels il puisse demeurer: là point d'alarmes.

(5) Ou quatre pieds et demi.

(6) Le méchant aime et est en proie au besoin; car il aime les biens qui sont incapables de le rassasier.

(7) L'homme qui s'attache aux biens passagers et fragiles, troue semblablement ce qu'il cherche.

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Vaga, levia, fragilia bona,

Qui amat homo, similis erit eis (1).

L'E. Fort bien; à présent j'attends six pieds. - Le M. Les voici:

Vaga, levicula, fragilia bona,

Qui adamat homo, similis erit eis (2)

L'E. Il suffit. Ajoute un demi-pied. - Le M.:

Fluida, levicula, fragilia bona,

Quae adamat anima, similis erit eis (3).

L'E. Assez bien: sept pieds, maintenant. - Le M.:

Levicula, fragilia, gracilia bona,

Quae adamat animula, similis erit eis (4).

L'E. Ajoute un demi-pied. Cette combinaison a sa grâce. - Le M.:

Vagu, fluida, levicula fragilia bona,

Qum adamat animula, fit ea similis eis (5).

L'E. Il faudrait maintenant huit pieds, c'est tout ce qui reste pour en finir avec ces menus détails. L'oreille a beau approuver, comme par une mesure naturelle, les sons que tu fais entendre, il m'en coûte de te voir en quête de tant de syllabes brèves. Un tel tissu de brèves dans une suite de mots liés entre eux me semble plus difficile à trouver que si l'on pouvait y mêler des longues. - Le M. Tu as parfaitement raison. Et pour te témoigner le plaisir que j'éprouve à me voir enfin sorti de ces riens difficiles, je vais exprimer, dans le seul mètre qui nous reste de cette espèce, celui de huit pieds, une pensée plus heureuse:

Solida bona bonus amat, et ea qui amat babet.

Itaque nec eget amor, et ea bona Deus est (6).

L'E. J'ai surabondamment des modèles de tous les mètres pyrrhiques. Viennent ensuite les mètres iambiques: il me suffit d'une couple d'exemples pour chacun et j'aimerais à les entendre sans interruption.

(1) L'homme qui aime des biens changeants, frivoles, passagers, défendra comme eux.

(2) Même signification.

(3) L'âme éprise des biens éphémères, frivoles, périssables, finira par leur ressembler.

(4) L'âme faible qui s'attache aux biens légers, fragiles, mesquins, Boit par leur ressembler.

(5) L'âme faible qui s'attache aux biens passagers, éphémères, frivoles, fragiles, finit par leur ressembler.

(6) L'homme de bien aime les biens solides, et qui les aime les trouve. Ainsi l'amour n'éprouve pas de vide, et ces biens sont Dieu même.


Augustin, de la musique - CHAPITRE V. Y A-T-IL DES PIEDS DE PLUS DE QUATRE SYLLABES?