Augustin, les Psaumes 37

PREMIER DISCOURS SUR LE PSAUME XXXVI - LE JUGEMENT

37 Ps 37,1-11

PREMIER SERMON 1, PRÊCHÉ A CARTHAGE, AINSI QUE LES DEUX SUIVANTS.


L'exposition du psaume commence après la lecture de l'Evangile sur le jugement dernier. Le jour du jugement nous est inconnu, parce que cette ignorance nous est utile pour nous utile pour nous porter à être toujours prêts. Dans les diverses conditions de la vie, l'un sera choisi pour ne ciel, l'autre laissé pour les flammes. Aujourd'hui les bons et les méchants sont mêlés indistinctement. Les bous espèrent en Dieu, et leur persévérance leur vaudra la gloire divine: soyons donc soumis à Dieu. Quant aux méchants, ils prospèrent, mais dans leurs voies seulement, au lieu que le juste souffre, mais dans les voies de Dieu, qui n'a promis en cette vie qu'un sort semblable à celui de Jésus-Christ. Le bonheur du méchant ne durera que cette vie d'ailleurs si courte, il n'y a pour lui d'autre place que celle de la paille dans la fournaise. Mais ne juste possédera la terre des vivants.

1. Le dernier jour qui doit venir avec ses terreurs, voilà ce que craignent d'entendre ceux qui ne cherchent point la sécurité dans une sainte vie, et qui veulent prolonger longtemps leurs désordres. C'est avec raison que Dieu nous a caché ce jour formidable, c'est ainsi que notre coeur soit toujours prêt et attende ce qui arrivera; il est certain que ce jour viendra, bien qu'il ignore le moment; car Notre-Seigneur Jésus-Christ, envoyé pour nous instruire, a dit que le Fils de l'homme lui-même ne connaît point ce jour 2,parce qu'il n'était point dans ses attributions de nous le faire connaître. Le Père, en effet, ne sait rien que le Fils ne sache également, puisque la science du Père est identique à sa sagesse, et que sa sagesse est son Fils, son Verbe. Mais

1. Il ne faut pas oublier ici ce qui est raconté dans la vie de saint Fulgence, chap. 3. Il avait résolu dans son âme de renoncer au monde, touché de la grâce en entendant saint Augustin exposer le psaume trente-sixième, il fit aussitôt connaître son voeu et prit l'habit monastique.

2. Mc 13,32.

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comme il n'était pas utile pour nous de connaître ce que connaissait fort bien celui qui était venu nous instruire, sans nous apprendre ce qu'il ne nous était pas avantageux de savoir: alors, non-seulement c'est en qualité de maître qu'il nous a donné certains enseignements, mais encore en qualité de maître qu'il nous en a refusé d'autres. Ce Maître par excellence savait parfaitement enseigner ce qu'il nous fallait savoir, et nous dérober ce qui était nuisible. Dire alors que le Fils ignore ce qu'il n'enseigne pas, c'est là une manière de parler, qui signifie qu'il nous le laisse ignorer; c'est un langage qui nous est ordinaire. Ainsi, nous appelons joyeux le jour qui nous donne de la joie; et jour triste, celui qui vient nous contrister; et froid engourdi, le froid qui nous engourdit. Dans un sens contraire, le Seigneur a dit: «C'est maintenant que je connais». Il dit à Abraham: «Je connais maintenant que tu crains le Seigneur 1». Dieu toutefois le savait avant cette épreuve. Puisque cette épreuve eut lieu afin que nous puissions connaître ce que Dieu connaissait, et qu'elle fut écrite pour nous apprendre ce que Dieu savait bien, avant toute preuve visible. Abraham à son tour ne connaissait peut-être point les forces de sa foi: (car l'épreuve est une leçon qui nous révèle à nous-mêmes); ainsi Pierre ne connaissait point non plus ce que pourrait sa foi, quand il dit au Seigneur: «.Je suis avec vous jusqu'à la mort 2». Mais le Seigneur, qui le connaissait, lui prédit le moment de sa chute, lui révélant ainsi sa faiblesse comme s'il eût touché la veine de son coeur. Aussi, Pierre qui comptait sur lui-même avant la tentation, apprit par la tentation même à se connaître. C'est en ce sens que nous avons raison de croire qu'Abraham connut les forces de sa foi, quand, soumis à l'ordre du Seigneur qui lui commandait d'immoler son fils, il l'offrit sans hésiter à celui qui le lui avait donné; de même qu'il n'avait su avant sa naissance comment Dieu lui donnerait cet enfant, de même il crut que Dieu pourrait le ressusciter après qu'il le lui aurait immolé. Dieu dit donc: «Je connais maintenant» : c'est-à-dire, je t'ai fait connaître. Comme dans ces locutions dont je viens de parler: un froid engourdi, parce qu'il engourdit; un jour joyeux, parce qu'il nous procure de la joie; de même connaître signifiera: «Faire connaître».

1. Gn 22,12. - 2. Lc 22,33.

De là encore cette parole: «Le Seigneur votre Dieu vous éprouve, afin de «savoir si vous l'aimez 1». Or, est-ce au Seigneur notre Dieu, au Dieu souverain, au Dieu véritable que tu peux attribuer l'ignorance? Ce serait un sacrilège de l'entendre ainsi «Le Seigneur vous éprouve afin de savoir», comme si la tentation lui apprenait ce qui pouvait ignorer auparavant. Que signifie donc: «Il vous éprouve afin de savoir», sinon: Il vous éprouve afin que vous sachiez? C'est donc ce sens contraire qui doit régler pour vous ces manières de parler; et de misse qu'en lisant de la part de Dieu: «J'ai compris», vous entendez: je vous ai fait comprendre, de même quand il est dit que le Fils de l'homme ou le Christ ignore ce jour-là, entendez qu'il le laisse ignorer. Mais commet nous le laisse-t-il ignorer? Il nous le cache, afin que nous ne sachions point ce qu'il ne nous est pas utile de savoir. C'est ainsi, comme je le disais, qu'un maître habile sait ce qui faut enseigner comme ce qu'il faut taire. Il même lisons-nous qu'il tint en réserve certains enseignements. D'où nous devons comprendre qu'il n'est pas bon de dire toutes les vérités, quand ceux qui nous entendent nom peuvent porter. Jésus-Christ nous dit ailleurs: «J'ai encore beaucoup de choses à vous dire, mais vous ne pouvez les comprendre maintenant 2», Et saint Paul: «Je n'ai pu vous parler», dit-il, « comme à des hommes spirituels, mais comme à des personnes charnelles, comme à des enfants en Jésus-Christ. Je ne vous ai nourris que de lait et non de viandes solides, parce que vous ne le pouviez pas, et que même à présent vous ne le pouvez encore 3». A quoi tend ce discours, mes frères? Puisque nous savons qu'il nous est utile de savoir que le jour du jugement viendra, et qu'il nous est utile encore d'en ignorer le moment, qu'une vie pure tienne toujours notre coeur préparé; et non-seulement gardons-non d'en craindre l'arrivée, mais allons jusqu'à l'aimer. Car si ce jour est pour les infidèles un surcroît de peines, il en est le terme pour les vrais fidèles. Avant que ce jour n'arrive, il vous est possible de choisir le parti qui nous plaît; lorsqu'il sera venu, il ne sera plus temps.  Choisissez donc, tandis que vous le pouvez: c'est par miséricorde que Dieu diffère ce qu'il nous laisse ignorer dans sa miséricorde,

1. Dt 13,3. - 2. Jn 16,12. - 3. 1Co 3,1-2.

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2. Mais dans tout genre de vie que l'on professe, tous ne sont pas élus ni tous réprouvés; c'est ce qui ressort de toutes ces catégories que l'Evangile nous proposait tout à l'heure en exemples, et d'où le Sauveur conclut: «L'un sera pris, l'autre sera laissé !

On prendra le bon pour laisser le mauvais. Vous voyez deux hommes dans les champs, la profession est la même, le coeur est différent. tes hommes voient le même état de vie, mais lieu voit le coeur. Quel que soit le sens figuratif du champ: «L'un sera pris, l'autre sera laissé»; non que Dieu doive prendre la moitié des hommes et laisser l'autre moitié mais il assigne pour les hommes deux états différents. Qu'il y ait ou non peu d'hommes dans l'un de ces états et beaucoup dans l'autre, «  l'un sera choisi, l'autre laissé»; c'est-à-dire, un de ces états sera pris, l'autre abandonné. Il en est de même de ceux qui sont au lit, de ceux qui sont occupés à moudre. Vous attendez peut-être une explication; vous voyez là des obscurités enveloppées d'énigmes. Je puis y donner un sens, et tel autre un sens différent; mais je n'interdis à personne de chercher un sens meilleur que celui que j'aurai exposé, comme nul ne m'empêchera de prendre le sien, si l'un et l'autre sont d'accord avec la foi. Ceux qui travaillent dans les champs me paraissent désigner les chefs des églises; car l'Apôtre a dit: «Vous êtes le champ que Dieu cultive, l'édifice que Dieu bâtit2». Lui-même s'appelle architecte, en disant: «Comme un architecte sage, j'ai d'abord posé le fondement»; puis comme laboureur, en disant: «J'ai planté, Apollo a arrosé, mais Dieu a donné l'accroissement 3». En parlant du moulin, Jésus-Christ désigne deux femmes 4 et non deux hommes. Je crois que cette figure rappelle les peuples, car ils sont gouvernés, tandis que ce sont les préposés qui gouvernent. Ce moulin, selon moi, désigne le monde, qui tourne pour ainsi dire sur la roue du temps, et qui broie ceux qui s'éprennent de lui. Il est donc des hommes qui ne se retirent point des affaires du monde; et toutefois, dans ces affaires, les uns mènent une vie pure, les autres une vie désordonnée. Les uns se font, avec la monnaie de l'iniquité 5,des amis qui les recevront dans les tabernacles éternels; c'est à eux qu'il est

1. Mt 35,40.- 2. 1Co 3,9-10.- 3. 1Co 3,6. - 4. Mt 24,41.- 5. Mt 24,41.

dit: «J'ai eu faim, et vous m'avez donné à manger 1»; d'autres négligent ces actions saintes et on leur dira: «J'ai eu faim, et vous ne m'avez point donné à manger 2». Ainsi, parce que dans les oeuvres et dans les affaires du monde, les uns aiment à faire du bien aux pauvres, et que les autres en ont peu de souci: il en sera comme de deux femmes qui tournent la meule, dont l'une sera choisie, l'autre abandonnée. Le lit me paraît ici le symbole du repos: il y a des hommes, en effet, peu désireux de s'engager dans le monde, comme le font ceux qui ont des épouses, des palais, des domestiques, des enfants, et qui n'ont aucun emploi dans l'Eglise, comme les ministres qui semblent cultiver le champ du Seigneur. Se croyant trop faibles pour ces fardeaux, ils recherchent le repos et mènent une vie tranquille; dans la conviction de leur faiblesse, ils ne se mesurent point avec les actions difficiles, mais ils prient Dieu comme sur la couche de l'impuissance. Dans cet état même, les uns sont bons, les autres hypocrites; aussi est-il dit de ceux-ci encore: «L'un sera pris, l'autre négligé». Quel que soit l'état que tu embrasses, prépare-toi à y trouver des hypocrites; car si tu n'y es préparé, tu les rencontreras contre ton attente, ce qui te jettera dans l'abattement ou dans le trouble. C'est donc pour te préparer que le Seigneur te parle quand il est temps pour lui de parler et non de juger; pour toi, d'entendre et non de te repentir vainement. Car aujourd'hui la pénitence n'est point inutile; elle le sera dans ce moment. En effet, les hommes alors ne seront point sans repentir, mais la justice de Dieu ne rappellera point pour eux ce qu'ils auront perdu par leur injustice. Car il est juste que Dieu exerce aujourd'hui sa miséricorde, et alors son jugement. Aussi, rien n'est muet aujourd'hui. Est-ce que Dieu se tait? Que chacun se plaigne, qu'il murmure, si aujourd'hui la parole sainte n'est récitée, chantée dans l'univers entier, si ce livre n'est même vendu publiquement.

3. Mais ce qui te bouleverse, ô chrétien, ô mon frère, c'est de voir dans la félicité ceux qui vivent dans le désordre, c'est de les voir dans l'abondance des biens terrestres, jouir de la santé, briller par l'éclat des charges, avoir des maisons dans la prospérité, des

1. Lc 16,9.- 2. Mt 25,35-42,

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enfants dans la joie, des clients qui les flattent, de les voir enfin au comble du pouvoir, sans que rien de fâcheux vienne troubler leur vie. Tu vois donc d'une part une vie coupable, et d'autre part les plus abondantes richesses; et ton coeur se dit alors que Dieu ne juge point les hommes, et que tout flotte à l'aventure, au souffle de tous les hasards. En effet, si le Seigneur, dis-tu, prenait garde aux choses du monde, verrait-on cet impie fleurir, tandis que, moi innocent, je gémis dans la misère? Toute maladie de l'âme trouve son remède dans les saintes Ecritures. Qu'il s'abreuve donc de notre psaume comme d'une potion salutaire, celui qui est assez malade pour tenir ce langage dans son coeur. Quel est ce psaume? Examinons encore ton langage. Qu'ai-je dit, me répondras-tu, sinon ce que tu vois toi-même? Les méchants dans la prospérité, les bons dans la misère: comment Dieu peut-il supporter cette vue? Prends, mon frère, et bois: c'est celui qui est l'objet de tes murmures qui t'a préparé ce breuvage; ne le refuse point, il est salutaire; prépare par l'oreille la bouche de ton coeur, et bois ce que tu entends: «Ne soyez point jaloux de la prospérité des méchants; ne portez point envie à ceux qui commettent l'iniquité, car ils se dessécheront bientôt comme le foin, ils se faneront comme l'herbe des prés 1». Ce qui est long pour toi est court aux yeux de Dieu. Sois uni à Dieu, et ce temps sera court pour toi. «Ce foin», du prophète, s'entend «de l'herbe des prés». Ce sont là des plantes méprisables qui recouvrent la surface de la terre et n'ont point de fortes racines. Aussi ont-elles quelque verdure pendant l'hiver, mais elles se dessèchent quand la chaleur du soleil se fait sentir. En ce temps donc nous sommes en hiver, et notre gloire n'apparaît pas encore; mais si la charité a dans ton coeur des racines profondes, comme il en est de beaucoup d'arbres pendant l'hiver, alors les froids passeront, et viendra l'été ou le jour du jugement: l'herbe cessera d'être verte, et les arbres se revêtiront de gloire. «Vous êtes morts 2»,dit l'Apôtre, comme ces arbres qui paraissent en hiver desséchés et morts, Quelle espérance pouvons-nous avoir, si nous sommes morts? Mais nous avons une racine à l'intérieur; où est notre racine, là est aussi notre vie; car c'est là qu'est notre charité,

1. Ps 36,1-2. – 2.  Col 3,3.

«Et votre vie», est-il dit, «est cachée avec Jésus-Christ en Dieu». Mais alors, comment se dessécherait celui qui a une telle racine? Mais quand viendra notre printemps? Quand l'été se fera-t-il pour nous? Quand serons-nous revêtus de la beauté de nos feuilles, de l'abondance de nos fruits? Quand viendra ce moment? Ecoutez ce qui suit: «Quand apparaîtra le Christ qui est votre gloire, vous apparaîtrez aussi dans la gloire avec lui 1»

Que faire maintenant? «Ne soyez point émus de la gloire des méchants; ne portez point envie à ceux qui font le mal, ils se dessécheront bientôt comme le foin, ils se faneront comme l'herbe des prés».

4. Mais toi? «Espère dans le Seigneur».Car ceux-là espèrent, mais non point en Dieu: leur espérance n'est que d'un moment, espérance périssable, fragile, qui s'évapore, qui passe et disparaît. «Espère dans le Seigneur». Voilà que j'espère, que faire? «Fais le bien», N'imite point le mal que tu vois chez ces hommes d'une impiété florissante. «Fais le bien et habite la terre 2». Ne fais pas le bien en dehors de la terre que tu habites; car la terre du Seigneur, c'est son Eglise; c'est elle qu'arrose, elle que cultive ce Père céleste qui en est le vigneron 3. Il en est beaucoup qui paraissent faire de bonnes oeuvres; mais comme ils n'habitent point cette terre, il n'appartiennent point à ce vigneron céleste, Fais donc le bien, non en dehors de lu terre, mais habite la terre. Et que m'en reviendra-t-il? «Et tu seras rassasié de ses richesses». Quelles sont les richesses de cette terre? C'est le Seigneur, qui est sa richesse; toute sa richesse est en son Dieu; c'est lui à qui l'on dit: «Seigneur, vous êtes mon partage 4»; c'est lui à qui l'on dit encore: «Le Seigneur est la part de mon héritage et de mon calice 5». Dans un dernier discours6, nous avons démontré à votre charité que le Seigneur est notre possession, et que nous sommes la possession de Dieu. Ecoutez encore qu'il est la richesse de cette terre, et voyez ce qu'ajoute le Prophète: «Mettez vos délices dans le Seigneur». Comme si vous faisiez cette demande: Montrez-nous les richesses de cette terre où vous voulez me faire habiter. «Mettez», répond le psalmiste,

1 Col 3,4. -2. Ps 36,3. - 3. Jn 15,1. - 4. Ps 72,26. - 5. Ps 15,5. - 6. Dans l'exposition du psaume 32 qui eut lieu à Carthage dans l'église de saint Cyprien.

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mettez vos délices dans le Seigneur, et il remplira les désirs de votre coeur 1».

5. Remarquez bien: «les désirs de votre coeur». Et ces désirs de votre coeur, séparez-les des désirs de la chair; séparez-les autant que possible. Ce n'est pas sans raison qu'il est dit dans un psaume: «Vous êtes le Dieu de mon coeur», puisqu'on ajoute: « Vous êtes, ô Dieu, mon partage pour l'éternité 2». Un aveugle, par exemple, a perdu la vue du corps, et il prie Dieu de le rendre la lumière. Qu'il fasse à Dieu cette prière, j'y consens, puisque Dieu fait aux hommes eus grâces et leur accorde ces dons. Mais les méchants font aussi ces prières. Ce sont là des demandes charnelles. Voilà un malade, il demande à Dieu la santé; il l'obtient, mais pour mourir un jour. Voilà encore une demande charnelle et beaucoup d'autres semblables. Quelle est la prière du coeur? De même qu'il y a prière charnelle à demander la guérison des yeux pour voir cette lumière que peuvent contempler ces yeux charnels; de même la prière du coeur aspire à une autre lumière : « Bienheureux», en effet, «ceux qui ont le coeur pur, parce qu'ils verront Dieu 3. Mettez vos délices dans le Seigneur, et il remplira les désirs de votre coeur».

6. Voilà que je le désire, que je le demande, que je le veux: est-ce moi qui pourrai me satisfaire? Nullement. Qui donc? «Révélez vos voies au Seigneur, espérez en lui, et il m agira lui-même»o. Exposez-lui ce que vous souffrez, exposez ce que vous désirez. Ce que vous souffrez: «La chair a des désirs contraires à ceux de l'esprit, et l'esprit en a de contraires à ceux de la chair 4». Que veux-tu dès lors? «Malheureux homme que je suis, qui me délivrera de ce corps de mort?» Et comme c'est Dieu qui doit agir quand tu lui auras révélé tes voies, écoute ce qui suit: «Ce sera la grâce de Dieu, par Jésus-Christ Notre-Seigneur 5». Mais que fera lieu dont il est dit: «Révélez au Seigneur vos voies et il agira». Quelle sera cette action? « Il fera éclater votre justice comme la lumière 6». Aujourd'hui, votre justice est eschée: tout se passe dans la foi et non dans la claire vue. Tu crois, et c'est ce qui te fait agir, mais tu me vois point ce que tu crois. Quand tu commenceras à voir l'objet de ta foi,

1. Ps 36,4. - 2. Ps 72,26. -  3. Mt 5,8.- 4. Ga 5,17. - 5. Rm 7,24. - 6. Ps 36,6.

ta justice paraîtra comme la lumière: parce que ta justice était dans ta foi 1: puisque «c'est de la foi que vit le juste 2».

7. «Il fera éclater votre justice comme la lumière, et votre jugement comme le plein midi 3» , c'est-à-dire comme la pleine lumière; et cette expression: «Comme une lumière», lui paraissait trop faible. Nous appelons lumière celle du point du jour, nous appelons encore lumière celle du soleil qui s'élève; mais jamais la lumière n'est plus brillante qu'en plein midi. Le Seigneur donc non-seulement fera briller votre justice comme une lumière, mais encore votre jugement comme le plein midi. Ainsi tu as jugé bien de suivre le Christ; c'est là ton dessein, ton choix, ton jugement. Nul ne t'a fait voir ce qu'il t'a promis; tu tiens les promesses, tu en attends l'accomplissement; c'est donc par un jugement de ta foi que tu as résolu de suivre ce que tu ne vois pas. Ce jugement est encore caché; il est pour les infidèles un sujet de blâme et de railleries Quel est l'objet de ta foi, disent-ils? Que t'a promis le Christ? de te donner l'immortalité, la vie éternelle? Où est cette vie? Quand te la donnera-t-il? Quand sera-ce possible? Et toutefois tu juges qu'il est mieux de suivre le Christ qui te promet ce que tu ne vois pas, que de suivre cet impie qui te blâme de croire ce que tu ne vois pas. C'est là ton jugement: et nul ne voit encore quel est ce jugement: ce monde est comme une nuit. Quand sera-ce qu'il fera éclater ton jugement comme un plein midi? «Quand apparaîtra le Christ qui est votre vie, alors vous aussi, vous apparaîtrez avec lui dans la gloire 4». Qu'arrivera-t-il au jour du jugement, quand le Christ rassemblera toutes les nations devant son tribunal? Où l'impie cachera-t-il sa malice, quand je verrai l'objet de ma foi? Qu'avons-nous donc maintenant? Des angoisses, des tribulations, des épreuves. Heureux celui qui les endure: «Car celui-là sera sauvé, qui aura persévéré jusqu'à la fin 5». Qu' il ne cède point aux insolences, qu'il ne cherche point à y fleurir, et d'arbre qu'il est, à devenir une herbe qui se dessèche.

8. Quel est donc mon devoir? Ecoute ce devoir: «Sois soumis au Seigneur et invoque  sa bonté 6». Que ta vie ne soit qu'un acte d'obéissance à ses volontés. C'est là lui être

1. Ha 2,4. -  2. Rm 1,17. - 3. Ps 36,6.- 4.  Col 3,4.- 5. Mt 24,13. - 6. Ps 36,7.

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soumis et l'invoquer, jusqu'à ce qu'il accorde ce qu'il a promis. Que tes bonnes oeuvres soient continuelles, ta prière incessante, « Car il faut toujours prier, et ne pas cesser de prier 1». En quoi paraîtra ta soumission? A faire ce qui t'est commandé. Mais tu n'en reçois pas la récompense, parce que tu n'en es pas encore capable. Dieu pourrait bien te la donner, mais toi, tu ne pourrais la recevoir. Exerce-toi donc aux bonnes oeuvres, travaille dans la vigne du Seigneur; et ne demande qu'à la fin du jour la récompense, car celui qui t'a envoyé à sa vigne est fidèle 2. «Sois donc soumis à Dieu, et invoque sa puissance».

9. Voilà que je le fais, je suis soumis au Seigneur, et je l'invoque. Mais que vas-tu penser? J'ai un voisin fripon qui vit dans le désordre, et néanmoins il est florissant; ses vols, ses adultères, ses larcins, je les connais; partout il est hautain, orgueilleux; et, dans l'enivrement de ses iniquités, il ne daigne même pas me regarder: comment supporter tout cela? C'est là une maladie, mais prends cette potion: «Ne sois point ému à la vue de l'homme qui prospère dans ses voies». Il prospère en effet, mais dans ses voies; et toi, tu souffres, mais dans la voie de Dieu: il prospère en chemin pour arriver au malheur; et toi, tu souffres en chemin, mais pour arriver au bonheur: car la voie des impies doit périr. «En effet, le Seigneur connaît les voies du juste, mais la voie de l'impie périra 3». Tu es donc sur les voies que connaît le Seigneur: et si elles te sont pénibles, elles sont du moins sans erreur. La voie de l'impie est un bonheur passager. Le terme de cette voie est aussi le terme du bonheur. Pourquoi? Parce que cette voie est large, et qu'elle aboutit aux profondeurs de l'enfer. Mais ta voie est étroite, et il en est peu pour y marcher 4; or, il te faut songer à quelle immensité ceux-ci arrivent. «Ne sois donc point jaloux de celui qui prospère dans son chemin. Contre l'homme d'iniquité, réprime ta colère et oublie ton indignation 5» . Pourquoi t'irriter? Pourquoi cette colère, cette indignation va-t-elle aboutir au blasphème, ou presque au blasphème? «Réprime ta colère contre cet homme d'iniquité, et oublie ton indignation». Car sais-tu où te conduirait cette

1. Lc 18,1. - 2. Mt 20,8. - 3. Ps 1,6. - 4. Mt 7,13-14.- 5. Ps 36,7-8.

1ère? Elle te ferait dire que Dieu est injuste. Pourquoi cet homme est-il heureux, et celui. là malheureux? Vois jusqu'où elle t'emporte, étouffe-la dès sa naissance. «Réprime ta eu. «co colère, oublie ton indignation», afin que le repentir te fasse dire: «Mon oeil s'est troublé de colère1». Quel oeil, sinon l'oeil de la foi? Or, à cet oeil de la foi je demande: Crois-tu en Jésus-Christ, et quel est ton motif de croire? Que t'a-t-il promis? Si Jésus-Christ t'a promis le bonheur de ce monde, murmure contre le Christ; oui, murmure quand tu vois l'impie dans le bonheur. Quel est donc le bonheur qu'il t'a promis, sinon à la résurrection des morts? Mais en cette vie? Le même sort qu'à lui-même; oui, le même sort. Or, toi, serviteur, toi, disciple, dédaigneras-tu le sort du maître, du Seigneur? Ne l'entendras. tu point dire: «Le serviteur n'est pas plus grand que le maître, ni le disciple plus grand que celui qui l'instruit 2?» Pour toi, il a passé par les douleurs, par la flagellation, par les opprobres, par la croix, par la mort Eh! qu'avait mérité de tout cela ce juste par excellence? Que méritait celui qui était sans péché? Tiens donc ton oeil fixé sur lui, et ne te laisse point troubler par la colère: « Réprime ta colère, oublie ton indignation, bannis la jalousie qui te porte au mal», comme pour imiter celui que tu vois heureux pour un temps au milieu de ses désordres. «Bannis la jalousie qui te porte au mal, «car tous ceux qui font le mal seront exterminés». Cependant je les vois heureux. Crois-en néanmoins celui qui dit: «Ils seront exterminés»: car il voit mieux que toi, et la colère ne trouble point son oeil. «Ceux-là donc seront exterminés qui commettent la  mal. Mais ceux qui attendent le Seigneur», non point l'homme trompeur, mais la Vérité elle-même; non point l'homme faible, mata Celui qui est tout-puissant, «ceux qui attendent le Seigneur auront la terre en héritage 3». Et quelle terre, sinon cette Jérusalem qui sera le lieu de la paix pour cens-dont elle enflamme les désirs?

10. Mais jusques à quand les pécheurs seront-ils florissants? Jusques à quand me faudra-t-il attendre? Tu es impatient, et bientôt se réalisera ce qui te paraît si long. C'est ta faiblesse qui te fait paraître long ce qui est pourtant si court. Connais-tu les

1. Ps 6,8. - 2. Jn 13,16.- 3. Ps 36,9.

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empressements des malades? Rien n'est si long que le temps de préparer leur breuvage. Chacun de ceux qui environnent ce malade, s'empresse, pour ne pas le jeter dans l'impatience. Quand cela sera-t-il fait? sera-t-il cuit? Quand me le donnera-t-on? Ceux qui te serment se hâtent, c'est ton infirmité qui te fait trouver long ce qui est fait si promptement. Voyez donc notre médecin; il console ce malade qui dit: Combien de temps encore? Quand cela finira-t-il? « Encore un peu de temps», dit le Seigneur, «et le méchant ne sera plus». Tu gémis d'être au milieu des méchants, c'est le méchant qui te fait gémir; encore un moment et il ne sera plus. Toutefois ces paroles: «Ceux qui attendent le Seigneur auront la terre en héritage», te font croire que cette attente sera longue; attends encore un peu, et tu posséderas éternellement ce que tu auras attendu. Encore un peu, un moment. Compte les années depuis Adam jusqu'aujourd'hui, parcours les Ecritures: c'est presque d'hier qu'il est banni du paradis 1. Et toutefois le monde a parcouru bien des siècles qui sont écoulés. Où sont donc bannées du passé? Ainsi s'écoulera le peu de temps qui nous reste. Quand même tu aurais vécu depuis qu'Adam fut chassé du paradis jusqu'aujourd'hui, tu trouverais bien peu longue une vie qui s'envole ainsi. Que doit être alors la vie de chaque homme? Ajoute à cette vie autant d'années qu'il te plaira, prolonge le plus possible sa vieillesse, qu'est-ce encore? N'est-ce point une aurore matinale? Quel que soit donc l'intervalle qui nous sépare du jour du jugement, alors que les justes et les méchants recevront selon leurs mérites; ensurément le dernier jour ne saurait être éloigné pour toi. C'est à celui-là qu'il te faut préparer. Car tel tu sortiras de cette vie, tel tu entreras dans l'autre vie. Après ces jours si restreints, tu ne seras point encore dans le séjour des saints auxquels il est dit: «Venez, dénis de mon Père, recevez le royaume qui vous a été préparé dès l'origine du monde 2». Tu n'y seras point encore, qui en doute? Mais tu pourras être dans ce séjour oh reposait ce pauvre autrefois couvert d'ulcères 3,et que du milieu de ses tourments voyait au loin le riche orgueilleux et stérile en bonnes oeuvres. C'est dans ce lieu de repos que tu attendras en toute sécurité le jour du

1. Gn 3,6.- 2. Mt 25,34.- 3. Lc 16,23.

jugement, où ton corps te sera rendu, et où tu seras transformé pour devenir l'égal des anges. Quel est donc cet espace qui nous paraît si long, et qui nous fait dire: Quand sera-ce? Tardera-t-il beaucoup? C'est là ce que diront nos fils, ce que diront nos neveux: et quand ils parleront ainsi en se succédant, le peu qui reste passera avec la même rapidité qui entraînait les siècles écoulés. O malade! «Encore un peu de temps et le pécheur ne sera plus 1».

11. «Tu chercheras sa place, et tu ne la trouveras point». Le Prophète explique ici ce qu'il vient de dire: «Il ne sera plus»; non que le pécheur doive cesser d'exister, mais il n'aura plus aucun pouvoir. S'il cessait complètement d'exister, il ne craindrait plus les tourments; et alors il serait en sûreté et dirait: «Je puis faire selon mon bon plaisir tant que je vivrai; après cela je ne serai plus rien. Nul alors ne souffrira plus, nul ne sera tourmenté». Et que deviendront ces paroles: «Allez au feu éternel préparé à Satan et à ses anges 2?» Mais peut-être que ceux que l'on aura jetés dans ce feu cesseront d'exister, et seront consumés? Mais alors il ne serait pas dit: «Allez au feu éternel», car il n'y a pas d'éternité pour ceux qui ne sont plus. Et toutefois le Seigneur ne nous a point caché ce que fera cette flamme sur les damnés, si elle doit les consumer, ou seulement les tourmenter de ses ardeurs. «C'est là», dit-il, «qu'il y aura pleur et grincement de dents 3». Comment y aurait-il pleur et grincement de dents chez des gens qui ne sont plus? Comment donc faut-il entendre cette parole: «Encore un instant et il n'y aura plus de pécheur», sinon dans le sens que donne le verset suivant: «Et tu chercheras sa place et tu ne la trouveras point?»Qu'est-ce que sa place? Son usage. Le pécheur a-t-il donc son utilité ici-bas? Assurément. Ici-bas il est utile à Dieu pour l'épreuve du juste, comme Dieu se servit du diable pour éprouver Job 4, comme il se servit de Judas pour livrer Jésus-Christ. Le méchant a donc en cette vie son usage. Il a donc ici-bas sa place, comme la paille dans le fourneau de l'orfèvre. La paille se consume, afin que l'or se purifie; ainsi l'impie a ses fureurs, qui servent à éprouver le juste. Mais quand finira

1. Ps 36,10.- 2. Mt 25,41. - 3. Mt 25,8-12. - 4. Jb 12.


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pour nous le temps de l'épreuve, quand il n'y aura plus personne à éprouver, il n'y aura plus de méchants pour servir à l'épreuve. Or, dire qu'ils ne seront plus pour l'épreuve, est-ce dire qu'ils n'existeront plus? Nullement; mais comme l'on n'aura plus besoin des pécheurs pour éprouver les bons: «Tu chercheras la place de ces méchants et tu ne la trouveras point». Cherche maintenant la place du pécheur, elle est facile à trouver. Dieu s'en est fait un fouet, il l'a mis en honneur et lui a donné une puissance. Il en agit quelquefois ainsi; il donne au pécheur un pouvoir qui châtie les puissances humaines, qui corrige les hommes pieux. Ce pécheur sera traité selon son mérite; et néanmoins il a servi aux progrès du juste et à la chute de l'impie. «Tu chercheras sa place et tu ne la trouveras point».

12. «Quant aux hommes doux, ils posséderont la terre en héritage 1». Cette terre dont nous avons souvent parlé, c'est la Jérusalem sainte, qui sera délivrée de son exil et qui vivra éternellement de Dieu et avec Dieu. Donc «ils posséderont la terre en héritage». Et quelles seront leurs délices? «Ils se réjouiront dans l'abondance de la paix». Que cet impie mette ici-bas sa joie dans l'abondance de son or, dans l'abondance de son argent, dans ses nombreux esclaves, dans le nombre enfin de ses salles de bains, de ses rosiers, dans son intempérance et dans ses riches et luxurieux festins. Serais-tu donc jaloux de cette puissance, et cette fleur aurait-elle de l'attrait pour toi? Que cet homme soit toujours en cet état, n'en sera-t-il pas à plaindre? Mais toi, quelles seront tes délices? «Ils se réjouiront dans l'abondance de la paix». Ton or sera la paix, ton argent la paix, tes domaines

1. Ps 35,11.

la paix, ta vie la paix, ton Dieu la paix. La paix sera tout ton désir. Ce qui est de l'or ici-bas ne peut être de l'argent pour toi; ce qui est du vin ne peut être du pain; ce qui est pour toi la lumière ne peut être un breuvage mais Dieu sera tout pour toi. Il sera ta nourriture et tu n'auras plus faim; ton breuvage, et tu n'auras plus soif; ta lumière, et tu ne seras plus aveugle; ton soutien, et tu n'éprouveras point la fatigue; et Dieu tout entier te possédera entièrement. Là tu ne seras point mis à l'étroit par celui avec qui tu posséderas tout: tu auras tout, comme lui-même aura tout; parce que tu ne seras qu'un avec lui, et que Dieu possède à la fois cette unité et cette universalité. «Voilà ce que Dieu réserve à l'homme de la paix». Nous l'avons chanté; ce verset dans notre psaume est bien loin sous doute de ceux que nous avons expliqués; mais comme nous l'avons chanté, prenons-le pour terminer. Pour toi, ô mon frère, cultive en «toute sécurité l'innocence», qui est un trésor précieux. Tu as le désir du vol, c'est sans doute afin de t'enrichir; mais vois où tu portes la main et où tu dérobes: d'une part, tu acquiers, pour perdre d'autre part; tu acquiers de l'argent, tu perds ton innocence Ah! plutôt que ton coeur s'éveille; toi qui acquiers de l'argent au prix de l'innocence perds plutôt cet argent. «Garde ton innocence et vois ce qui est droit»; car c'est Dieu lui-même qui te dirigera, et te fera vois loir ce qu'il veut lui-même, et telle est la voie droite. Car si tu ne veux point ce qu'il veut, tu seras tortueux, et ces difformités ne te permettront point de t'ajuster à la règle qui est droite, «Cultive donc l'innocence, et vois ce qui est droit»; loin de toi de croire que l'homme finit avec cette vie; «car Dieu a des réserves pour l'homme de la paix».






Augustin, les Psaumes 37