Augustin, de la musique - CHAPITRE 11. DE LA MANIÈRE LA PLUS EXACTE DE MESURER LES VERS DE SIX PIEDS.

CHAPITRE 11. DE LA MANIÈRE LA PLUS EXACTE DE MESURER LES VERS DE SIX PIEDS.


23. Mais on peut demander pourquoi on donne la préférence aux vers de six pieds qu'une méthode exacte scande par anapestes ou par trochées, sur ceux que l'on scanderait par dactyles ou par iambes. Je ne préjuge en rien la question, puisqu'en ce moment nous ne parlons encore que d'un certain nombre de pieds; je suppose que nous lisions:

Trojae qui primus ab oris, arma virumque capo;

Qui procul malo pius beatus ille (1):

Ces deux vers ne seraient pas moins des vers de six pieds, ils n'offriraient pas moins un mélange de longues et de brèves et n'en seraient pas davantage susceptibles de conversion; les membres, dans l'un et dans l'autre, sont tellement distribués que la phrase offre une division bien tranchée au cinquième et au septième pied. A quel titre donc faut-il leur préférer ceux qui ont reçu cette disposition:

Arma virumque cana, Trojae qui primus ab oris;

Beatus ille qui procul pius malo?

A une pareille question il me serait facile et naturel de répondre que cette forme a été remarquée et mise eu usage la première par un simple effet du hasard, ou que, s'il n'y a là aucun jeu du hasard, on a jugé, comme je le crois, que le vers héroïque se terminait mieux par deux longues que par deux brèves et une longue; l'oreille trouve en effet plus d'agrément à se reposer sur une longue; par la même raison, on aurait trouvé plus agréable de terminer le vers iambique par une longue que par une brève. Naturellement, quelle que fût celle des deux combinaisons qui fixât d'abord le choix, elle excluait nécessairement le vers qui pourrait se construire en intervertissant l'ordre des mêmes membres. Par conséquent si le vers cité pour exemple:

Arma virumque capo, Trojae qui primus ab oris.

a été jugé le meilleur, il y aurait de ta bizarrerie

(1) L'homme pieux éloigné du mal est heureux.

462

à composer, à l'aide d'une conversion, un vers d'une autre espèce comme:

Trojae qui primus ab oris, arma virumque capo.

Et on peut faire la même observation pour le vers trochaïque. En effet, si le vers:

Beatus ille qui procul negotio;

a une forme plus élégante que l'espèce de vers qu'on trouverait en intervertissant l'ordre des membres, de cette façon

Qui procul negotio beatus ille

cette dernière forme doit être absolument interdite. Que l'on soit assez hardi pour composer de pareils vers: on composera infailliblement des vers serlaires d'une autre genre, mais d'une beauté inférieure.


24. Oui, la grâce naturelle de ces vers, les plus beaux de tous les vers de six pieds, n'a pu échapper aux caprices de la fantaisie humaine. Dans les vers trochaïques et dans toute espèce de vers senaire, depuis le plus petit jusqu'au plus grand, lequel renferme huit pieds, les poètes se sont imaginé qu'il fallait mêler tous les pieds de quatre temps qui ont une mesure équivalente. Les Grecs même les ont fait alterner entre eux, leur donnant la première, la troisième place, et ainsi de suite par nombre impair, si le vers commence par un demi-pied; commence-t-il au contraire par un trocbée complet, ils donnent la seconde, la quatrième place et ainsi de suite, aux pieds les plus longs. Et pour faire supporter cette fausse combinaison, ils ont cessé de marquer par le battement de la mesure, la division naturelle de chaque pied en deux parties, le levé et le posé; embrassant un pied dans le levé et un pied dans le posé (c'est-à-dire en scandant par dispodie), ce qui leur fait donner le nom de trimètre au vers même de six pieds, ils ont ramené le battement de la mesure au mode de scander le vers épitrite. Si du moins on était fidèle à ce système, quoique les épitrites soient plutôt du domaine de la prose que de la poésie et qu'un vers de ce genre doive plutôt s'appeler ternaire que senaire, l'égalité si précieuse du nombre des demi-pieds ne disparaîtrait pas sans ressources.

Mais aujourd'hui se borne-t-on à substituer des pieds de 4 temps aux endroits impairs, comme nous l'avons dit plus haut? Non, on peut te faire partout à sa fantaisie. Nos pères eux mêmes n'ont pas observé la distance à laquelle devaient se substituer les pieds de cette sorte. Aussi les poètes ont-ils atteint, en gâtant ces formes et en prenant de telles licences, le but qu'ils se proposaient véritablement, celui de rendre la poésie plus voisine de la prose.

Maintenant que nous avons suffisamment expliqué la raison qui donne la prééminence à ces vers sur tous les autres vers senaires, voyons pourquoi les vers senaires en général, sont si supérieurs à tous les autres, quel que soit le nombre de leurs pieds, à moins toutefois que tu n'aies quelques observations à faire. - L'E. Non, non, j'éprouve le plus vit désir de connaître cette fameuse égalité des deux membres dans les vers de six pieds, tant tu as su piquer ma curiosité.

CHAPITRE XII. DE LA RAISON POUR LAQUELLE LES VERS SENAIRES SONT SUPÉRIEURS A TOUS LES AUTRES.


25. Le M. Prête-moi donc toute ton attention, et dis-moi si, à ton avis, une longueur quelconque petit se diviser en parties quelconques. - L'E. Ce point est pour moi incontestable. A mon sens, il est hors de doute que toute longueur, appelée ligne, a une moitié et que par ce point d'intersection on peut la diviser en deux serments. Et, comme les deux. segments qui en résultent forment évidemment des lignes eux-mêmes, il est évident qu'on peut les diviser de la même façon. Ainsi une longueur est divisible à l'infini. - Le M. Ton explication est pleine d'aisance et de justesse. Voyons maintenant si on a raison de dire que toute longueur étendue dans le sens de la largeur, à qui elle donne naissance, a pour dimension le carré de la largeur. Car si la largeur est plus ou moi: s grande que la longueur d'où elle procède, le carré est impossible: si elle a la môme dimension, le carré existe. - L'E. J'entends et je partage ta pensée: qu'y a-t-il de plus juste? - Le M. Tu vois déjà la conséquence qui en découle: c'est que si au lieu d'une ligne on met des pions égaux sur une file, cette file ne pourra jamais former un carré, à moins que le nombre des pions ne soit multiplié par lui-même; par exemple, si (463) tu mets deux pions en longueur, tu n'obtiendras un carré qu'à la condition d'en mettre deux autres en largeur: si tu en mets trois, il faudra en ajouter six, en les rangeant, bien entendu, trois à trois sur les deux files dans le sens de la largeur: car situ les rangeais dans le sens de la longueur, il n'y aurait plus de figure géométrique, la longueur sans la largeur ne formant pas de figure. On peut en dire autant de tout autre nombre: car si 2 multiplié par 2,3 par 3,sont des carrés, il en est de même de 4 multiplié par 4, 5 par 5,6 par 6, et ainsi indéfiniment. - L'E. C'est une vérité incontestable. - Le M. Eh bien! Le temps n'a-t-il pas sa longueur.-L'E. Peut-on dire qu'il y ait durée sans longueur? - Le M. Le vers peut- il ne pas occuper une certaine longueur de temps? - L'E. Loin de là, c'est la condition même de son existence. - Le M. Dans cette étendue du vers, que pourrions-nous substituer à nos pions de tout à l'heure? Sera-ce des pieds nécessairement divisés en deux parties, le levé et le posé, ou des demi-pieds qui comprennent un à un les levés et les posés? - L'E. Les demi-pieds, à mon sens, tiendront mieux la place des pions.


26. Le M. Alors rappelle-moi combien le membre le plus court du vers héroïque renferme de demi-pieds? - L'E. 5. - Le M. Cite-moi un exemple. - L'E.:

Arma virumque cano.

Le M. Qu'attends-tu maintenant sinon de voir que les 7 autres demi-pieds sont avec eux dans un rapport parfait d'égalité? - L'E. C'est précisément ce que j'attends. - Le M. Eh bien! 7 demi-pieds peuvent-ils seuls faire un vers complet. - L'E. Oui sans doute, car le premier et le moindre vers a juste autant de demi-pieds, en comptant un silence à la lin. - Le M. Mais pour qu'il puisse y avoir vers, comment fais-tu la division des pieds en deux membres? - L'E. En 4 demi-pieds d'une part et 3 de l'autre. - Le M. Elève maintenant au carré chacune de ces fractions. Com bien font 4 multiplié par 4? - L'E. 169 - Le M. Et quel est le carré de 3? - L'E. 9. - Le M. Et la somme de ces deux carrés, quelle est-elle? - L'E. 25. - Le M. Ainsi donc 7 demi-pieds, pouvant se partager en deux membres, donnent, si l'on élève chaque membre au carré, le nombre 25, et c'est là une partie du vers héroïque. - L'E. Oui. - Le M. Et la deuxième partie, composée de 5 demi-pieds? Comme elle ne peut se diviser en deux membres, et qu'elle doit être avec la première dans un rapport d'égalité, ne faut-il pas l'élever tout entière au carré? - L'E. C'est tout ce qu'il faut faire et je reconnais un rapport d'égalité merveilleux. Car le carré de 5 me donne le même nombre 25. C'est donc avec raison que les vers de six pieds sont les plus employés et les plus renommés. Car leurs membres inégaux ont une proportion, qui comparée à celle des autres vers, peut à peine se définir.

CHAPITRE XIII. ÉPILOGUE.


27. Le M. Ainsi je ne t'ai pas fait une fausse et vaine promesse, ou plutôt la raison, notre commun guide, ne t'a pas trompé. Pour clore enfin cet entretien, tu vois que, si le nombre des mètres est incalculable, le vers ne peut exister sans être composé de deux membres, d'une juste proportion entre eux, terminés soit par un nombre pair de demi-pieds, mais non susceptible de conversion, comme dans le vers

Maecenas atavis edite regibus;

Soit par un nombre impair de demi-pieds liés toutefois ensemble par une certaine égalité, comme sont les nombres 4 et 3,5 et 3,5 et 7,6 et 7,8 et 7,7 et 9. Le trochaïque peut commencer par un pied complet, comme:

Optimus beatus ille qui procul negotio;

ou par un pied incomplet comme:

Vir optimus beatus ille qui procul negotio.

Mais il ne peut se terminer que par un pied incomplet. Et ces pieds sont incomplets soit qu'ils représentent des demi-pieds entiers, comme dans ce dernier exemple, soit qu'ils ne renferment pas la moitié d'un pied, comme deux brèves finales dans ce vers choriambique Soit qu'ils renferment plus de la moitié d'un pied, comme les deux longues qui commencent ce dernier vers; ou le bacchius, à la fin d'un second choriambe; exemple:

Maecenas atavis edite regibus.

464

Tous ces pieds incomplets s'appellent donc avec raison demi-pieds.

Te domus Evandri, te sedes celsa latini (1).


28. Mais on ne compose pas toujours des poèmes avec une seule espèce de vers, comme font les poètes épiques et même les comiques; les poètes lyriques décrivent des circuits, ce que les Grecs appellent: periodus, non-seulement avec les mètres, qui ne sont pas soumis à la loi des vers, mais avec des vers mêmes. Ainsi, dans Horace:

Nox erat, et caelo fulgebat luna sereno

Inter minora sidera (2).

C'est une période à deux membres, composée de vers. Et ces deux vers ne peuvent s'unir entre eux à moins d'être scandés par pieds de six temps. Car la mesure du vers héroïque ne s'accorde pas avec celle de l'iambique ou du trochaïque, parce que dans l'un les pieds ont le même rapport, dans les autres un rapport de 1 à 2. Donc les périodes lyriques se

(1) Térence.

(2) La nuit régnait: la lune, au milieu des étoiles plus pâles, brillait dans un ciel serein. (Hor. Epod. ode 15)

composent ou de mètres, à l'exclusion de vers, comme ceux dont nous avons parlé plus haut dans notre entretien sur les mètres; ou de vers seuls, comme dans la période citée plus haut, ou de vers et de mètres, mêlés ensemble, comme dans cet exemple:

Diffugere nives, redeunt jam gramina campis,

Arboribusque comae (1).

L'ordre dans lequel se succèdent les vers et les mètres, les grands et les petits membres des vers est indifférent à l'oreille, à condition toutefois que la période n'ait pas moins de 2 membres ni plus de 4 membres.

Si tu n'as plus d'objection à me présenter, finissons ici la discussion: abordons cette partie de la Musique qui traite des rapports dans la durée et le mouvement, et tâchons, autant que la sagacité de notre raison nous le permettra, de nous élever des traces sensibles que nous trouvons ici-bas de l'harmonie, au sanctuaire mystérieux où elle réside, dégagée de toute enveloppe matérielle.

(1) Plus de neiges: les plaines ont repris leur verdure, les arbres leur feuillage. (Hor. liv. 4,ode 7)





LIVRE SIXIÈME.


De l'harmonie immuable:

L'âme s'élève de l'harmonie des choses contingentes

à l'harmonie éternelle qui réside dans l'éternelle vérité.



CHAPITRE Ier. DE LA FIN QU'ON S'EST PROPOSÉE DANS LES LIVRES PRÉCÉDENTS.


1. Le M. Nous avons consacré un temps considérable et une attention scrupuleuse jusqu'à la puérilité, à rechercher, dans le cours de cinq livres, les rapports qui fixent la durée des temps. Le but moral de notre travail servira peut-être d'excuse, aux yeux des lecteurs bienveillants, à ces études frivoles. En composant cet ouvrage nous n'avons eu qu'une intention sans arracher brusquement les jeunes gens et les personnes de tout âge que Dieu a favorisés des dons de la nature, aux idées sensibles et aux sciences mondaines, qui ont pour eux un attrait si puissant, nous avons voulu leur faire perdre ce goût peu à peu, à l'aide du raisonnement, et les amener, par l'amour de l'immuable vérité, à ne s'attacher qu'au Dieu unique et maître de toutes choses qui gouverne sans intermédiaire tes intelligences humaines. Ainsi on verra, en lisant cet ouvrage, que les grammairiens et les poètes ont été pour moi des hôtes de passage, chez lesquels je me suis arrêté par nécessité plutôt que par choix. biais si notre Dieu et Seigneur écoute mes humbles prières, s'il conduit ma volonté et la dirige au but que je me propose, le lecteur, parvenu à ce dernier livre, comprendra qu'on arrive à des biens peu communs par une voie fort commune; c'est la voie même que nous avons suivie avec les faibles, sans être bien forts nous-mêmes, au lieu de prendre hardiment notre vol avant d'avoir une aile assez vigoureuse. A ce titre donc le lecteur nous absoudra ou ne nous fera point de grave reproche; j'entends le lecteur initié à la spiritualité.

Quant à cette foule bruyante qui bourdonne dans les écoles et dont l'esprit superficiel se laisse ravir d'enthousiasme au bruit des applaudissements, si elle rencontre cet écrit, elle le dédaignera ou ne croira devoir s'attacher qu'aux cinq premiers livres; quoique le sixième renfermé la conclusion et pour ainsi dire le suc des autres, elle le rejettera comme superflu, ou en ajournera la lecture comme n'offrant qu'un intérêt secondaire. Quant à ceux qui, sans avoir la clef de ces sciences, sont tout pénétrés des principes du spiritualisme chrétien et s'élèvent par l'effort d'une ardente charité jusqu'au seul et véritable Dieu, en passant par-dessus toutes ces frivolités, je les avertis en frère de ne pas s'abaisser à tous ces détails, et, s'ils y trouvent quelque difficulté, de ne pas s'en prendre à la lenteur de leur intelligence: ce serait ignorer que, si les chemins sont pénibles et raboteux, ils peuvent les franchir dans leur vol sans les explorer. S'il se trouve des lecteurs qui, par faiblesse naturelle ou par défaut d'exercice, soient incapables de suivre notre marche et de s'élancer (466) sur les ailes de la piété par delà ces études, qu'ils n'aillent pas se condamner à un labeur inutile: qu'ils laissent leurs ailes se développer sous l'influence des principes de la religion, dans le nid de la foi chrétienne: soutenus par elles, ils échapperont aux fatigues et à la poussière du voyage; l'enthousiasme pour la patrie céleste étouffera en eux la curiosité de connaître les avenues sinueuses qui y conduisent. Car les pages précédentes n'ont été écrites que pour ceux qui, livrés aux sciences mondaines, s'engagent dans de funestes erreurs et consument la vigueur de leur esprit dans des futilités, sans se rendre compte du charme qui les y retient: s'ils pouvaient en avoir conscience, ils verraient le moyen de briser le réseau qui les enlace et découvriraient le principe où réside la bienheureuse paix.

CHAPITRE II. DE L'HARMONIE DANS LES SONS: DE SES DIFFÉRENTES ESPÈCES, DES RAPPORTS HARMONIQUES, SELON QU'ILS EXISTENT DANS LE SON OU QU'ILS RÉSULTENT DE L'IMPRESSION DE L'OREILLE.


2. Le M. Je veux m'élever avec toi, qui es mon ami, des choses sensibles aux choses spirituelles, en prenant la raison pour notre commun guide; réponds-moi donc; quand on prononce ce vers:

Deus creator omnium,

où résident les quatre iambes et les douze temps qui le composent? Est-ce dans le son qui frappe l'oreille? Est-ce dans le sens de l'ouïe? Est-ce dans la prononciation? Ou enfin, comme le vers est bien connu, est-ce dalle la mémoire? - L'E. C'est, je crois, dans tout cela. - Le M. N'est-ce pas ailleurs encore? - L'E. Non, à moins qu'il n'y ait un principe plus mystérieux et plus élevé auquel se rattachent toutes ces choses. - Le M. Pas d'hypothèse pour le moment. Puisque tu distingues nettement qua tre classes de son, sans en apercevoir aussi clairement une cinquième, établissons bien la différence qui les sépare et voyons s'ils peuvent se produire isolément. En effet, tu m'accorderas sans doute qu'il peut se produire quelque part un son qui frappe l'air par moments et par intervalles semblables aux temps de cet iambe, sans qu'il y ait personne pour l'entendre: par exemple, lorsque l'eau tombe goutte à goutte, ou qu'un corps obéit à un mouvement. Or distingues-tu alors d'autre espèce de son que la première, où le nombre réside dans le son lui-même? - L'E. Je n'en vois aucune autre.


3. Le M. Que dire maintenant du son considéré dans l'organe même de l'auditeur? Peut-il exister si aucun son ne se produit au dehors? Je ne te demande pas si l'oreille a la vertu de percevoir un son qui vient à se produire: elle le possède, et cela en l'absence de tout son; le silence fût-il complet, la faculté d'entendre serait fort distincte de la surdité. Voici toute ma question: se cache-t-il dans le sens de l'ouïe des rapports d'harmonie, en l'absence même de tout son? Posséder virtuellement des principes d'harmonie et percevoir un son harmonieux sont deux choses bien distinctes. Si tu touches du doigt une partie sensible du corps, ce mouvement est perçu par le tact chaque fois qu'il se renouvelle: ce mouvement ne peut donc être étranger à celui qui le ressent; aussi ne te demandé-je pas si le tact a la capacité de sentir, quand personne ne le touche; mais s'il renferme virtuellement les rapports selon lesquels le mouvement s'exécute? - L'E. Il me semble peu vraisemblable que le sens de l'ouïe ne renferme pas en lui de tels rapports même quand aucun son ne le frappe: autrement il ne serait ni flatté de l'harmonie des sons ni choqué de leur discordance. Cette harmonie intérieure qui nous aide naturellement et sans le concours de la raison à trouver qu'un son est flatteur ou désagréable, est pour moi l'harmonie particulière au sens de l'ouïe. Ce sens en effet, l'ouïe, dis-je, n'acquiert pas cette faculté de distinguer les sons quand il les entend: les oreilles s'ouvrent de la même manière, que le son soit harmonieux ou discordant. - Le M. Prends bien garde de confondre ici deux choses fort distinctes.

Si l'on prononce un vers rapidement ou avec lenteur, la durée des temps change, quoique le rapport entre les pieds reste invariable. Par conséquent, l'impression agréable qu'il fait à l'oreille, dans son genre, est due à la faculté que nous avons d'approuver les sons harmonieux et de repousser les sons faux: mais l'impression qu'il produit en tant qu'il est prononcé plus ou moins vite, tient uniquement à la durée des sons qui frappent l'oreille. (467) L'impression est donc bien distincte selon que le son frappe ou ne frappe pas l'oreille. S'il y a de la différence entre entendre et n'entendre pas, il y en a également entre entendre deux sons d'inégale durée: l'impression se fait dans des limites précises, je veux dire, dans les limites du son qui la fait naître: elle varie avec l'iambe ou le tribraque, sa durée s'étend ou s'abrégé selon qu'on prononce l'iambe avec plus ou moins de lenteur, elle s'évanouit avec le son. Vient-elle d'un mot cadencé? Elle reproduit la cadence. Enfin elle ne peut exister qu'avec le son qui la fait naître: elle ressemble à la trace imprimée sur l'eau, trace qui se forme et qui disparaît selon que le corps est ou n'est pas en contact avec elle. Quant à cette faculté naturelle d'appréciation qui est localisée dans l'oreille, elle ne disparaît pas dans le silence, loin de la créer en nous, le son tombe sous son contrôle pour en être approuvé ou blâmé. Il faut donc distinguer avec soin ces deux phénomènes et reconnaître que l'harmonie née de l'impression que les sons produisent sur l'oreille s'élève et disparaît avec eux. De là cette conséquence: les rapports d'harmonie que renferme le son peuvent exister indépendamment de ceux qui naissent dans le cas où l'ouïe s'exerce, tandis que ces derniers ne peuvent exister sans eux.

CHAPITRE 3. DES RAPPORTS D'HARMONIE QUI NAISSENT DE LA PRONONCIATION OU QUI SE CONSERVENT DANS LA MÉMOIRE.


4. L'E. Je partage ton avis. - Le M. Il y a une troisième classe de rapports harmoniques, je veux dire ceux -qui naissent de la prononciation même: examine bien s'ils peuvent exister indépendamment de ceux qui résident dans là mémoire. Nous pouvons sans ouvrir la bouche et par la seule puissance de la pensée marquer des mesures musicales comme nous le ferions avec la voix. Cette harmonie provient donc d'une opération de l'âme, et comme il n'en résulte aucun son ni aucune impression pour l'oreille, elle forme une espèce tout à fait distincte des deux premières qui résident l'une dans le son, l'autre dans l'ouïe frappée par un son. Mais existerait-elle sans le concours de la mémoire? c'est le point à éclaircir. S'il était démontré que l'âme produit les mouvements qui s'exécutent dans le battement du pouls, le problème serait résolu: il est évident en effet que ce mouvement renferme une certaine cadence et qu'il a lieu sans le concours de la mémoire. Mais si on hésite à croire que ce rythme dépende de l'activité de l'âme, ce doute n'est plus permis pour le phénomène de la respiration. Ici personne ne peut méconnaître des rapports harmoniques dans l'intervalle régulier des temps, et moins encore l'activité de l'âme, puisqu'elle peut, avec le concours de la volonté, les modifier à l'infini. toutefois ces mouvements n'exigent aucunement l'exercice de la mémoire. - L'E. Il me semble que ces rapports sont tout à fait distincts de ceux qui forment les trois autres classes. Car bien que le pouls et la respiration varient selon les tempéraments, qui oserait soutenir qu'ils ne se produisent pas en vertu de l'activité de l'âme? Ces mouvements, en effet, malgré leur degré différent de vitesse ou de lenteur chez les divers individus, ne pourraient exister si l'âme n'en était le principe.

Le M. Porte donc maintenant ton attention sur cette quatrième espèce de rapports harmoniques qui résident dans la mémoire: s'il est vrai que nous puissions-les reproduire par la puissance du souvenir et qu'en passant à d'autres idées nous les laissons pour ainsi dire cachés dans les replis de la mémoire, il est de toute évidence qu'ils existent indépendamment des autres. - L'E. Je ne le conteste pas ils ne peuvent toutefois être confiés à la mémoire qu'à la condition qu'ils aient frappé l'oreille ou exercé la pensée: par conséquent, bien qu'ils subsistent, lorsque ces derniers s'évanouissent, ils ne peuvent se graver dans la mémoire qu'à la condition d'avoir été précédés par eux.

CHAPITRE IV. DES RAPPORTS D'HARMONIE QUI SE RATTACHENT AU JUGEMENT: QUELLE EST, PARMI LES DIFFÉRENTES ESPECES D'HARMONIE, LA PLUS PARFAITE.


5. Le M. Je me range à ton avis. J'aurais voulu te demander immédiatement quels sont, parmi ces différentes espèces de nombres, les plus élevés: mais dans cette analyse que nous venons des faire il est offert à nous, je ne sais comment, une cinquième espèce de rapports (468) harmoniques: c'est le jugement naturel qui accompagne l'impression, et c'est en vertu de ce jugement que nous sommes charmés par la justesse des nombres ou choqués de leur défaut d'harmonie. Je suis donc loin de dédaigner l'opinion que tu viens d'émettre et d'après laquelle l'oreille serait incapable d'éprouver cette impression si elle ne révélait certains rapports d'harmonie. Crois-tu qu'on puisse rapporter un tel acte à quelqu'une des quatre classes précédentes? - L'E. Il me semble qu'il y a là une nouvelle classe à établir. Car produire un son, comme font les corps; ou l'entendre comme fait l'âme dans le corps; modifier la mesure en l'allongeant ou en l'abrégeant; la faire revivre dans la mémoire, voilà des phénomènes bien distincts de celui qui consiste à apprécier les nombres, et à exercer sur eux comme un contrôle en les trouvant justes ou faux.


6. Le M. Bien. Dis-moi maintenant quels sont les nombres qui te paraissent avoir la supériorité? - L'E. Ceux de la cinquième espèce. - Le M. Tu as raison: ils ne serviraient pas de règle pour apprécier les autres, s'ils ne leur étaient pas supérieurs. Mais je te demande quelle est, parmi les quatre autres, l'espèce qui te semble supérieure? - L'E. Celle qui réside dans la mémoire. Ces nombres en effet ont une durée plus longue que ceux qui se produisent dans le son, dans l'audition ou dans les mouvements de l'âme. - Le M. A ce titre tu préfères l'effet à la cause: car tu viens de dire que les nombres ne s'impriment dans la mémoire qu'à la suite d'autres nombres. - L'E. Je ne voudrais pas commettre cette inconséquence: mais je ne vois pas à quel titre je pourrais mettre un mouvement passager au-dessus d'un mouvement durable. - Le M. Ne t'inquiète pas de cette contradiction apparente. Si les choses éternelles sont supérieures aux choses temporelles, ce n'est pas une raison pour préférer, dans l'ordre des choses contingentes, celles qui subsistent quelque temps à celles qui passent plus vite. La santé, ne durât-elle qu'un jour, est sans contredit préférable à une longue maladie. Veux-tu comparer deux choses, bonnes en elles-mêmes? Mieux vaut lire un jour que d'écrire pendant plusieurs, si on lit en un jour tout ce qu'on écrit en plusieurs. Ainsi les mouvements qui se rattachent à la mémoire ont beau durer plus longtemps que ceux qui leur donnent naissance, il faut bien se garder de les mettre au-dessus des mouvements que nous accomplissons, je ne dis pas dans le corps, mais dans l'âme: car si le repos met fin à ces derniers, l'oubli efface les premiers. Il y a plus: les mouvements que nous accomplissons.semblent, avant même que nous cessions, disparaître à mesure que l'un succède à l'autre: le premier fait place au second, le second au troisième, et ainsi de suite, jusqu'au moment ou le repos même marque la fin du dernier. L'oubli, au contraire, efface plusieurs mouvements à la fois, quoique peu à peu; car ils ne restent pas longtemps dans la mémoire sans s'altérer. Par exemple, une idée qu'on ne retrouve plus dans sa mémoire au bout d'une année, commence à s'affaiblir au bout d'un jour: cet affaiblissement est peu sensible sans doute, mais on peut le présumer: car il n'est guère vraisemblable que l'idée disparaisse dans son ensemble la veille même du jour qui achève le cours de l'année: par conséquent il faut admettre qu'elle s'affaiblit du moment même qu'elle s'est fixée dans la mémoire. De là vient cette expression si commune «je ne m'en souviens guère,» chaque fois qu'on cherche au fond de la mémoire un souvenir qui ne s'est pas encore tout à fait éteint. Ainsi ces deux espèces de nombre sont périssables: mais on a raison de préférer celle qui est le principe de l'autre. - L'E. Je comprends et je suis de ton avis.


7. Le M. Maintenant donc, des trois autres espèces, quelle est la plus excellente et par conséquent la première? Montre-le-moi. - L. E. Cela n'est pas aisé. Si je prends pour axiome, que la cause est supérieure à l'effet, je dois logiquement accorder la prééminence aux nombres des sons: car nous les percevons par l'ouïe et en les percevant nous éprouvons une modification intérieure; par conséquent ils sont la cause des nombres que fait naître l'impression faite sur l'ouïe. Ces derniers qui résultent de nos sensations en produisent d'autres dans la mémoire et leur sont également supérieurs, puisqu'ils en sont la cause. Le sou. venir et la sensation étant des phénomènes de l'âme, je n'éprouve aucun embarras à mettre l'un au-dessus de l'autre: le point délicat à mes yeux c'est de voir que les nombres sonores, qui sont matériels, ou du mains inséparables de la matière, doivent avoir la prééminence sur ceux qui s'élèvent dans l'âme lorsque nous éprouvons une sensation; et d'un autre (469) côté comment n'auraient-ils pas cette prééminence, puisqu'ils sont la cause et que les autres sont l'effet? - Le M. Admire plutôt comment le corps agit sur l'âme. Cette influence n'existerait peut-être pas si, par l'effet du péché originel, le corps, que l'âme dans sa perfection première animait et gouvernait sans peine et sans embarras, n'eût été dégradé, soumis à la corruption et à la mort: toutefois il garde quelques traces de la beauté primitive et à ce titre il révèle suffisamment la dignité de l'âme quia conservé un reste de grandeur jusque dans son châtiment et ses infirmités. Ce châtiment, la sagesse suprême a daigné s'en charger dans un mystère ineffable et divin, lorsqu'elle a revêtu l'humanité en prenant, non le péché, mais la condition du pécheur. En effet elle a voulu naître, souffrir et mourir selon les lois de la nature humaine: sa bonté infinie l'a seule condamnée à cette humiliation, pour nous apprendre à éviter l'orgueil, cause légitime de tous nos maux, plutôt que les outrages qu'elle a essuyés malgré son innocence, à payer sans murmurer la dette que notre faute nous a fait contracter avec la mort, puisqu'elle l'a reçue elle-même sans y être condamnée. Les saints docteurs, bien plus éclairés que moi peuvent présenter, sur un si grand mystère, des considérations encore plus profondes et plus justes. Par conséquent nous ne devons plus être surpris que l'âme, agissant dans une enveloppe mortelle, ressente les modifications du corps,ni conclure de la supériorité de l'âme sur le corps que tout ce qui se passe en elle vaut mieux que ce qui se passe dans les organes.

Le vrai, j'imagine, te paraît supérieur au faux. - L'E. Quelle question! - Le M. Eh bien! l'arbre que nous voyons en songe existe-t-il réellement? - L'E. Non. - Le M. Il a pris cette forme dans notre imagination, tandis que l'arbre', qui est en face de nous, frappe nos sens. Donc, si le vrai vaut mieux que le faux, malgré la supériorité de l'âme sur le corps, la vérité dans le corps vaut mieux que l'erreur dans l'âme. Mais si la supériorité de cette vérité tient moins à son origine sensible qu'à son propre caractère, peut-être l'infériorité de l'erreur vient-elle moins de l'âme, où elle est, que de sa propre nature. Aurais-tu quelque objection à me présenter? - L'E. Aucune. - Le M. Voici une autre explication qui sans être moins satisfaisante touche


1. Le dialogue a lieu à la campagne.

de plus près à la difficulté. Ce qui convient vaut mieux que ce qui ne convient pas: en doutes-tu? - L'E. Loin de là, j'en suis con. vaincu. - Le M. Eh bien! le vêtement qui sied à une femme n'est-il pas indécent pour un homme? - L'E. Assurément. - Le M. Pourquoi donc balancer à mettre les nombres sonores et matériels au-dessus de ceux à qui ils donnent naissance, bien que ces derniers soient des mouvements de l'âme et qu'elle soit supérieure au corps? Raisonner ainsi c'est préférer des nombres à des nombres, une cause à ses effets; ce n'est pas mettre le corps au-dessus de l'âme. Car le corps est d'autant plus parfait qu'il reçoit de ces nombres de plus belles proportions: l'âme au contraire devient plus parfaite en s'arrachant aux impressions physiques, en renonçant aux mouvements de la chair pour se laisser épurer par les nombres divins de la sagesse (1). On lit en effet dans les saintes Lettres . «J'ai couru partout pour apprendre, pour considérer et chercher la sagesse et le nombre (2).» Et il faut entendre par ce mot de nombre, non les chants qui retentissent dans d'infâmes théâtres, mais, selon moi, l'harmonie que le vrai Dieu communique à l'âme et qu'elle transmet ensuite au corps, loin de la recevoir par le canal des sens. Mais ce n'est pas le moment de considérer ce mystère.


Augustin, de la musique - CHAPITRE 11. DE LA MANIÈRE LA PLUS EXACTE DE MESURER LES VERS DE SIX PIEDS.