Augustin, les Psaumes 4

DISCOURS SUR LE PSAUME IV - LE VRAI BONHEUR.

4 Ps 4

Le Prophète nous montre dans ce cantique l'âme qui s'élève au-dessus des biens terrestres et périssables pour trouver en Dieu le repos et le bonheur.

POUR LA FIN, PSAUME CANTIQUE DE DAVID (Ps 4,1).

401 1. «Le Christ est la fin de la loi pour justifier tous ceux qui croiront en lui (Rm 10,4)»; mais cette fin a le sens de perfectionnement et non de destruction. On peut se demander si tout cantique est un psaume, ou plutôt si tout psaume ne serait pas un cantique; s'il y a des cantiques auxquels ne conviendrait pas le nom de psaume, et des psaumes que l'on ne pourrait appeler cantiques. Mais il est bon de voir dans les Ecritures, si le titre de cantique n'indiquerait pas la joie; et le nom de psaumes indiquerait des chants exécutés sur le psaltérion, dont se servit David, au rapport de l'histoire ( I Par. 13,8), pour figurer un grand mystère, que nous n'approfondirons pas ici; cela exige de longues recherches, et une longue discussion. Ecoutons aujourd'hui la parole de l'Homme-Dieu, après sa résurrection, ou du disciple de l'Eglise qui croit et qui espère en lui.

402 2. «Quand je priais, le Dieu de ma justice m'a exaucé (Ps 4,2)». Ma prière, dit-il, a été exaucée par Dieu, auteur de ma justice. «Dans les tribulations, vous avez dilaté mon coeur (Ps 4,2), vous m'avez fait passer des étreintes de la douleur aux dilatations de la joie; car la tribulation et l'étreinte sont le partage de l'âme, chez tout homme qui fait le mal (Rm 2,9)». Mais celui qui dit: «Nous nous réjouissons dans les afflictions, sachant que l'affliction produit la patience»; jusqu'à ces paroles: «Parce que l'amour de Dieu est répandu dans nos coeurs par l'Esprit-Saint qui nous a été donné (Rm 5,3-5)»: celui-là n'endure point les étreintes du coeur, quoi que fassent pour les lui causer ses persécuteurs du dehors. Le verbe est à la troisième personne, quand le Prophète s'écrie: «Dieu m'a exaucé», et à la seconde, quand il dit: «Vous avez dilaté mon coeur»; si ce changement n'a point pour but la variété ou l'agrément du discours, on peut s'étonner qu'il ait voulu d'abord proclamer devant les hommes qu'il a été exaucé, puis interpeller son bienfaiteur. Sans doute qu'après avoir dit qu'il a été exaucé dans la dilatation de son coeur, il a préféré s'entretenir avec Dieu, afin de nous montrer par là que dans cette dilatation du coeur, Dieu lui-même se répand dans notre âme qui s'entretient avec lui intérieurement. Ceci s'applique très-bien au fidèle qui croit en Jésus-Christ, et en reçoit la lumière; mais je ne vois point comment nous pourrions l'entendre de Notre-Seigneur, puisque la divine sagesse unie à son humanité, ne l'a point abandonné un instant. Toutefois, de même que dans la prière il faisait ressortir notre faiblesse plutôt que la sienne; de même aussi, dans cette dilatation du coeur, Notre-Seigneur peut parler au nom des fidèles, dont il s'attribue le rôle quand il dit: «J'ai eu faim, et vous ne m'avez pas nourri; j'ai eu soif, et vous ne m'avez point donné à boire (Mt 25,35), et le reste.

De même encore Notre-Seigneur peut dire : «Vous avez dilaté mon coeur», en parlant au nom de quelque humble fidèle, qui s'entretient avec Dieu dont il ressent en son âme l'amour répandu par l'Esprit-Saint qui a été donné. «Ayez pitié de moi, écoutez mes supplications (Ps 4,2)». Pourquoi cette nouvelle prière, lorsque déjà il s'est dit exaucé et dilaté? Serait-ce à cause de nous dont il est dit: «Si nous espérons ce que nous ne voyons pas encore, nous l'attendons par la  patience (Rm 8,25)?» ou bien demanderait-il à Dieu de perfectionner ce qui est commencé chez celui qui a cru?

403 3. «Enfants des hommes, jusques à quand vos coeurs seront-ils appesantis (Ps 4,3)?» Du moins, si vos égarements ont duré jusqu'à l'avènement du Fils de Dieu, pourquoi prolonger au delà cette torpeur de vos âmes? Quand cesserez-vous de vous tromper, sinon en présence de la vérité? « A quoi bon vous éprendre des vanités, et rechercher le mensonge (Ps 4,3)?» Pourquoi demander à des choses sans prix, un bonheur que peut seule vous donner la vérité, qui donne à tout le reste la consistance? «Car vanité des vanités, tout est vanité. Qu'a de plus l'homme de tout le labeur dans lequel il se consume sous le soleil (Qo 1,2 Qo 1,4)?» Pourquoi vous laisser absorber par l'amour des biens périssables? Pourquoi rechercher comme excellents des biens sans valeur? C'est là une vanité, un mensonge; car vous prétendez donner la durée auprès de vous à ce qui doit passer comme une ombre.

404 4.  «Et sachez que le Seigneur a glorifié son saint (Ps 4,4)». Quel saint, sinon celui qu'il a ressuscité d'entre les morts, et qu'il a fait asseoir à sa droite dans les cieux? Le Prophète excite ici les hommes à se détacher du monde pour s'attacher à Dieu. Si cette liaison «et sachez»paraît étrange, il est facile de remarquer dans les Ecritures, que cette manière de parler est familière à la langue des Prophètes. Vous les voyez souvent commencer ainsi: «Et le Seigneur lui dit, et la parole du Seigneur se fit entendre à lui (Ez 1,3)». Cette liaison que ne précède aucune pensée, et qui ne peut y rattacher la pensée suivante, nous montrerait la transition merveilleuse entre l'émission de la vérité par la bouche du Prophète, et la vision qui a lieu dans son âme. Ici néanmoins, on pourrait dire que la première pensée : «Pourquoi aimer la vanité et rechercher le mensonge?» signifie: gardez-vous d'aimer la vanité, et de courir après le mensonge; après viendrait fort bien cette parole: «Et sachez que le Seigneur a glorifié son Saint». Mais un Diapsalma, qui sépare ces deux versets, nous empêche de les rattacher l'un à l'autre. On peut, avec les uns, prendre ce Diapsalma, pour un mot hébreu qui signifie: Ainsi soit-il! ou avec d'autres, pour un mot grec désignant un intervalle dans la psalmodie; en sorce qu'on appellerait Psalma le chant qui s'exécute, Diapsalma un silence dans le chant, et que Sympsalma, indiquant l'union des voix, pour exécuter une symphonie, Diapsalma en marquerait la désunion, un repos, une discontinuation. Quel que soit le sens que l'on adopte, il en résulte du moins cette probabilité, qu'après un Diapsalma le sens est interrompu et ne se rattache point à ce qui précède.

405 5. «Le Seigneur m'exaucera quand je crierai vers lui (Ps 4,4)». Cette parole me paraît une exhortation à demander le secours de Dieu, dans toute la force de notre coeur, ou plutôt avec un gémissement intérieur et sans bruit. Comme c'est un devoir de remercier Dieu du don de la lumière en cette vie, c'en est un aussi, de lui demander le repos après la mort. Que nous mettions ces paroles dans la bouche du prédicateur fidèle, ou de notre Seigneur, elles signifient: «Le Seigneur vous exaucera quand vous l'invoquerez».

406 6. «Mettez-vous en colère, mais ne péchez  point (Ps 4,5)». On pouvait se demander: Qui est digne d'être exaucé, ou comment ne serait-il pas inutile pour le pécheur de s'adresser à Dieu? Le Prophète répond donc: «Entrez en colère, mais ne péchez point». Réponse qui peut s'entendre en deux manières; ou bien: «Même dans votre colère, ne péchez point», c'est-à-dire, quand s'élèverait en vous ce mouvement de l'âme que, par un châtiment du péché, nous ne pouvons dominer, que du moins il soit désavoué par cette raison, par cette âme que Dieu a régénérée intérieurement, afin que du moins nous fussions soumis à la loi de Dieu par l'esprit, si par la chair nous obéissons encore à la loi du péché (Rm 7,25). Ou bien: Faites pénitence, entrez en colère contre vous-mêmes, à cause de vos désordres passés, et ne péchez plus à l'avenir. « Ce que vous dites, dans vos coeurs», suppléez: «dites-le», de manière que la pensée complète soit celle-ci: Dites bien de coeur ce que vous dites, et ne soyez pas un peuple dont il est écrit: «Ce peuple m'honore des lèvres, et les coeurs sont loin de moi (Is 29,13). Soyez contrits dans le secret de vos demeures (Ps 4,5)». Le Prophète avait dit dans le même sens: «Dans vos coeurs», c'est-à-dire dans ces endroits secrets où le Seigneur nous avertit de prier après en avoir fermé les portes (Mt 6,6). Ce conseil : « Soyez contrits», ou bien recommande cette douleur de la pénitence qui porte l'âme à s'affliger, à se châtier elle-même, pour échapper à cette sentence de Dieu qui la condamnerait aux tourments, ou bien c'est un stimulant qui nous tient dans l'éveil, afin que nous jouissions de la lumière du Christ. Au lieu de: «Repentez-vous», d'autres préfèrent: «Ouvrez-vous», à cause de cette expression du psautier grec: katanugete, qui a rapport à cette dilatation du coeur nécessaire à la diffusion de la charité par l'Esprit-Saint.

407 7. «Offrez un sacrifice de justice, et espérez au Seigneur (Ps 4,6)». Le Psalmiste a dit ailleurs: « Le sacrifice agréable à Dieu est un coeur contrit (Ps 50,19)». Alors un sacrifice de justice peut bien s'entendre de celui qu'offre une âme pénitente. Quoi de plus juste que de s'irriter plutôt contre ses propres fautes que contre celles des autres, et de s'immoler à Dieu en se châtiant? Ou bien, par sacrifice de justice faudrait-il entendre les bonnes oeuvres faites après la pénitence? Car le «Diapsalma» placé ici pourrait fort bien nous indiquer la transition de la vie passée à une vie nouvelle; en sorte que le vieil homme étant détruit ou du moins affaibli par la pénitence, l'homme devenu nouveau par la régénération, offre à Dieu un sacrifice de justice, quand l'âme purifiée s'offre et s'immole sur l'autel de la foi, pour être consumée par le feu divin ou par le Saint-Esprit. En sorte que: «Offrez un sacrifice de justice et espérez dans le Seigneur», reviendrait à dire: Vivez saintement, attendez le don de l'Esprit-Saint, afin que vous soyez éclairés par cette vérité à laquelle vous avez cru.

408 8. Néanmoins « espérez dans le Seigneur» est encore obscur. Qu'espérons-nous, sinon des biens? Mais chacun veut obtenir de Dieu le bien qu'il préfère, et l'on trouve rarement un homme pour aimer les biens invisibles, ces biens de l'homme intérieur, seuls dignes de notre attachement, puisqu'on ne doit user des autres que par nécessité, et non pour y mettre sa joie. Aussi le Prophète, après avoir dit: «Espérez dans le Seigneur», ajoute avec beaucoup de raison: «Beaucoup disent: Qui nous montre des biens (Ps 4,6)?» discours et question que nous trouvons journellement dans la bouche des insensés et des méchants qui veulent jouir ici-bas d'une paix, d'une tranquillité que la malignité des hommes les empêche d'y trouver. Dans leur aveuglement, ils osent accuser l'ordre providentiel, et se roulant dans leurs propres forfaits, ils pensent que les temps actuels sont pires que ceux d'autrefois. Ou bien aux promesses que Dieu nous fait de la vie future, ils opposent le doute et le désespoir, et nous répètent sans cesse Qui sait si tout cela est vrai, ou qui est revenu d'entre les morts pour nous en parler? Le Prophète expose donc admirablement et en peu de mots, mais seulement aux yeux de la foi, les biens que nous devons chercher. Quant à ceux qui demandent: « Qui nous  montrera la félicité?» il répond: «La lumière de votre face est empreinte sur nous, ô Dieu (Ps 4,7)». Cette lumière qui brille à l'esprit et non aux yeux, est tout le bien réel de l'homme. Selon le Prophète, «nous en portons l'empreinte», comme le denier porte l'image du prince. Car l'homme à sa création reflétait l'image et la ressemblance de Dieu (Gn 1,26), image que défigura le péché: le bien véritable et solide pour lui est donc d'être marqué de nouveau par la régénération. Tel est, je crois, le sens que de sages interprètes ont donné à ce que dit le Sauveur, en voyant la monnaie de César: «Rendez à César ce qui est de César, et à Dieu ce qui est de Dieu (Mt 22,21)», comme s'il eût dit: Il en est de Dieu comme de César, qui exige que son image soit empreinte sur la monnaie; si vous rendez cette monnaie au prince, rendez à Dieu votre âme marquée à la lumière de sa face. «Vous avez mis la joie dans mon coeur» . Ce n'est donc point à l'extérieur que doivent chercher la joie, ces hommes lents de coeur, aimant la joie et recherchant le mensonge, mais à l'intérieur, où Dieu a gravé le signe de sa lumière. Car l'Apôtre l'a dit: «Le Christ habite chez l'homme (133) intérieur (Ep 3,17)», auquel il appartient de voir cette vérité dont le Sauveur a dit: «La vérité, c'est  moi (Jn 14,6)». Il parlait par la bouche de saint Paul, qui disait: «Voulez-vous éprouver le  pouvoir de Jésus-Christ qui parle en moi (2Co 13,3)?» et son langage n'était point extérieur, mais dans l'intimité du coeur, dans ce lieu secret où nous devons prier (Mt 6,6).

409 9. Mais les hommes, en grand nombre, épris des biens temporels, incapables de voir dans leurs coeurs les biens réels et solides, n'ont su que demander: «Qui nous montrera les biens?» C'est donc avec justesse qu'on peut leur appliquer le verset suivant «Ils se sont multipliés à la récolte de leur froment, de leur vin et de leur huile (Ps 4,8)». Et s'il est dit  «leur froment», ce n'est pas sans raison; car il y a aussi un froment de Dieu, « qui est le pain vivant descendu du ciel (Jn 6,51)». Il y a un vin de Dieu, puisqu'ils «seront enivrés dans l'abondance de sa maison (Ps 35,9)». Il y a aussi une huile de Dieu, dont il est dit «Votre huile a parfumé ma tête (Ps 22,5)». Ces hommes nombreux, qui disent: «Qui nous montrera les biens?» et ne voient pas le royaume de Dieu qui est en eux-mêmes (Lc 17,22), «se sont donc multipliés par la récolte de leur froment, de leur vin et de leur huile». Se multiplier, en effet, ne se dit pas toujours de l'abondance, mais quelquefois de la pénurie, alors qu'une âme enflammée pour les voluptés temporelles d'un désir insatiable, devient la proie de pensées inquiètes qui la partagent, et l'empêchent de comprendre le vrai bien qui est simple. C'est d'une âme en cet état qu'il est dit: «Le corps qui se corrompt appesantit l'âme, et cette habitation terrestre accable l'esprit d'une foule de pensées (Sg 9,15)». Partagée par cette foule innombrable de fantômes que lui causent les biens terrestres, s'approchant d'elle sans relâche pour s'en éloigner, ou la récolte de son froment, de son vin et de son huile, elle est loin d'accomplir ce précepte: «Aimez Dieu dans sa bonté, et recherchez-le dans la simplicité de l'âme (Sg 1,1)». Cette simplicité est incompatible avec ses occupations multiples. Mais, à l'encontre de ces hommes nombreux qui se jettent sur l'appât des biens temporels, et qui disent: «Qui nous montrera les biens» que l'on ne voit point des yeux, mais qu'il faut chercher dans la simplicité du coeur? l'homme fidèle dit avec transport: «C'est en paix que je m'endormirai dans le Seigneur et que je prendrai mon repos (Ps 4,9)». Il a droit d'espérer en effet que son coeur deviendra étranger aux choses périssables, qu'il oubliera les misères de ce monde, ce que le Prophète appelle justement un sommeil et un repos, et ce qui est la figure de cette paix que nul trouble n'interrompt. Mais un tel bien n'est point de cette vie, nous devons l'attendre seulement après la mort, comme nous l'enseignent encore les paroles du Prophète qui sont au futur, car il n'est pas dit: J'ai pris mon sommeil, mon repos; non plus que: Je m'endors, je me repose; mais bien: «Je dormirai, je prendrai mon repos. Alors ce corps corruptible sera revêtu d'incorruptibilité, ce corps mortel sera revêtu d'immortalité, et la mort elle-même sera absorbée dans la victoire (1Co 15,54)» . De là ce mot de l'Apôtre: «Si nous espérons ce que nous ne voyons pas encore, nous l'attendons par la patience (Rm 8,25).

410 10. Aussi le Prophète a-t-il eu raison d'ajouter: «Parce que c'est vous, Seigneur, qui  m'avez singulièrement affermi, d'une manière unique, dans l'espérance (Ps 9,10)». Il ne dit point ici: qui m'affermirez, mais bien: «Qui m'avez affermi». Celui-là donc qui a conçu une telle espérance jouira certainement de ce qu'il espère. L'adverbe «singulièrement», est plein de sens, car on peut l'opposer à cette foule qui se multiplie, par la récolte de son froment, de son vin et de son huile, e-t qui s'écrie: «Qui nous montrera les biens?»Cette multitude périra, mais l'unité subsistera dans les saints, dont il est dit dans les Actes des Apôtres: «La multitude de ceux qui «croyaient n'avait qu'un coeur et qu'une âme (Ac 9,32)». Il nous faut donc embrasser la singularité, la simplicité, c'est-à-dire nous soustraire à cette foule sans nombre de choses terrestres qui naissent pour mourir bientôt, et nous attacher à ce qui est un et éternel, si nous voulons adhérer au seul Dieu, notre Seigneur.



DISCOURS SUR LE PSAUME V - L'ÉGLISE DANS SON EXIL OU L'ÂME FIDÈLE. 

5 Ps 5

L'âme fidèle demande à Dieu d'être exaucée et de le voir. Elle comprend que les frivolités du monde la jettent dans la nuit. Mais après cette vie viendra la lueur du matin, qui sera le partage du juste, quand l'impie se plongera dans les ténèbres.


501 1. Ce psaume est intitulé: «Pour celle qui a reçu l'héritage (Ps 5,1)». Ainsi est désignée l'Eglise à qui Notre-Seigneur Jésus-Christ a donné en héritage la vie éternelle, afin qu'elle possédât Dieu et le bonheur en s'attachant à lui, selon cette parole: «Bienheureux les doux, parce qu'ils auront la terre en héritage (Mt 5,4)». Quelle autre terre que celle dont il est dit: «Vous êtes mon espérance, et mon partage sur la terre des vivants (Ps 15,5)?» A son tour l'Eglise est appelée l'héritage du Seigneur, d'après cette parole: « Demande-moi, et je te donnerai les nations en héritage Ps 2,8)». Ainsi, Dieu est appelé notre héritage, parce qu'il nous donne la nourriture et l'espace; et nous sommes l'héritage de Dieu qui nous cultive et nous gouverne. Ce psaume est donc le chant de l'Eglise appelée à l'héritage, afin de devenir die-même l'héritage de Dieu.

502 2. «Seigneur, écoutez mes paroles (Ps 5,2)». Appelée par Dieu, l'Eglise invoque son secours afin de traverser l'iniquité du siècle, et d'arriver à lui: «Comprenez mes cris (Ps 5,2)». Cette expression nous montre quel est ce cri, qui de l'intérieur le plus secret de notre coeur, s'élève jusqu'à Dieu; puisque l'on entend une voix corporelle, tandis que l'on comprend celle du coeur. Il est vrai que Dieu ne nous entend point d'une oreille charnel1e, mais parla présence de sa majesté.

503 3. « Soyez attentif à la voix de mes supplications (Ps 5,3)»; cette voix qu'il demandait au Seigneur de comprendre et dont il nous exposait la nature, en disant: «Comprenez mes cris. Ecoutez donc la voix de mes supplications, ô mon roi, et mon Dieu (Ps 5,3)». A la vérité le Fils est Dieu, le Père est Dieu, et le Père et le Fils sont un seul Dieu; et si l'on nous demande ce qu'est le Saint-Esprit, nous n'avons d'autre réponse, sinon qu'il est Dieu, et quand on dit le Père, le Fils, et le Saint-Esprit, nous ne devons comprendre qu'un seul Dieu; néanmoins dans les saintes Ecritures, le titre de roi désigne ordinairement le Fils. Aussi d'après cette parole: «C'est par moi que l'on va au Père (Jn 14,6)», le Prophète a-t-il raison de dire «mon Roi» d'abord, et ensuite «mon Dieu». Toutefois il ne dit pas «soyez attentifs» au pluriel, mais «soyez attentif», intende. Car la foi catholique ne prêche ni deux ni trois dieux, mais un seul Dieu en trois personnes. Non point que cette Trinité se puisse dire tantôt du Père, tantôt du Fils, tantôt du Saint-Esprit, comme l'a cru Sabellius; mais le Père n'est que le Père, le Fils n'est que le Fils, le Saint-Esprit n'est que le Saint-Esprit; et cette Trinité de personnes n'est qu'un seul Dieu. Et dans ces paroles de l'Apôtre: «Tout est de lui, tout est par lui, tout est en lui (Rm 11,36)», on voit une allusion à la Trinité: or, il n'a point ajouté: Gloire à eux, mais bien: « Gloire à lui».

504 4. «Je vous invoquerai, Seigneur, et le matin vous entendrez mes cris (Ps 5,4)». Pourquoi le Prophète a-t-il dit tout à l'heure «Ecoutez»; comme s'il désirait être exaucé sur-le-champ, et dit-il maintenant: «Au matin vous entendrez mes cris», puis: «Je vous invoquerai»; non plus: «Je vous invoque» ; et enfin: «Au matin je me tiendrai debout et je vous verrai»; non plus: «Je me tiens debout et je vois?» Ne serait-ce point l'objet de ses supplications qui serait indiqué dans la première invocation? Mais dans la nuit ténébreuse et tempétueuse du monde, (135) le Prophète comprend qu'il ne voit point ce qu'il désire, bien qu'il ne cesse pas d'espérer: car «l'espérance qui verrait ne serait pas une espérance (Rm 8,24)». Il sait bien que s'il ne voit pas, c'est parce que cette nuit ténébreuse qui est le châtiment du péché, n'est point encore achevée. Il dit donc: «Parce que c'est vous que j'invoquerai, Seigneur». C'est-à-dire, telle est votre grandeur, ô vous que j'invoquerai, «qu'au matin seulement, vous exaucerez ma prière». Vous n'êtes point un Dieu que puissent voir les hommes dont les yeux sont obscurcis par la nuit du péché; mais lorsque cette nuit de mes erreurs s'achèvera, et que les ténèbres dont m'enveloppaient mes fautes seront dissipées, vous écouterez ma voix. Pourquoi donc n'a-t-il pas dit plus haut: Vous écouterez; mais: «Ecoutez?» Serait-ce que n'ayant pas été exaucé après avoir dit: «Exaucez-moi», il a compris ce qui devait s'écouler afin qu'il pût être exaucé? ou bien aurait-il été d'abord exaucé, mais sans comprendre qu'il l'était, parce qu'il ne voit point celui qui l'exauce; et alors cette expression: «Au matin vous m'exaucerez», signifierait: Au matin, je comprendrai que vous m'exaucez? comme il est dit ailleurs: «Levez-vous, Seigneur  (Ps 3,7)», pour : Accordez-moi de me relever. Il est vrai que cette parole s'applique à la résurrection de Jésus-Christ; mais voici un autre passage qui ne peut s'entendre que dans notre sens: «Le Seigneur votre Dieu vous tente, afin que vous sachiez si vous l'aimez (Dt 13,3)», c'est-à-dire, afin que, par lui, vous compreniez et qu'il vous soit bien démontré quel progrès vous avez fait dans son amour.

505 5. «Au matin, je serai debout, et je verrai (Ps 5,5)». Qu'est-ce à dire: «Je serai debout», sinon, je ne serai point étendu sur la terre? Mais être couché sur la terre c'est y reposer, c'est chercher sort bonheur dans les terrestres voluptés. «Je serai debout, et je verrai», dit le Prophète. Abjurons donc les choses d'ici-bas, si nous voulons voir Dieu qui se montre aux coeurs purs. «Vous n'êtes pas un Dieu qui aimez l'iniquité; aussi le méchant n'habitera point près de vous, et les impies ne soutiendront pas l'éclat de vos regards. Vous  haïssez ceux qui commettent l'iniquité, vous perdrez ceux qui profèrent le mensonge. Vous avez en horreur l'homme fourbe et  l'homme de sang (Ps 5,6-7)». L'iniquité, la malice, le mensonge, l'homicide, la fraude, et autres crimes semblables, telle est la nuit qui doit passer, et alors viendra ce matin qui nous découvrira le Seigneur. Le Prophète nous dit pourquoi il sera debout au matin, et verra le Seigneur. «C'est que vous, ô Dieu, vous n'aimez pas l'iniquité». Si Dieu, en effet, aimait l'iniquité, il pourrait être vu par l'impie, et il ne faudrait pas attendre le matin, quand sera écoulée la nuit des iniquités.

506 6. «Près de vous n'habitera point le méchant», il ne vous verra point de manière à s'attacher à vous; de là le verset suivant «Et l'injuste ne soutiendra point vos regards», car son oeil, ou plutôt son esprit, accoutumé aux ténèbres du péché, sera frappé soudainement de la lumière de la vérité, et ne soutiendra point l'éclat d'une intelligence droite. Si donc il voit par intervalle, et tout en demeurant dans l'injustice, s'il comprend la vérité, il ne s'affermit point en elle, puisqu'il aime ce qui l'en éloigne. Il porte en lui-même sa nuit, qui est l'habitude et même l'amour du péché. Que cette nuit vienne à s'écouler, qu'il brise avec le péché, qu'il en perde l'amour et l'habitude, alors viendra le matin, et il comprendra la vérité jusqu'à s'y attacher avec amour.

507 7. «Vous haïssez les artisans d'iniquité». Cette haine de Dieu a le même sens que l'aversion de tout pécheur pour la vérité; et l'on dirait que celle-ci à son tour déteste ceux qu'elle ne laisse point demeurer en elle; tandis que s'ils n'y demeurent point, c'est qu'ils ne la peuvent supporter. «Vous perdrez ceux qui profèrent le mensonge», car il est contraire à la vérité. Mais qu'on ne s'imagine point qu'il y ait quelque substance ou quelque nature contraire à la vérité; comprenons plutôt que le mensonge tient à ce qui n'est pas, et non à ce qui est. Dire ce qui est, c'est dire la vérité, et dire ce qui n'est pas, c'est le mensonge. Aussi est-il dit: «Vous perdrez tous ceux qui profèrent le mensonge», puisqu'en se détournant de ce qui subsiste, ils s'en vont à ce qui n'est pas. Souvent le mensonge paraît avoir pour but le salut ou l'avantage d'un autre, et provenir non de la malice, mais de la bienveillance; tel fut, dans l'Exode (Ex 1,19), celui de ces sages-femmes, qui mentirent à Pharaon pour sauver la vie aux enfants des Hébreux. (136) Mais ce qui est louable ici, c'est moins l'acte que l'intention; et ceux qui ne mentent plus que de la sorte, mériteront un jour d'être délivrés de tout mensonge. C'est à eux qu'il est dit: «Que votre discours soit: Oui, oui non, non; car ce qui est de plus, vient du mal (Mt 5,37)». Ce n'est pas sans raison qu'il est écrit ailleurs: «La bouche qui ment, tue l'âme (Sg 1,11)», afin que nul homme vraiment spirituel ne se croie autorisé à mentir, pour conserver soit à lui-même, soit à d'autres cette vie temporelle, dont la perte ne tue pas notre âme. Toutefois, il y a une différence entre mentir, et cacher la vérité, puisque l'un consiste à dire le faux, l'autre à taire le vrai; si nous ne voulons pas découvrir un homme à qui l'on veut donner cette mort visible du corps, nous devons avoir l'intention de taire le vrai, mais non de dire le faux, afin de ne rien découvrir, et ne point tuer notre âme par le mensonge, en voulant conserver à un autre la vie du corps. Si nous ne sommes point encore dans ces dispositions, efforçons-nous au moins de ne pas mentir au-delà de ces occasions pressantes, afin que Dieu nous délivre même de ces mensonges légers, et nous donne la force du Saint-Esprit qui nous fera mépriser tout ce que nous aurions à souffrir pour la vérité. Il n'y a que deux sortes de mensonges qui ne soient point de fautes graves, mais qui ne sont point exemptes de tout péché, c'est le mensonge par plaisanterie, et le mensonge pour rendre service. Le mensonge joyeux, n'étant point de nature à tromper, n'est point dangereux. Celui à qui nous parlons comprend bien que c'est un badinage. Le second est encore plus léger, puisqu'il renferme une certaine bonté. Mais ce qui se dit sans duplicité de coeur, ne mérite pas le nom de mensonge. Qu'un homme, par exemple, ait reçu en gage une épée de son ami, avec promesse de la lui rendre quand il la redemandera; il est évident qu'il ne doit point la rendre à cet ami qui la redemande avec démence, et qui peut s'en servir contre lui-même ou contre les autres; il faut attendre le calme de la raison. Il n'y a point ici duplicité de coeur, puisqu'en recevant cette épée en gage et en promettant de la rendre, cet ami était loin de croire qu'on la réclamerait dans la démence. Le Seigneur lui-même a jugé bon de taire la vérité, quand il disait aux disciples peu aptes à la recevoir: «J'ai encore beaucoup de choses à vous dire; mais vous ne pouvez les porter encore (Jn 16,12)»; saint Paul a dit aussi: «Je n'ai pu vous parler comme à des hommes spirituels, mais comme à des hommes charnels (1Co 3,1)». D'où il suit qu'il ne faut pas accuser celui qui se tait sur la vérité. Mais on ne voit point qu'il soit permis aux parfaits de dire ce qui est faux.

508 8. «Le Seigneur a en horreur l'homme sanguinaire et l'homme fourbe (Ps 5,7)». On peut très-bien voir une répétition de ce qui est dit plus haut: «Vous haïssez ceux qui font le mal, et vous perdrez ceux qui profèrent le mensonge». Car «l'homme sanguinaire» peut très-bien être l'homme de l'iniquité, et «le fourbe» désigner le menteur. Il y a fourberie quand on agit dans un sens, et que l'on affecte un autre sens. Le Prophète dit que le Seigneur «les aura en abomination»; expression qui s'applique à ceux que l'on déshérite; tandis que ce psaume est le chant «de celle qui a reçu l'héritage», et qui témoigne des tressaillements de son espérance en s'écriant: «Quant à moi, avec vos infinies miséricordes, j'entrerai dans votre maison (Ps 5,8)». Ces miséricordes sans nombre peuvent désigner cette foule d'hommes parfaits et heureux, dont se formera cette cité que l'Eglise porte dans ses entrailles et qu'elle enfante peu à peu. Comment nier que cette multitude d'hommes régénérés se puisse appeler le nombre infini des miséricordes du Seigneur, puisqu'il est dit avec beaucoup de vérité: «Qu'est-ce que l'homme pour que vous vous souveniez de lui, ou le fils de l'homme pour que vous le visitiez (Ps 8,5)?» Pour moi, «j'entrerai dans votre maison», comme une pierre entre dans un édifice . Qu'est-ce en effet que la maison de Dieu, sinon son temple, dont il est dit: «Le temple de Dieu est saint, et vous êtes ce temple (1Co 3,17)?» Et la pierre angulaire de cet édifice (Ep 2,10).  est cet homme dont s'est revêtue la force et la sagesse de Dieu, coéternelle au Père.

509 9. «Je me prosternerai avec crainte auprès de votre saint temple Ps 5,8». Le Prophète a dit: «Auprès de votre temple», et non pas: c'est dans votre saint temple que je veux vous adorer, mais bien: «C'est auprès de votre saint temple que je me prosternerai». Cet état (137) n'est point celui des parfaits, mais de ceux qui tendent vers la perfection. Les parfaits diraient alors: «J'entrerai dans votre maison». Avant d'y arriver il faut dire tout d'abord: «Je vous adorerai auprès de votre saint temple». C'est pour cela peut-être qu'il ajoute, comme une sauvegarde à ceux qui désirent le salut: «Avec une sainte frayeur».

Quand chacun y sera parvenu, s'accomplira ce mot de l'Evangéliste: «La charité parfaite bannit toute crainte (1Jn 4,18)» . Il n'y a plus de crainte pour nous en face de l'ami qui nous a dit : «Je ne vous appellerai plus désormais des serviteurs, mais des amis (Jn 15,15)», et qui nous met en possession des promesses.

510 10. «Seigneur, conduisez-moi dans votre justice, à cause de mes ennemis (Ps 5,9)». Il dit assez qu'il se met en route, qu'il se dirige vers la perfection, mais qu'il n'y est point encore arrivé, puisqu'il demande à Dieu de l'y conduire. «Dirigez-moi dans votre justice», non dans ce qui paraît l'être aux yeux des hommes; car ils s'imaginent qu'il y a justice à rendre le mal pour le mal; mais telle n'est point la justice de celui dont il est dit: «Qu'il fait lever son soleil sur les bons et sur les méchants (Mt 5,45)», puisque Dieu, en punissant les méchants, loin de leur infliger ses châtiments, les abandonne seulement à leur malice. «Voilà», dit-il, «qu'il a fait  éclore l'injustice, il a été en travail de l'affliction pour enfanter l'iniquité; il a ouvert un précipice, il l'a creusé, et il est tombé dans le gouffre qu'il avait préparé: son injustice descendra sur lui, et son iniquité retombera sur sa tête (Ps 7,15-17)». Dieu donc punit les hommes, comme le juge punit les violateurs de la loi, non en leur infligeant lui-même le châtiment, mais en les poussant dans celui qu'ils ont eux-mêmes choisi, et qui sera pour eux le comble du malheur. Mais l'homme qui rend le mal pour le mal, le fait avec un mauvais dessein, et devient méchant lui-même, en voulant châtier les méchants.

511 11. «Tracez-moi une voie droite en votre présence (Ps 5,9)». Il est clair qu'il recommande à Dieu le temps que dure son voyage, et que ce voyage s'accomplit non par un chemin terrestre, mais par les sentiments du coeur. «Tracez-moi une voie droite en votre présence», c'est-à-dire dans ce secret où ne pénètre point le regard des hommes, dont il faut mépriser la louange ou le blâme. Ils ne peuvent juger de la conscience des autres, qui est le chemin droit sous l'oeil de Dieu. Aussi le Prophète ajoute: «Parce que la vérité n'est pas dans leur bouche (Ps 7,10)», et qu'on ne peut croire à leurs jugements, il faut nous réfugier dans l'intérieur de notre conscience et en la présence de Dieu. «Leur coeur est plein de vanité». Comment la vérité serait-elle dans leur bouche, quand le coeur est trompé par le péché et par la peine du péché? De là ce cri du Prophète pour les en détourner: «Pourquoi aimez-vous la vanité et recherchez-vous le mensonge (Ps 4,3)?»

512 12. «Leur bouche est un sépulcre ouvert (Ps 5,11)». On peut appliquer cette parole à l'intempérance, qui est pour beaucoup le motif de flatteries mensongères. Le Prophète a dit justement qu'il sont un «sépulcre ouvert», parce que leur avidité est insatiable, et ne se ferme point comme le sépulcre qui a reçu un cadavre. On peut dire aussi qu'au moyen de paroles mensongères et d'artificieuses caresses, ils attirent à eux ceux qu'ils font tomber dans le péché; et c'est comme les dévorer que les faire entrer dans cette voie. Mais l'homme qui en arrive là, meurt par le péché; et celui qui l'a séduit, s'appelle justement un sépulcre ouvert; il est mort en quelque sorte, puisqu'il n'a plus la vie de la vérité, et il reçoit en lui-même ces morts qu'il a tués en les amenant à lui par le mensonge et la frivolité du coeur. «Leurs langues sont pleines d'artifices»; les langues des méchants, car c'est là ce que paraît dire le Prophète, en précisant «leurs langues». Elle est mauvaise en effet cette langue du méchant qui dit le mal, qui dit la fraude. C'est à eux que le Seigneur a dit: «Comment diriez-vous le bien puisque vous êtes mauvais (Ps 5,11)?»

513 13. «Jugez-les, Seigneur, que leurs desseins s'évanouissent (Ps 5,11)». C'est là une prophétie plutôt qu'une malédiction; et le Prophète ne désire point que cette vengeance arrive, mais il sait ce qui arrivera: et ils tomberont sous cette vengeance, non parce que le Prophète semble la désirer, mais bien parce qu'ils auront mérité d'y tomber. De même quand il dit: «Que ceux qui espèrent en vous soient dans la joie (Ps 5,12)», il fait, une (138) prophétie et voit cette joie dans l'avenir. Il dit encore: «Excitez votre puissance et venez (Ps 79,3)»,  parce qu'il prévoit que le Seigneur viendra. Dans ces paroles néanmoins: «Que leurs desseins soient renversés», on pourrait voir une prière du Prophète; et il demanderait que les desseins des méchants s'évanouissent, ou qu'ils fassent trêve à leurs desseins mauvais. Mais l'expression suivante: «Rejetez-les», nous empêche de l'entendre ainsi; puisque cette expulsion de la part du Seigneur ne peut nullement se prendre en bonne part. Ce n'est donc point une malédiction, mais une prophétie qui annonce dans quelle catastrophe tomberont infailliblement ceux qui voudront persévérer dans les péchés dont il est question. «Qu'ils soient donc déçus dans leurs pensées», qu'ils tombent à cause de leurs desseins qui s'accusent mutuellement, et devant le témoignage de leur conscience, comme l'a dit l'Apôtre: «Leurs pensées les accuseront ou les défendront, quand se lèvera le jour du juste jugement de Dieu (Rm 2,15-16)».

514 14. «Chassez-les selon le nombre infini de leurs iniquités (Ps 5,11)», c'est-à-dire, chassez-les au loin, «le nombre infini de leurs iniquités»demande un long éloignement. C'est ainsi que l'impie est banni de cet héritage, dont la vue et la connaissance de Dieu nous met en possession; comme l'oeil malade est repoussé par l'éclat de la lumière, et trouve une peine dans ce qui fait la joie de l'oeil sain. Ceux-là donc au matin ne se tiendront pas debout et ne verront pas. Et cette répulsion est une peine dont la grandeur se mesure à la grandeur de cette joie, dont il est dit: «Pour moi, mon bonheur est de m'attacher à Dieu (Ps 71,28)». A ce châtiment est opposé ce mot de l'Evangile: «Entrez dans la joie de votre Dieu»et ce châtiment équivaut à cet autre: «Jetez-le dans les ténèbres extérieures (Mt 25,21-30)».

515 15. «Mais vous, Seigneur, ils vous trouvent amer (Ps 5,11)». «Je suis le pain de vie descendu du ciel (Jn 6,51)», a dit le Seigneur; puis: «Travaillez pour une nourriture qui ne se corrompt point (Jn 6,27)»; puis encore: «Goûtez et voyez combien le Seigneur est doux (Ps 23,9)». Les pécheurs trouvent amer le pain de la vérité, de là leur haine pour la bouche d'où elle émane. Ils ont donc trouvé le Seigneur amer, parce que le péché les a rendus malades au point que le pain de la vérité, délicieux pour les âmes saines, a pour eux une amertume insupportable.

516 16. «Qu'ils soient dans la joie, ceux qui espèrent en vous», qui savent goûter, et qui trouvent que le Seigneur est doux. «Leur allégresse sera éternelle et vous habiterez en eux  (Ps 5,12)». Cette allégresse éternelle commencera donc quand les justes deviendront le temple de Dieu: il sera leur joie, il habitera en eux. «Et tous ceux qui aiment votre nom se glorifieront en vous (Ps 5,9)», parce qu'ils pourront jouir de l'objet de leur amour. Et c'est bien en vous qu'ils posséderont cet héritage qui fait le titre du Psaume, et à leur tour ils seront votre héritage, puisque «vous habiterez en eux». De ce bonheur seront exclus ceux que Dieu doit rejeter à cause de leurs iniquités.

517 17. «C'est-vous qui bénirez le juste (Ps 5,13)». Cette bénédiction sera de se glorifier dans le Seigneur qui habitera en nous. Telle est la gloire que Dieu décerne aux justes; et pour devenir justes, ils ont dû être appelés, non point à cause de leurs mérites, mais par la grâce de Dieu. «Tous en effet sont pécheurs et ont besoin de la grâce de Dieu (Rm 8,31-33). Ceux qu'il a appelés, il les a justifiés, et ceux qu'il a justifiés, il les a glorifiés (Rm 8,30)».Comme cette vocation ne vient point de nos mérites, mais de la miséricordieuse bonté de Dieu, le Prophète a dit: «Seigneur, votre volonté bienveillante nous couvre comme d'un bouclier (Ps 5,13)». Car la bienveillance du Seigneur précède notre volonté. Telles sont les armes pour vaincre notre ennemi. C'est contre lui que l'Apôtre a  dit: «Qui accusera les élus de Dieu?» et encore: «Si Dieu est pour nous, qui sera contre nous? Il n'a point épargné son Fils unique, mais il l'a livré à la mort pour nous tous (Rm 8,31-33)». Si le Christ a voulu mourir pour nous quand nous étions ses ennemis maintenant que nous sommes réconciliés, nous serons à plus forte raison délivrés par lui de la colère de Dieu (Ps 5,9-10)». Tel est l'inexpugnable bouclier qui repousse l'ennemi quand, par l'affliction et la tentation, il nous pousse à désespérer du salut.

518 18. Le texte du Psaume est donc tout d'abord une prière, depuis ces paroles: (139) « Seigneur, entendez ma voix», jusqu'à ces autres: «Mon roi et mon Dieu». Mais l'Eglise comprend ce qui l'empêche de, voir Dieu, ou de connaître qu'elle est exaucée, depuis: «Je vous invoquerai, Seigneur, et au matin vous entendrez ma voix», jusqu'à: «Vous avez en horreur l'homme de sang et l'homme fourbe». En troisième lieu, depuis ce verset: «Pour moi, avec la multitude de vos miséricordes», jusqu'à: «Je me prosternerai avec crainte auprès de votre saint temple», l'Eglise espère devenir un jour la maison de Dieu, et en cette vie s'approcher de lui dans la crainte, jusqu'à ce que la charité consommée ait banni toute crainte. Quatrièmement, elle sent qu'elle s'avance et qu'elle marche entre des obstacles; elle demande ce secours de l'intérieur, imperceptible à l'oeil humain, de peur que la langue des méchants ne la détourne du bon chemin, depuis:e Seigneur, «conduisez-moi, dans votre justice», jusqu'à: «Leurs langues sont pleines d'artifices». Elle prédit, en cinquième lieu, le châtiment des impies, quand le juste à peine sera sauvé; et la récompense de ce juste qui aura répondu à l'appel de Dieu, et qui aura courageusement tout supporté, jusqu'à ce qu'il arrive au Seigneur. Cette partie commence à: « Jugez-les, Seigneur», pour finir avec le psaume.




Augustin, les Psaumes 4