Augustin, de la musique - CHAPITRE IX. IL Y A DANS L'AME D'AUTRES NOMBRES SUPÉRIEURS AUX NOMBRES DE JUGEMENT.

CHAPITRE IX. IL Y A DANS L'AME D'AUTRES NOMBRES SUPÉRIEURS AUX NOMBRES DE JUGEMENT.


23. Puisqu'il en est ainsi, essayons d'aller au delà des nombres de jugement, si nous le pouvons, et examinons s'il n'y en a pas d'autres qui leur soient supérieurs. Sans doute ils ne nous laissent point apercevoir les intervalles du temps: toutefois ils ne servent qu'à juger les mouvements qui ont lieu dans la durée, et ceux-là seulement qui peuvent être associés par la mémoire. Aurais-tu quelque objection à me présenter? - L'E. Je suis singulièrement frappé des propriétés et de la puissance des nombres de jugement: c'est d'eux que semblent relever toutes les fonctions des sens. Ainsi quelle espèce de nombre pourrait-on découvrir au-dessus d'eux? Je ne le vois pas. - Le M. Nous ne risquons rien en cherchant avec une attention nouvelle. Car, ou nous découvrirons dans l'âme des nombres supérieurs aux nombres de jugement, ou nous nous convaincrons qu'ils sont les plus élevés, si leur supériorité nous est clairement démontrée. Ne pas exister, ou échapper à notre intelligence et à celle de tout autre homme, sont deux choses bien différentes. Mais que se (477) passe-t-il quand nous chantons ce vers si connu de nous

Deus creator omnium (1)?

Nous l'entendons par les nombres de réaction, nous le reconnaissons par les nombres de mémoire, nous le prononçons par les nombres de progrès, nous en sommes ravis par l'effet des nombres de jugement, et nous l'approuvons à l'aide d'autres nombres cachés: oui, il la des nombres cachés qui s'élèvent après eux et qui décident souverainement de ce ravissement même qui est comme la décision des nombres de jugement. Tu ne confonds pas sans doute le ravissement des sens et les appréciations de la raison. - L'E. Ce sont deux choses fort différentes, je l'avoue. Mais le mot me jette tout d'abord dans l'embarras: je ne vois pas trop pourquoi on n'appellerait pas plutôt nombres de jugement ceux qui renferment un élément de raison que ceux qui renferment un élément de plaisir; puis, j'appréhende fort que ces appréciations de la raison dont tu parles, ne soient qu'un jugement plus attentif qu'ils portent sur eux-mêmes; par conséquent, loin qu'il y ait des nombres distincts pour le plaisir et pour la raison, ce sont les mêmes nombres qui, tantôt servent à apprécier les mouvements des organes, lorsqu'ils sont reproduits, comme nous l'avons démontré tout à l'heure, par la mémoire, tantôt s'isolent des organes pour s'apprécier eux-mêmes avec plus d'élévation et de pureté.


24. Le M. Ne t'embarrasse pas des mots quand tu comprends la chose: les termes sont moins imposés par une loi naturelle que par une convention. Quant à ton opinion que ces nombres se confondent et ne forment pas deux classes distinctes, tu y es sans doute entraîné par la pensée que c'est la même âme qui en est le principe: mais tu dois songer que, dans les nombres de progrès, l'âme ébranle les organes ou se met en mouvement vers les organes; que, dans les nombres de réaction, c'est la même âme qui va au-devant des impressions du corps; que, dans les nombres de mémoire, c'est l'âme encore qui flotte au gré de leurs mouvements, jusqu'à ce que leur agitation se calme. Donc, quand nous classons et quand nous distinguons ces deux sortes de nombres, nous ne faisons qu'analyser les mouvements,

(1) C'est le premier vers de l'hymne de saint Ambroise: Augustin l'avait souvent entendu chanter à Milan.

et les dispositions d'un seul et même être, je veux dire l'âme. Ainsi nous établissons des distinctions entre les mouvements de l'âme, quand elle est en présence des modifications des organes, comme dans la sensation; ou quand elle se dirige vers les organes, comme dans l'action; ou quand elle conserve le résultat de tous ces mouvements, comme dans le souvenir; nous devons donc, d'après la même méthode, distinguer l'acte d'agréer ou de repousser les mouvements qui naissent pour la première fois dans l'âme ou se réveillent dans la mémoire, par le seul effet du plaisir et du déplaisir qu'ils nous causent, selon qu'ils sont justes ou faux; nous devons, dis-je, distinguer cet acte du raisonnement en vertu duquel nous apprécions si ce plaisir ou ce déplaisir est légitime. Par conséquent si nous avons distingué plus haut trois sortes de nombres, nous en trouvons deux ici; et, s'il nous a paru logique de conclure que l'oreille, sans être remplie de certains principes d'harmonie, était incapable d'être flattée par des intervalles de temps réguliers ou d'être choquée par la confusion de ces temps, il doit paraître également logique que la raison, qui vient par-dessus cette émotion, ne saurait, sans le concours de principes plus élevés, apprécier l'harmonie, qui est au-dessous de sa sphère.

Si cette analyse est exacte, on trouve évidemment cinq espèces de nombres dans l'âme, et si tu y ajoutes ces nombres matériels que nous avons appelés sonores, tu reconnaîtras six espèces de nombres dans leur ordre respectif. Et maintenant, si tu le veux bien, appelons «sensibles (1),» les nombres qui avaient usurpé le premier rang à notre insu et réservons le titre plus noble de nombres de jugement à ceux qui, comme nous l'avons découvert, s'élèvent au-dessus d'eux: je serais aussi d'avis de changer le nom des nombres sonores, parce que si on les désigne par le terme de physiques, ils marqueront plus clairement ceux qui se manifestent dans la danse et tout autre mouvement visible. Toutefois je voudrais savoir si tu souscris à tout ce que je viens de dire. - L'E. J'y souscris entièrement, cartes paroles sont pour moi pleines de clarté et d'évidence. Je comprends aussi le changement de terme que tu viens d'introduire.

81) C'est-à-dire, relevant du sentiment.

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CHAPITRE X. DU RÔLE QUE JOUE LA RAISON DANS L'ÉTUDE DE LA MUSIQUE DONT LE CHARME TIENT EXCLUSIVEMENT A UN RAPPORT D'ÉGALITÉ.


25. Réfléchis maintenant à la puissance de la raison, autant que nous pouvons la saisir dans ses manifestations. Pour me renfermer dans ce qui a trait à cet ouvrage, c'est elle qui d'abord a observé en quoi consistait une belle modulation et reconnu qu'elle dépendait d'un mouvement libre, sans autre fin que sa propre beauté. Puis, elle a remarqué que dans les mouvements des corps, il y avait une différence marquée tantôt par des intervalles de temps plus ou moins longs, tantôt par des battements de mesures, plus ou moins lents. Cette distinction établie, elle a découvert le secret de changer en nombres de diverses espèces la durée du temps, en la divisant par intervalles proportionnés et en rapport avec les besoins de l'oreille humaine; elle en a parcouru la série graduellement jusqu'à la cadence particulière au vers. En dernier lieu elle a réfléchi au rôle que, pour mesurer, produire, sentir et garder ces nombres, jouait l'âme dont elle est la partie maîtresse; elle a distingué les mouvements de l'âme et des sens; elle a reconnu qu'elle ne pouvait elle-même remarquer tous ces mouvements, les discerner, les compter avec justesse, sans le concours de nombres qui n'appartenaient qu'à elle, et, par une décision souveraine, elle les a mis au-dessus de tous les nombres de l'ordre inférieur.


26. Réduite à l'émotion délicieuse qui lui est propre, la raison, quand elle apprécie la succession des temps et qu'elle modifie ces mouvements par son influence souveraine, se pose cette question: Qu'est-ce qui nous charme dans l'harmonie sensible? Est-ce autre chose qu'une certaine symétrie et des intervalles de temps également mesurés? Le pyrrhique, le spondée, l'anapeste, le dactyle, le procéleusmatique, le dispondée, auraient-ils pour nous quelque charme, si leurs deux parties ne se correspondaient par un mode égal de division?Et d'où vient la beauté de l'iambe, du trochée, du tribraque, sinon que la plus petite partie divise la plus grande en deux syllabes d'une égale quantité? Et les pieds de six temps, à quoi tient leur cadence plus gracieuse et plus charmante, sinon à leur double mode de division? Car, ils se divisent soit en deux parties égales composées chacune de trois temps, soit en une partie simple et une partie double, dans un rapport tel que la plus grande renferme deux fois la plus petite, laquelle avec ses deux temps, coupe en une mesure égale de deux temps les quatre temps de la première. Voyez au contraire les pieds de cinq et de sept temps! Pourquoi conviennent-ils mieux à la prose qu'à la poésie? N'est-ce pas à cause que la plus petite fraction ne divise pas la plus grande en parties égales? Et toutefois, s'ils concourent à former des cadences harmonieuses dans leur ordre et dans leur espèce, d'où tiennent-ils cette propriété, sinon de ce que, dans les pieds de cinq temps, la petite fraction a deux subdivisions en rapport avec les trois subdivisions de la grande, et que, dans les pieds de sept temps, la petite a trois subdivisions en rapport avec les quatre subdivisions de la grande? Ainsi, dans un pied quelconque, il n'est pas de partie si petite qu'elle soit, admettant une mesure régulière, à laquelle ne s'unissent toutes les autres par un rapport d'égalité aussi étroit que possible.


27. Allons plus loin; dans un enchaînement de pieds, soit qu'il ait une étendue indéterminée, comme le rythme, soit qu'il ait une fin déterminée, comme le mètre, soit qu'il se partage en deux hémistiches liés étroitement entre eux, comme le vers, quel autre rapport que celui de l'égalité, établit entre les pieds une alliance intime? Pourquoi, dans le molosse et dans les ioniques, la syllabe longue du milieu peut-elle se partager en deux intervalles égaux, non par une césure, mais par la volonté de celui qui la prononcé ou qui en frappe la mesure, de telle façon que le pied tout entier soit ramené à un rapport de trois temps, quand il est combiné avec des pieds qui admettent ce mode de division; pourquoi, dis-je, cette syllabe longue peut-elle se partager ainsi, sinon parce qu'elle est égale aux deux syllabes qui commencent et finissent le pied et qui, comme elle, sont de deux temps? Pourquoi l'amphibraque (1) n'est-il pas susceptible de se partager ainsi, quand il est uni à des pieds de quatre temps, sinon parce que, les deux syllabes extrêmes étant brèves, et la moyenne, longue, il

(1) Bref tout autouré psamphi-braxus c'est-à-dire à chaque extrémité U¯U.

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n'offre pas un rapport aussi parfait d'égalité? Si l'oreille n'est ni trompée, ni offensée par les silences intermédiaires, cela ne vient-il pas de ce qu'on rétablit ainsi l'égalité, non par des sons, mais par une pause équivalente? Si une brève suivie d'un silence produit l'effet d'une longue sur l'oreille, non en vertu d'une convention, mais d'un jugement naturel que prononce l'oreille; n'est-ce pas que l'égalité nous empêche encore d'abréger un son quand la durée se prolonge? Voilà pourquoi il est légitime de prolonger une syllabe au delà de deux temps, afin de combler par un son réel l'espace vide des silences; l'oreille, qu'elle écoute les sons ou qu'elle observe les silences, n'éprouve aucune déception. Mais si la syllabe n'a pas une valeur de deux temps, quand il reste une durée à remplir par des gestes muets, le sentiment de l'égalité est froissé, parce qu'il ne peut y avoir d'égalité, s'il n'y a pas au moins deux temps. Et dans la symétrie des membres qui composent les strophes lyriques ou périodes; et forment les vers, par quel moyen secret retrouve-t-on l'égalité? N'est-ce pas en faisant s'accorder dans la mesure le petit et le grand nombre par des pieds équivalents, pour les strophes, et, pour les vers, en cherchant dans les propriétés des nombres (1), des principes mystérieux qui relient les deux hémistiches inégaux et établissent entre eux un rapport d'égalité?


28. Donc la raison s'enquiert; elle examine l'émotion sensible de l'âme, qui s'érigeait en juge, et lui demande, quand des intervalles de temps égaux la ravissent, si, entre deux brèves quelconques qu'elle a entendues, il y a une égalité complète, ou s'il est possible d'en allonger une, non jusqu'à la durée totale d'une longue, mais i quelque degré qu'on voudra au-dessous, pourvu qu'elle se prolonge plus longtemps que la brève qui lui est associée. Dira-t-on que c'est possible, quand l'émotion sensible est incapable de saisir ces nuances, et qu'elle s'attache indifféremment aux intervalles égaux ou inégaux? Et qu'y a-t-il de plus honteux que cette méprise et ce défaut d'égalité? De là une leçon pour nous: c'est d'empêcher notre émotion de s'arrêter aux harmonies qui n'ont qu'un semblant d'égalité, ou dont l'égalité nous échappe. Il arrive même que nous comprenons fort bien qu'elles ne peuvent se ramener à l'égalité, et

(1) Nombres, est pris ici au propre, chiffre: voy. liv. 4,ch. VII et surtout chap. XII.

cependant par cela seul qu'elles en ont l'apparence, nous ne pouvons leur refuser un caractère de beauté dans leur ordre et dans leur espèce.

CHAPITRE 11. L'HARMONIE, DANS LES CHOSES INFÉRIEURES, NE DOIT PAS OFFENSER, CELLE DES CHOSES SUPÉRIEURES DOIT SEULE CHARMER. DIFFÉRENCE ENTRE L'IMAGINATION DE MÉMOIRE ET L'IMAGINATION PURE.


29. Sans trop critiquer les choses inférieures, réglons si bien nos rapports entre les choses qui sont au-dessous de nous et celles qui sont au-dessus, avec l'aide de Dieu et de Notre-Seigneur, que les premières rie nous offensent pas et que les secondes seules nous charment. Le plaisir est en effet comme un poids attaché à l'âme: il sert donc à la mettre en équilibre. «Où sera ton trésor, là aussi sera ton coeur (1).» Où est le plaisir, là est le coeur; où est le coeur, là se trouve aussi le bonheur ou le malheur. Mais quelles sont les choses supérieures? N'appellerons-nous pas ainsi celles où réside l'harmonie souveraine, permanentes immuable et éternelle, l'harmonie, où le temps ne se trouve pas, parce qu'elle est au-dessus de tout changement, mais d'où sort le temps avec ses mouvements réguliers, à l'image de l'éternité; tandis que la révolution du ciel s'accomplissant sur elle-même, ramène les corps célestes au même point, et règle leur marche, selon les lois de la proportion et de l'unité, par la succession des jours, des mois, des années, des lustres et le cours périodique des astres. Ainsi les choses de la terre sont subordonnées aux choses du ciel, et, par une succession harmonieuse, elles associent leurs mouvements réguliers à la musique de l'univers.


30. Dans ces mouvements, nous croyons voir, bien du désordre et de l'irrégularité, parce que nous sommes étroitement liés à leur marche, selon nos mérites et sans savoir les oeuvres de beauté que la Providence accomplit en nous. Nous ressemblons à un homme fixé comme une statue dans un coin d'un vaste et magnifique édifice: il ne peut comprendre la beauté de ce palais dont il est un point; de même un soldat, en ligne de bataille, ne peut apercevoir l'ordonnance de toute l'armée. Et si, dans un poème, chaque syllabe, à mesure qu'elle résonne, devenait animée et sensible, elle serait

(1) Mt 6,21

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impuissante à goûter l'harmonie et la beauté de l'ensemble: car elle ne pourrait le saisir dans son entier, vu qu'il est composé de la succession fugitive de chacune d'elles. C'est ainsi que Dieu a mis l'homme, malgré la honte attachée à sa faute, dans un ordre qui n'a rien de défectueux. En effet l'homme s'est abaissé par sa faute, en sacrifiant l'ordre universel dont il possédait les privilèges par sa soumission à Dieu, et il a été assujetti à un ordre spécial, celui d'être conduit. par la loi dont il n'avait pas voulu suivre les règles. Or, tout ce qui est conforme â la loi est juste; et tout ce qui est juste rie saurait jamais être une honte, car la perfection des oeuvres de Dieu éclate dans la bassesse de nos actes: par exemple, l'adultère, en tant qu'adultère, est un acte coupable; mais un homme en est souvent le fruit, et, d'un acte coupable de la volonté humaine, il sort un chef-d'oeuvre de Dieu.


31. Donc, pour revenir au sujet qui nous a entraînés à ces réflexions, l'harmonie de la raison a une beauté supérieure. Suppose que nous y soyons étrangers; dans les mouvements qui nous portent vers le corps, elle ne modifierait pas ces nombres de progrès qu'éveillent les sons: ces nombres, par les mouvements qu'ils communiquent aux corps, donnent naissance aux beautés toutes matérielles des intervalles de temps réguliers: ces intervalles, en frappant l'oreille, donnent naissance aux nombres de réaction qui s'élèvent sur leurs traces la même âme recueille tous ces mouvements, fruit de son activité, les multiplie et leur donne la propriété de se renouveler, en vertu de cette faculté qu'on nomme en elle mémoire, et qui est d'un si grand secours dans les actes compliqués de la vie humaine.


32. Ce sont ces représentations des mouvements de l'âme, correspondant aux impressions des organes, qui, gravées dans le dépôt de la mémoire, s'appellent en grec fantaisie: je ne trouve pas en latin de terme qui soit préférable à celui-là; n'y voyons pas des idées et des perceptions: ce serait tomber dans une existence conjecturale et l'illusion en serait le principe et pour ainsi dire l'entrée. Or, ces mouvements, dans leur concours réciproque, dans leur agitation produite par les impulsions diverses et opposées de l'activité, engendrent, à la suite les uns des autres, une foule de mouvements, qui ne sont plus en réalité des .mouvements imprimés par les sens, quand ils réagissent contre les modifications des organes, et cependant qui leur ressemblent comme une image à une image et voilà ce qu'on est son. venu d'appeler fantôme. En effet, je conçois autrement mon père que j'ai vu souvent et mon grand'père que je n'ai jamais vu. La première conception est une imagination, la seconde une forme imaginaire: l'une me vient de la mémoire, l'autre d'un mouvement de l'âme, né à la suite de ceux que la mémoire garde en dépôt. Comment naît-il! C'est un point difficile à expliquer. Toutefois, je suis bien convaincu que si je n'avais jamais vu de corps humain, il me serait impossible de me figurer ces conceptions sous une forme visible. Quand je conçois un objet après l'avoir vu, ma mémoire est enjeu: cependant autre chose est de retrouver une forme dans la mémoire, autre chose de la créer à l'aide de la mémoire: double opération dont l'âme est capable. Mais prendre des imaginations, fussent-elles véritables, pour des réalités, est une profonde erreur. Il y a bien dans les deux sortes de conceptions, un élément réel dont nous avons l'idée, on peut le soutenir: c'est que nous avons vu ou conçu de pareilles formes; je puis dire sans inconséquence que j'ai eu un père et un grand'père mais dire que mon père et mon grand'père sont les formes mêmes que reproduit ou que crée mon imagination, ce serait le comble de la folie. Il est des hommes qui s'attachent si aveuglément à leurs imaginations, que la véritable source de toutes les fausses opinions ne consiste guère qu'à prendre des imaginations pour des perceptions réelles. Déployons donc toutes nos forces pour leur résister, loin de leur soumettre la raison si aveuglément que nous croyions apercevoir par l'entendement des formes où il n'y a de réel, que notre pensée.


33. Pourquoi donc, si ces nobles harmonies, qui s'élèvent dans l'âme appliquée aux choses d'ici-bas, ont une beauté qu'elles éveillent en passant, pourquoi, dis-je, la providence divine verrait-elle avec colère cette beauté qui prend naissance dans la mortalité même à laquelle nous avons été condamnés par un juste arrêt de Dieu? Car, il ne nous a pas tellement abandonnés dans notre misère que nous ne puissions nous relever, et nous arracher, avec l'appui de sa miséricorde, aux plaisirs sensuels de la chair. Ces plaisirs en effet gravent énergiquement dans la mémoire ce qu'ils empruntent (481) lent de grossier à la lubricité des sens. C'est celle union intime de l'âme avec la chair, suite des émotions sensibles, que l'Écriture sainte appelle du nom de chair. C'est la chair qui lutte contre l'esprit, et on peut alors répéter le mot de l'Apôtre: «J'obéis par l'esprit à la loi a de Dieu, et par la chair, à la loi de péché (1)». Mais quand l'âme s'attache aux choses spirituelles et qu'elle s'y fixe avec une fermeté invincible, cette habitude perd de sa force, et insensiblement, à mesure qu'elle est combattue, elle s'efface et disparaît. L'habitude en effet était plus puissante, quand nous lui obéissions docilement: sans être entièrement anéantie, elle perd beaucoup de son énergie quand nous la réprimons; c'est en s'arrachant ainsi à tous les mouvements désordonnés qui ravissent à l'âme la plénitude de son être, que notre vie tout entière se rattache à Dieu par le charme des harmonies de la raison: la conversion de l'âme est alors complète; elle donne au corps l'harmonie de la santé sans en recevoir aucune joie, bonheur réservé à l'homme qui meurt aux choses du dehors et qui se tourne vers une existence plus haute.

CHAPITRE XII. DES NOMBRES SPIRITUELS ET ÉTERNELS.


34. La mémoire ne recueille pas seulement les mouvements matériels de l'âme, dont l'harmonie a été considérée plus haut; elle recueille aussi les mouvements spirituels dont je vais dire seulement quelques mots. Plus ils sont simples, moins ils exigent de paroles, plus ils demandent l'élévation d'une âme calme. Cette égalité que les harmonies sensibles ne nous offraient pas dans sa perfection continue et durable, et dont nous ne reconnaissions qu'une ombre fugitive, ne serait jamais pour l'âme l'objet d'un désir si elle n'existait pas quelque part. Or elle ne peut exister dans les divisions de l'espace ou du temps celles-ci se grossissent, celles-là s'évanouissent. Où se trouve-t-elle donc, à ton avis? Réponds-moi si tu le peux. Sans doute tu ne te figures pas qu'elle réside dans les formes des corps où tu découvriras par l'examen le plus simple un défaut de proportion; ce n'est pas non plus dans les intervalles des temps: car nous ne savons pas toujours s'ils n'ont pas une étendue


1. Rm 7,26

trop longue ou trop courte que l'oreille ne peut saisir. Je te demande donc où se trouve enfin cette harmonie parfaite, sur laquelle nous fixons notre esprit, quand nous aspirons à trouver dans certains corps ou dans certains mouvements des corps une exacte proportion, qu'un examen attentif nous fait trouver imparfaite. - L'E. Elle est sans doute dans le monde supérieur au monde sensible: seulement j'ignore si elle réside dans l'âme ou dans ce qui est supérieur à l'âme.


35. Le M. Eh bien! dans l'art du rythme ou du mètre dont les poètes suivent les règles, y a-t-il, à ton avis, une harmonie d'après laquelle ils composent leurs vers? - L'E. Il m'est impossible de penser le contraire. - Le M. Cette harmonie, quelle qu'elle soit, passe-t-elle avec le vers, ou est-elle durable? - L'E. Elle est durable. - Le M. Donc il faut reconnaître qu'une harmonie fugitive naît d'une harmonie durable. - L'E. Cette conséquence est rigoureuse, à mon avis. - Le M. Et cet art? qu'est-ce, à tes yeux, sinon une aptitude de l'esprit initié à l'art? - L'E. C'est cela même. - Le M. Crois-tu que cette aptitude se rencontre dans un esprit qui n'est pas initié à cet art? - L'E. En aucune façon. - Le M. Et dans un esprit qui l'a oublié? - L'E. En aucune façon également: car il n'y est plus initié, quoiqu'il ait pu l'être autrefois. - Le M. Et si on l'en fait ressouvenir par des interrogations? Crois-tu que les principes de cette harmonie passent de l'esprit de celui qui l'interroge au sien? Ou plutôt, ne s'opère-t-il pas un mouvement intérieur qui lui fait retrouver les idées qu'il avait laissé échapper? - L'E. Je crois que ce mouvement, part de son propre fond (1). - Le M. Eh! crois-tu qu'on puisse lui rappeler, en l'interrogeant, la quantité brève ou longue d'une syllabe qu'il a complètement oubliée, quand, parmi les syllabes, les unes sont devenues brèves, les autres longues, en vertu d'une convention ou d'un usage de l'antiquité? Car, si cette quantité était fixe et invariable, d'après les lis de la nature ou les principes de l'art, on ne verrait pas des gens fort habiles de notre siècle allonger des syllabes que l'antiquité a faites brèves, ou faire brèves des syllabes que l'antiquité a allongées. - L'E. On le peut, je crois; car il n'y a rien de si

(1) On reconnaît ici, comme dans d'autres ouvrages de saint Augustin, la doctrine Platonicienne de la Réminiscence exposée en termes presque identiques dans le Menon. Leibnitz y voit avec raison une preuve de l'innéité des idées.

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profondément oublié qu'on ne puisse, par une interrogation qui remue les souvenirs, rappeler à la mémoire. - Le M. Il serait bien étrange que les interrogations d'un homme te rappellent ce que tu as mangé à dîner, l'an dernier.- L'E. Oh! pour cela, c'est impossible et je renonce à croire qu'on puisse, à l'aide d'interrogations, rappeler à l'esprit la quantité de syllabes dont on a perdu le souvenir. - Le M. Et d'où vient cela sinon que, dans le mot Italie, par exemple, la première syllabe, allongée autrefois librement par certaines gens, est devenue brève aujourd'hui par un autre caprice de la mode? Or, que deux et un ne fassent pas trois et que deux brèves ne répondent pas à une longue, c'est un principe que les morts n'ont pu infirmer, que les vivants ne peuvent ébranler, et que n'ébranleront pas nos descendants. - L'E. Il n'y a rien de plus évident. - Le M. Et si on procède par la méthode d'interrogation, que nous venons d'appliquer à la question de savoir si deux et un font trois, à propos de cette harmonie supérieure, que fera l'homme chez qui l'ignorance tient, non à l'oubli, mais au manque d'instruction? Ne penses-tu pas qu'en dehors de la quantité des syllabes il ne puisse pareillement connaître cet art? - L'E. N'est-ce pas là un point incontestable? - Le M. A quoi donc se réduit l'instinct qui éveillera chez lui la notion de l'harmonie et produira cette aptitude qu'on appelle l'art? Lui sera-t-elle communiquée par un interrogateur? - L'E. Cet instinct se réduit à reconnaître la justesse des questions qu'on lui fait et à y répondre.


36. Le M. Eh bien! dis-moi à présent si les nombres découverts par cette méthode te semblent variables! - L'E. Non assurément. -Le M. Tu ne refuses donc pas d'admettre qu'ils sont éternels? - L'E. Loin de là: je les reconnais pour tels. - Le M. Eh quoi! N'éprouves-tu pas une crainte secrète qu'ils ne recèlent un certain défaut d'harmonie? - L'E. Il n'est rien au monde dont je sois plus assuré que de leur harmonie. - Le M. Mais de quelle source l'âme peut-elle recevoir un principe éternel et immuable sinon de Dieu, l'Etre éternel et immuable? - L'E. C'est la seule doctrine à laquelle on puisse s'arrêter. - Le M. Dernière conséquence. N'est-il pas évident que celui qui, à l'aide d'interrogations, ressent un élan intérieur qui le rapproche de Dieu, pour en comprendre l'immuable vérité, sera impuissant, s'il ne retient cet élan par la force de la mémoire, à contempler cette vérité sans recevoir un avertissement du dehors? - L'E. C'est évident.

CHAPITRE XIII. DE LA MANIÈRE DONT L'AME SE DÉTOURNE DE L'IMMUABLE VÉRITÉ.


37. Le M. Où se porte donc l'esprit, quand il se détourne de la contemplation des choses éternelles, au point que la mémoire doit l'y rappeler? Ne serait-ce pas qu'il est occupé d'un autre objet? - L'E. C'est mon avis. - Le M. Examinons donc, s'il te plaît, quel est l'objet qui attire son attention et la distrait de la contemplation de l'immuable et souveraine harmonie. Il n'y a de possibles que trois hypothèses: l'objet qui l'occupe doit être aussi parfait, inférieur ou supérieur. - L'E. Les deux premières hypothèses seules méritent d'être discutées: car je ne vois pas ce qui.peut être supérieur à l'éternelle harmonie. - Le M. Vois-tu mieux ce qui peut être aussi parfait, sans se confondre avec elle? - L'E. Assurément non. - Le M. Il se porte donc uniquement vers un objet inférieur. Or, le premier objet inférieur qui s'offre à la pensée, n'est-ce pas l'âme elle-même qui, tout en admettant l'existence de cette immuable harmonie, reconnaît qu'elle est elle-même sujette au changement par cela seul qu'elle porte son attention tantôt sur cette harmonie, tantôt sur un autre objet; et qui, en changeant ainsi d'objets, crée cette succession du temps qui est incompatible avec les choses immuables et éternelles? - L'E. J'y souscris. - Le M. Ainsi cette disposition ou ce mouvement qui fait comprendre à l'âme qu'il y a des choses éternelles et que les choses du temps leur sont inférieures, réside dans l'âme elle-même; elle reconnaît aussi qu'il faut plutôt se porter vers les choses supérieures que vers les choses inférieures. N'est-ce pas sensé? - L'E. Rien de plus raisonnable.


38. Le M. Ne serait-ce pas une question aussi intéressante à ton sens, que d'examiner comment l'âme ne s'attache pas aux choses éternelles aussitôt qu'elle sait qu'il faut s'y attacher? - L'E. C'est une question que. je te prie de traiter avec toute l'importance qu'elle mérite, et je brûle de savoir la cause de ce malheur. - Le M. Tu la découvriras aisément si tu veux bien remarquer quels sont les objets (483) qui, d'ordinaire, attirent le plus notre attention et provoquent le plus énergiquement nos efforts: car ce sont ceux-là que nous aimons le mieux, n'est-ce pas ton avis? - L'E. Assurément. - Le M. Eh! pouvons-nous nous éprendre d'autre chose que de la beauté? Car, bien que certaines gens aiment la laideur et, comme disent communément les Grecs, ont des goûts bas', il importe de savoir jusqu'à quel point cette laideur est moins belle que ce qui plaît au grand nombre. Il est bien évident en effet que personne n'a de goût pour ce qui révolte les sens par sa laideur. - L'E. Cela est vrai. - Le M. Ces beaux objets plaisent par une exacte proportion, comme nous l'avons déjà vu; et cette proportion ne se retrouve pas seulement dans les beautés qui relèvent de l'oreille ou dans les mouvements des corps, mais encore dans les formes qui tombent sous les regards et auxquelles on donne plus communément le nom de belles. N'y a-t-il pas en effet proportion et harmonie, lorsque dans un corps deux membres forment la paire et se correspondent, ou qu'un organe unique, occupe une place intermédiaire, à une égale distance de chaque côté (2)? - L'E. C'est bien mon avis.

Le M. Que cherchons-nous dans la lumière, reine de toutes les couleurs qui nous charment en revêtant les formes corporelles; que cherchons-nous, dis-je, dans la lu mièreet les couleurs, sinon cette mesure qui est en rapport avec nos sens? Nous nous détournons d'un éclat excessif, nos regards se refusent à percer une obscurité drop épaisse, de même que les sons, quand ils sont trop forts, nous étourdissent, et, quand ils sont trop faibles, nous déplaisent, ce qui vient, non des intervalles de temps, mais du son même qui est comme la lumière de la musique et auquel est opposé le silence, au même titre que les couleurs aux ténèbres. Donc en recherchant dans ces objets ce qui est en proportion avec notre nature, en y repoussant ce qui nous est disproportionné, quoique nous comprenions bien qu'ils peuvent convenir à d'autres- êtres, ne sommes-nous pas charmés par un certain sentiment d'égalité qui nous révèle qu'en vertu de rapports cachés, il y a symétrie entre des choses égales? C'est ce qu'on peut observer dans les parfums, les saveurs, et dans le

(1) Saprophiloi, amateurs de choses rebutantes.

(2) Par exemple les yeux et le nez.

toucher; s'il est, difficile d'analyser ces sensations avec profondeur, il est très-aisé d'en faire l'expérience: car il n'y a rien dans les choses visibles qui rie nous flatte par sa symétrie et son analogie. Or, partout où il y a symétrie et analogie, il y a harmonie. Car y a-t-il rien de plus symétrique, de plus analogue, que un plus un? Aurais-tu quelque objection à me présenter? - L'E. Je partage complètement cet avis.


39. Mais la théorie que nous avons exposée plus haut, ne nous a-t-elle pas convaincus que c'est là un effet de l'âme sur les organes et non une impression des organes sur l'âme? - L'E. Oui, assurément. - Le M. Le désir de réagir contre les impressions du corps détourne l'âme de la contemplation des choses éternelles, en la distrayant par l'appas des plaisirs sensibles, et c'est ce qu'elle fait par les nombres de réaction; elle en est encore détournée par le désir de mettre les corps en mouvement, et c'est ce qu'elle fait par les nombres de progrès; elle en est détournée par les représentations et les chimères de l'imagination, c'est ce qui a lieu par les nombres de mémoire; elle l'est enfin par le désir qu'elle éprouve d'arriver à la connaissance frivole de pareils objets, c'est ce qui a lieu par les nombres sensibles où se mêlent certaines règles qui sont une apparence agréable de l'art; de là vient une recherche curieuse qui, comme le nom même l'indique (cura), est ennemie de la tranquillité, et à cause de sa frivolité même, n'atteint jamais la vérité.


40. Le besoin général d'agir qui nous écarte de la vérité a sa source dans l'orgueil, vice qui a pour conséquence d'inspirer à l'âme le désir d'imiter au lieu de servir Dieu. C'est donc avec raison qu'il est écrit dans les saintes Lettres: «Le commencement de l'orgueil chez l'homme est de s'éloigner de Dieu;» ou encore: «le commencement de toute faute, c'est l'orgueil.» Et l'on ne saurait mieux définir l'orgueil que par ces mots de l'Ecriture: «D'où vient que la cendre et la poussière s'enorgueillit, elle qui jette au dehors ses propres biens (1)?» En effet, l'âme n'étant rien par elle-même, autrement elle serait au-dessus du changement et ne perdrait rien de la plénitude de son être, l'âme, dis-je, n'étant rien par elle-même et tenant toute son essence de Dieu, tant qu'elle reste dans sa condition, elle possède par la communication avec Dieu toutes les

(1). Si 10,14 Si 15,9-10

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forces de sa raison et de sa conscience; par conséquent, c'est un trésor qu'elle possède intérieurement. Donc être enflé d'orgueil consiste pour elle à se répandre au dehors, à s'épuiser pour ainsi dire et dès lors à avoir moins d'être. Or se répandre au dehors, qu'est-ce, sinon sacrifier les biens du dedans, en d'autres termes tenir Dieu éloigné de soi, non par la distance dans l'espace, mais par les dispositions de l'âme?


41. La tendance secrète de l'âme est dé se soumettre les autres âmes; je n'entends pas celles des animaux, que la loi divine nous a soumis, mais les êtres raisonnables qui lui tiennent de plus près et qui lui sont unis dans une égale et fraternelle communauté de privilèges. C'est sur eux que l'âme, dans son orgueil, désire surtout exercer son influence, et ce mode d'activité lui semble l'emporter autant sur le gouvernement des corps que l'âme l'emporte sur le corps même. Or Dieu seul peut agir sur les âmes, non par l'intermédiaire des corps, mais par sa puissance immédiate. Cependant dans la condition où le péché nous a placés, l'âme peut agir sur d'autres âmes, en leur manifestant sa volonté par des intermédiaires sensibles, c'est-à-dire par le langage naturel, comme l'expression de la physionomie ou les gestes, ou par des signes de convention, comme les paroles. Car, soit qu'elle commande, soit qu'elle emploie la persuasion, elle a recours à des signes: il en est de même dans toute autre sorte de communication des âmes entre elles. Une conséquence fort naturelle s'en est suivie: c'est que toutes les âmes qui désirent par orgueil exercer la prééminence, ne peuvent gouverner ni les organes auxquels elles sont unies, ni les autres corps, soit parce qu'elles n'ont pas en elles-mêmes une raison assez puissante, soit qu'elles s'affaissent sous le poids des chaînes de leur mortalité. Ainsi donc les nombres et les mouvements qui font agir les âmes les unes sur les autres, ont pour effet de les arracher, par le désir de la gloire et des grandeurs, à la contemplation de la simple et pure vérité. Il n'y a que Dieu en effet qui glorifie l'âme bienheureuse, en lui donnant la grâce de mener secrètement en sa présence une vie de justice et de piété.


42. Ces mouvements que l'âme produit à propos des âmes qui lui sont attachées ou soumises, ressemblent aux mouvements de progrès, car elle se porte vers elles comme elle ferait vers son corps. Quant à ceux qu'elle produit, lorsqu'elle désire s'attacher ou se soumettre quelques âmes, ils rentrent dans la classe des mouvements de réaction. Car l'âme agit alors comme elle ferait à propos d'une impression des sens, s'efforçant de s'assimiler un objet en quelque sorte du dehors et de repousser ce qu'elle ne peut s'assimiler. Ces deux espèces de mouvements sont recueillis par la mémoire qui leur communique la propriété de se reproduire, au milieu de l'agitation à laquelle elle se livre pour les imaginer en leur absence et pour en inventer de semblables. Pour apprécier ce qu'il y a de bien ou de mal dans ces actes, on voit s'élever dans l'âme les nombres de jugement, que nous pouvons appeler encore sensibles, parce que l'âme, pour agir sur l'âme, emploie des signes sensibles. Livrée à cette multitude d'efforts complexes, l'âme se détourne de la contemplation de la vérité: qu'y a-t-il d'étonnant? Elle l'aperçoit sans doute dans les moments de calme qu'ils lui laissent, mais comme elle n'a pu encore s'en affranchir, elle ne peut fixer son attention ni s'y arrêter. Par conséquent il ne suffit pas à l'âme de connaître l'objet sur lequel elle doit s'arrêter pour s'y arrêter effectivement. N'aurais-tu pas quelque objection à faire contre cette explication? - L'E. J'aurais mauvaise grâce à te contredire.


Augustin, de la musique - CHAPITRE IX. IL Y A DANS L'AME D'AUTRES NOMBRES SUPÉRIEURS AUX NOMBRES DE JUGEMENT.