Augustin, les Psaumes 1042

DEUXIÈME DISCOURS SUR LE PSAUME CIII. - LE MONDE INVISIBLE DANS LE MONDE VISIBLE.

1042 Ps 104,1-10)

DEUXIÈME SERMON. - DEUXIÈME PARTIE DU PSAUME.



Dieu nous dérobe quelque peu ses enseignements, afin de nous stimuler à les chercher. Cette lumière dont il est revêtu, c'est l'Eglise; l'eau qui couvre les hauteurs du ciel, c'est la charité; la terre fondée sur la solidité de Dieu, c'est l'Eglise fondée sur le Christ, inébranlable comme lui. C'est encore l'Eglise qui n pour vêtement l'abîme ou les eaux de la persécution qui couvrirent jusqu'aux plus hautes montagnes, c'est-à-dire Jusqu'aux Apôtres qui devenaient invisibles, mais demeuraient inébranlables. Mais la menace de Dieu a dissipé ces eaux de la persécution, et les empereurs sont devenus chrétiens. Dieu qui fait les montagnes et les vallées, a renversé l'orgueil des persécuteurs qui ne prévaudront plus. Alors les eaux de la doctrine couleront du milieu des montagnes, c'est-à-dire que les docteurs auront une doctrine commune, et n'enseigneront rien qui leur soit propre. Quiconque parle de lui-même aboutit au mensonge.

1. Je sais que vous me regardez comme votre débiteur, non par nécessité, mais ce qui est bien plus fort, par la charité. Je suis donc redevable tout d'abord au Seigneur notre Dieu, qui habite en vous, et qui exige de moi cet acquittement; ensuite à mon seigneur et Père qui est présent, qui m'ordonne de parler, et qui prie pour moi: enfin à la sainte violence qui vous porte à me faire parler, dans mon état de faiblesse. Néanmoins autant que me le permettra le Seigneur, qui daignera me donner des forces, selon la prière que vous lui en faites, puisque nous avons expliqué l'autre jour la première partie de ce psaume, j'entreprends de vous expliquer la suite, et d'en finir avec la grâce de celui au nom de qui j'ai commencé. Vous, qui étiez présents, j'avais averti votre charité, des (519) figures mystérieuses qui composent le psaume tout entier, parce que le plaisir de trouver est proportionné a la peine de chercher. Dieu ne veut point nous les dérober par l'obscurité, mais les assaisonner par la difficulté; afin, comme nous l'avons dit plusieurs fois, d'ouvrir à ceux qui demandent, de faire trouver à ceux qui cherchent, et entrer ceux qui frappent 1. Mais nous avons besoin de votre part d'un silence plus profond, d'une plus grande patience, afin que le peu que nous avons à dire ne nous prenne plus de temps à cause du bruit. Notre temps est restreint, et nous devons nous borner, votre charité sait bien qu'il nous faut assister aux obsèques d'un fidèle. Ne nous forcez donc point de répéter ce qui est dit, d'expliquer de nouveau les premiers versets. Si quelques-uns y ont manqué, je n'y puis rien. Peut-être leur sera-t-il bon de ne pas bien comprendre ce que comprendront facilement ceux qui m'ont entendu, afin qu'ils apprennent à se trouver à nos assemblées. Parcourons donc le psaume.

2. «Bénis le Seigneur, ô mon âme 2». Que l'âme de chacun de nous, devenue une seule âme dans le Christ, répète aussi: «Seigneur, mon Dieu, vous avez été grandi à l'excès». Comment grandi? Parce que «vous vous êtes revêtu de confession et de beauté» .Offrez donc à Dieu cette confession, afin d'être embellie, afin qu'il vous revête «celui qui s'environne de lumière comme d'un vêtement 3», qui s'est revêtu de son Eglise, et lui a donné La splendeur de la lumière, à elle qui par elle-même était ténèbres, selon cette parole de l'Apôtre: «Autrefois vous étiez ténèbres, aujourd'hui vous êtes lumière en Jésus-Christ 4. C'est lui qui étend le ciel comme un pavillon». C'est-à-dire, dans le sens littéral, aussi facilement que tu étends une peau; ou bien par cette peau qui figure la mortalité, nous pouvons entendre l'autorité des Ecritures qui couvre le monde entier; et cette autorité des Ecritures nous est venue par des hommes mortels dont la renommée s'étend après leur mort.

3. «Lui qui couvre d'eau ses hauteurs  5». Les hauteurs de quoi? du ciel. Qu'est-ce que le ciel? Nous avons dit qu'en figure c'est l'Ecriture sainte. Quelle est la partie supérieure des saintes Ecritures? Le précepte de

1. Mt 7,7-8. - 2. Ps 103,1. - 3. Ps 103,2.- 4. Ep 5,8.- 5. Ps 103,3.

la charité qui domine tout. Pourquoi comparer la charité à des eaux? «Parce que l'amour de Dieu a été répandu dans nos coeurs par l'Esprit-Saint qui nous a été donné 1». Comment le Saint-Esprit est-il désigné par l'eau? Parce que «Jésus était là criant et disant: Si quelqu'un a soif, qu'il vienne à moi et qu'il boive. Celui qui croit en moi verra des fleuves d'eau vive sortir de ses entrailles». Comment prouver que cela s'applique au Saint-Esprit? Que l'Evangéliste nous le dise lui-même, lui qui ajoute: «Or, il parlait ainsi de l'Esprit-Saint que devaient recevoir ceux qui croiraient en lui 2» . «Il marche sur les ailes des vents», c'est-à-dire sur les vertus des saintes âmes. Qu'est-ce que la vertu de l'âme? La charité. Or, comment Dieu marche-t-il sur la charité? Parce que la charité de Dieu pour nous, est bien supérieure à la nôtre pour lui.

4. «Il prend des esprits pour ses anges, et la flamme ardente pour ministre 3»; c'est-à-dire qu'il se fait des messagers, de ces hommes qui sont des esprits, qui sont spirituels et non plus charnels, en les envoyant prêcher son Evangile. «Et la flamme ardente est son ministre». Car si le prédicateur ne brûle du feu sacré, il ne peut l'allumer chez les autres.

5. «Il a fondé la terre sur sa propre solidité 4». Il a affermi l'Eglise sur la solidité de l'Eglise. Qu'est-ce que la solidité de l'Eglise, sinon la base de l'Eglise? Et quelle est la base de l'Eglise, sinon celle dont parle l'Apôtre: «Nul ne peut poser un fondement autre que celui qui a été posé, et qui est le Christ Jésus 5?» Dès lors, appuyée sur une semblable base, qu'a-t-elle mérité d'entendre? «Elle ne sera point ébranlée dans la suite des siècles: il a fondé la terre sur sa propre solidité», c'est-à-dire affermi l'Eglise sur le Christ qui en est le fondement. L'Eglise sera ébranlée, si ce fondement est ébranlé: mais comment serait ébranlé ce Christ qui, avant de venir à nous et de prendre notre chair, «avait tout fait, et rien n'avait été fait sans lui  6», qui embrasse tout dans sa majesté, et nous dans sa bonté? Mais le Christ est immuable, et dès lors l'Eglise «ne sera point ébranlée de siècle en siècle». Où sont-ils, ces hommes qui nous disent qu'elle a disparu du monde, cette Eglise qui ne peut même pas être ébranlée?

1. Rm 5,5.- 2. Jn 7,37-39.- 3. Ps 102,4. - 4. Ps 102,5.- 5. 1Co 3,11. - 6. Jn 1,3.

520

6. Mais d'où le Seigneur a-t-il commencé à parler de cette Eglise, à en jeter les bases, à la révéler, à la manifester, à la répandre? D'où a-t-il commencé cet ouvrage? Qu'y avait-il auparavant? «Car il a fondé la terre sur sa stabilité, et de siècle en siècle elle ne sera point ébranlée. L'abîme est comme son vêtement 1» . De qui? de Dieu peut-être? Mais déjà le Psalmiste a dit, à propos de ce vêtement: «Il est revêtu de lumière comme d'un manteau». J'entends par là que Dieu est revêtu de lumière, et cette lumière c'est nous, si nous le voulons, Qu'est-ce à dire, si nous le voulons? Si déjà nous ne sommes plus ténèbres. Si donc Dieu est revêtu de lumière, à qui l'abîme servira-t-il de vêtement? On appelle abîme l'immense quantité des eaux: toutes les eaux, tout l'humide élément, toute la substance répandue dans les mers, dans les fleuves, dans les réservoirs cachés, prennent le nom générique d'abîme. Nous comprenons de quelle terre le Prophète a dit: «Il a fondé la terre sur sa propre solidité; elle ne sera point ébranlée de siècle en siècle». C'est d'elle qu'il dit aussi: «L'abîme l'environne comme son vêtement». Car l'eau est pour la terre comme un vêtement qui l'environne et qui la couvre. Mais il est arrivé pendant le déluge que ce vêtement de la terre s'est élevé jusqu'à la couvrir entièrement, jusqu'à surpasser les plus hautes montagnes de quinze coudées 2,au témoignage de l'Ecriture. C'est peut-être ce temps du déluge qu'avait en vue le Prophète, lorsqu'il dit: «L'abîme est pour elle comme un vêtement».

7. «Les eaux s'élèveront au-dessus des montagnes»: c'est-à-dire ce vêtement de la terre, qui est l'abîme, s'est élevé au point que les eaux couvraient les montagnes. Nous l'avons lu, dis-je, à l'occasion du déluge. Est-ce là ce que dit le Prophète? Parle-t-il du passé, ou annonce-t-il l'avenir? S'il parlait du passé, il ne dirait pas: «Les eaux s'élèveront sur les montagnes»; mais bien, les eaux se sont élevées. Nous voyons que l'Ecriture emploie souvent le passé pour le futur, puisque l'Esprit de Dieu voit l'avenir comme s'il était présent. De là vient que, dans un autre psaume, nous lisons comme un récit de l'Evangile: «Ils ont percé mes mains et mes pieds, ils ont compté tous mes os, et ont jeté le sort sur mes vêtements 3». Tout cela, que

1. Ps 103,6 - 2. Gn 7,20. - 3. Ps 21,17-19.

l'on prévoyait pour l'avenir, est consigné comme un fait accompli. Mais, hélas! que peuvent nos faibles efforts? Où peut aboutir notre travail? Et quand pouvons-nous examiner suffisamment, pour affirmer que tel est le sens du Prophète? Nous voyons donc souvent les Prophètes employer le temps passé pour annoncer l'avenir; mais je rencontre difficilement dans mes lectures le futur au lieu du passé. Je n'ose pas affirmer que cela n'est point; j'indique seulement aux hommes, qui aiment les saintes Ecritures, un point à rechercher. S'ils en trouvent des exemples, qu'ils me les apportent; et dans une vieillesse surchargée d'occupations, nous applaudirons à la jeunesse qui voudra bien employer ainsi ses loisirs, et nous profiterons de leurs travaux. Nous ne témoignerons aucun dédain, puisque le Christ se sert de tous pour nous instruire. Le Prophète s'écrie donc: «Les eaux s'élèveront au-dessus des montagnes», pour nous annoncer l'avenir, et non pour raconter le passé, et il parle ainsi pour nous désigner l'Eglise, qui doit être sous le glaive des persécutions. Il fut un temps, en effet, où les eaux de la persécution couvrirent la terre de Dieu, l'Eglise de Dieu, et la couvrirent au point que les grands eux-mêmes, ou les montagnes, n'apparaissaient point, Quant ils fuyaient çà et là, coin. ment eussent-ils pu paraître? C'est peut-être à propos de ces eaux qu'il est dit: «Sauvez-moi, mon Dieu, parce que les eaux ont pénétré jusqu'à mon âme 1». Ces grandes eaux, qui forment la mer, sont turbulentes et stériles, et quelle que soit la terre qu'elles viennent à couvrir, elles y causent la stérilité plutôt que l'abondance. Les montagnes donc étaient sous les eaux, puisque les eaux dépassaient les montagnes: les peuples dans leur résistance dominaient l'autorité de ceux qui prêchaient la parole de Dieu avec courage. Les eaux les couvraient, les eaux s'élevaient bien au-dessus d'eux et disaient: Frappez, frappez; et on les opprimait: Eteignez-les, qu'ils dis. paraissent. lis parlaient ainsi et prévalaient sur les martyrs, et les chrétiens fuyaient de toutes parts, et cette fuite rendait les Apôtres invisibles. Comment cette fuite les rendait-elle invisibles? Parce que les eaux s'élevaient au-dessus des montagnes. Les eaux avaient alors une grande puissance. Mais combien dura-t-elle? Ecoute ce qui suit.

1. Ps 68,2.

521

8. «Elles fuiront devant vos menaces 1». Voilà, mes frères, ce qui est arrivé: les eaux ont fui devant la menace du Seigneur, c'est-à-dire qu'elles ont cessé de couvrir les montagnes. Voilà que Pierre et Paul sont debout; quelle majesté dans ces montagnes ! Vexés jadis par les persécuteurs, ils reçoivent aujourd'hui l'hommage des empereurs. Les eaux ont fui devant la menace de Dieu, car c'est dans la main de Dieu qu'est le coeur des rois, qu'il tourne comme il lui plaît 2; il lui a plu de donner par eux la paix aux chrétiens, et alors s'est élevée dans son éclat l'autorité des Apôtres. Ces montagnes, toutefois, en étaient-elles moins grandes, pour être couvertes d'eau? Cependant, comme Dieu voulut montrer à tous leur grande élévation, afin qu'ils pussent procurer le salut au genre humain; car: «J'ai levé les yeux vers les montagnes, d'où me viendra le secours 3»: voilà que Dieu par sa menace a mis les eaux en fuite. «Elles trembleront au bruit de votre tonnerre». Qui ne tremble maintenant à la voix de Dieu qui retentit par les Apôtres, à la voix de Dieu dans les saintes Ecritures, dans ses nuées? La mer s'est calmée, les eaux ont tremblé, les montagnes se sont dépouillées, l'empereur a fait des lois. Mais les eût-il faites, si Dieu n'eût fait entendre son tonnerre? Dieu l'a donc voulu, les princes ont fait des lois, elle calme s'est produit dans l'Eglise. Que nul d'entre les hommes ne s'attribue rien ici; les eaux ont tremblé, mais, «Seigneur, c'est au bruit de votre tonnerre». Aussitôt qu'il a plu à Dieu, les eaux ont fui, pour ne plus couvrir les montagnes; avant cela, néanmoins, les montagnes étaient sous les eaux, mais inébranlables.

9. «Les montagnes s'élèvent, les campagnes s'abaissent, au lieu que vous leur assignez 4». Le Prophète parle encore des eaux. Nous ne devons point voir ici des montagnes terrestres, ni des campagnes terrestres; mais bien des flots si grands qu'on peut les comparer à des montagnes. La mer fut autrefois agitée, ses flots s'élevèrent comme des montagnes qui couvrirent d'autres montagnes ou les Apôtres. «Mais jusques à quand ces montagnes ont-elles pu s'élever, ces campagnes s'abaisser?» Leur fureur a monté, puis s'est calmée. Dans leur fureur, c'étaient des montagnes; dans le calme, des plaines; Dieu leur a assigné leur

1. Ps 103,7.- 2. Pr 21,1.- 3. Ps 140,1. - 4. Ps 103,8.

place. Il est en effet un certain réservoir, où s'en vont, en quelque sorte, tous les coeurs des hommes avec, leur furie. Combien sont aujourd'hui remplis d'eau salée et amère, et néanmoins demeurent calmes? Combien en est-il qui ne veulent point s'adoucir? Quels sont ceux qui ne veulent point s'adoucir ? Ceux qui refusent encore de croire au Christ. Mais quel qu'en soit le nombre, quel mal font-ils à l'Eglise? Montagnes autrefois, aujourd'hui ce sont des plaines unies; et pourtant, mes frères, la mer, quel que soit son calme, n'en est pas moins la mer. Pourquoi n'ont-ils maintenant aucune fureur? Pourquoi ne sont-ils plus en délire? Pourquoi renoncer, sinon à détruire notre terre, du moins à la couvrir d'eau? Pourquoi? Ecoutez: «Vous leur avez assigné un terme qu'elles ne dépasseront point; elles ne reviendront point pour couvrir la terre 1».

10. Mais depuis que ces flots si amers sont devenus tels que nous pouvons prêcher librement ces vérités, parce qu'il leur a été donné des bornes convenables et qu'ils ne dépasseront point ces bornes, pour venir de nouveau submerger la terre, que se passe-t-il sur la terre? Qu'y fait-on depuis que la mer l'a mise à découvert? Bien que de légères vagues bruissent encore sur la plage, bien que les païens murmurent, j'entends le bruit du rivage, sans redouter le déluge. Que fait-on dès lors, que fait-on sur la terre? «Vous faites couler des ruisseaux dans les vallées».Telle est la réponse du Prophète: Vous faites jaillir «des ruisseaux dans les vallées 2».Vous connaissez les vallées, des lieux abaissés dans les terres; aux collines et aux montagnes, on oppose ici, en figures, les vallons et les vallées. Les collines et les montagnes sont les gonflements de la terre; les vallons et les vallées sont les lieux les plus bas. Ne méprisez point les lieux abaissés, car de là jaillissent les fontaines: «Vous faites jaillir les ruisseaux dans les vallons». Ecoute une montagne: «J'ai travaillé plus que tous les autres», dit saint Paul. On voit là une certaine hauteur: et toutefois, afin de faire jaillir les eaux, il s'abaisse comme une vallée: «Non pas moi, mais la grâce de Dieu avec moi 3». Il ne répugne point à ces montagnes de devenir des vallées; de même que leur hauteur spirituelle les faisait appeler montagnes, de même

1. Ps 103,9. - 2. Ps 103,10. - 3. 1Co 15,10.

aussi leur spirituel abaissement les fait appeler des vallées. «Non pas moi, mais la grâce de Dieu avec moi». «Non pas moi», voilà bien le vallon, mais «la grâce de Dieu avec moi», voilà bien la source. «Vous faites jaillir des sources dans les vallons». C'est de l'Esprit-Saint qu'est dit ce que je citais tout à l'heure: «Si quelqu'un a soif, qu'il vienne à moi et qu'il boive: celui qui croit en moi verra jaillir de ses entrailles des sources d'eau vive. Car il parlait ainsi à cause du Saint-Esprit que devaient recevoir ceux qui croiraient en lui 1». Voyons maintenant s'il y a des vallons, afin que la source jaillisse dans ce vallon. Ecoute le Prophète: «Sur qui reposera mon Esprit, sinon sur l'homme humble, sur l'homme calme, sur l'homme qui craint mes paroles?» Qu'est-ce à dire: «Sur qui reposera mon Esprit, sur l'homme humble et calme?» Où coulera mon eau vive? Dans le vallon.

11. «Les eaux passeront au milieu des montagnes». C'est jusque-là que le lecteur a parcouru notre psaume, que cela suffise à votre charité. Voilà ce que nous expliquerons, puis nous terminerons au nom du Seigneur. Qu'est-ce à dire: «Que les eaux passeront par le milieu des montagnes?» Nous avons déjà vu que par montagnes on entend ces grands prédicateurs de la parole de Dieu, anges sublimes du Seigneur, quoique revêtus encore d'une chair mortelle, élevés non par leur propre vertu, mais par sa grâce; mais autant qu'il est en eux, ce sont des valions, d'où jaillissent humblement les eaux. «Et ces eaux», dit le Prophète, «passeront au milieu des montagnes»; comme s'il disait que par l'intermédiaire des Apôtres nous viendra la prédication de la parole de vérité. Qu'est-ce à dire, par l'intermédiaire des Apôtres? Une chose intermédiaire est une chose commune, et une chose commune est une chose dont tout le monde vit également, elle est en quelque sorte au milieu, et ne m'appartient pas; elle n'est ni à toi ni à moi, Aussi disons-nous de quelques hommes: La paix règne entre eux, la bonne foi règne entre eux, la charité règne entre eux. Ainsi disons-nous. Qu'est-ce à dire entre eux? Au milieu d'eux. Que signifie au milieu d'eux? Elle leur est commune. Ecoute maintenant le sens de ces eaux au milieu des montagnes.

1 Is 66,2.

La foi leur était commune, et nul n'avait des eaux qui lui fussent propres. Des eaux qui ne sont point au milieu, sont des eaux particulières, qui ne coulent point publiquement; j'aurai la mienne, un autre la sienne; ce que j'ai, ce qu'a cet autre, n'est plus dans le milieu. Il n'en est pas ainsi de la prédication pacifique de la vérité. Mais pour que ces eaux coulent par le milieu des montagnes, écoute le mot d'une montagne: «Que le Dieu de la paix vous donne d'être toujours unis de sentiments 1». Et ensuite: «Afin que vous ayez tous un même langage, et qu'il n'y ait aucun schisme parmi vous 2». Mes sentiments sont-ils vos sentiments? L'eau coule entre nous. Je n'ai rien à moi, toi rien à toi, Que la vérité ne soit ni à moi seul, ni à toi seul, qu'elle soit à toi et à moi. «Les eaux couleront au milieu des montagnes». Ecoute encore, d'après l'une de ces montagnes, que, «Les eaux doivent couler au milieu des montagnes. Que ce soit moi, que ce soit d'autres, voilà ce que nous prêchons, et ce que vous avez cru 3». C'est avec sécurité qu'il nous tient ce langage: «Soit moi, soit d'autres, voilà ce que nous prêchons, et ce que vous avez cru». Les eaux coulaient alors au milieu des montagnes, nulles discordes parmi les montagnes au sujet des eaux, tout y était dans l'accord, et dans l'union de la charité. Si quelqu'un prêchait autrement, c'était une eau privée, et non plus une eau du milieu des montagnes. Voyez encore ce qu'a dit celui qui a fait couler les eaux dans les vallons: «Celui qui dit le mensonge, dit ce qui lui est propre 4». Aussi, de peur que l'on ne mette sa confiance dans quelque montagne qui donnerait ses eaux non du milieu, mais d'elle-même, l'Apôtre nous dit: «Quiconque annoncera un Evangile autre que celui que vous avez reçu, qu'il soit anathème». Voyez comme il craint que l'on ne mette sa confiance dans la montagne, de peur que cette montagne, se séparant des eaux qui coulent dans le milieu, ne vienne à donner une eau qui lui serait propre: «Quand même ce serait moi». Quelle montagne peut tenir ce langage? Quelles eaux abondantes coulaient dans ces vallons? mais il voulait que cette eau coulât entre les montagnes, et que les fidèles trouvassent une toi certaine, dans la doctrine que les Apôtres tenaient commune

1. Rm 15,5.- 2. 1Co 1,10.- 3. 1Co 15,11.- 4. Jn 8,44.

523

entre eux. «Quand même ce serait moi», dit-il. O vous, Paul, pourriez-vous prêcher autrement? C'est de Paul qu'il s'agit. «Quand même ce serait moi, ou quand un ange venu du ciel vous annoncerait un Evangile autre que celui que vous avez reçu, qu'il soit anathème 1». Anathème à toute montagne, anathème à tout ange qui vous prêcherait une autre doctrine. D'où vient cela? Parce qu'il veut couler de lui-même, et non au milieu. Un homme qui a sa chair comme un voile, séparé de la source commune, et réduit au mensonge qui lui est propre, tomberait peut-être ainsi, mais un ange? Un ange, en vérité, le pourrait-il? Si l'on avait écouté dans le paradis terrestre un ange distillant une eau qui lui était propre, nous ne serions point précipités dans la mort. Le précepte de Dieu était une eau coulant pour les hommes au milieu du jardin. C'était une eau dii milieu, une eau en quelque sorte publique, qui s'entretenait sans ruse, ainsi que nous l'avons dit à votre charité, qui coulait limpide, et sans aucune boue. Boire

1. Ga 1,8-9.

toujours de cette eau, c'était vivre toujours. Survint alors un ange tombé du ciel et devenu serpent, et qui voulait répandre astucieusement ses poisons. Il lança donc son venin, et parla de lui-même, de ce qui lui était propre; car, «c'est parler de son propre, que dire le mensonge»; et nos misérables parents l'écoutèrent pour laisser l'eau commune qui faisait leur félicité. Réduits à ce qui leur était propre, et voulant, dans leur extravagance, devenir semblables à Dieu, (car on leur avait dit «Goûtez du fruit et vous serez comme des dieux 1»), ils perdirent ce qu'ils avaient reçu, en voulant être ce qu'ils n'étaient point. Puisse, mes frères, ce que nous vous avons dit au sujet de ces eaux, les faire couler de vous-mêmes. Soyez des vallées, communiquez à tous ce que vous avez reçu de Dieu. Que les eaux coulent au milieu, ne les enviez à personne. Buvez, rassasiez-vous, et une fois rassasiés, faites couler. Que la gloire de Dieu soit répandue partout par l'eau qui est commune, et non par le mensonge de quelque particulier.

1. Gn 3,5.


TROISIÈME DISCOURS SUR LE PSAUME CIII - LE MONDE INVISIBLE DANS LE MONDE VISIBLE

1043 Ps 104,11-23


TROISIÈME SERMON. - TROISIÈME PARTIE DU PSAUME.



Les bêtes des forêts, qui boivent l'eau des vallées, sont les nations qui entrent dans l'Eglise pour être purifiées par les sacrements, ainsi que nous le montrent et l'arche de Noé qui renfermait des animaux purs et des animaux impurs, et le linceul de saint Pierre renfermant aussi des animaux impurs et tenant au ciel par les extrémités. Elles boiront les eaux qui passent ers cette vie, en attendant que le Verbe leur soit donné. L'onagre y vient comme le lièvre, c'est-à-dire les grands esprits comme les faibles, parce qu'il y a des préceptes à la portée de tous. Les oiseaux qui habitent sur les montagnes sont les âmes tout àfait spirituelles, qui se nourrissent de la doctrine des Prophètes et des Apôtres. Elles ne se divisent point non plus que les oiseaux dans le sacrifice d'Abraham, tandis que les animaux étaient divisés, c'est là le symbole du schisme et de l'hérésie, la fournaise du jugement met les uns à droite, les autres à gauche. Pour l'éviter, ressemblons aux oiseaux qui habitent les montagnes, les rochers, ou le Christ; c'est de là qu'ils prêchent. Dieu donne la rosée de sa parole, ils la répandent en se proportionnant aux simples; delà cette terre arrosée de la grâce de Dieu. C'est lui encore qui produit le foin pour les animaux, et par là le salaire pour les ouvriers évangéliques, l'herbe pour la servitude de l'homme ou la substance pour ceux qui ne font serviteurs de tous par la charité et l'humilité, que ne connaissaient point d'abord ni Pierre ni les fils de Zébédée. Donnons la subsistance aux prédicateurs: le Seigneur eut une bourse pour recueillir et pour donner, se proportionnant à ceux qui devaient demander, comme il pâlit devant la mort pour se mettre au niveau de nos craintes. Dieu tire de la terre ou des ouvriers évangéliques, ta pain et le vin ou le Christ, et la grâce qui donne l'éclat des vertus. Les cèdres du Liban sont les grands du monde, et ils sont plantés par le Seigneur, quand ils deviennent chrétiens parfaits. Ces passereaux sont les lares ferventes qui abandonnent leurs biens si elles possèdent, leurs espérances et leurs désirs du l'être s'ils sont certaine Pierre et André. Ces âmes font leurs nids sur les cèdres, c'est-à-dire dans les monastères ou dans les Eglises que bâtissent les riches du monde. La foulque les guide, elle qui établit sur les rochers des mers, ou sur le Christ, un nid bas et solide. C'est encore au Christ que s'attachent les passereaux. Les cerfs des montagnes sont les plus élevés dans la spiritualité; mais il y a aussi le hérisson couvert d'épines ou de péchés légers, qui trouve son asile dans la pierre, qui devient ainsi avantageux pour tous. La lune est l'image de l'Eglise, qui semble croître et renaître comme les générations. Le soleil c'est le Christ qui se lève pour ceux qui comprennent la charité, mais non pour l'impie; il connaît son couchant, c'est-à-dire qu'il a bien voulu mourir. La nuit alors se ferma sur les Apôtres, et les lionceaux demandèrent leur proie, c'est-à-dire que le diable demanda de les cribler, comme il demanda de tourmenter Job. Mais il doit demander, car tout pouvoir vient de Dieu. Mais à mesure que le jour se fait, les lions s'étendent dans leurs tanières, ou cessent de persécuter l'Eglise; l'homme ou le chrétien fait son oeuvre, et la terre est remplie des créatures de Dieu par son Christ, ou d'hommes renouvelés par la grâce.

1. Votre charité n'a point oublié que nous vous sommes redevables de ce qui reste du psaume; je n'ai donc besoin d'aucun exorde pour stimuler votre attention. Je vous vois tous en suspens, dans le désir de comprendre les mystères qu'il renferme, et il n'est aucunement nécessaire de faire naître chez vous une attention que le Saint-Esprit a fait naître lui-même. Allons donc à ce qui nous presse. Nous avons déjà parlé des ruisseaux qui coulent dans les vallées, et des eaux qui coulent au milieu des montagnes: c'est là que j'en suis demeuré, là qu'il nous faut reprendre.

2. Voici ce qui suit: «Les bêtes de la forêt boiront 1». Que boiront-elles? Les eaux qui coulent au milieu des montagnes. Que boiront-elles? Ces eaux qui coulent dans les vallées. Qui boira? Les bêtes de la forêt. Cela se voit à la lettre dans les créatures; les bêtes de la forêt boivent aux fontaines et aux ruisseaux

1. Ps 103,11

qui coulent entre les montagnes; mais comme il a plu à Dieu de nous présenter sous des figures les secrets de sa sagesse, non pour les dérober à une sainte curiosité, mais pour fermer aux paresseux une entrée qu'il ouvre seulement à ceux qui frappent; il a plu à ce même Dieu de vous exhorter par notre bouche à chercher dans ces créatures corporelles et visibles, dont il est ici question, le sens spirituel qui s'y cache, et dont la découverte fera notre joie. Par les bêtes de la forêt, nous entendons les nations, et l'Ecriture en donne plusieurs témoignages. Deux passages surtout nous paraissent très-évidents. Dans l'arche de Noé, qui est sans aucun doute la figure de l'Eglise, Dieu n'aurait pas fait enfermer toutes sortes d'animaux 1, s'il n'eût voulu marquer que tous les peuples seraient ralliés dans cette admirable unité; à moins peut-être que nous ne venions à croire que si

1. Gn 7,2 Gn 7,14

525

tous ces animaux étaient détruits par le déluge, Dieu ne pût ordonner à la terre de les reproduire, comme elle en avait produit tout d'abord à sa parole 1. Ce n'est donc pas en vain, ce n'est pas sans raison, ce n'est par aucun besoin, ni par impuissance que Dieu fit enfermer les animaux dans l'arche. Au temps marqué, en effet (car il faut bien produire l'autre témoignage de l'Ecriture, qui a aussi son évidence), au temps marqué, afin d'accomplir dans l'Eglise ce qui était figuré dans l'arche, comme l'apôtre saint Pierre hésitait à livrer aux incirconcis de la gentililé les mystères de l'Evangile, et même comme, sans hésiter, il ne croyait devoir le faire aucunement; un jour qu'il avait faim, et qu'il voulait manger, il monta pour prier. Voilà ce que comprennent ceux qui lisent l'Ecriture, et qui savent nous écouter. Or, pendant qu'il priait, il eut un ravissement d'esprit, appelé extase chez les Grecs; c'est-à-dire que son âme fit taire tout ce qui est corporel, et loin des choses présentes, s'adonna à contempler ce qu'elle voyait. Ce fut alors qu'il vit un certain vase, semblable à un linceul, suspendu par ses quatre coins, qui descendait du ciel en terre, et qui renfermait des animaux de toutes les espèces; et une voix se fit entendre: « Pierre, tue et mange». Mais Pierre, instruit dans la loi, et qui avait grandi dans les coutumes des Juifs, qui observait les préceptes de Moïse, sans les avoir jamais enfreints, répondit: «Loin de moi, Seigneur, car jamais rien de commun n'est entré dans ma bouche». Ceux qui connaissent les saintes Ecritures, savent que commun, pour les Juifs, signifie impur. Or, la voix lui répondit: « N'appelle point impur ce que Dieu a purifié». Cela se répéta trois fois, et le linceul, qui paraissait descendre du ciel, disparut 2. Ce linceul tenait au ciel par les quatre coins, et signifiait les quatre Parties du monde, l'Orient, l'Occident, le Nord, le Midi; et parce que l'univers entier était appelé par l'Evangile, Dieu a suscité quatre évangélistes . Or, ce linceul qui descend trois fois du ciel marque cette parole adressée aux Apôtres : « Allez, baptisez les nations, au nom du Père s et du Fils, et du Saint-Esprit 3» De là aussi ce nombre douze qui fut celui des Apôtres. Car ce n'est pas sans raison que le Christ et voulut avoir douze; et ce nombre était

1. Gn 2,24. - 2. Ac 10,9-16. - 3. Mt 28,19.

tellement sacré, qu'à la place de celui qui était tombé, on ne pouvait se dispenser d'en ordonner un autre. Pourquoi donc douze Apôtres? Parce qu'il y a quatre parties du monde, et que le monde entier est appelé à l'Evangile, de là quatre évangélistes, et tout l'univers appelé au nom de la Trinité à former l'Eglise: or, trois répété quatre fois forme douze. Ne nous étonnons donc plus que toutes les bêtes des forêts viennent boire aux eaux qui coulent au milieu des montagnes, ou à cette doctrine des Apôtres qui coule au milieu de l'Eglise, par une harmonieuse communion. Toutes étaient en effet dans l'arche, toutes dans le linceul; Pierre a dû les tuer toutes, les manger toutes, parce que Pierre est la pierre, et que la pierre est l'Eglise. Mais qu'est-ce à dire, tuer et manger? Tuer ce qu'elles étaient, les faire passer dans ses entrailles. Détourner le païen du sacrilège, c'est tuer ce qu'il est; l'incorporer à l'Eglise en lui donnant les sacrements du Christ, c'est le manger.

3. Ces bêtes des forêts boivent de ces eaux, mais des eaux qui passent; car toute doctrine que l'on prêche aux hommes est passagère comme cette vie. De là cette parole de l'Apôtre: « La prophétie passera, la science sera abolie». Pourquoi passeront-elles? «Nous ne voyons qu'en partie, nous ne prophétisons qu'en partie, mais quand sera venu ce qui est parfait, tout ce qui est imparfait disparaîtra 1». Car vous ne croyez pas sans doute que, dans cette ville à laquelle on chante: «Chante le Seigneur, ô Jérusalem bénis ton Dieu, ô Sion; parce qu'il a consolidé les serrures de tes portes 2»; alors que les portes seront fermées et les serrures consolidées, ainsi que nous l'avons dit 3,alors que nul ami ne veut sortir, que nul ennemi ne saurait entrer, vous ne croyez point qu'on y lise des livres, ou qu'on y fasse des discours, comme nous en faisons maintenant. Nous expliquons ici-bas, afin que vous possédiez là haut; ici-bas nous divisons le verbe en syllabes, afin que là haut vous puissiez le contempler dans son intégrité. Sans doute la parole de Dieu ne vous manquera pas; mais elle ne vous arrivera ni par des sons, ni par des lèvres, ni par la lecture, ni par la prédication. Comment donc? Comme le dit l'Evangile.

1. 1Co 13,8-10.- 2. Ps 147,12-13.- 3. Voyez D c. sur le Ps 84,n. 10.

526

«Au commencement était le Verbe, et le Verbe était en Dieu, et le Verbe était Dieu». Car il n'est point venu à nous de manière à quitter le ciel, mais: «Il était dans le monde, et le monde a été fait par lui 1». Tel est le Verbe que nous devons contempler. «Le Dieu des dieux apparaîtra en Sion 2». Mais quand? Après l'exil de cette vie; si toutefois, après cette vie, nous ne sommes point livrés au juge, et si le juge ne nous jette point en prison. Mais si, après cette vie, nous arrivons à la patrie bienheureuse, comme nous en avons et l'espoir, et le désir, et l'impatience, nous contemplerons alors ce que nous bénirons. Présent à notre amour, il ne voudra point s'y soustraire, non plus que nous en finir; festin sacré, il n'inspirera aucune lassitude, et ne manquera jamais à notre avidité. Ce sera une sainte et ravissante contemplation. Et qui peut en parler dignement ici-bas, quand les eaux coulent au milieu des montagnes? Qu'elles coulent alors, ces eaux, qu'elles coulent au milieu des montagnes; pendant qu'elles s'écoulent, on peut boire dans cet exil, afin de ne point mourir de soif en chemin. «Les bêtes de la forêt en boiront». C'est de là que vous venez, c'est de la forêt que vous avez été recueillis. Et de quelle forêt ! Nul homme ne la traversait, parce que nul prophète n'y avait été envoyé. Mais pour construire l'arche, on a coupé des bois dans la forêt; de là sont venus les bois, de là les bêtes, de là nous tous. Buvez donc, buvez. «Toutes les bêtes des forêts en boiront».

4. «L'onagre y viendra étancher sa soif». Par l'onagre le Prophète veut désigner les grands animaux. Qui ne sait pas que l'âne sauvage s'appelle onagre? Il entend par là ceux qui sont grands et insoumis. Les Gentils n'étaient point assujettis au joug de la loi beaucoup de peuples vivaient à leur manière, promenant ça et là leur orgueil audacieux, comme dans un désert. Il est vrai que tous les animaux sauvages vivent de la sorte, mais l'onagre désigne ici quelque chose de grand. Ils viendront donc étancher leur soif, et les eaux couleront pour eux. C'est là que s'abreuve le lièvre, et que s'abreuve l'onagre le lièvre est petit, l'onagre bien plus grand le lièvre est timide, l'onagre féroce; tous deux viennent y boire, mais chacun selon sa

1. Jn 1,1 Jn 1,10.- 2. Ps 83,8.

soif. L'eau ne dit point: Je suffis au lièvre, pour rejeter l'onagre; elle ne dit pas non plus: Que l'onagre s'approche, mais si le lièvre vient, il sera emporté. Cette eau inspire tant de confiance, coule avec tant de modération, qu'elle abreuve l'âne sans effrayer le lièvre. Voilà qu'on entend la voix sonore de Cicéron, je lis un de ses livres, un de ses dialogues, ou de Platon, ou de quelque autre philosophe. Des ignorants le comprennent-ils? des hommes d'une médiocre intelligence?qui oserait porter si haut ses prétentions? C'est le bruit d'une eau, d'une eau quelque peu trouble, et.qui coule avec tant de rapidité, qu'un animal timide comme le lièvre n'ose y monter pour y boire. Qui, au contraire, a entendu: « Au commencement Dieu fit le ciel et la terre 1,» et n'a osé s'approcher pour boire? Qui entend un psaume, et répond C'est trop élevé pour moi? A la vérité le psaume que nous expliquons est chargé de symboles, et cependant les ‘enfants mêmes prennent plaisir à l'entendre, Les ignorants s'en approchent pour boire, et nous donner dans leurs chants l'exubérance de cette joie qui les rassasie. Les petits animaux viennent donc à cette eau, comme les grands; mais les grands y puisent davantage, car: «L'onagre y étanchera sa soif». Que les petits y viennent puiser ce précepte: «Epoux, aimez vos épouses comme le Christ a aimé son Eglise. «Que les femmes soient soumises à leurs maris 2». Voilà pour les petits. On dit un jour au Sauveur: «Est-il permis de renvoyer sa femme, pour tout sujet 3?» Le Seigneur le défendit, et dit qu'il n'était point permis. «Ne savez-vous pas», ajouta-t-il, «que Dieu, dès le commencement, fit un homme et une femme? Que l'homme donc ne sépare point ce que Dieu a joint». Puis il dit encore: «Quiconque renvoie sa femme, si ce n'est pour cause de fornication, la rend adultère, et celui qui épouse la femme renvoyée commet l'adultère 4». Il resserre le noeud du mariage, ce qui convient à celui qui en est lié: que ne prenait-il garde avant de se lier? «Etes-vous lié avec une femme? Ne cherchez point à vous en délier. N'avez-vous point de femme? ne cherchez point à vous marier 5». Si tu n'es pas encore l'onagre, si tu es dégagé de toute femme, tu

1. Gn 1,1. - 2. Ep 5,24-25. - 3. Mt 19,3 Mt 19,9. - 4. Mt 5,32. - 5. 1Co 7,27.

527

peux boire ici comme le lièvre: et toutefois tu n'as point péché en prenant une épouse. Les disciples, entendant dire au Sauveur, qu'il n'était permis de dissoudre le mariage, que pour le seul cas de fornication, lui demandèrent: «S'il en est ainsi de l'homme à l'égard de la femme, il n'est pas avantageux de se marier». Et le Seigneur: «Tous ne comprennent point cette parole 1». Il est vrai en effet qu'il n'est pas avantageux de se marier, si telle est la condition de l'homme avec la femme; et pourtant, n'y aurait-il que l'onagre pour boire de ces eaux? Tous rie comprenant point cette parole, ce n'est pas le grand nombre qui la comprend. Qui donc la comprend? « L'onagre y viendra étancher sa soif». Qu'est-ce à dire: «L'onagre y viendra étancher sa soif?» «Que celui qui peut entendre, entende 2».

5. Voici comment continue le texte du psaume: « Les oiseaux du ciel habiteront au dessus 3». Au-dessus de quoi? des onagres ou plutôt des montagnes? Voici en effet d'où nous devons chercher un sens: «Les eaux couleront au milieu des montagnes; tous les animaux des forêts viendront s'y abreuver; les onagres y boiront à leur soif; et les oiseaux du ciel habiteront au-dessus». Il paraît plus convenable, d'entendre par là les montagnes, puisque nous voyons en effet cela dans la création. Les oiseaux du ciel habitent sur les montagnes, et non sur les onagres voilà le sens que nous prendrions, si nous y étions contraints. Nous voyons beaucoup d'oiseaux habiter les montagnes, mais il en est beaucoup aussi pour demeurer dans les plaines, beaucoup dans les vallées, beaucoup dans les bois, beaucoup dans les jardins, tous ne sont point sur les montagnes. Toutefois, il y a des oiseaux qui n'habitent que les montagnes seulement. Cette dénomination désigne quelques âmes tout à fait spirituelles. Ces oiseaux désignent ces âmes élevées, qui volent librement en plein air. La joie de ces oiseaux, c'est la sérénité de l'air, et pourtant ils paissent sur les montagnes; c'est là qu'ils habitent, Vous connaissez les montagnes, déjà nous en avons parlé. Les Prophètes sont des montagnes, les Apôtres des montagnes, les prédicateurs de la vérité des montagnes. C'est là que doit habiter quiconque veut être spirituel; qu'il ne s'égare point dans les pensées

1. Mt 19,10-12. - 2. Mt 19,12. - 3. Ps 103,12.

de son coeur; qu'il y habite, qu'il s'y élève par ses efforts. Il y a des oiseaux qui ont une signification symbolique. Ce n'est pas en effet sans raison qu'il est dit: «Votre jeunesse sera renouvelée comme celle de l'aigle 1». Ce n'est pas en vain qu'il est dit d'Abraham qu' « il ne divisa point les oiseaux 2». Dans ce sacrifice tout à fait mystérieux, Abraham prit trois sortes d'animaux, un bélier de trois ans, une génisse de trois ans, une chèvre de trois ans, une tourterelle et une colombe. Il partagea le bélier, et en mit les parties vis-à-vis l'une de l'autre. Il partagea la chèvre, et en mit les parties, l'une vis-à-vis de l'autre; il partagea la génisse, dont il mit les parts dans le même ordre, et l'Ecriture ajoute qu' « il ne divisa point les oiseaux 2». On remarque aussi que le bélier avait trois ans, la génisse trois ans, la chèvre trois ans: il n'est rien dit de l'âge des oiseaux. Pourquoi, je vous le demande, sinon parce que les oiseaux désignent ces hommes spirituels, qui ne comptent point les années des temps, occupés qu'ils sont des années de l'éternité, et qui s'élèvent au-dessus des choses de cette vie, par la charité, par l'élan de l'esprit? Tels sont les hommes spirituels qui jugent de tout et ne sont jugés par personne 3: de là vient qu'ils ne forment aucune secte ni par le schisme, ni par l'hérésie. Le bélier désigne dans l'Eglise les pasteurs qui conduisent le troupeau. La génisse désigne le peuple juif, qui a porté le joug de la loi, qui lui était pénible. Quant à la chèvre, elle marque l'Eglise venue de la gentilité, qui bondissait en toute liberté dans ses forêts, et s'y nourrissait de bourgeons amers et sauvages. Les trois années de ces animaux, désignent le troisième âge, ou l'âge de la révélation de la grâce. Le premier âge devança la loi, le second suivit la publication de la loi, et le troisième est l'âge actuel, depuis qué l'on nous prêche le royaume des cieux. Eh quoi donc? disons-nous que le bélier ne fut point divisé? Ne s'est-il point trouvé d'évêques fauteurs de schismes et d'hérésies? Si leurs peuples ne s'étaient point divisés, si la génisse, si la chèvre n'eussent pas été divisées, peut-être eussent-ils rougi de leurs divisions, et fussent-ils rentrés dans le bercail. Les chefs se divisent donc, les peuples se divisent, l'aveugle suit l'aveugle, et tous deux tombent dans la fosse 4. Ils sont en face l'un

1. Ps 102,5.- 2. Gn 15,10.- 3. 1Co 2,15.- 4. Mt 15,14.

528

de l'autre. «Mais les oiseaux ne sont point divisés». Car les hommes spirituels ne connaissent ni schismes ni divisions. La paix est en eux-mêmes, ils la gardent chez les autres autant qu'ils le peuvent, et quand elle vient à défaillir chez les autres, ils la gardent en eux-mêmes. « S'il y a là un fils de la paix, votre faix reposera sur lui, sinon elle retournera vers vous 1». Cet homme n'est-il pas un enfant de la paix ? A-t-il voulu être divisé? Votre paix retournera sur vous, car Abraham ne divisa point les oiseaux. Viendra la fournaise, car Abraham se tint là jusqu'au soir, et alors il éprouva l'invincible terreur du jugement. Car ce soir est la fin du monde, et cette fournaise le jour du jugement à venir. La fournaise divisa aussi ce qui était divisé 2. En passant par le milieu elle voit des parties à droite et d'autres à gauche. Il y a donc des hommes charnels, qui sont néanmoins dans le giron de l'Eglise, d'autres qui vivent d'une certaine manière choisie par eux, et nous font craindre pour eux la séduction des hérétiques. Tant qu'ils sont charnels, ils sont divisibles, «Abraham ne divisa point les oiseaux», mais on divise les hommes charnels. « Je n'ai pu vous parler comme à des hommes spirituels, mais bien comme à des hommes charnels». Et comment leur prouve-t-il que les hommes charnels se divisent? Ecoutez ce qu'il ajoute : «Quand chacun de vous dit: Moi je suis à Paul, moi je suis à Apollo, moi à Céphas, n'êtes-vous point charnels, et ne marchez-vous pas à la manière de l'homme 3 ?» Je vous en supplie, mes frères, écoutez, et mettez à profit: secouez tout ce qu'il y a de charnel en vous, passez à l'état de colombe et de tourterelle. Car les oiseaux ne furent point divisés. Mais quiconque demeurera charnel, quiconque vivra d'une manière qui convient aux personnes charnelles, sans toutefois se retirer du giron de l'Eglise, ni céder aux séductions de l'hérésie pour passer au parti contraire, la fournaise viendra pour lui, et sans la fournaise il ne peut être mis à droite. S'il ne veut passer par la fournaise, qu'il devienne tourterelle ou colombe. Que celui qui peut comprendre comprenne. S'il n'en est pas ainsi, et «qu'il bâtisse sur le fondement avec du bois, du foin, de la paille»; s'il élève sur le fondement de la foi, l'édifice des convoitises charnelles, mais en conservant le

1. Lc 10,6. - 2. Gn 15,9-17. - 3. 1Co 1,12-13 1Co 3,1-15.

Christ à sa base, en lui donnant dans le coeur la première place, en ne lui préférant rien autre chose; on supporte ces sortes de personnes, on les tolère: viendra la fournaise qui brûlera 1e bois, le foin et la paille: «Mais lui, sera sauvé, et néanmoins comme en passant par le feu 1». Tel sera l'effet de la fournaise, de mettre les uns à gauche, et ceux qu'elle aura épurés à la droite. « Abraham ne divisa point les oiseaux». C'est aux oiseaux à voir s'ils sont des oiseaux, à demeurer sur les montagnes. Ils ne doivent point suivre leurs pensées altières comme ceux dont il est dit: « Ils ont ouvert leur bouche contre le ciel 2». Qu'ils reposent sur les montagnes pour n'être pas emportés par les vents. Ils ont l'autorité des saints: qu'ils reposent sur les montagnes, sur les Apôtres, sur les Prophètes. C'est là que doivent habiter de tels oiseaux, qui trouvent sur les montagnes des rochers, ou la solidité des préceptes divins, De même en effet que cette pierre unique est le Christ, le Verbe de Dieu, de même plusieurs verbes ou paroles de Dieu, sont plusieurs pierres, et ces pierres sont des montagnes. Vois les oiseaux qui habitent ces lieux: «Les oiseaux du ciel y habiteront».

6. Ne va point t'imaginer, toutefois, que ces oiseaux du ciel suivent leur propre sentiment; vois ce que dit le psaume: «Leurs voix retentiront du milieu des pierres 3». Si je vous disais maintenant: Croyez, voilà ce que dit Cicéron, ce que dit Platon, ce que dit Pythagore, qui d'entre vous ne rirait de moi? Je serais alors un oiseau dont la voix ne retentirait point de la pierre. Que devrait me dire chacun d'entre vous? Que devrait me dire quiconque a entendu cette parole: «Anathème à quiconque vous annonce un évangile autre que celui que vous avez reçu 4?» A quoi bon me parler de Platon, de Cicéron, de Virgile ? Tu as devant toi les pierres des montagnes, fais entendre la voix du milieu de ces pierres. «Leurs voix retentiront du milieu des pierres». Qu'on écoute ceux qui écoutent la pierre; qu'on les écoute, parce que dans toutes ces pierres, c'est la pierre que l'on écoute: «La pierre était en effet le Christ 4». Qu'on écoute avec empressement ceux qui font entendre leur voix du milieu des pierres, rien n'est plus mélodieux que

1. 1Co 1,12-13 1Co 3,1-15. - 2. Ps 72,9.- 3. Ga 1,9.- 4. 1Co 10,4.

529

la voix de ces oiseaux. Ils chantent, et les pierres en retentissent: ils chantent, les hommes spirituels ont des colloques spirituels; les pierres en retentissent, l'Ecriture leur rend témoignage. C'est ainsi que les oiseaux font entendre leurs voix du milieu des pierres, et habitent les montagnes.

7. Mais à ces montagnes et à ces pierres d'où vient la voix? Pour avoir la rosée des saintes Ecritures, nous avons recours à l'apôtre saint Paul. Mais à lui d'où vient cette rosée? Nous recourons à Isaïe. Mais où Isaïe va-t-il la puiser? Ecoute: «De ses hauteurs Dieu arrose les montagnes 1». Qu'un homme, un païen, un incirconcis vienne à nous, pour embrasser la foi du Christ, nous lui donnons le baptême, sans le ramener aux oeuvres de la loi. Qu'un juif nous demande pourquoi nous en agissons de la sorte, nous faisons retentir la pierre, et nous disons : Voilà ce qu'a fait Pierre, ce qu'a fait Paul, nous faisons retentir nos voix du milieu des pierres. Mais cette pierre, ou plutôt Pierre, la grande montagne, quand il priait et avait sa vision, recevait la rosée d'en haut. L'apôtre saint Paul dit aux Gentils: «Si vous recevez la circoncision, le Christ ne vous servira de rien 2». Ainsi dit Paul, cette montagne élevée: voilà ce que nous disons après lui, et parlant du milieu de la pierre. Que Dieu arrose d'en haut cette pierre. Car elle était encore dans la rudesse de l'infidélité, lorsque le Seigneur, pour l'arroser de ses hauteurs, afin qu'il en coulât des eaux dans les vallées, lui cria: «Saul, Saul, pourquoi

me persécutes-tu 3?» Il ne lui lit point un Prophète, il ne lui cite point un Apôtre, une montagne aussi élevée eût dédaigné tout cela; Dieu donc l'arrosa de ses hauteurs, et aussitôt qu'il fut arrosé, il voulut couler :  «Seigneur»,dit-il, «que faut-il que je fasse 4 ?» Prenez cette montagne, prenez cette pierre, d'où vous pouvez faire éclater votre voix, prenez-la, et voyez comme elle est arrosée d'en haut, comme l'eau en jaillit dans les parties basses. Vois ces deux vérités dans un même passage: «Que nous soyons hors de nous-mêmes, c'est pour Dieu; que nous soyons calmes, c'est pour vous 4». Ce qu'il dit ici: «Nous sommes ravis en esprit», c'est là que vous ne pouvez atteindre. Nous nous

1. Ps 103,13. - 2. Ga 5,2. - 3. Ac 9,4. - 4. Ac 9,6.- 5. 2Co 5,13.

élevons bien au-dessus de tout ce qui est charnel, tandis que vous êtes charnels encore. C'est donc pour Dieu que nous sommes ravis en esprit, et ce que nous voyons dans ces ravissements, nous ne pouvons le redire. « C'est là que nous avons entendu de ces ineffables paroles, qu'un homme ne peut répéter 1». Quoi donc, diront ces hommes charnels, ces lièvres, ne serons-nous donc point arrosés, nous aussi? rien ne nous arrivera-t-il ? Comment alors Dieu fait-il jaillir ses fontaines dans les vallées ? Comment ces eaux passeront-elles au milieu des montagnes? C'est à quoi répond saint Paul: «Soit que nous soyons calmes, c'est pour vous». Pourquoi? Qui voulons-nous imiter en cela? «C'est la charité de Jésus-Christ qui nous presse», dit l'Apôtre. O toi, qui es participant du Verbe, toi spirituel aujourd'hui, hier encore charnel, dédaignerais-tu de te rabaisser jusqu'au niveau des hommes charnels, quand le Christ s'est fait chair pour habiter parmi nous 3?

8. Bénissons donc le Seigneur, et chantons celui qui de ses hauteurs arrose les montagnes. Cette rosée descendra de là sur la terre, et ce qu'il y a de plus bas sera rassasié; car le Prophète ajoute: « La terre sera u rassasiée du fruit de vos oeuvres». Qu'est-ce à dire, «du fruit de vos oeuvres?» «Que nul ne se glorifie dans ses oeuvres, mais que celui qui se glorifie le fasse dans le Seigneur 4». Si elle est rassasiée, c'est par votre grâce; et qu'elle ne dise point que la grâce lui a été donnée à cause de ses mérites. Si c'est une grâce, elle est donnée gratuitement; si Dieu la donnait en échange des oeuvres, elle serait une récompense 5. Reçois donc gratuitement, puisque d'impie tu es devenu juste. « La terre sera rassasiée du fruit de vos oeuvres».

9. «Il produit du foin pour les animaux, et des plantes pour le service de l'homme 6». Cela est vrai, je le vois, je reconnais la création; la terre produit du foin pour les animaux, et des plantes pour le service de l'homme. Mais le Seigneur a d'autres animaux désignés par cette parole: «Vous ne lierez point la bouche au boeuf qui foule le grain». Un de ces boeufs mystérieux s'écrie: « Dieu se met-il donc en peine des boeufs?» C'est pour

1. 2Co 12,4.- 2. 2Co 5,13-14.- 3. Jn 1,14.- 4. 1Co 1,31. - 5. Rm 4,4-5.- 6. Ps 103,14.

530

nous que l'Ecriture tient ce langage. Comment donc la terre produit-elle du foin pour les bêtes de somme? «C'est que Dieu a réglé que ceux qui prêchent l'Evangile, doivent vivre de l'Evangile». Il a envoyé des prédicateurs, et leur a dit : « Mangez tout ce que l'on vous présentera, car l'ouvrier est digne de son salaire 1». Après leur avoir dit: «Mangez ce que l'on mettra devant vous»; de peur qu'ils ne répondent: Irons-nous donc, lorsque nous aurons faim, nous présenter à la table des hommes, nous commandez-vous cette effronterie? Non, dit le Sauveur, ce n'est point un don qui vous sera fait, mais une récompense que vous recevrez. Une récompense de quoi? Que donnent-ils? Que reçoivent-ils? Ils donnent le spirituel, ils reçoivent le temporel. Ils donnent de l'or et reçoivent du foin. «Car toute chair n'est que foin, tout éclat de la chair n'est que la fleur d'une herbe 2». Tous ces biens temporels, qui sont chez toi abondants et superflus, ne sont que le foin des animaux. Pourquoi? Parce que ce sont des biens charnels. Ecoute à quels animaux ils servent de nourriture: «Si nous avons semé des biens spirituels, est-ce beaucoup de recueillir quelque peu, de vos biens du temps?» Voilà ce que disait l'Apôtre, ce prédicateur si laborieux, si courageux, si infatigable, qui rendait même à la terre son foin. «Pour moi, dit-il, je n'ai fait aucun usage de tout cela». Il montre ce qu'on lui doit, sans l'accepter néanmoins, mais sans condamner ceux qui recevaient ce qui leur était dû. Ils eussent été condamnables d'accepter ce qui n'était point dû, mais non d'accepter leur récompense: bien que pour lui, il abandonne cette récompense. Qu'un homme te remette ce que tu dois, tu n'en es pas moins débiteur envers un autre; en ce cas, tu ne serais plus une terre arrosée, et produisant du foin pour les animaux. «La terre sera rassasiée de tes fruits; elle produira du foin pour les bêtes de somme». Quant à toi, ne sois point stérile, produis du foin pour les bêtes de somme; si elles ne veulent pas de ton foin, ne sois pas stérile pour cela. Tu reçois des biens spirituels, donne dès biens temporels: on doit la solde au milicien, donne-lui sa solde, tu es l'intendant du Christ. «Qui marche à la guerre à ses propres dépens? Qui plante une vigne sans en goûter le

1. Lc 10,7.- 2 Is 40,6.

fruit? Qui fait paître le troupeau, sans avoir «quelque part à son lait?» Je ne vous tiens pas ce langage pour que vous en agissiez de la sorte à mon égard. S'il se trouve un milicien pour remettre sa solde à l'intendant, que l'intendant paie toujours la solde. Et pour parler avec David, ce sont des bêtes de somme; or: «Ne liez pas la bouche au boeuf qui foule le grain 1. La terre produit du foin pour les bêtes de somme»; et comme pour expliquer cette parole, il ajoute: «Et des plantes pour le service des hommes». De peur que tu ne comprennes point ces paroles: que «la terre produit du foin pour les bêtes de somme». Il les explique en répétant ce qu'il a dit d'abord. Ce qu'il avait appelé «foin», il l'appelle ensuite «une herbe», et ce qu'il appelait «bêtes de somme», il l'appelle «service de l'homme». C'est donc pour la servitude, et non pour la liberté. Que devient cette parole: «Vous êtes appelés à la liberté 2?» Mais écoute le même Apôtre: «Libre à l'égard de tous, je me suis fait le serviteur de tous, pour les gagner en plus grand nombre 3». A qui dit-il: «Vous êtes appelés à la liberté?» Que dit-il ensuite? «Gardez-vous seulement d'abuser de cette liberté pour vivre selon la chair? Mais assujettissez-vous les uns aux autres par la charité 4». Le voilà qui asservit ceux qu'il appelait tout à l'heure à la ‘liberté; toutefois ils ne sont point assujettis par condition, mais par la rédemption du Christ, non par la nécessité, mais par la charité, «Assujettissez-vous les uns aux autres par la charité», dit saint Paul. Nous sommes serviteurs du Christ, me répondra quelqu'un, mais non de la populace, non des hommes charnels, non des faibles, Tu n'es vraiment serviteur du Christ, qu'en servant ceux dont le Christ a été serviteur. N'est-il pas dit de lui, qu' «il a été le serviteur de plusieurs?» Le Prophète l'a dit, et on ne peut l'entendre que du Christ. Ecoutons cependant ce qu'il dit lui-même dans l'Evangile: «Quiconque veut être le plus grand, sera votre serviteur 5». Il te fait donc mon serviteur, celui qui t'a fait libre par son sang. Parlez-nous de la sorte, et vous direz vrai. Ecoute un autre passage: «Nous sommes vos serviteurs par Jésus-Christ 6». Aimez donc vos serviteurs, mais serviteurs dans le Christ. Qu'il nous donne

1. Dt 24,4. - 2. Ga 5,13. - 3. 1Co 9,7-19. - 4. Ga 5,13. - 5. Mt 20,16. - 6. 2Co 4,5.

531

d'être de bons serviteurs. Car, de gré ou de force, il nous faut servir: et si nous servons volontairement, nous servons par charité, non par nécessité. Car cet orgueil des serviteurs se soulevait en quelque sorte à cette parole du Seigneur: «Quiconque voudra être le plus grand parmi vous sera votre serviteur». Déjà les fils de Zébédée lui avaient demandé les premières places: l'un voulait s'asseoir à sa droite et l'autre à sa gauche, et ils faisaient demander par leur mère ce qu'ils désiraient. Sans leur refuser ces places, le Seigneur leur montra cette vallée de larmes, comme pour leur dire: Voulez-vous venir où je suis moi-même? venez par le même chemin. Qu'est-ce à dire, par le même chemin? Par l'humilité. Je suis venu d'en haut, et c'est de si bas que je remonte: je vous ai trouvés sur la terre, et vous prétendez voler avant d'avoir pris des forces: nourrissez-vous d'abord, fortifiez-vous, et supportez votre nid. Que dit-il? Comment rappeler à l'humilité ces disciples qui recherchent déjà la grandeur? «Pouvez-vous boire le calice que je «boirai moi-même?» Et eux, orgueilleux jusque dans la réponse: « Nous le pouvons», dirent-ils; de même que Pierre dira plus tard: «Je vous suivrai jusqu'à la mort». Il montre du courage, mais jusqu'à ce qu'une femme dise: «Celui-ci était aussi avec eux 1». «Nous le pouvons», disent les deux frères. «Pouvez-vous? Nous pouvons». Quant au Christ: «Vous boirez à la vérité mon calice», bien que vous ne le puissiez maintenant: «Vous le boirez» néanmoins: comme le Sauveur avait dit à Pierre: « Tu ne saurais me suivre» aujourd'hui; tu me suivras plus tard 2. Vous boirez à la vérité mon calice; mais quant à vous asseoir à ma droite ou à ma gauche, il ne m'appartient pas de vous le donner 3». Qu'est-ce à dire: «Il ne m'apparu tient pas de vous le donner?» Il ne m'appartient pas de le donner à des orgueilleux. Or, vous êtes orgueilleux, vous à qui je m'adresse; et dès lors: « Il ne m'appartient pas de vous le donner». Mais, diront-ils, nous deviendrons humbles. Vous ne serez donc plus ce que vous êtes, et c'est à vous tels que vous êtes que j'ai parlé. Je n'ai point dit que je ne le donnerai pas aux humbles, mais bien: Je ne le donnerai pas aux superbes. Or, que l'orgueilleux devienne humble, il n'est plus ce qu'il était,

1. Mt 26,35 Mt 26,69.- 2. Jn 13,36. - 3. Mt 20,20-27.

10. Donc les prédicateurs du Verbe sont tout à la fois, selon les Ecritures, bêtes de somme, et esclaves. Dès qu'elle est arrosée, que la terre produise, «du foin pour les bêtes de somme, et des plantes pour le service des hommes». Car le fruit désiré, c'est que l'on, puisse faire ce qui est prescrit dans l'Evangile: «Afin qu'ils puissent vous recevoir dans les tabernacles éternels». Vois ce que tu peux faire du foin, acheter à un prix aussi vil. «Afin qu'ils vous reçoivent dans les tabernacles éternels». Afin qu'ils vous reçoivent où ils seront eux-mêmes. Pourquoi? «Parce que recevoir un juste, au nom du juste, c'est recevoir la récompense du juste; et recevoir un Prophète, au nom du Prophète, c'est recevoir la récompense du Prophète; et quiconque donnera un verre d'eau froide au nom d'un disciple et au moindre d'entre les miens, je vous le déclare, celui-là ne perdra point sa récompense 2». Quelle récompense ne perdra-t-il point? Ils vous recevront dans les tabernacles éternels. Qui, dès lors, ne se hâterait point? qui ne courrait avec ardeur à ces récompenses? Si vous êtes une terre, soyez arrosés du fruit des oeuvres de Dieu, et ne dites point: Il n'y a personne envers qui nous puissions agir en charité; nos prédicateurs, ces boeufs mystérieux qui foulent le grain, ces hommes qui nous servent, n'ont aucun besoin de nous. Cherche néanmoins, de peur qu'un seul n'en ait besoin; et qu'enfin; celui qui n'a aucun besoin, trouve en toi de quoi refuser. Car il accueillera toujours ta bonne volonté quand tu recevras sa paix. Car s'il ne cherche point le don,, il cherche néanmoins le fruit 3. Cherche donc, de peur que quelqu'un ne se trouve dans le besoin; et ne dis point: Je donnerai, s'il me demande. Tu attends qu'il te demande? Peux-tu traiter le boeuf du Seigneur, comme le mendiant qui passe à ta porte? Tu donnes à ce dernier quand il te demande, ainsi qu'il est écrit : «Donne à quiconque te demande 4». Mais qu'est-il écrit de tout autre? «Bienheureux celui qui comprend le pauvre et l'indigent 5». Cherche à qui donner: «Bienheureux celui qui a l'intelligence du pauvre et de l'indigent», qui devance la prière du mendiant. Ainsi il est parmi vous des soldate du Christ, pressés par le besoin au

1. Lc 16,9. - 2. Mt 16,41-42. - 3. Ph 4,17. - 4. Lc 6,30. - 5. Ps 40,2.

532

point de mendier. Prenez garde qu'ils ne vous jugent, avant de vous solliciter. Comment, dites-vous, m'en informer? Soyez curieux, ayez de la prévoyance; voyez, examinez la vie de chacun, comment il subsiste, quel est son revenu: c'est là une curiosité qui n'est point répréhensible. Tu seras alors une terre, «qui produira du foin pour les bêtes de somme, et des plantes pour le service des hommes». Sois curieux, et comprends les besoins du pauvre et de l'indigent. Voici que l'un vient à toi pour demander; préviens l'autre, afin qu'il ne demande point. De même qu'il est dit de l'un: «Donne à quiconque te demande»; il est dit de l'autre: «Que ton aumône sue dans ta main, jusqu'à ce que tu rencontres un juste pour la lui donner». Il faut donner, il est vrai, aux pauvres qui vous demandent, puisque Dieu ne détourne point de ces mendiants nos aumônes, et que le Christ nous dit: «Si vous faites un festin, appelez-y les aveugles, les boiteux, les malades, ceux qui n'ont point de quoi vous rendre, et Dieu vous le rendra à la résurrection des justes 1». Invite-les donc, nourris-les: mange, quand ils mangent; réjouis-toi quand ils sont rassasiés, car ils se rassasient de ton pain, et toi de la justice de Dieu, Qu'on ne vienne point me dire, que le Christ a commandé de donner au serviteur de Dieu, mais pas au mendiant. Loin de là; cette maxime est impie. Donne à l'un, mais encore plus à l'autre. L'un demande, et dans la prière de celui qui demande, vous savez à qui donner; quant àl'autre, moins il demande, et plus tu dois veiller à prévenir sa demande: peut-être même, sans rien te demander aujourd'hui, te condamnera-t-il un jour. Ayez donc, mes frères, une sainte curiosité pour toutes ces indigences, et vous trouverez dans l'indigence bien des serviteurs de Dieu; il s'agit seulement de vouloir les trouver. Mais vous aimez l'excuse; comme vous êtes bien aises de dire: Nous ne savions pas; voilà pourquoi vous ne trouvez point.

11. Le Seigneur avait lui-même une bourse 2,où l'on mettait ce qui était nécessaire pour subsister; et l'on gardait de l'argent pour son usage et l'usage de ceux qui le suivaient; et il n'est pas faux de dire de lui avec l'Evangile: « Il eut faim 3». C'est pour toi qu'il voulut

1. Lc 14,13-14.- 2. Jn 13,29.- 3. Mt 15,2 Mt 21,18.

avoir faim, de peur que tu ne sois réduit à la faim en celui qui est devenu pauvre, de riche qu'il était, afin que nous fussions enrichis de sa pauvreté 1. Il avait donc une bourse, et il est dit de quelques saintes femmes, qu'elles le suivaient dans ses courses évangéliques, et qu'elles l'entretenaient de leur bien propre. Ces femmes sont nommées dans l'Evangile, et il y avait avec elles l'épouse d'un certain Chuza, intendant de la maison d'Hérode 2. Vois ce qui se passait alors. Paul devait venir, ne demandant rien de semblable, et remettant toute paie aux intendants. Mais comme un grand nombre d'infirmes devaient exiger cette solde, voilà que le Christ personnifie en lui les infirmes. Paul agit-il plus généreusement que le Christ? Le Christ est plus généreux, parce qu'il est plus miséricordieux. Il voyait que Paul refuserait un jour ces soulagements, mais il ne voulut pas condamner ceux qui les exigeraient, et il donna l'exemple aux plus faibles. De même, prévoyant que plusieurs accepteraient les douleurs et iraient avec joie au martyre, qu'ils tressailliraient dans les souffrances, qu'ils seraient forts et produiraient cent pour un dans les greniers du Père céleste, mais prévoyant aussi que bien des faibles se troubleraient aux approches de la passion, il voulut, dans sa propre passion, se les identifier à lui-même, afin qu'ils ne fussent point abattus, mais qu'ils conformassent leur volonté à la volonté de Dieu; aussi dit-il: «Mon âme est triste jusqu'à la mort»; et ensuite: «Mon Père, s'il est possible, que ce calice s'éloigne de moi». Il parle d'abord comme l'infirme, afin de montrer à l'infirme ce qu'il doit faire: «Toutefois, ô mon père, non point ce que je veux, mais ce que vous voulez 3». Ainsi donc, de même que dans sa passion, le Christ a voulu se revêtir de la personne des faibles, qui ne laissent point d'être ses membres; et qu'il n'a pas été dit en vain: «Vos yeux ont vu toute mes imperfections, leur nombre est consigné dans votre livre 4»; de même il est revêtu de la personne des pauvres, quand il a tenu une bourse, et a en quelque sorte exigé la solde qu'il ne demandait point, mais qu'on avait soin de lui donner. Zachée le reçoit, et en tressaille de joie 5. A qui doit profiter cette réception? Au Christ ou à Zachée? En vérité, si Zachée ne

1. 2Co 8,9.- 2. Lc 8,3.- 3. Mt 26,38-39.- 4. Ps 138,18. - 5. Lc 19,6.

533

le recevait point, le Créateur du monde n'aurait-il donc point où demeurer? Ou si Zachée ne lui donnait point à manger, serait-il dans l'indigence, celui qui avec cinq pains nourrit tant de milliers d'hommes? Recevoir donc un saint, c'est un avantage pour celui qui reçoit, et non pour celui qui est reçu. Pendant une famine Elie n'était-il pas nourri? Un corbeau ne lui apportait-il point du pain et de la viande, la créature servant ainsi le serviteur de Dieu 1? Et pourtant ce Prophète fut envoyé chez une veuve, non pour que le soldat, mais pour que l'intendant reçût une solde.

l2. Nous le disions donc, mes frères, le Seigneur avait une bourse d'où l'on tirait pour nourrir les pauvres, et néanmoins quand il dit à Judas, qui devait le trahir: «Fais promptement ce que tu fais»; les autres, ne comprenant point ce qu'il disait, crurent qu'il lui ordonnait de préparer au pauvre quelque aumône. Car Judas tenait l'argent, au témoignage de l'Evangile 2.Cette pensée eût-elle pu venir aux disciples, si le Seigneur n'eût eu cette coutume? Sur ces deniers qu'on lui donnait et que l'on mettait en bourse, il y avait une part pour les pauvres, que Dieu nous apprend à ne point mépriser. Mais si tu ne méprises point ce pauvre, combien moins dois-tu mépriser ce boeuf mystérieux qui foule dans l'aire de l'Eglise? Combien moins son serviteur? S'il n'a pas besoin de nourriture, il lui faut peut-être un vêtement. S'il n'a pas besoin de vêtement, il lui faut peut-être un abri, peut-être construit-il une Eglise, ou fait-il dans la maison de Dieu quelque réparation urgente. Il attend que tu le comprennes, que tu aies l'intelligence du pauvre et de l'indigent. Mais toi, comme une terre dure, pierreuse, sans rosée, ou arrosée vainement, tu te réserves cette excuse: Je ne savais rien de cela, je l'ignorais complètement, nul ne m'en a parlé. Nul ne te l'a dit? Mais Jésus-Christ ne cesse de dire, mais le Prophète ne cesse de dire: «Bienheureux celui qui a l'intelligence du pauvre et de l'indigent 3». Tu ne vois point si la caisse de ton pasteur est vide? Mais tu vois du moins cette église qui s'élève, et où tu dois aller prier. Ne frappe-t-elle pas tes regards? A moins peut-être, mes frères, que vous ne croyiez que vos pasteurs thésaurisent: et moi, j'en connais un bon nombre qui, loin de thésauriser, n'ont pas de

1. 1R 17,6. - 2. Jn 13,27-29. - 3. Ps 40,2.

quoi vivre tous les jours, et dont on ne soupçonne pas le besoin: et vous les trouveriez, si vous le vouliez, si vous y apportiez quelque attention, quelque vigilance, afin de donner du fruit, comme une bonne terre. J'ai dit à ce sujet tout ce que j'ai pu, et autant que j'ai pu. Je me persuade que je suis assez connu de vous, comme dit saint Paul, et que vous ne croyez point que j'aie parlé de la sorte pour attirer sur moi vos largesses. Dieu veuille que, je n'aie point parlé en vain; Dieu veuille que vous soyez une terre bien arrosée, et non une terre pierreuse comme les Juifs, qui méritèrent de recevoir la loi sur des tables de pierre; mais une terre fertile, une terre arrosée qui produit pour le laboureur. Ils donnaient la dîme, ces hommes au coeur de pierre, comme le marquaient leurs tables de pierre. Vous soupirez, et cependant rien ne sort. Si vous gémissez, soyez en travail, et si vous êtes en travail, enfantez. Pourquoi ces vains gémissements, ces gémissements stériles? Vos entrailles se déchirent, et ce qui est à l'intérieur ne paraîtra-t-il point? «Dieu, de ses hauteurs, arrose les montagnes, et la terre sera rassasiée du fruit de ses oeuvres». Bienheureux ceux qui écoutent ces vérités, bienheureux ceux qui les écoutent avec fruit, bienheureux ceux qui ne chantent pas en vain: «La terre sera rassasiée du fruit de vos oeuvres: c'est vous qui produisez le foin pour les bêtes de somme, et les plantes pour le service des hommes». Pourquoi? «Afin de tirer le pain de la terre». Quel pain? le Christ. De quelle terre? de Pierre, de Pan!, des autres dispensateurs de la vérité. Ecoute que c'est bien une terre: «Nous avons ce trésor», dit saint Paul, «dans des vases d'argile, afin qu'on reconnaisse l'éminence de la force de Dieu 1». « Il est le pain descendu du ciel 2», afin d'être tiré de la terre, quand il est annoncé par la voix de ses serviteurs. La terre produit du foin, afin de tirer le pain de la terre. Quelle terre produit du foin? Les peuples pieux, les peuples fidèles. De quelle terre doit-on tirer le pain? Ce pain est le Verbe qui doit nous venir par les Apôtres, par les dispensateurs des sacrements de Dieu, pendant qu'ils vivent sur la terre, et qu'ils ont un coeur terrestre.

13. «Et le vin qui réjouit le coeur de l'homme 3». Que nul ici ne se promette

1. 2Co 4,7.- 2. Jn 6,41.- 3. Ps 103,15.

534

l'ivresse, ou plutôt que tout homme se prépare à l'ivresse. « Quelle splendeur dans votre coupe enivrante  1 !» Nous ne disons point: Que nul ne s'enivre. Au contraire, enivrez-vous, mais voyez à quel calice. Si vous vous enivrez au splendide calice du Seigneur, cette ivresse paraîtra dans vos oeuvres, elle paraîtra dans l'amour sacré de la justice, elle paraîtra dans le ravissement de votre esprit, transporté de la terre au ciel. « Et l'huile qui parfume son visage». Je vois quel fruit produit la terre, puisqu'elle produit du foin pour les bêtes de somme. Ils ne vendent point ce qu'ils donnent, car ils ne vendent point l‘Evangile: ils donnent gratuitement ce qu'ils ont reçu gratuitement. Ils se réjouissent de vos bonnes oeuvres, parce qu'elles vous sont utiles: car ils ne recherchent point ce que vous leur donnez, mais le fruit que vous en tirez. Qu'est-ce en effet que la face embellie par l'huile? C'est la grâce de Dieu, un certain éclat qui rejaillit au dehors, comme l'a dit l'Apôtre: «L'esprit est donné à chacun pour la manifestation 2». Une certaine grâce qui se transmet d'un homme à un autre, et leur concilie un saint amour, prend le nom d'huile à cause de son éclat divin: et comme elle a paru dans le Christ d'une manière suréminente, tout l'univers l'embrasse d'un saint amour. Autrefois méprisé sur la terre, il est aujourd'hui adoré dans le monde entier: «Car à lui appartient l'empire, et il dominera les nations 3». Telle est aujourd'hui l'effusion de sa grâce, que beaucoup qui ne croient pas en lui, le bénissent, et s'excusent de ne point croire en lui, parce qu'il commande ce que l'on ne peut accomplir. Les louanges les retiennent, eux qui sévissaient avec outrage. Il a néanmoins l'amour de tous, la bénédiction de tous, parce qu'il est le Christ, ou l'oint par excellence. Car Christ signifie oint; du chrême divin est venu le nom de Christ Messie, en hébreu, signifie Christ en grec, et oint en latin. Mais le Christ oint tout son corps. Tous ceux qui viennent à lui reçoivent sa grâce, et l'huile embellit leur face.

14. «Et que le pain fortifie le coeur de l'homme 4». Le Prophète nous force en quelque sorte à comprendre quel est ce pain. Ce pain visible que nous mangeons ne fortifie que l'estomac, que les entrailles; il est un autre pain qui fortifie le coeur, parce qu'il

1. Ps 22,5.- 2. 1Co 12,7.- 3. Ps 21,29.- 4. Ps 103,16.

est le pain du coeur. Déjà plus haut, le Prophète avait dit, en parlant du pain: «Afin de tirer le pain de la terre», mais il n'avait point dit quel était ce pain. «Et le vin réjouit le coeur de l'homme». Il semble parler ici d'un vin spirituel; car tel est le vin qui réjouit le coeur de l'homme. On pouvait croire toutefois qu'il n'est question que d'un vin ordinaire, car ceux qui en sont enivrés paraissent avoir la joie au coeur. Puissent-ils avoir une joie véritable, et non une joie querelleuse! Mais, diras-tu, quoi de plus joyeux qu'un homme ivre? Et aussi quoi de plus insensé? Quoi de plus irascible? Il est donc un vin qui réjouit le coeur de l'homme, et qui n'a pas d'autre effet, Mais ne t'imagine pas que l'on peut parler ainsi d'un vin spirituel, et non d'un pain, car le Psalmiste nous montre aussi que ce pain est spirituel encore, quand il nous dit: « Et que le pain fortifie le coeur de l'homme». Il faut donc l'entendre du pain aussi bien que du vin, en avoir une faim intérieure, comme une soif intérieure. « Bienheureux ceux qui ont faim et soif de la justice, parce qu'ils seront rassasiés 1». Ce pain c'est la justice, ce vin c'est la justice: c'est la vérité, et la vérité c'est le Christ 2. «Je suis», dit-il, «le pain de la vie, descendu du ciel 3» Et encore: « Je suis la vigne, vous les sarments 4. Et que le pain affermisse le coeur de l'homme».

15. «Les arbres des campagnes seront rassasiés»: de cette même grâce tirée de la terre. «Les arbres des campagnes» sont la populace chez les peuples. « Et les cèdres du Liban qu'il a plantés 5». Les cèdres du Liban désignent les puissants du siècle, qui seront aussi rassasiés. Le pain, le vin, l'huile du Christ sont parvenus aux hommes puissants, aux nobles, aux rois; les arbres des champs sont rassasiés. Les humbles furent tout d'abord rassasiés, ensuite les cèdres du Liban, mais les cèdres que Dieu lui-même a plantés: les cèdres pieux, les âmes fidèles et religieuses, voilà ceux qu'il a plantés. Quant aux impies, ce sont aussi des cèdres du Liban; car «le Seigneur brisera ces cèdres du Liban 6». Le Liban est une montagne, et ces arbres sont, à la lettre, des arbres très élevés et qui vivent bien longtemps. Or, Liban veut dire blancheur, comme nous le

1. Mt 5,6. - 2 Jn 25,6. - 3. Jn 6,41. - 4. Jn 15,5.- 5. Ps 103,56. - 6. Ps 28,5.

disent ceux qui ont parlé des étymologies. Liban signifie donc blancheur: et aujourd'hui tout paraît d'une blancheur éclatante, tout est brillant de pompes et de magnificence. Mais il y a là des cèdres du Liban que le Seigneur a plantés, et ces mêmes cèdres seront rassasiés. «Car tout arbre», dit le Sauveur, «que mon Père céleste n'a point planté, sera arraché 1. Et les cèdres du Liban qu'il a plantés».

16. « C'est là que les oiseaux font leurs nids. La maison des foulques leur sert de guide». Où les oiseaux feront ils leurs nids? Dans les cèdres du Liban. Déjà nous savons ce que signifient les cèdres du Liban, ceux qui tiennent dans le monde un rang distingué par la noblesse de leur origine, par leurs dignités, par leurs richesses, De tels cèdres sont aussi rassasiés, ceux-là que le Seigneur a lui-même plantés. C'est dans leurs branches que les passereaux font leurs nids. Quels passereaux? Tous les oiseaux qui volent dans les airs sont des passereaux, mais ce nom désigne plus spécialement de petits oiseaux. Il est donc des hommes spirituels qui font leurs nids sur les cèdres du Liban; c'est-à-dire qu'il y a quelques serviteurs de Dieu qui comprennent cette parole de l'Evangile : «Laisse-là tous tes biens»; ou: «Vends ce que tu possèdes, donne-le aux pauvres, et tu auras un trésor dans le ciel, puis viens et suis-moi 5». Ce ne sont pas les grands seulement qui ont entendu cette parole, mais les petits aussi l'ont entendue, les petits ont voulu l'accomplir et devenir spirituels, renoncer au mariage, n'être point distraits par les soins des enfants, n'être assujettis à aucune demeure particulière, mais embrasser une certaine vie commune. Dès lors, qu'ont-ils abandonné, ces passereaux? Car les petits dans le monde ressemblent à des passereaux. Qu'ont-ils abandonné? Quel sacrifice considérable ont-ils pu faire? Celui-ci se donne àDieu, et laisse la chétive maison paternelle, à peine un lit et un coffre. Il se donne à Dieu néanmoins et devient passereau, il s'éprend des biens spirituels. Cela est bien, fort bien; loin de nous tout sarcasme, ne lui disons pas: Tu n'as rien laissé. Mais que celui qui laisse beaucoup ne s'enorgueillisse point, Quand Pierre suivit le Sauveur, que put-il abandonner, lui, simple pêcheur, nous le savons? Que purent quitter et André son frère, et les deux

1. Mt 15,13. - 2. Ps 103,17. - 3. Mt 19,21.

fils de Zébédée, Jacques et Jean pêcheurs aussi 1? Et pourtant que dirent-ils? « Voilà que nous avons tout quitté pour vous suivre 2». Or, le Seigneur ne lui dit point: As-tu donc oublié, ô Pierre, combien tu étais pauvre; et qu'as-tu abandonné, pour recevoir le monde entier en échange? Il quitta beaucoup, mes frères, oui beaucoup, parce qu'il ne quitta pas seulement ce qu'il avait, mais ce qu'il désirait avoir. Quel pauvre ne s'élève point par les espérances de cette vie? Qui ne cherche à grossir chaque jour ce qu'il possède? Tel est le désir qu'on sacrifie: le borner quand il s'étend à l'infini, n'est-ce donc rien quitter? Pierre a ainsi abandonné le monde entier pour recevoir le monde entier. Ne possédant rien et néanmoins possédant tout 3,dit saint Paul. Voilà ce que font beaucoup d'autres; ce que font ceux qui ont peu, qui viennent à nous et sont des passereaux utiles. Ils paraissent peu, parce qu'ils n'ont rien de l'élévation du monde. Ils font leur nid sur les cèdres du Liban. Les cèdres du Liban sont les grands, les riches, les puissants du siècle, qui n'entendent qu'en tremblant cette parole: «Bienheureux celui qui a l'intelligence du pauvre et de l'indigent 4», qui ne voient qu'avec mépris leurs richesses, leurs maisons de campagne, ces biens superflus, vaines pompes du monde, et qui les donnent aux serviteurs de Dieu, qui donnent leurs champs, leurs jardins, qui bâtissent des églises, des monastères, y rassemblent des passereaux, lesquels peuvent ainsi construire leurs nids sur les cèdres du Liban. Qu'ils soient donc rassasiés, « ces cèdres du Liban, que le Seigneur a plantés, et où les passereaux doivent faire leurs nids». Voyez s'il n'en est pas ainsi dans tout l'univers; ce n'est point de le croire que je parle ainsi, mais bien de le voir, et déjà l'expérience m'a donné l'intelligence. Interrogez les terres les plus lointaines, vous qui tes connaissez, et voyez sur combien de cèdres du Liban les passereaux dont je vous ai parlé ont fait leur nid.

17. Toutefois, mes frères, ces passereaux, dès lors qu'ils sont devenus spirituels, ne doivent en rien envier les cèdres du Liban, quoiqu'ils fassent des nids sur leurs branches, ni croire que les cèdres aient un avantage sur eux, parce qu'ils en tirent ce qui est nécessaire à la

1. Mt 15,18 Mt 15,21.- 2. Mt 19,27.- 3. 2Co 6,10.- 4. Ps 11,2.

vie. Les uns sont des passereaux, les autres des cèdres du Liban. Donc «la maison des foulques servira de guide aux passereaux». Bien que les passereaux fassent leurs nids sur les cèdres du Liban, ces cèdres toutefois ne servent point de guide aux passereaux. Voilà que vont être rassasiés les arbres des campagnes, que seront également rassasiés les cèdres du Liban que le Seigneur a plantés, tous grands du monde, fidèles élevés en gloire. Là, c'est-à-dire parmi les cèdres du Liban, les passereaux feront leurs nids, c'est-à-dire que les cèdres étendront les branches de leurs richesses, pour recueillir les humbles, devenus spirituels. Telles sont les ressources que nous fournissent les cèdres du Liban plantés par le Seigneur; ils le font, et le font avec joie, la foi leur fait comprendre ce qu'ils font. Mais quoique les passereaux fassent leurs nids sur les cèdres du Liban, « la maison des foulques est leur guide». Qu'est-ce que la maison des foulques? La foulque, ainsi que nous le savons tous, est un oiseau marin, qui vit sur la mer ou dans les étangs: difficilement ou presque jamais, elle ne fait sa demeure sur le rivage; elle recherche un lieu au milieu des eaux, la plupart du temps un rocher battu par les flots de toutes parts. Le rocher est donc l'emplacement qui convient au nid de la foulque; nulle part elle n'est plus en sûreté, plus solidement établie, que sur un rocher. Sur quel rocher? Sur celui que la mer environne. Battu par les flots, il les brise et n'en est point brisé: tel est l'avantage des rochers en pleine mer. Combien de flots ont battu le Christ Notre-Seigneur, qui est notre rocher! Les Juifs se sont rués sur lui, ils s'y sont brisés, sans le briser lui-même. Quiconque veut imiter le Christ, doit être dans le siècle, ou plutôt dans cette mer, où il n'est point possible que la tempête ne s'agite point, de manière à ne céder à aucune bourrasque, à aucune tempête, mais à recevoir un choc, et à résister toujours. La maison de la foulque est donc tout à la fois, et basse et solide. La foulque n'habite point les lieux élevés: rien de plus solide, comme rien de plus humble que son habitation. Les passereaux font leurs nids sur les cèdres à cause des besoins de la vie: mais ils ont pour guide cette pierre battue par les flots, sans en être brisée; car ils imitent l'humilité du Christ. Que les cèdres du Liban se soulèvent dans leur colère, qu'ils causent du scandale (536) aux serviteurs de Dieu, qu'ils les secouent dans leurs branches; ceux-ci prendront leur essor: mais malheur au cèdre qui n'abrite point quelques passereaux. Ces passereaux ne feront pas naufrage, ils ne périront point; car «le nid des foulques est leur guide».

18. Que trouvons-nous ensuite? «Les hautes montagnes sont pour les cerfs 1». Ces grands cerfs désignent les hommes spirituels, qui franchissent dans leur course les épines et les broussailles des forêts. « C'est Dieu»,  dit le Prophète, «qui a rendu mes pieds légers comme ceux du cerf, qui m'a établi sur les hauts lieux 2». Qu'ils se tiennent sur les montagnes escarpées, sur les préceptes les plus relevés du Seigneur, qu'ils en méditent les profondeurs, qu'ils se tiennent sur les hauteurs des saintes Ecritures, qu'ils acquièrent la perfection dans ses cimes audacieuses; les hauteurs sont pour les cerfs. Mais que deviendront les animaux inférieurs? les lièvres, les hérissons? Le lièvre est un animal petit et faible, le hérisson est couvert d'épines: l'un est donc un animal timide, l'autre un animal épineux. Que signifient les épines, sinon le péché? Quiconque tombe chaque jour dans le péché, ces péchés fussent-ils très-légers, est dès lors couvert de petites épines. S'il craint, c'est un lièvre; s'il est couvert de péchés légers, c'est un hérisson; et dès lors il ne peut se tenir ferme dans les préceptes d'une sublime perfection. Car ces hauteurs sont pour les cerfs. Ces faibles périssent-ils pour cela? Non; voici ce qui suit: «La pierre est le refuge des hérissons et des lièvres». Car le Seigneur est un refuge pour le pauvre 3. Mettez ce rocher sur la terre, il sera le refuge des hérissons et des lièvres: mettez-le dans la mer, il sera l'asile de la foulque. Il est donc partout avantageux; il est utile sur les montagnes, qui tomberaient dans l'abîme si elles n'étaient soutenues par les rochers qui en sont la base. N'est-il pas dit à propos des montagnes: «C'est là qu'habiteront les oiseaux du ciel, qui feront entendre leurs voix du milieu des pierres 4?» Partout donc la pierre est pour nous un refuge, qu'on la mette soit sur les montagnes, soit dans la mer où elle est battue, mais non brisée par les flots, soit sur la terre qu'elle affermit: elle est l'asile des cerfs, l'asile des foulques, l'asile des lièvres et des hérissons. Que les lièvres se battent la poitrine,

1. Ps 103,18.- 2. Ps 17,34.- 3. Ps 9,10.- 4. Ps 103,12.

537

que les hérissons confessent leurs péchés: bien qu'ils se recouvrent chaque jour de fautes légères, la pierre ne leur manquera point pour leur apprendre à dire: «Remettez-nous nos dettes, comme nous remettons à ceux qui nous doivent 1. Le rocher est le refuge des hérissons et des lièvres».

19. «Il a fait la lune pour marquer les temps 2». La lune est l'image de l'Eglise qui, faible d'abord, grandit ensuite, puis à cause de cette vie mortelle, paraît vieillir, mais pour se rapprocher du soleil. Car il n'est point ici question de la lune qui apparaît à nos yeux, mais bien de l'Eglise, appelée ici du nom de lune; or, quand cette Eglise était obscure, quand elle n'apparaissait point encore, et n'avait aucun éclat, les hommes tombaient facilement dans la séduction; et l'on disait: Voilà l'Eglise, le Christ est là, «afin de percer de flèches les coeurs droits pendant l'obscurité de la lune 3». Combien est aveugle aujourd'hui, celui qui s'égare en pleine lune. «Il a fait la lune pour marquer les temps». Car l'Eglise est ici-bas dans un lieu de passage, assujettie au temps. Mais cette loi de la mort n'existera point toujours; croître et décroître passeront, la lune est faite pour marquer le temps. « Le soleil connaît son couchant», et quel est ce soleil, sinon le soleil de justice qui fera regretter aux impies, au jour du jugement, qu'il ne se soit point levé pour eux? Ils diront alors: «Nous avons donc erré loin du chemin de la vérité; la lumière de la justice n'a pas lui à nos yeux, son soleil ne s'est point levé pour nous 4». Ce soleil se lève pour quiconque comprend le Christ. Mais le Christ se dérobe à l'intelligence de celui qui se fâche contre son frère jusqu'à la haine. «Fâchez-vous donc, mais ne péchez point 5». Car la colère de la charité, qui tend à corriger, n'est pas un péché, parce qu'elle n'est pas invétérée jusqu'à la haine. Mais si la colère se changeait en haine, le soleil alors se coucherait sur votre colère. «Or, que le soleil ne se couche point sur votre colère», a dit saint Paul 6.

20. Ne vous imaginez pas cependant, mes frères, qu'il nous faille adorer le soleil, parce que dans les saintes Ecritures, le soleil est pris quelquefois pour l'emblème du Christ . Telle a été la folie de certains hommes, qu'ils ont cru qu'en disant que le soleil est la figure du

1. Mt 6,12.- 2. Ps 103,19.- 3. Ps 10,3.- 4. Sg 5,6. - 5. Ps 4,5. - 6. Ep 4,26.

Christ, on nous demandait un acte d'adoration. Adorez donc aussi la pierre qui est un emblème du Christ 1. «Il a été conduit à la mort comme une brebis 2»; adorez donc aussi la brebis. «Il a vaincu, ce lion de la tribu de Juda  3»; adorez donc le lion qui est l'emblème du Christ. Voyez combien sont nombreux les symboles du Christ. Tout cela c'est le Christ en figure, mais non dans le sens propre. Qu'est donc le Christ à proprement parler? «Au commencement était le Verbe, et le Verbe était en Dieu». Voilà ce qu'était le Christ à proprement parler, et par qui tu as été fait. Veux-tu savoir ce qu'était en propre le Christ par qui tu as été refait? «Et le Verbe s'est fait chair, et il a habité parmi nous 4». Tout le reste n'est que figures. Comprends donc, sois à la hauteur des Ecritures, et quand l'on met sous tes yeux quelques figures, que ton intelligence s'élève plus haut.

21. Mais ce soleil, disons-le en toute sécurité, ce soleil de justice ne se lève point pour les impies, et ce n'est pas sans raison, quand même ils le voudraient. Car la Sagesse a dit : «Les méchants me chercheront et ne me trouveront point». Ils la chercheront donc, mais sans la trouver, et pourquoi? «Parce qu'ils haïssent la sagesse». C'est la Sagesse elle-même qui nous parle et qui nous dit: «Les méchants me chercheront et ne me trouveront point, parce qu'ils haïssent la sagesse 5». Pourquoi la chercher, s'ils la haïssent? Ils la cherchent, non pour lui obéir, mais pour s'en prévaloir; ils la cherchent eu paroles, et la fuient dans leurs moeurs. «Car l'Esprit-Saint qui donne la science, fuit le déguisement, et se retire des pensées qui «sont sans intelligence 6». Ce soleil se lève donc sur les bons, mais non suries méchants. Qu'est-il dit au contraire du soleil qui luit à nos yeux? «Que Dieu le fait lever sur les bons comme sur les méchants 7». Notre psaume dès lors nous donne je ne sais quel sens mystérieux, à propos du soleil de justice, car nous voyons aussi bien dans toutes les créatures s'accomplir même visiblement, ce qui nous est dit ici: «Le soleil connaît son coucher». Qu'est-ce à dire qu' « il connaît son coucher?» Le Christ connaît ce qu'il doit souffrir, car son coucher c'est sa passion. Mais ce soleil se couche-t-il donc pour ne plus se lever? « Celui qui

1. 1Co 10,4. - 2 Is 53,7.- 3. Ap 5,5. - 4. Jn 1,1 Jn 1,14. - 5. Pr 1,28-29. - 6. Sg 1,5. - 7. Mt 5,45.

538

dort ne doit-il donc point s'éveiller 1?» Ne dit il pas lui-même qu' « il a dormi tout troublé?» Et qu'est-il dit de lui? «O Dieu, élevez-vous par-dessus les cieux 2». Donc «le soleil a connu son coucher». Mais qu'est-ce à dire, « l'a connu?» Il lui a plu, il lui a été agréable. Comment prouver qu'il a connu ce coucher, et qu'il lui a plu? Qu'y a-t-il que Dieu ne connaisse? Et pourtant, au dernier jour, il doit dire à quelques-uns: « Je ne vous connais point 3». De même alors que dans ce dernier cas: «Je ne vous connais point», signifie vous ne me plaisez point, et non, vous m'êtes inconnus; de même ici, «connaître son coucher», c'est y mettre ses complaisances; s'il n'eût en effet agréé sa passion, comment eût-il pu l'endurer? Un homme n'est point ce divin soleil, et voilà pourquoi il souffre, quand même il ne voudrait pas souffrir. Mais le Christ ne souffrirait point, s'il ne lui plaisait de souffrir, c'est-à-dire qu'il ne se fût point couché, s'il n'eût d'abord connu son couchant. C'est ce qu'il dit lui-même: «J'ai le pouvoir de donner ma vie, et le pouvoir de la reprendre; nul ne m'ôte la vie, mais je la donne de moi-même 4». Le soleil donc «connaît son coucher».

22. Et après le coucher du soleil, après la passion du Seigneur, qu'est-il arrivé? Je ne sais quelles ténèbres couvrirent les Apôtres, leur espérance vint à faillir, eux qui avaient vu tout d'abord en lui un grand personnage, le Rédempteur des hommes. Pourquoi? Parce que «Nous avez répandu les ténèbres 5,et la  nuit s'est faite; c'est là que passeront toutes les bêtes des forêts. Les lionceaux rugissent après leur proie, ils demandent à Dieu leur nourriture 6». Que devons-nous comprendre par ces lionceaux, sinon les esprits de malice 7? Que faut-il comprendre, sinon les mauvais esprits, ces esprits qui se repaissent des erreurs des hommes? Car il y a parmi les démons des princes, et d'autres qui sont méprisables. Ces démons cherchent à séduire les âmes, mais là seulement où le soleil ne s'est point levé, où règnent encore les ténèbres. Et c'est dans ces ténèbres que les lionceaux cherchent des proies à dévorer. Or, qu'est-il dit à propos du premier de ces lions, du chef de ces lionceaux? «Ne savez-vous pas que le diable votre ennemi tourne autour de vous,

1. Ps 40,9.- 2. Ps 57,5-6.- 3. Mt 7,23.- 4. Jn 10,18. - 5. Ces verset, sont expliqués dans le discours sur le Ps C, n. 12, 13. - 6. Ps 103,20-21 - 7. Ep 6,12.

comme le lion qui rugit et cherche quelqu'un à dévorer 1?» C'est donc à Dieu qu'ils demandent leur proie, car nul ne peut être tenté par le diable, sans la permission de Dieu. Job dans sa sainteté, était en présence du diable, et néanmoins il en était bien éloigné; il était présent aux yeux du démon, mais bien éloigné de sa puissance. Or, comment eût-il osé le tenter dans sa chair, ou dans ses biens, s'il n'en eût reçu le pouvoir? Pourquoi ce pouvoir lui est-il donné? Pour la condamnation des méchants, et pour l'épreuve des justes. En tout cela Dieu agit avec justice: et le diable n'a de pouvoir ni sur un homme, ni sur rien de ce qui lui appartient, s'il ne lui est accordé par celui qui a le grand, le souverain pouvoir. C'est ainsi que ni le diable, ni aucun homme n'ont de pouvoir sur un autre, s'il ne leur vient d'en haut. Le juge des vivants et des morts comparaissait devant un homme qui le jugeait; et cet homme voyant le Christ à son tribunal, s'en enorgueillit, et lui dit: « Ne savez-vous donc pas que j'ai le pouvoir de vous faire mourir ou de vous renvoyer?» Mais le Christ venant pour instruire celui-là même qui le jugeait, lui répondit: «Vous n'auriez sur moi aucun pouvoir, s'il ne vous était donné d'en haut 2». Ni l'homme donc, ni le diable, ni aucun démon, ne peuvent nous nuire s'ils n'en ont le pouvoir: mais ils ne nuisent point à ceux qui s'avancent dans la piété. Ils sont donc pour les méchants, ce que la flamme est pour le foin, et pour les bons, ce que le feu est pour l'or. Judas fut consumé comme le foin, Job éprouvé comme l'or. «Vous avez répandu les ténèbres, et la nuit s'est formée; c'est là que passeront les bêtes de la forêt». Ici nous donnons aux bêtes de la forêt un sens différent de celui que nous avons donné; c'est que l'on donne aux mêmes noms des significations différentes; de même que le Seigneur est tout à la fois un agneau et un lion. Et pourtant quelle différence entre le lion et l'agneau ! Mais quel agneau? Un agneau qui triomphe du loup, qui triomphe du lion. C'est lui qui est la pierre, lui le pasteur, lui la porte. Le pasteur entre par la porte, et dit: « Je suis le bon pasteur»; et encore: «Je suis la porte 3». Or, cette dénomination de lion, désigne Notre-Seigneur, car: «Le lion de la tribu de Juda a vaincu 4», et aussi le

1. 1P 5,8. - 2. Jn 19,10-11. - 3. Jn 10,7 Jn 10,11. - 4. Ap 5,5.

diable; car: «Tu marcheras sur le lion et sur le dragon 1». Apprenez donc, mes frères, comment il faut entendre ces expressions figuratives, et toutefois ne vous imaginez pas que quand vous entendez que la pierre signifie le Christ 2,toute pierre doit s'entendre du Christ. Elle a tantôt un sens, tantôt un autre sens il en est de ceci comme d'une lettre, la place qu'elle occupe nous en indique la force. En voyant la première lettre dans l'expression Dieu, situ crois q u'elle ne peut avoir que cette signification, il faudra donc l'effacer de l'expression diable; car c'est la même lettre qui commence le nom de diable, et celui de Dieu; et toutefois rien n'est plus opposé que Dieu et diable. Comprend dès lors combien il serait étranger aux usages divins et humains, celui qui dirait que le signe D ne doit point commencer le mot diable. Pourquoi? lui direz-vous: parce que j'ai vu cette lettre dans le mot Dieu, vous répondra-t-il. Un tel homme vous ferait- sourire, mais vous dédaigneriez de lui rendre aucunement raison. Gardez-vous donc de tout sentiment puéril, quand il s'agit de choses divines, et parce que j'ai entendu par les bêtes des forêts, les Gentils, que j'entends maintenant les démons, les anges prévaricateurs, qu'on ne s'imagine pas que je sois en contradiction avec moi-même. Ce sont là des figures, que l'on explique selon les circonstances, et selon la place qu'elles occupent. « C'est là que passeront les bêtes des forêts». Où? Dans cette nuit que le Seigneur a répandue, parce que «le soleil a connu son coucher. Les lionceaux rugissent après leur proie, demandant à Dieu leur nourriture». C'est donc avec raison que le Seigneur, touchant à sa dernière heure, ce même soleil de justice qui connaissait son couchant, dit à ses disciples, aux approches des ténèbres, et quand le lion allait rôder autour d'eux, cherchant à en dévorer quelques-uns, mais sans pouvoir dévorer personne qu'il ne l'ait demandé: «Cette nuit, Satan a demandé à vous cribler comme le froment, et moi, Pierre, j'ai prié pour toi, afin que ta foi ne connaisse point la défaillance 3». Or, quand Pierre jusqu'à trois fois reniait son maître 4, n'était-il point déjà entre les dents de ce lion? «Les lionceaux rugissent après leur proie, demandant à Dieu leur nourriture».

1. Ps 91,13. - 2. 1Co 10,4. - 3. Lc 22,31-32. - 4. Mt 26,70-74.

23. «Le soleil s'est levé 1».Celui qui a dit: «J'ai le pouvoir de donner ma vie, et le pouvoir encore de la reprendre, a connu son couchant 2», et a donné sa vie: «Le soleil s'est levé», et il l'a reprise. « Le soleil s'est levé», parce que le soleil s'était couché, mais le soleil ne s'est pas éteint. La nuit dure encore pour ceux qui ne connaissent pas le Christ; le soleil n'est pas encore levé pour eux. Qu'ils se pressent, qu'ils comprennent, afin de n'être point la proie du lion rugissant. Car les lionceaux n'attaquent point ceux qui ont reçu la lumière de ce soleil Aussi nous lisons ensuite: «Le soleil s'est levé, et ils se sont rassemblés, et ils s'étendront dans leurs tanières». A mesure que le soleil se lève pour se manifester au monde entier, et faire glorifier le Christ dans l'univers, on voit que les lionceaux se rassemblent, que ces démons cessent de persécuter l'Eglise, eux qui agissaient dans les enfants de l'infidélité, les stimulant à persécuter la maison de Dieu. Car il est dit que «le prince des puissances de «l'air agit maintenant suries enfants de l'incrédulité 3». Aujourd'hui que nul d'entre eux n'ose persécuter l'Eglise, «le soleil s'est couché, et ils se sont rassemblés». Où sont-ils? «Ils s'étendront dans leurs tanières»; leurs tanières sont les coeurs des infidèles. Combien en est-il qui portent ces lions couchés dans leurs âmes ! Ils n'en sortent plus, ils ne se ruent plus sur cette Jérusalem dans son pèlerinage terrestre. Pourquoi ne le font-ils plus? C'est que « le soleil s'est levé», et qu'il brille dans l'univers entier.

24. Vois donc ce qui suit: «Depuis que le soleil s'est levé, que les lions sont rassemblés, qu'ils sont étendus dans leurs tanières», que fais-tu, ô homme de Dieu? Que fais-tu, ô Eglise de Dieu? Que fais-tu, ô corps du Christ, dont la tête est au ciel? Que fais-tu, ô homme, ô unité du Christ? «L'homme sort pour son travail 4». Que cet homme donc s'applique aux bonnes oeuvres dans la paix, dans la sécurité de l'Eglise, qu'il s'y applique jusqu'à la fin. Il se fera parfois un certain obscurcissement, il y aura certains chocs, mais au soir, c'est-à-dire à la fin des temps: mais aujourd'hui l'Eglise travaille dans la paix et dans la tranquillité, parce que «l'homme s'en ira à son travail, et à son labeur jusqu'au soir».

1. Ps 103,22. - 2. Jn 10,18.- 3. Ep 2,2.- 4. Ps 103,23.

540

25. «Combien sont grandes vos oeuvres, ô mon Dieu 1». Oui vraiment grandes, vraiment élevées. Où donc vos oeuvres sont-elles devenues si grandes? Où Dieu s'est-il arrêté, s'est-il assis, pour accomplir ses oeuvres? En quel lieu les a-t-il faites? D'où sont émanées tout d'abord de si grandes merveilles? A prendre ces paroles à la lettre, d'où vient toute créature réglée, toute créature qui marche dans l'ordre, qui a sa beauté dans l'ordre, se lève dans l'ordre, se couche dans l'ordre, mesure le temps avec ordre? Quant à l'Eglise, d'où viennent ses agrandissements, ses progrès, sa perfection? Quelle immortalité Dieu lui a-t-il réservée? Par quels éloges peut-on la relever? par quels mystères la signaler? Sous quels symboles la voiler? Par quelle prédication la révéler? Où Dieu a-t-il fait toutes ces merveilles? Oui, je vois de grandes oeuvres. «Que vos oeuvres sont admirables, Seigneur mon Dieu !» Je cherche en quel lieu Dieu les a faites, et je n'aperçois aucun lieu. Mais j'écoute ce qui suit: «Vous avez tout fait dans la sagesse». Donc vous avez tout fait dans le Christ. Ce Christ méprisé, souffleté, couvert de crachats; ce Christ couronné d'épines, ce crucifié, c'est en lui que vous avez tout fait. J'entends, Seigneur, je comprends ce que vous avez fait annoncer aux hommes par votre infatigable soldat, ce que vous avez fait prêcher aux Gentils par votre saint prédicateur, que le Christ est la vertu de Dieu, la sagesse de Dieu. Que les Juifs se raillent d'un Christ crucifié, qui est pour eux un scandale; que les païens se moquent d'un Christ crucifié, qui est pour eux une folie: « Pour nous, nous prêchons Jésus-Christ crucifié, scandale pour les Juifs, folie pour les Gentils, mais la force de Dieu, la sagesse de Dieu pour

1. Ps 103,21.

ceux qui sont appelés, qu'ils soient Juifs ou Gentils 1. Vous avez fait tout dans votre sagesse»

26. «La terre a été remplie de vos créatures». C'est des créatures du Christ que la terre est remplie. Et comment? Comme nous le voyons. Quelle créature ne vient pas du Père par son Fils? Tout ce qui marche ou qui rampe sur la terre, tout ce qui nage dans les eaux, tout ce qui vole dans l'air, tout ce qui tourne dans le ciel, et à plus forte raison sur la terre, le monde entier est créature de Dieu. Mais le Prophète semble parler ici de je ne sais quelle créature nouvelle, dont l'Apôtre a dit: «Si donc quelqu'un est à Jésus-Christ, c'est une nouvelle créature, le passé n'est plus; tout est devenu nouveau, et tout vient de Dieu 2». Quiconque a embrassé la foi du Christ, et s'est dépouillé du vieil homme, pour revêtir l'homme nouveau, celui-là est une créature nouvelle 3. «Vos créatures couvrent la terre». Le Christ n'a été crucifié qu'en un seul lieu du monde, ce grain de froment n'est tombé que dans un petit coin de la terre pour y mourir; mais il a porté un grand fruit. Vous étiez seul, Seigneur Jésus, quand vous passiez ici-bas; j'entends dans un autre psaume votre voix qui s'écrie: «Me voilà seul, jusqu'à ce que je sois passé 4»; vous étiez donc seul, quand vous connaissiez votre couchant; mais du couchant ‘vous avez passé au levant. Oui, vous vous êtes levé, vous avez resplendi, vous avez été élevé en gloire, en vous élevant au ciel, et voilà que «la terre est remplie de vos créatures». Notre psaume n'est point terminé, mes frères, nous en réservons quelque peu pour dimanche, au nom de Notre-Seigneur Jésus-Christ.

1. 1Co 1,23-24. - 2. 2Co 5,17-18. - 3. Ep 4,21-22. - 4. Ps 140,10.



Augustin, les Psaumes 1042