Augustin, de la musique - CHAPITRE XIV. L'AME S'ÉLÈVE A L'AMOUR DE DIEU PAR LA CONNAISSANCE DE L'ORDRE ET DE L'HARMONIE QU'ELLE GOUTE DANS LES CHOSES.

CHAPITRE XIV. L'AME S'ÉLÈVE A L'AMOUR DE DIEU PAR LA CONNAISSANCE DE L'ORDRE ET DE L'HARMONIE QU'ELLE GOUTE DANS LES CHOSES.


43. Le M. Après avoir examiné, comme nous l'avons pu, les causes de la corruption et de l'abaissement de l'âme, qu'avons-nous à considérer sinon cette influence souveraine d'en-haut qui, la purifiant et la dégageant de son fardeau, lui fait reprendre son vol vers le séjour de la paix et la fait. rentrer dans la joie de son Seigneur? - L'E. Examinons donc cette question. - Le M.: Eh! crois-tu que je vais longtemps m'étendre sur ce sujet, quand la divine Ecriture, dans une foule de livres, d'une autorité, d'une sainteté incomparables, ne fait que nous avertir d'aimer Dieu et Notre-Seigneur, de tout notre coeur, de toute notre âme, de tout notre esprit, et d'aimer le prochain (485) comme nous-mêmes? Si donc nous rattachons à cette fin tous les mouvements et tous les nombres de l'activité humaine, nous serons purifiés sans nul doute. N'es-tu pas de mon avis? - L'E. Assurément. Mais si ce principe est bientôt connu, il est dans la pratique d'une extrême difficulté.


44. Le M. Et qu'y a-t-il donc de facile? Est-ce d'aimer les couleurs, le chant, les mets délicats, les roses, les objets moelleux et polis? Quoi! il est facile à l'âme d'aimer des objets où elle cherche uniquement l'harmonie et la proportion, et qui ne lui offrent, si elle les considère avec un peu d'attention, qu'une ombre et une trace fugitive de ces beautés; et il lui serait difficile d'aimer Dieu en qui sa faible pensée, toute corrompue et tout altérée, ne peut apercevoir aucune disproportion, aucun changement, aucune limite dans l'espace, aucune succession dans le temps? Trouvera-t-elle son bonheur à élever de magnifiques édifices, à développer son activité dans des oeuvres de ce genre? Mais si l'harmonie la charme dans de pareilles oeuvres, et je n'y vois pas une autre cause de plaisir, quelle beauté de proportion et d'ensemble y trouverait-elle qui ne soit ridicule au point de vue du pur idéal? Et s'il en est ainsi, pourquoi se laisse-t-elle tomber de ce véritable centré de l'harmonie à ces misères, et élève-t-elle avec ses propres débris des ouvrages de boue? Telle n'est pas la promesse de Celui qui ne sait pas tromper: «Mon joug, dit-il, est léger (1).» L'amour du monde entraîne plus de peines: car les biens que l'âme y cherche, je veux dire l'immuable et l'éternel, elle ne les y trouve pas; car cette infime beauté du monde n'existe que par le mouvement des choses et ce qui offre en elle l'apparence de l'immutabilité, lui vient de Dieu par l'âme; par l'âme qui,- ne changeant qu'avec le temps, prime le monde qui change avec le temps et les lieux (2). C'est pourquoi, si, le Seigneur a prescrit aux âmes ce qu'elles doivent aimer, l'apôtre Jean leur a prescrit ce qu'elles doivent haïr: «N'aimez pas le monde, «parce que tout ce qui est dans le monde est concupiscence de la chair, concupiscence des yeux et vanité du siècle (3).»


45. Que penser de l'homme quand il assigne pour but à tous les nombres qui ont le corps

(1) Matth. 11,30.

(2) Rét. liv. 1,ch. 11,n. 4.

(3) 1 Jean, 2,15,16.

pour objet et qui sont sine réaction contre les impressions corporelles, ou qui, à la suite de ceux-ci, naissent et se gardent dans la mémoire, moins les plaisirs de la chair, que la santé du corps; quand il voit dans les nombres qui se produisent soit pour entretenir soit pour faire naître l'union des âmes, et dans ceux qui à leur suite se gravent dans la mémoire, un moyen, non d'exercer un empire d'orgueil, mais d'être utile aux âmes elles-mêmes; quand enfin il se sert des nombres soit sensibles soit rationnels, régulateurs souverains des nombres qui passent successivement dans l'oreille, non pour satisfaire une curiosité inutile ou dangereuse, mais pour donner une approbation ou un blâme nécessaire? Ne voit-il pas s'élever en lui tous les nombres sans être jamais enveloppé dans leur réseau? Car, il se propose la santé du corps, pour n'éprouver jamais de peine, et il ramène tous ses actes à l'utilité du prochain qu'il a reçu l'ordre d'aimer comme lui-même, en vertu de la communauté de droits qui lie tous les hommes entre eux. - L'E. Tu traces là le portrait d'un homme supérieur ou plutôt l'idéal de la vertu humaine.


46. Le M. Parconséquent, ce n'est pas l'harmonie inférieure à la raison et belle en son genre, mais l'amour de la beauté inférieure qui dégrade et avilit l'âme. Aime-t-elle dans cette beauté, et l'harmonie, dont nous avons assez parlé selon le plan de cet ouvrage, et l'ordre? aussitôt elle est déchue de l'ordre supérieur auquel elle appartient; elle ne sort pas pour cela de l'ordre universel; car elle est alors dans un rang et à une place où une hiérarchie parfaite appelle les âmes ainsi dégradées. S'assujettir à l'ordre ou être assujetti dans les liens de l'ordre sont choses bien différentes. L'âme s'assujettit à l'ordre, quand elle s'attache tout entière à ce qui est au-dessus d'elle, je veux dire à Dieu, et qu'elle aime comme elle-même les autres âmes ses soeurs. Par la force de cet amour elle règle les choses inférieures et n'en est pas corrompue ni souillée. Ce qui souille l'âme, en effet, n'est pas ma (1);car le corps même est un ouvrage de Dieu, il est orné de sa beauté particulière, quoique d'un ordre inférieur, et ce n'est qu'au prix de la dignité de l'âme qu'il est bas et méprisable, de même que

(1) Ce n'est pas l'objet même qui souille, c'est l'abus qu'on en fait. Qu'on se rappelle le fruit défendu.

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la beauté de l'or perd son éclat par son mélange avec l'argent le plus fin. Ainsi donc ne retranchons pas des oeuvres de la Providence ces harmonies qui prennent naissance dans la condition mortelle, notre châtiment ici-bas; car elles ont leur beauté particulière; ne les aimons pas non plus comme si nous voulions demander le bonheur à de pareilles jouissances. Puisqu'elles sont temporelles, saisissons-les comme une planche sur les flots: ce n'est pas -en les rejetant comme un fardeau ni en nous y attachant comme à un solide moyen de salut, c'est en les employant à un bon usage, que nous parviendrons à nous en passer. Et si nous aimons notre prochain dans toute l'étendue du commandement divin, nous trouverons dans cet amour l'échelle qui nous fait remonter jusqu'à Dieu: alors loin d'être emprisonnés dans l'ordre universel qu'il a établi, nous observerons tranquillement et sans orage l'ordre qui nous est spécial.


47. Que l'âme s'attache à l'ordre, les harmonies sensibles n'en sont-elles pas la preuve évidente? D'où vient en effet la succession établie entre les différents pieds, le pyrrhique d'abord, puis l'iambe, en troisième lieu le trochée, et ainsi des autres? Tu vas me dire, il est vrai, que c'est la raison et non l'oreille qui a fixé cette succession, et cela est juste. Mais au moins ne faut-il pas reconnaître comme un privilège de l'oreille l'instinct qui l'empêche de confondre huit syllabes longues avec seize brèves, quoique leur durée soit la même? Et quand la raison contrôle cette impression de l'oreille et qu'elle est avertie que le procéleusmatique est un équivalent du spondée, elle n'en trouve d'autre preuve sérieuse que la beauté même de l'ordre: car une syllabe longue n'est longue que par comparaison avec une brève, une brève n'est brève que par comparaison avec une longue, et par conséquent, si on prononce un vers iambique, en allongeant les syllabes autant qu'on voudra, pourvu qu'on garde toujours le rapport de fin à deux, dans la mesure, le vers garde aussi son nom d'iambique: au contraire, si on prononce lentement un vers composé de pyrrhiques, il se change en un vers spondaïque, au point de vue, non de la prosodie, mais de la musique. Quant au vers dactylique ou anapestique, comme le mélange des brèves et des longues fait apprécier leur quantité relative, quelque temps qu'on mette à le prononcer, il garde son nom (1). Pourquoi d'ailleurs n'emploie-t-on pas la même marche pour mettre des demi-pieds complémentaires soit à la fin soit au commencement du mètre, et ne peut-on se servir indifféremment de tous les demi-pieds qui se frappent de la même manière? Pourquoi aime-t-on mieux parfois placer à la fin deux brèves que. deux longues? N'est-ce pas là une exigence de l'oreille? Ce qui domine ici, ce n'est pas le rapport d'égalité, puisque la- mesure est la même avec une longue ou deux brèves, c'est un rapport d'ordre. Il serait trop long d'étudier dans les mesures de temps tout ce qui a trait à cette question. En un mot, l'oreille même rejette-les formes qu'approuvent les yeux, soit à cause de leur monotonie exagérée, soit à cause de leur commencement à contre-temps, et autres défauts analogues où elle condamne, non un rapport d'inégalité, puisque la symétrie des parties subsiste, mais une fausse harmonie (2). Enfin lorsque, dans toutes les opérations de nos sens, nous nous accoutumons peu à peu à des actes que le défaut d'habitude nous rend pénibles à divers degrés, et que nous finissons par trouver agréable ce que d'abord nous avions eu peine à souffrir; n'employons-nous pas l'ordre pour ourdir ainsi comme une trame de plaisirs, sans agréer jamais nu tout dont le commencement, le milieu et la fin ne forment pas un ensemble harmonieux?


48. Donc, ne plaçons nos joies ni dans les plaisirs de la chair, ni dans les grandeurs et la gloire du monde, ni dans la recherche des choses qui agissent du dehors sur les organes: possédons au fond de nous-mêmes Dieu, qui n'offre à notre amour que des beautés immuables et éternelles: de la sorte, les choses du temps se présentent à nous sans nous engager dans leurs liens; les objets extérieurs au corps s'éloignent sans nous causer de douleur; le corps lui-même se décompose sans souffrance, ou sans souffrance trop vive, et se trouve rendu à sa nature première pour recevoir une forme nouvelle. Une foule de troubles et de peines naissent de l'attention que l'âme donne au corps, de son attachement à une oeuvre unique et particulière au mépris de la loi universelle,

(1) De même dans la musique moderne, les mouvements allegro ou andante, etc. ne changent rien à la valeur intrinsèque des notes, le rapport d'une blanche à une noire, d'une noire à une croche étant le même.

(2) C'est ainsi qu'en français l'oreille n'est pas dupe d'une rime qui ne s'adresse qu'aux yeux.

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bien que cette oeuvre ne puisse échapper à l'ordre universel dont Dieu est l'arbitre et qu'elle y trouve sa place. Car celui qui n'aime pas les lois en devient l'esclave.

CHAPITRE XV. L'AME ACCOMPLIRA EN PAIX LES MOUVEMENTS DU CORPS APRÈS LA RÉSURRECTION: LA PERFECTION DE L'AME CONSISTERA ALORS EN QUATRE VERTUS.


49. Si, dans le temps que notre pensée se reporte souvent, avec une attention profonde, sur les choses immatérielles et immuables, il s'élève par hasard en nous, à propos d'un mouvement facile et habituel du corps, comme une promenade, une psalmodie, des nombres qui s'évanouissent à notre insu, bien qu'ils n'existeraient pas sans un effort de notre activité; si enfin, lorsque nous sommes plongés dans nos vaines imaginations, nous produisons également des nombres sans en avoir conscience; combien cet état de l'âme né sera-t-il pas plus élevé et plus durable, lorsque notre corruption aura revêtu l'incorruptibilité, que notre mortalité aura revêtu l'immortalité (1)?fin d'autres termes, pour exprimer cette vérité simplement, lorsque Dieu aura vivifié nos corps, mortels «à cause de l'Esprit qui demeure en nous» comme dit l'Apôtre (2), avec quel bonheur, voyant Dieu seul et la vérité pure, face à face, comme il a été dit, sentirons-nous sans le moindre trouble s'élever en nous les nombres destinés à mouvoir les organes? On ne saurait croire en effet que l'âme trouve sa félicité dans les biens qui lui doivent naissance, sans pouvoir la trouver dans les biens qui la rendent bonne elle-même.


50. Or, l'acte par lequel l'âme, avec l'aide de Dieu et de son Seigneur, s'arrache à l'amour de la beauté inférieure, en combattant avec énergie et en détruisant les habitudes qui lui font la guerre; la victoire qui la fait triompher dans son sein des puissances de l'air (3) et prendre son vol, malgré leur jalousie et en dépit de tous leurs efforts, vers Dieu son soutien et son inébranlable appui, qu'est-ce, sinon la vertu qu'on appelle tempérance? - L'E. Je la reconnais et j'en distincte parfaitement les traits. -Le M. Allons plus loin: quand elle marche à grands pas dans le chemin du ciel, qu'elle savoure

(1) 1Co 15,53.

(2) Rom. 8,11.

(3) Les démons.

déjà les joies éternelles et semble y toucher, la perte des biens périssables ou la mort pourrait-elle l'épouvanter? Se troublerait-elle quand elle est assez forte pour dire à ses sueurs moins parfaites: «Il m'est avantageux de mourir et de me réunir au Christ: mais il est nécessaire, à cause de vous, que je reste dans ma chair (1)?» - L'E. Non, assurément. - Le M. Cette disposition qui lui fait braver les adversités et la mort ne doit-elle pas s'appeler force? - L'E. J'en conviens encore. - Le M. Et cet ordre suivant lequel elle ne sert que Dieu, ne reconnaît pour égales que les âmes les plus pures, ne veut exercer d'empire que sur les bêtes et sur la nature physique, quelle vertu est-ce à ton avis? - L'E. La justice, comment ne pas le voir? - Le M. Tu as raison.

CHAPITRE XVI. COMMENT CES QUATRE VERTUS (2) SONT L'APANAGE DES BIENHEUREUX.


51. Maintenant une question: la Prudence consistant pour l'âme, comme nous en sommes convenus plus haut, à comprendre l'objet auquel elle doit s'arrêter et le but où elle doit atteindre par la tempérance, en d'autres termes, par la charité, qui tourne tout son amour vers Dieu, comme par le renoncement au monde, qui est un acte de force et de justice; penses-tu qu'après avoir atteint l'objet de son amour et de ses peines par une sanctification parfaite, après avoir vu son corps vivifié, les imaginations désordonnées bannies de sa mémoire, après avoir commencé sa vie en Dieu et par Dieu seul; expérimenté enfin cette promesse divine: «Mes bien-aimés, nous sommes maintenant les enfants de Dieu et on ne voit pas encore ce que nous serons mais nous savons que lorsqu'il apparaîtra, nous serons semblables à lui parce que nous le verrons tel qu'il est (3);» penses-tu, dis-je, que l'âme verra les vertus dont nous venons de parler subsister encore? - L'E. Non: car les choses, contre lesquelles l'âme réagit, ayant disparu, je ne vois plus la raison d'être de la prudence, qui ne sert à porter la lumière que dans les contradictions; de la tempérance, qui ne sert qu'à détourner

(1) Ph 1,21-23

(2) Y compris la prudence dont saint Augustin parle immédiatement.

(3) 1Jn 3,2

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l'amour d'un but funeste; de la force, qui ne sert qu'à résister au malheur; de la justice, qui n'aspire à l'égalité avec les âmes bienheureuses ou à l'empire sur les êtres inférieurs, que dans les luttes qui l'empêchent d'atteindre à ses fins.


52. Le M. Ta réponse n'est pas absolument dénuée de sens; ton opinion et celle de quelques philosophes, je ne le nie, pas. Mais en consultant les Livres revêtus de la plus baute autorité, je trouve qu'il a été écrit: «Goûtez et voyez combien le Seigneur est doux (1),» passage répété par l'apôtre Pierre «Si vous aviez goûté cependant combien le Seigneur est doux (2)!» C'est en cela précisément que consiste, selon moi, l'effet de ces vertus qui purifient l'âme en la convertissant. Car, le charme des choses périssables ne saurait être vaincu que par un certain attrait des choses éternelles. Mais que se passera-t-il au moment qui nous est révélé par ces paroles «Les fils des hommes espéreront à l'ombre «de vos ailes: ils seront enivrés de l'abondance de votre maison, et vous les abreuverez au torrent de votre félicité: car c'est en vous qu'est la source de la vie?» Il ne dit pas ici que le Seigneur sera doux à goûter; mais vois quelle intarissable effusion des trésors éternels nous est prédite! Une ivresse divine en sera même la conséquence, et ce mot me semble exprimer merveilleusement l'oubli des vanités et des songes du monde. Il a ajouté: «Nous verrons votre lumière dans votre lumière. Montrez votre miséricorde à ceux qui vous connaissent.» Par lumière, il faut entendre le Christ qui est la sagesse de Dieu et mille fois nommé sa lumière. Donc ces deux mots: «nous verrons,» et, «ceux «qui vous connaissent,» nous font voir clairement que la prudence subsistera dans le ciel. Car est-il possible que, sans la prudence, l'âme voie et connaisse son véritable bien? - L'E. J'entends.


53. Le M. Ceux qui ont le coeur droit peuvent-ils l'avoir sans la justice? - L'E. Je me rappelle effectivement que par cette expression on désigne souvent la justice. - Le M. Ne voyons-nous pas cette alliance d'idées exprimée par le Prophète, lorsqu'il s'écrie d'un ton inspiré: «Et votre justice à ceux qui ont le coeur droit?» - L'E. C'est évident. - Le M. Eh bien! rappelle-toi, je te prie, que l'âme,

(1) Ps. 33,9. - (2) I Pierre 2,3.

comme nous l'avons suffisamment démontré, se laissait aller par orgueil à des actes qui dépendaient de son pouvoir et tombait, au mépris de la loi universelle, dans la sphère de ses propres volontés, état qui s'appelle l'apostasie ou l'abandon de Dieu. - L'E. Je m'en souviens. - Le M. Quand l'âme donc s'efforce de s'arracher à ce plaisir du sens propre, ne te semble-t-elle pas reporter tout son amour sur Dieu, et, loin de toute souillure, mener une vie de tempérance, de pureté et de calme? - L'E. Assurément. - Le M.. Remarque aussi comme le Prophète ajoute: «Puissé-je n'avoir jamais le pied de l'orgueilleux!» Par pied il entend ici l'apostasie et la chute dont se préserve l'âme pour s'attacher à Dieu et vivre éternellement. - L'E. J'entends et j'adopte ta pensée.


54. Reste maintenant la force. Or, si la tempérance nous garde de la chute qui dépend de notre libre volonté, la force est surtout efficace contre la violence qui peut entraîner une âme peu vigoureuse à sa ruine et à sa dégradation déplorable. Cette violence a dans l'Ecriture un nom très-expressif: c'est celui de bras. Et qui peut faire cette violence, sinon les pécheurs? Si donc l'âme est prémunie contre une pareille violence et qu'elle ait pour sauvegarde l'appui de Dieu, qui la met à l'abri des coups, de quelque part qu'ils viennent, elle possède une puissance solide et pour ainsi dire invincible, puissance que l'on nomme la force à juste titre, comme tu en conviendras, et que le Prophète désigne, je le crois, lorsqu'il ajoute: «Et que le bras des pécheurs ne puisse m'écarter de vous (1).»


55. Quel que soit du reste le sens qu'on donne à ces mots, nieras-tu que l'âme, arrivée à cette perfection et à ce bonheur contemple la vérité, vit sans tache, reste inaccessible à toute espèce de peine et soumise à Dieu seul, et qu'enfin elle domine souverainement tous les autres êtres? - L'E. Je ne conçois pas qu'il y ait pour elle une autre perfection, un autre bonheur. - Le M. Cette contemplation de la vérité, cette sanctification, cet empire sur la sensibilité, cette harmonie, composent les quatre vertus dans leur perfection absolue; ou, pour ne pas nous inquiéter des mots quand nous sommes d'accord sur le fond des choses, nous avons droit d'espérer qu'à ces vertus, dont l'âme fait usage dans ses épreuves,

(1) Ps. 35,8-12.

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correspondent des attributs analogues dans l'éternité.

CHAPITRE XVII. DES HARMONIES AUXQUELLES L'AME PÉCHERESSE DONNE NAISSANCE ET DE CELLES QUI LA DOMINENT. - CONCLUSION DE L'OUVRAGE.


56. Rappelons-nous seulement ce point essentiel dans le plan de notre ouvrage, que, par une loi de cette Providence quia guidé Dieu dans toutes ses créations, l'âme pécheresse et infortunée est gouvernée par des harmonies ou produit elle-même des harmonies à un degré aussi bas que peut aller la corruption de la chair: ces harmonies vont sans cesse en perdant le caractère de la beauté, mais elles ne peuvent en- être absolument dépouillées. Dieu, souverainement bon et souverainement juste, n'est pas jaloux de l'harmonie à laquelle donne naissance soit la damnation, soit la conversion, soit l'endurcissement de l'âme. Or, l'harmonie a son principe dans l'unité; elle tire sa beauté de la proportion et de la symétrie, son enchaînement, de l'ordre. Aussi peut-on reconnaître que, pour subsister, tout être aspire à l'unité, s'efforce de demeurer semblable à lui-même, et maintient soit dans le temps soit dans l'espace, son rang particulier, en d'autres termes, qu'il assure la conservation de son organisme par un certain équilibre: sans reconnaître en même temps qu'un seul principe, qui se reproduit en image de soi-même parfaitement égale à lui-même, grâce au trésor de cette bonté qui fait régner la charité la plus parfaite entre l'unité et l'unité sortie de l'unité (1), a donné à tout l'être et la vie, à tous les degrés de la création.


57. Ainsi donc ce vers que nous avons déjà. cité:

Deus creator omnium,

ne charme pas seulement l'oreille par une cadence harmonieuse; il fait éprouver à l'âme une joie plus délicieuse encore parla pureté et la vérité de la pensée qu'il exprime. Sans doute tu n'es pas ici arrêté par ces esprits un peu lourds, pour employer l'expression la plus douce, qui soutiennent que rien ne peut sortir

(1) Dans ce «principe qui se reproduit en image de soi-même parfaitement égale à lui-même» et dans a cette unité sortie de l'unité, tout lecteur intelligent sentira qu'il est question du plus grand de nos mystères.

du néant, quoique la toute-puissance de Dieu ait accompli ce miracle. Quoi! un artisan peut, grâce aux nombres intellectuels que recèle son art, développer ces nombres sensibles qu'il est dans son habitude de produire, et par les nombres sensibles, ces nombres de progrès dont il se sert dans l'action pour mettre en jeu tes organes, nombres en harmonie avec les divisions du temps; il peut, dis-je, réaliser sur le bois des formes visibles en harmonie avec les divisions de l'espace; la nature, qui obéit au signal de Dieu peut faire sortir le bois lui-même de la terre et des autres éléments: et Dieu n'aurait pu faire sortir les éléments mêmes du néant? Mais il est nécessaire que les mouvements, dans le temps, précèdent les mouvements, dans l'espace; vois plutôt un arbre. Parmi les végétaux, il n'en est aucun qu'on ne voie, dans les intervalles de temps qu'exige sa maturité, croître, produire des jets, se développer dans les airs, déployer son feuillage, se fortifier et porter soit des fruits, soit la semence même destinée à le reproduire en vertu de mouvements mystérieux qui s'opèrent dans le bois lui-même; cette loi est encore plus sensible dans le corps des animaux, où les membres offrent aux regards une symétrie plus régulière. Et quand ces merveilles s'opèrent avec les éléments, les éléments eux-mêmes ne pourraient avoir été créés de rien? Y aurait-il donc en eux rien qui fût plus bas, plus vil que la terre même? Mais une parcelle de terre, si petite qu'elle soit, doit s'étendre en longueur, à partir d'un point indivisible, se développer en troisième lieu dans le sens de la largeur, et, en quatrième lieu, dans le sens de la profondeur, pour former un corps complet. Quel est donc le principe de cette dimension qui se développe depuis le point jusqu'au volume? Quel est le principe de cette symétrie des parties dans un solide, produite par la longueur, la largeur et la profondeur? Quel est le principe de cette analogie, de ce rapport qui fait sortir, dans une exacte proportion, la longueur du point géométrique, la largeur de la longueur, la profondeur de la largeur? Quel en est le principe, sinon la source éternelle et suprême de l'harmonie, de la proportion, de la symétrie et de l'ordre? Or, enlève à la terre ces propriétés, elle n'est plus rien. Donc la toute-puissance de Dieu a créé la terre, et la terre a été créée de rien.

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58. D'ailleurs la figure même de la terre, qui sert à la distinguer des autres éléments, ne fait-elle pas apercevoir la propriété essentielle (1) qui lui a été communiquée? Y a-t-il en elle une partie différente du tout? L'affinité et l'harmonie de ces parties entre elles ne lui fait-elle pas occuper le plus bas degré, place relativement très-avantageuse? Sur elle s'étend naturellement l'eau; l'eau qui elle-même tend à l'unité, plus brillante et plus transparente que la terre, à cause de la ressemblance plus parfaite de ses molécules, gardant la place que lui assigne son rang et sa conservation. Que dire de l'air qui, par sa propriété de se condenser, tend plus aisément encore à l'unité, qui surpasse autant l'eau en transparence que l'eau surpasse la terre, et qui s'élève au-dessus pour trouver sa conservation dans sa hauteur même? Que dire de la voûte céleste, de cette circonférence où finit le monde visible des corps, de cette région la plus élevée et la plus pure en son genre? Or les éléments que nous distinguons par le ministère des sens avec tous les objets qu'ils renferment, ne peuvent ni admettre ni garder ces rapports dans l'espace, en apparence fixes et invariables, sans une influence antérieure et secrète des rapports de temps qui sont en mouvement à leur tour; ces nombres qui se déploient et se meuvent dans les divisions du temps, sont antérieurement modifiés par le mouvement de la vie, lequel ne dépend que du Maître de l'univers, et, sans avoir d'intervalles de temps qui règlent ses harmonies, reçoit de la puissance divine le bienfait du temps. Au-dessus des harmonies de la vie viennent les harmonies pures et toutes


1. La pesanteur.

intellectuelles des âmes saintes et bienheureuses: la loi de Dieu, cette loi sans laquelle une feuille ne tombe pas d'un arbre et pour qui nos cheveux sont comptés, se communique sans intermédiaire à ces harmonies qui la transmettent à leur tour aux harmonies auxquelles obéissent la terre et les enfers (1).


59. CONCLUSION. - J'ai discuté avec toi, comme je l'ai pu, de ces merveilles: elles sont si hautes et moi si, petit! Si ce dialogue tombe entre les mains de quelques lecteurs, qu'ils sachent bien que ceux qui l'ont composé sont infiniment plus faibles que ceux qui adorent la Trinité consubstantielle et immuable du Dieu tout-puissant et unique, principe de tout, auteur de tout, centre de tout, qui l'adorent, dis-je, en ne s'attachant qu'à l'autorité des deux Testaments, et l'honorent par des actes de foi, d'espérance et d'amour. Ce ne sont point les faibles lueurs du raisonnement humain qui les épurent, c'est le feu le plus ardent de la charité. Pour nous qui ne voulons pas négliger les âmes que les hérétiques abusent par de fausses promesses de philosophie et de science, nous devons explorer les chemins; et nous marchons d'un pas plus lent que les saints personnages qui, dans leur vol rapide, ne daignent pas même les examiner. Toutefois nous n'oserions pas suivre cette voie, si nous ne voyions que, parmi les pieux enfants de l'Église catholique, notre excellente Mère, il en est un grand nombre; qui, après avoir reçu de l'éducation le talent de la parole et de la controverse, se sont vus contraints d'en faire usage pour réfuter l'hérésie.


1. Rét. liv. 1,ch. 11.

Le traité de la Musique est traduit par MM. THÉNARD et CITOLEUX,

agrégés de l'Université.




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