Augustin, de la musique - CHAPITRE XIV. SUITE DE L'INTERPOSITION DES SILENCES DANS LA MESURE DES MÈTRES.

CHAPITRE XIV. SUITE DE L'INTERPOSITION DES SILENCES DANS LA MESURE DES MÈTRES.

Le M. Vois donc si la cadence est légitime, lorsque je débite ce mètre de manière à mettre un silence après les trois premières syllabes. De cette manière, en effet, il n'y a plus besoin de silence complémentaire à la fin, et le ditrochée peut s'y trouver convenablement placé. - L'E. En effet, la cadence est très-agréable.


19. Le M. Ajoutons donc à notre méthode une nouvelle règle, celle d'observer un silence, non.

(1) Assez longtemps Jupiter a lancé sur la terre la neige et la grêle funeste; assez longtemps son bras enflammé a lancé la foudre suries édifices sacrés.

(Horat. liv, 1,ode 2)

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seulement à la fin du mètre, mais avant la fin, lorsque le besoin s'en fait sentir; et il se fait sentir dans deux cas, lorsque la finale brève ne permet pas de placer à la fin le silence nécessaire pour compléter le nombre des temps, comme dans le dernier exemple, ou lorsque deux pieds incomplets se trouvent placés l'un au commencement, l'autre à la fin, comme dans cet exemple:

Gentiles nostros inter oberrat equos (1).

Tu auras remarqué, je pense, qu'après les cinq premières longues, j'ai observé un silence de deux temps et qu'il faut en observer un d'égale durée à la fin, en revenant au commencement. Car si, en battant la mesure de ce mètre, tu prends six temps pour le levé et le posé, tu trouveras d'abord un spondée, puis un molosse, en troisième lieu un choriambe et enfin un anapeste. Or le spondée et l'anapeste exigent un silence de deux temps pour former des pieds de 6 temps complets, par conséquent, il faut un silence de deux temps après le molosse, avant la fin, et un silence également de deux temps, après l'anapeste, à la fin du mètre. Veut-on avoir des pieds de quatre temps? On mettra une longue au commencement, on comptera ensuite deux spondées, puis deux dactyles, et pour terminer on mettra une longue.

On placera donc un silence de deux temps après le double spondée, avant la fin, et un silence d'égale durée, à la fin, pour compléter les fractions de pieds placées, l'une au commencement, l'autre à la fin.

§ 20. Toutefois, dans certains cas, le temps qu'exigent deux pieds incomplets, dont les fractions sont placées l'une au commencement, l'autre à la fin, n'est rempli que parle silence final; mais ce temps ne doit pas dépasser la durée d'un demi-pied, par exemple:

Silvae laborantes geluque (2)

Flumina constiterint acuto.

Le premier de ces mètres commence par un palimbacchius, continue par un molosse et se termine par un bacchius; il faut donc un silence de deux temps: en ajoutant l'un au bacchius, l'autre au palimbacchius, les six temps seront partout complets. Quant au second, il commence par un dactyle, continue par un

(1) Il galope au milieu des chevaux de notre nation.

choriambe et se clôt par un bacchius. Il faudra donc un silence de trois temps, ajoutons un silence d'un temps au bacchius, de deux temps au dactyle, et tous les pieds auront six temps.


21. C'est par le dernier pied, et non par le premier, qu'on commence à ajouter le silence complémentaire; les exigences de l'oreille interdisent toute autre marche et il n'y a là rien qui doive surprendre; car, en faisant la reprise, on ajoute au commencement la fraction de pied qui est à la fin. Ainsi dans le mètre déjà cité:

Flumina constiterint acuto.

Puisqu'il faut un silence de trois temps pour avoir partout des pieds de six temps, suppose que tu veuilles compléter ce temps par un son au lieu d'un silence, et que tu mettes un iambe, un trochée, un tribraque, qui sont tous des pieds de trois temps. Eh bien! l'oreille ne permet pas ici un faux usage du trochée, dont la première syllabe est une longue,et la seconde, une brève. Car on doit d'abord entendre le complément nécessaire au bacchius final, c'est-à-dire une brève, et non une longue; qu'exige le dactyle. C'est ce qu'on peut vérifier sur ces exemples:

Flumina constiterint acuto gelu.

Flumina constiterint acute gelida.

Flumina constiterint in alta nocte.

Les deux premiers offrent une reprise fort agréable, le dernier, détestable; c'est hors de doute.


22. De même quand les fractions de pied exigent chacune leurs temps, si tu veux représenter ces temps par des mots, l'oreille ne permet pas qu'ils soient réunis en une seule syllabe longue: et cette répartition est singulièrement juste. Car il faut bien diviser un supplément qui doit être réparti entre plusieurs. Ainsi dans ce mètre:

Silvae laborantes geluque,

Si, au lieu du silence complémentaire, tu ajoutes une syllabe longue, en mettant par exemple:

Silvae laborantes gelu duro.

L'oreille n'approuve pas ce complément comme elle ferait, si nous disions:

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Silvae laborantes gelu et frigore.

Ce que tu sen tiras pleinement, si tu reprends chaque fraction de pied.


23. On ne doit pas non plus, quand on pose deux pieds incomplets, mettre une fraction plus grande au commencement qu'à la fin. C'est une combinaison également condamnée par l'oreille, comme dans cet exemple:

Optimum tempus adest tandem,

car le premier pied étant un crétique, le second un choriambe. le troisième un spondée, il faut ajouter un silence de trois temps, deux pour le spondée final, un pour le crétique du commencement, afin de compléter les six temps. Au contraire si l'on dit:

Tandem tempus adest optimum,

avec la même interposition d'un silence de trois temps, qui ne sent que la reprise ne soit fort agréable? Ainsi donc il faut, ou que les fractions de pied du commencement aient le même nombre de temps que celle de la fin, comme dans cet exemple:

Silvae laborantes geluque (1).

ou que la plus petite soit placée au commencement, la plus considérable à la fin comme dans cet exemple:

Flumina constiterit acuto.

Rien de plus légitime. Car l'égalité empêche toute discordance: et s'il y a inégalité dans le nombre des temps, la progression qui va du plus petit au plus grand rétablit l'harmonie, comme le ferait une progression numérique.


24. Autre conséquence. Quand on pose ces fractions de pieds dont il est question, et qu'on met un silence avant la fin et à la fin, il faut mettre avant la fin un silence égal à celui qu'exige la fraction finale, et à la fin, un silence égal à celui qu'exige la fraction du commencement; car le milieu est en rapport avec la fin, et c'est de la fin qu'il faut revenir au commencement. S'il faut ajouter un silence d'égale durée à ces deux endroits, nul doute que le silence avant la fin ne doive avoir une durée égale à celui de la fin. De plus un silence

(1) Que longue ici comme finale et suivie d'un silence.

ne doit jamais se placer qu'après un mot complet. S'agit-il, non de paroles chantées, mais de musique à l'aide d'instruments à cordes ou à vent, et même de solmisation? peu importe après quelles notes ou quel posé, on place les silences, pourvu qu'on les entremêle régulièrement d'après les principes ci-dessus établis. Ainsi donc un mètre peut commencer par deux pieds incomplets, pourvu que les temps réunis de ces fractions ne soient pas moindres que ceux d'un pied et demi. Car nous avons observé plus haut que deux fractions de pied vont très-bien lorsque le complément qu'elles exigent ne dépasse pas en durée un demi-pied exemple: montes acuti: nous pouvons en effet ajouter à la fin un silence de trois temps, ou l'équivalent d'un pied et demi, ou un silence d'un temps après le spondée et deux à la fin. Il n'est pas d'autre moyen de scander convenablement ce mètre.

CHAPITRE XV. SUITE DE L'INTERPOSITION DE SILENCES DANS LE MÈTRE.


25. Etablissons encore cette règle: quand nous mettons un silence avant la fin, le membre de phrase ne doit pas être terminé, à cet endroit, par une brève, de peur que l'oreille, d'après-la règle si souvent formulée, ne rende cette brève longue, par l'effet du silence. Dans ce mètre, montibus acutis, on ne peut donc placer un silence d'un temps après le dactyle, comme on l'avait fait régulièrement tout à l'heure après le spondée: car, au lieu d'un dactyle, on entendrait un crétique, et le mètre, loin de se composer de deux fractions de pieds, ce que nous cherchons à prouver par cet exemple, semblerait se composer, d'un ditrochée complet et d'un spondée. pour finale, par l'effet d'un silence de deux temps ajouté à la fin.


26. Un point également digne de remarque, c'est que, quand on commence par un pied incomplet, le silence complémentaire se place soit au commencement même, comme dans ce mètre

Jam salis terris nivis atque dirae.

soit à la fin, comme dans celui-ci:

Segetes meus labor.

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Mais quand une fraction de pied forme la fin, c'est à la fin qu'on complète le pied par un silence, comme dans ce mètre:

Ite igitur, camoeenae,

ou quelquefois au milieu, comme dans cet autre mètre

Ver blandum viget arvis, adest hospes hirundo (1).

Le temps complémentaire du bacchius peut se placer soit après le mètre tout entier, soit après le molosse qui le commence, soit après (ionique mineur qui vient en second lieu. Quant au silence que des fractions de pieds exigent par hasard au milieu, il ne peut être qu'en cet endroit même: exemple.

Tuba terribilem sonitum dedit aere curvo (2).

Si nous battons la mesure de façon que le premier pied soit un anapeste, le second un ionique quelconque de cinq syllabes, en décomposant en deux brèves la longue, soit au commencement soit à la fin, le troisième un choriambe, le dernier un bacchius; il faudra ajouter un silence de trois temps, l'un au bacchius final, les deux autres à l'anapeste, afin d'avoir partout des pieds de six temps. Or, ce silence de trois temps peut se mettre tout entier à la fin. Mais si tu commences par un pied complet et que tu fasses des cinq premières syllabes un ionique quelconque, tu trouveras ensuite un choriambe qui ne sera suivi d'aucun pied complet: il faudra donc ici observer un silence, équivalent d'une longue; ce silence compté, tu auras un nouveau choriambe complet. Le bacchius restera pour clore le mètre, en y ajoutant un silence d'un temps.


27. Par là, il est clair, ce me semble, que, lorsqu'un silence est placé dans l'intérieur du mètre, ou l'on complète les temps qui manquent, à la fin, ou l'on complète ceux qui manquent, à l'endroit même où doit se placer le silence. Parfois il n'est pas nécessaire d'ajouter un silence dans l'intérieur dû mètre, ce qui a lieu, lorsque le mètre peut se mesurer par un autre battement, comme dans le dernier exemple. Parfois aussi c'est nécessaire, comme dans ce mètre

Vernat temperies, aurae tepent, sunt deliciae (3).

(1) Les charmes du printemps se font sentir dans les campagnes, l'hirondelle accourt nous demander l'hospitalité.

(2) La trompette fait retentir avec l'airain recourbé un son terrible.

(3) La température se renouvelle; les brises sont tièdes: c'est la vison du plaisir.

Car il est évident que ce mètre marche par pieds de quatre ou de six temps. Si l'on prend les pieds de quatre temps, il faut ajouter un silence après la huitième syllabe et deux à la fin: on mesurera au premier pied, un spondée, au second, un dactyle, au troisième, un spondée, au quatrième, un dactyle, en ajoutant à la longue un silence d'un temps; car on ne peut l'ajouter à la brève; au cinquième pied, un spondée, au sixième, un dactyle, enfui, une longue qui finit le mètre et après laquelle il faut compter un silence de deux temps: Mais si nous procédons par pieds de six temps, le premier sera un molosse, le second un ionique mineur, le troisième un crétique qui se change en ditrochée, avec un silence d'un temps, le quatrième un ionique majeur suivi d'une longue que l'on complétera par un silence de quatre temps. En adoptant un autre système, on pourrait placer une longue au commencement, la faire suivre immédiatement d'un ionique majeur, ce qui forme un molosse, puis d'un bacchius qui se changerait en antispaste, avec un silence complémentaire d'un temps: un choriambe terminerait le mètre, et l'on compléterait la longue du commencement par un silence de quatre temps à la fin. Mais l'oreille rejette cette mesure pour cette raison: la fraction de pied, placée au commencement, à moins d'être plus grande que la demie, n'est pas régulièrement complétée par le silence de la fin, après un pied complet, à l'endroit où elle doit l'être. Avec les autres pieds, à la bonne heure; nous savons quel complément attendre. Mais l'oreille ne saurait comprendre un silence d'une pareille durée, que dans le cas où l'on représenterait par le silence une durée moindre que le son réel: en effet lorsque l'on a marqué par des sons la partie la plus considérable du pied, la fraction moindre qui reste se découvre aisément partout.


28. Ainsi donc le mètre dont nous avons cité cet exemple

Vernat temperies, aurae tepent, sunt deliciae,

admet une mesure nécessaire, laquelle, comme nous l'avons dit, consiste à ajouter un silence d'un temps après la dixième syllabe et quatre à la fin: mais il admet aussi une mesure volontaire, laquelle consiste à mettre volontairement un silence de deux temps après la sixième syllabe; après la onzième, un silence d'un temps; et à la fin, un silence de deux (448) temps. Dans ce système, on aura au commencement un spondée, suivi immédiatement d'un choriambe; on ajoutera un silence de deux temps au troisième spondée, ce qui change le spondée en molosse ou en ionique inineur; au quatrième pied, le bacchius deviendra, avec un silence d'un temps, un antispaste; au cinquième pied, le mètre aura pour terminaison sonore un choriambe, et à la fin on ajoutera un silence de deux temps pour compléter le spondée du commencement.

Voici une autre manière de procéder, d'après les silences volontaires. Tu peux, si bon te semble, ajouter un silence d'un temps à la sixième syllabe, à la dixième, à la onzième, et un silence de deux temps à la fin; de telle sorte que le premier pied soit un spondée, le second, un choriambe, que le palimbacchius du troisième pied devienne pa'r l'addition d'un silence d'un temps, un antispaste; que le spondée du quatrième devienne un ditrochée, en interposant un silence d'un temps, eten.ajoutant un silence d'égale durée, enfin que le mètre se termine par un choriambe et qu'on observe pour compléter le spondée du commencement un silence de deux temps. Une troisième manière consiste à faire suivre le premier spondée d'un silence d'un temps et à ajouter tous les silences complémentaires, ainsi que nous venons de le faire, sauf à la fin où il faudra garder un silence d'un temps, parce que le spondée, qui d'ordinaire se place, au commencement du mètre, s'est changé, par l'addition d'un silence, en un palimbacchius, et qu'il ne faut plus pour le compléter qu'un silence d'un temps qui doit être observé à la fin. Par là, tu vois bien qu'on peut placer dans l'intérieur du mètre des silences tantôt forcés, tantôt volontaires; forcés, lorsque les pieds ont besoin d'être complétés; volontaires, lorsque les pieds sont pleins et complets.


29. Quant à la règle posée ci-dessus, que la durée des silences ne doit pas dépasser quatre temps, elle s'applique aux silences, nécessaires, quand il y a des temps à compléter. Avec les silences volontaires, comme nous les avons nommés, on peut faire entendre un pied, ou le mettre en silence; et, si on le remplace ainsi par des silences à des intervalles égaux, ce ne sera plus un mètre, mais un rythme que l'on aura, puisqu'il n'y aura plus de point de repère qui permette de revenir au commencement. Si donc on veut, par exemple, employer les silences pour diviser le mètre de telle façon que l'on ajoute au premier pied un silence équivalent du second pied, on ne devra pas suivre uniformément cette marche. Mais on peut avec un nombre proportionné de silences d'une égale durée porter le mètre à ses temps réguliers, comme dans cet exemple:

Nobis verum in promptu est, tu si verum dicis (1).

Car on peut, dans ce mètre, faire suivre le premier spondée de quatre silences, ainsi que les deux pieds qui viennent après:

Nobis verum in promptu est.

Mais après les trois spondées de la fin on n'ajoutera plus de silence: car on aura atteint la limite infranchissable de 32 temps. Mais il est bien plus convenable et, à de certains égards, plus réguliers, de ne mettre les silences qu'à la fin, ou qu'au milieu et à la fin, ce qui peut se faire en retranchant un pied:

Nobis verum in promptu est, tu die verum (2).

La règle à observer pour ce mètre comme pour les autres, consiste donc à compléter les fractions dé pied, soit au milieu soit à la fin, par des silences nécessaires, sans que la durée de ces silences doive jamais dépasser la partie du pied déterminée par le levé et le posé. Quant aux silences volontaires, ils peuvent durer aussi longtemps que les pieds incomplets ou complets, comme nous l'avons démontré, par les exemples précédents. Bornons là nos règles sur l'interposition des silences.

CHAPITRE XVI. DU MÉLANGE ET DE L'ASSEMBLAGE DES PIEDS.


30. Disons maintenant quelques mots du mélange des pieds et de l'assemblage des mètres: je dis quelques mots: car nous sommes déjà entrés dans d'assez longs détails en examinant quels sont les pieds qui s'unissent entre eux, et nous devons nous étendre un peu sur l'assemblage des mètres, en commençant à traiter des vers. Les pieds, en effet, s'unissent et se mêlent entre eux selon des règles que nous

(1) Le vrai est à notre portée, si tu dis vrai.

(2) Le vrai est à notre portée: dis vrai.

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avons exposées dans notre second entretien. A ce propos, il est bon de savoir que les différentes espèces de mètres, employées par les poètes, sont dues à l'imagination de certains inventeurs et qu'il nous est interdit d'en modifier certaines règles déterminées: il ne faut, en effet, rien changer aux combinaisons qu'ils ont raisonnablement établies, lors même que nous pourrions le faire sans choquer la raison ni blesser l'oreille. Or, en cette matière, il faut consulter, non la théorie, mais la tradition, et se soumettre plutôt à l'autorité qu'au raisonnement. Nous ne pouvons pas en effet savoir logiquement que je ne sais quel Phaliscus a combiné deux mètres, de façon à produire cette cadence:

Quando flagella ligas, ita liga,

Vitis et utmus uti simul eant (1).

C'est une connaissance à laquelle on arrive par la tradition et la lecture. La question d'art, la seule qui soit de notre ressort, est d'examiner si ce mètre se compose de trois dactyles et d'un pyrrhique final, comme le veulent plusieurs personnes étrangères à la musique.

Elles ne s'aperçoivent pas que le pyrrhique va mat après le dactyle; elles ignorent que, d'après les lois de la musique, le premier pied de ce mètre est un choriambe, le second, un ionique, dont la longue se décompose en deux brèves, le dernier, un iambe suivi d'un silence de trois temps: Les personnes à demi instruites pourraient sentir cette nuance, si elles voyaient un vrai musicien débiter ces vers et en marquer la mesure régulièrement. Car le bon sens leur permettrait d'apprécier tout naturellement ce qui est vraiment conforme aux règles de l'art.


31. Toutefois, puisque le poète a voulu que le nombre de ces pieds fût invariable, il faut nous soumettre à cette loi, quand nous employons ce mètre. En effet, l'oreille n'est pas choquée, et elle ne le serait pas davantage, si on substituait soit un diiambe au choriambe, soit un ionique, en décomposant la longue en brève, soit tout autre pied d'égale mesure. Ainsi donc nous ne changerons rien à ce mètre, fidèles en cela, non au raisonnement qui commande d'éviter l'inégalité, mais au raisonnement qui fait respecter l'autorité. Le raisonneur en effet nous apprend que, parmi les

(1) Quand tu entrelaces de jeunes plants, marie-les de façon que la vigne et l'ormeau puissent croître ensemble.

mètres, il y en a d'invariables parle fait même de leur origine, comme celui dont nous venons de parler assez longuement; tandis que d'autres sont variables, c'est-à-dire, tels qu'on peut y substituer les pieds les uns aux autres, comme dans cet exemple:

Trojae qui primus ab oris, arma virumque cano.

Car ici on peut substituer partout l'anapeste au spondée (1). Il en est d'autres qui ne sont ni tout à fait fixes ni tout à fait variables, comme:

Pendeat ex humeris dulcis chelys,

Et numeros edat varios, quibus

Assonet omne virens late nemus,

Et tortis errans qui flexibus (2).

Tu remarqueras en effet qu'on peut substitues partout le dactyle au spondée et réciproquement, sauf au dernier pied, qui, dans la pensée de l'inventeur doit toujours être un dactyle; tu vois donc bien que, dans ces trois espèces de mètres, la tradition joue un grand rôle.


32. Mais pour tout ce qui ne relève que de la raison dans le mélange des pieds, quand elle est seule appelée à juger des combinaisons qui s'adressent à l'oreille, il faut bien retenir ce principe: les fractions de pied qui vont bien après des pieds déterminés, quand il y a un silence complémentaire, comme l'iambe après le ditrochée ou le second épitrite, le spondée après l'antispaste, vont mal après certains pieds auxquels pourtant les premiers s'unissaient avec grâce. Exemple: il est manifeste que l'iambe va très-bien après le molosse, comme dans ce mètre souvent cité, avec un silence de trois temps à la fin

Ver blandum viret floribus.

Mais si tu substitues au molosse un ditrochée, par exemple:

Vere terra viret floribus,

l'oreille repousse cette combinaison et la condamne absolument. On peut faire aisément cette expérience sur d'autres mètres, en prenant l'oreille pour guide. C'est en effet une

(1) Voir plus bas, liv. 5,ch. V.

(2) Puisse pendre à mes épaules la lyre harmonieuse! Puisse-t-elle rendre des sons variés qui fassent retentir su loin tout le bois verdoyant et le fleuve qui se promène avec mille détours.

Térence; Pomponius.

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règle invariable que, quand on assemble des pieds qui ont entre eux de l'affinité, il faut mettre à la fin des fractions de pied en harmonie avec tous les pieds de la série, afin d'éviter que leur alliance naturelle ne soit troublée par quelque défaut de symétrie.

33. Autre chose encore plus singulière: le spondée termine agréablement le ditrochée et le diiambe; cependant, lorsque ces deux pieds, soit seuls, soit mêlés à d'autres pieds de la même famille, se trouvent dans la même série, on ne peut mettre de spondée à la fin, sans choquer l'oreille. Nul doute en effet que l'oreille ne soit flattée d'entendre ces pieds un à un:

Timenda res non est,

ou encore:

Jam timere noli.

Mais si tu en formes une série, par exemple:

Timenda res, jam timere noli,

tu auras une combinaison qui ne peut guère se souffrir qu'en prose. Le défaut d'harmonie n'est pas moindre si on place à tout autre endroit un autre pied, par exemple, un molosse au premier pied:

Vir fortis, timenda res, jam timere noli,

ou au troisième:

Timenda res, jam timere vir fortis noli.

Quelle est la cause de cette cacophonie? La mesure du diiambe peut se battre dans le rapport de 2 à 1, celle du ditrochée dans; le rapport de 1 à 2. Le spondée équivaut au double, puisqu'il se mesure dans le rapport de 2 à 2; or, comme le diiambe n'admet de mesure que dans le rapport de 2 à 1 et le ditrochée, dans le rapport de 1 à 2,il se produit comme un tiraillement qui blesse l'oreille. Voilà comment le simple raisonnement explique cette anomalie.


34. L'antispaste donne lieu à une anomalie non moins étrange. S'il n'est combiné avec aucun autre pied ou s'il n'est mêlé qu'au diiambe, il ne repousse pas l'iambe comme finale: mais il le repousse, s'il est uni à d'autres pieds. Car s'il est uni au ditrochée, le ditrochée, même dans ce cas, ne peut s'allier avec l'iambe, et il n'y a là rien qui doive surprendre. Mais ce qui m'étonne, c'est qu'il rejette l'iambe, dès qu'il est combiné avec tout autre pied de six temps; ce fait tient peut-être à une cause trop obscure pour qu'il soit possible de l'approfondir et de la mettre en pleine lumière, mais c'est un fait et je le démontre par des exemples. Ces deux mètres:

Potestate placet,

Potestate potentium placet,

offrent une reprise fort agréable, personne n'en doute, en mettant à la fin un silence de trois temps. Au contraire, il y a une véritable cacophonie, dans ces mètres, avec le même silence:

Potestate praeclara placet.

Potestate tibi multum placet.

Potestate jam tibi sic placet.

Potestate multum tibi placet.

Potestatis magnitudo placet.

Dans ce problème, l'oreille a rempli son office: elle a fait sentir ce qui lui plaît et ce qui la choque. Veut-on pénétrer la cause? Il faut recourir à la raison: La mienne, dans une aussi profonde obscurité, ne découvre qu'une seule explication: la première moitié de l'antispaste lui est commune avec le diiambe,puisque tous deux commencent par une longue suivie d'une brève; la seconde moitié, au contraire, lui est commune avec le ditrochée, puisque tous deus finissent par une longue suivie d'une brève, Par conséquent l'antispaste admet bien l'iambe à la fin du mètre, comme sa première moitié, quand il est seul; il l'admet encore quand il est uni au diiambe, comme ayant cette première moitié en commun avec lui; donc il l'admettrait quand, il est uni au ditrochée, si pareille terminaison était en rapport avec le ditrochée, et s'il le repousse, quand il est mêlé à d'autres pieds, c'est qu'il ne se mesure pas selon le même rapport de temps.

CHAPITRE XVII. DE LA COMBINAISON DES MÈTRES.


35. Quant à la combinaison des mètres, il suffit de remarquer maintenant que les différents mètres peuvent former entre eux us système, pourvu qu'ils s'accordent dans le (

451) battement de la mesure, c'est-à-dire, dans le levé et dans le posé. La diversité des mètres vient d'abord de la quantité, ce qui a lieu lorsqu'on joint les grands aux petits, comme dans cette strophe:

Jam salis terris nivis atque dise

Grandinis misit Pater, ac rebente

Dextera sacras jaculatus arces

Terruit urbem (1).

Tu remarques bien que le quatrième mètre, composé d'un choriambe suivi d'une longue, est plus petit que les trois premiers qui sont égaux entre eux. Cette diversité a une seconde cause qui vient de l'espèce des pieds, par exemple:

Grato, Pyrrha, sub antro,

Cui flavam religas comam (2)?

Tu le vois, en effet, le premier de ces deux mètres se compose d'un spondée, d'un choriambe suivi d'une longue, qui doit s'ajouter au spondée pour compléter les six temps: le second est composé d'un spondée, d'un choriambe suivi de deux brèves, qui ajoutées également au spondée, complètent les six temps. Ces mètres sont donc égaux par le nombre des temps, mais les pieds offrent une différence notable.


36. Il y a dans ces combinaisons un autre principe de différence, le voici: Parmi les mètres, les uns sont unis entre eux de telle façon qu'ils n'exigent l'interposition d'aucun silence, comme dans l'exemple précédent d'autres exigent qu'on interpose quelque silence, comme dans cet exemple:

Vides ut alla stet nive candidum

Soracte, nec jam sustineant onus

Silvae laborantes, geluque

Flumina constiterint acuto (3).

Si l'on revient dans chacun de ces mètres au commencement, les deux premiers exigent à la fin un silence d'un temps, le troisième un silence de deux temps, le quatrième un silence de trois temps. Réunis ensemble, ils obligent, quand on passe du premier au second, à observer

(1) Assez longtemps Jupiter a fait tomber sur la terre la neige et la grêle funeste: assez longtemps la foudre lancée par son bras enflammé sur les édifices sacrés a épouvanté Rome.

(Horace, liv. 1, ode 2)

(2) Dans cette grotte charmante, Pyrrha, pour qui tresses-tu ta blonde chevelure. (Hor. liv. 1, ode 5)

(3) Tu vois comme se dresse, toute couverte d'une neige épaisse, la blanche cime du Soracte, comme les forêts ont peine à soutenir le fardeau des frimas, comme les ruisseaux sont immobiles sous les étreintes de la gelée. (Hor. liv. 1. ode 9)

un silence d'un temps, du second au troisième, un silence de deux temps, du troisième au quatrième, un silence de trois temps. Et si tu reviens du quatrième au premier, il faudra garder un silence d'un temps. Le procédé, pour revenir du quatrième au premier, est le même quand il s'agit de passer à une seconde combinaison du même genre. Ces combinaisons nous les appelons, avec raison, circuit (1), ce qui répond au mot grec, période. Une période ne peut avoir moins de deux membres, c'est-à-dire de deux mètres, et on a décidé qu'elle ne pourrait avoir plus de quatre membres ou mètres. On peut donc appeler la plus petite période, période à deux membres, la période intermédiaire, période à trois membres, et la dernière période, période à quatre membres, ce qui répond aux mots grecs dikolon trikolon tetrakolon

Comme nous devons traiter ce sujet avec tous les développements qu'il comporte dans notre entretien sur le vers, nous bornerons là nos réflexions pour le moment.

37. Conclusion. - Tu dois maintenant comprendre, je pense, que les espèces de mètres, dont nous avions fixé le nombre à 568, sont vraiment incalculables; car, en faisant ce total, nous n'avions tenu compte que des silences qui s'ajoutent à la fin; nous n'avions pas parlé du mélange des pieds entre eux, enfin de la résolution des longues en brèves, laquelle allonge le pied au delà de quatre syllabes. Si maintenant nous voulons tenir compte de toutes les manières d'intercaler des silences, de substituer des pieds, de résoudre les longues, et faire la somme de tous les mètres, elle s'élèvera si haut qu'on ne trouvera peut-être pas de terme pour l'exprimer. Quant aux exemples que nous avons donnés, et à tous ceux qui peuvent l'être, le poète aura beau, dans ses compositions, en prouver la justesse et l'oreille en être flattée, si le débit d'un musicien exercé ne les fait ressortir, si le goût des auditeurs n'a pas la vivacité que donne une culture élégante, il sera impossible de sentir la vérité de notre théorie. - Allons prendre quelque repos et nous traiterons ensuite du vers. - L'E. J'y consens.

(1) Dis, deux; kolon, membre: en français, strophe. Mais la strophe en vers correspond à la période en prose.





Livre V


DU VERS.



CHAPITRE PREMIER. DIFFÉRENCE DU RHYTHME; DU MÈTRE ET DU VERS.


1. Le M. - La définition du vers a été entre les habiles de l'antiquité l'objet d'une discussion sérieuse et féconde. Le vers estime invention humaine, transmise par l'histoire à la postérité; mais indépendamment du témoignage imposant et fidèle de l'autorité, elle repose sur le raisonnement. On a donc remarqué qu'il existait une différence entre le rythme et le mètre, de telle sorte que, si tout mètre est rythme, tout rythme n'est pas mètre. En effet, toute combinaison régulière de pieds est rythmique, et comme le mètre offre cette combinaison, il est impossible due le mouvement cadencé, c'est-à-dire le rythme, en soit absent. Mais comme une succession de pieds réguliers, sans fin déterminée, est fort différente d'une progression de pieds également réguliers, aboutissant à une limite fixe, il y avait là deux choses qu'il fallait distinguer par deux termes; aussi la première fut désignée par le mot spécial de rythme, la seconde, par celui de mètre, sans exclure toutefois le terme de rythme. Puis, comme ces mouvements cadencés qui ont une fin déterminée, je veux dire les mètres, admettent ou n'admettent pas une coupure au milieu, ils présentent ainsi une différence qui devait être exprimée par des termes distincts. On a donc appelé proprement mètre l'espèce de rythme qui n'offre pas cette coupure, et vers, celle qui la présente. Peut-être la raison nous révélera-t-elle, dans la suite de la discussion, l'étymologie de ce mot. Ne crois pas toutefois que ce terme soit tellement exclusif qu'on ne puisse appeler vers des mètres sans césure. Mais autre chose est d'employer un mot abusivement, en l'étendant à une signification voisine, autre chose de désigner un objet par le terme spécial qui lui convient. Bornons là nos recherches sur ces mots: l'emploi des mots, nous le savons déjà, dépend essentiellement des conventions des interlocuteurs ou de l'usage consacré. Appliquons, si tu le veux bien, à étudier les questions qui nous restent, notre méthode de prendre l'oreille pour interprète, la raison pour juge, et tu reconnaîtras que les inventeurs célèbres de l'antiquité, loin d'avoir imaginé des lois eu dehors de la belle et saine nature, ont fait ces découvertes à l'aide du raisonnement et les ont désignées par des termes précis.


Augustin, de la musique - CHAPITRE XIV. SUITE DE L'INTERPOSITION DES SILENCES DANS LA MESURE DES MÈTRES.