Augustin, les Psaumes 129

DISCOURS SUR LE PSAUME CXXVIII - LES TOLÉRANCES DE L'ÉGLISE

129 Ps 129

SERMON AU PEUPLE.



Dans l'Eglise de Dieu on trouve des hommes qui reçoivent la parole de Dieu, comme le grand chemin, ou comme les terrains pierreux, ou même comme les terrains épineux; mais d'autres, semblables à la bonne terre, produisent du fruit et font leurs oeuvres à l'unisson de la parole divine. Ainsi en a-t-il été toujours; l'Eglise a été attaquée dès sa jeunesse elle existait en Abel, tué par Caïn, en Enoch, en Noé, en Abraham, en Loth à Sodome, en Israël dans l'Egypte, en Moïse et dans les saints, en Israël. - Le psalmiste semble répondre à ceux qui méditent sur les douleurs de l'Eglise. Ils m'ont attaquée souvent depuis ma jeunesse, et néanmoins je suis arrivée à la vieillesse. Les attaques ne l'ont point mise en connivence avec le mal. Toutefois l'homme résiste souvent à la parole évangélique, il obéit à l'avancé, plus exigeante que le Seigneur, il s'en prend à ceux qui prêchent et calomnie leurs moeurs; il s'en prend même à Dieu, créateur de tout bien, et que les créatures bénissent. Quel que soit l'homme qui nous parle, obéissons, entrons dans l'Eglise de Dieu. Elle supporte ces plaintes, ces murmures qui ne doivent point durer, et qui n'existent que jusqu'à la moisson. Il y a donc mélange, mais le juste si près qu'il soit de l'impie, en est éloigné, l'assentiment seul fait le rapprochement. Un jour le Seigneur brisera le con des méchants, frappons alors notre poitrine. Tout orgueilleux qui commet le mal, et, au lieu de le reconnaître, se retranche dans son orgueil, comme sous un bouclier, sera frappé. Il hait l'Eglise et ressemble à l'herbe des toits qui se fane avant la récolte, et n'entre point dans le grenier céleste. Les passants qui nous bénissent sont les Prophètes, les Apôtres nos ancêtres dans la foi.

1. Le psaume que nous venons de chanter est court; mais l'Evangile nous dit de Zachée qu'il était court de taille et grand en oeuvres 1; ainsi encore la veuve ne mit dans le trésor du temple que deux pièces de monnaie 2,c'était peu d'argent et beaucoup de charité 3. De même, si l'on compte les paroles de notre psaume, il est court; mais il est grand si l'on en pèse le sens. Il ne pourra donc nous causer aucun ennui par sa longueur. Pourquoi? Que votre charité veuille bien écouter, et nous prêter une attention religieuse. Que la parole de Dieu se fasse entendre, bon gré, mal gré, à temps et à contre-temps. Cette parole se fait faire une place, elle a trouvé des coeurs où elle se peut reposer, une terre où elle peut germer et porter du fruit. Sans doute il est évident que jusqu'à la fin il y aura dans le giron de l'Eglise beaucoup de méchants et d'injustes; c'est pour ces hommes que la parole de Dieu est superflue, et dès lors elle tombe sur eux, ou comme le bon grain sur le grand chemin, et qui est mangé par les oiseaux du ciel 4; ou comme celui qui tombe dans les endroits pierreux, et qui n'ayant pas beaucoup de terre, germe d'abord, puis se dessèche sous les rayons du soleil, parce qu'il n'a point de racine; ou comme celui qui tombe parmi les épines, qui germe et fait des efforts pour

1. Lc 14,2-9.- 2. Mc 12,12-41.- 3. Lc 11,2.- 4. Mt 13,4.

s'élever en haut, mais qui est étouffé par le grand nombre d'épines. Ceux qui méprisent la parole de Dieu ressemblent donc, ou bien au grand chemin; ou bien à ceux qui se réjouissent d'abord, pour se dessécher bientôt quand vient la persécution comme les feux du soleil; ou bien à ceux dont les pensées, les soins, les inquiétudes de cette vie, semblables aux épines de l'avarice, étouffent la bonne semence qui avait commencé à germer en eux. Mais il y a aussi la bonne terre, qui reçoit la semence et rapporte du fruit, chacun des grains produisant trente, ou soixante, ou même cent autres ­1. Or, soit peu, soit beau. coup, tous sont dans le grenier céleste. Il est en effet de ces âmes, et c'est pour elles que nous parlons maintenant. C'est pour elles que l'Ecriture a parlé, pour elles que l'Evangile se fait entendre. Qu'elles écoutent néanmoins, afin de n'être point telles aujourd'hui et autres demain; et de peur qu'elles ne dégénèrent en écoutant, qu'elles labourent le chemin, qu'elles ôtent les pierres, qu'elles arrachent les épines. Que l'Esprit de Dieu nous parle, qu'il prêche pour nous, qu'il nous fasse entendre ses chants; soit que nous voulions ou non danser avec David, qu'il soit lui. même notre musicien. Un danseur, en effet, donne à ses membres un mouvement cadencé

1. Mt 13,3-23.

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selon le chant du musicien, de même ceux qui dansent sur le précepte de Dieu adaptent leurs oeuvres à ses paroles. Quel reproche en effet le Sauveur adresse-t-il, dans l'Evangile, à ceux qui n'ont point voulu le faire? «Nous avons chanté pour vous, et vous n'avez point dansé; nous avons pleuré, et vous n'avez point gémi 1». Que le Seigneur veuille donc chanter pour nous; nous croyons que par la divine miséricorde il yen aura qui voudront bien nous consoler. Quant aux obstinés qui persévèrent dans leur malice, bien qu'ils entendent la parole de Dieu, ils troublent néanmoins l'Egiise par leurs scandales. C'est de ces hommes que le psaume nous dit:

2. «Ils m'ont souvent attaquée dès ma jeunesse 2». L'Eglise parle ici de ceux qu'elle tolère, et comme si l'on demandait: Est-ce maintenant seulement? Depuis longtemps l'Eglise existe, elle est sur la terre depuis qu'il a plu à Dieu d'appeler des saints. Jadis l'Eglise n'existait que dans le seul Abel, qui fut attaqué par son frère impie, Caïn, l'homme de perdition 3. Jadis l'Eglise ne compta que le seul Enoch, qui fut enlevé du milieu des méchants 4. Jadis l'Eglise encore ne compta que la seule famille de Noé, et eut à supporter tous ceux qui périrent par le déluge, et l'arche seule s'éleva au-dessus des flots et se reposa sur un lieu sec 5. Jadis l'Eglise ne comptait que le seul Abraham, et nous savons ce qu'il souffrit de la part des impies. A Sodome, l'Eglise ne comptait que Luth, fils de son frère, qui endura les injures et l'abomination de Sodome 6, jusqu'à ce que Dieu le délivra du milieu d'eux. L'Eglise fut ensuite en Israël, et souffrit de la part des Egyptiens et de Pharaon. Alors dans cette Eglise, ou dans ce peuple d'Israël, s'élevèrent des saints, tels que Moïse et les autres saints personnages, qui souffrirent persécution de la part des Juifs pervers et du peuple d'Israël. Nous arrivons à Notre-Seigneur Jésus-Christ, qui prêche son Evangile, et qui a dit dans le psaume: «J'ai annoncé, j'ai parlé; ils se sont multipliés au-delà du nombre 7». Qu'est-ce à dire, «au-delà du nombre?» Non seulement ceux que l'on met au nombre des saints ont embrassé la foi, mais il en est entré dans l'Eglise bien au-delà du nombre; il y a beaucoup de justes, tuais plus encore de pécheurs, et ces

1. Mt 11,17.- 2. Ps 127,1.- 3. Gn 4,8.- 4. Gn 5,21. - 5. . - 6. Gn 12,20. - 7. Ps 39,6.

pécheurs, les justes ont dû les supporter. Quand? Dans l'Eglise. Mais est-ce maintenant seulement, depuis qu'elle compte ses persécutions et qu'elle s'en plaint? De peur que l'Eglise ne s'étonne aujourd'hui, ou pour éviter toute surprise à quiconque veut devenir un véritable membre de l'Eglise, qu'il entende l'Eglise elle-même, l'Eglise sa mère, qui s'écrie: Mon fils, ne soyez pas effrayé de ces maux; « ils m'ont souvent attaquée depuis ma jeunesse».

3. Il y a une grande amertume dans ce commencement du psaume: «Ils m'ont souvent attaquée depuis ma jeunesse». On dirait que le Psalmiste a déjà parlé, qu'il ne commence point, mais qu'il répond. Sans doute, il répond; mais à qui? A ceux qui pensent en eux-mêmes, et qui disent: Combien sont grandes nos douleurs, combien les scandales se multiplient chaque jour, parce que les méchants entrent dans l'Eglise, et qu'il nous faut les supporter! Que l'Eglise alors, par la bouche de quelques-uns, c'est-à-dire par la bouche des plus forts, réponde aux plaintes des faibles, que les forts soutiennent les infirmes, que les grands raffermissent les petits, et que l'Eglise répète: «Ils m'ont souvent attaquée depuis ma jeunesse». Qu'Israël dise maintenant : « Ils m'ont souvent attaqué depuis ma jeunesse». Qu'Israël parle de ces attaques et ne les redoute point. Dans quel but, après avoir dit: «Leurs attaques se sont multipliées», le Prophète a-t-il ajouté : «Depuis ma jeunesse?» On attaque aujourd'hui l'Eglise dans sa vieillesse, mais qu'elle ne craigne point et qu'elle dise: «Bien souvent ils m'ont attaquée dans ma jeunesse». Parce qu'ils n'ont cessé de l'attaquer, en est-elle donc moins parvenue à la vieillesse? Ont-ils pu la détruire? Qu'Israël donc chante aujourd'hui, qu'Israël se console; que l'Eglise elle-même se console en jetant un regard sur le passé, et qu'elle dise: «Ils m'ont attaquée bien souvent depuis ma jeunesse».

4. A quoi bon m'attaquer? «Car ils n'ont rien pu contre moi. Voilà que les pécheurs ont forgé sur mon dos, ils ont éloigné leurs iniquités 1». Pourquoi ces fréquentes attaques? «Parce qu'ils n'ont rien pu contre moi». Qu'est-ce à dire qu' «ils n'ont rien pu?» Rien pu forger. Qu'est-ce à dire encore qu'ils n'ont rien pu contre moi? Que je n'ai point consenti à

1. Ps 129,3.

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leur iniquité. Car tout méchant persécute l'homme de bien, par impuissance de l'amener au mal. Qu'un homme commette le mal, et que son évêque ne l'en reprenne point, c'est le meilleur évêque; s'il l'en reprend, c'est un évêque méchant. Qu'un homme à qui l'on enlève son bien garde le silence, il est honnête homme; qu'il parle, qu'il blâme, c'est un méchant homme, quand même il ne revendiquerait pas ce qui lui est pris. Un homme qui réprime un voleur est donc un scélérat, le voleur est honnête homme! Qu'on chante le refrain: «Mangeons et buvons, car nous mourrons demain 1»; refrain que réfute saint Paul: «Ne vous laissez pas séduire, les mauvais entretiens corrompent les bonnes moeurs 2. Soyez donc sobres, ô justes, et ne péchez point». La parole sainte retentit on entend cette parole qui proscrit la passion; mais épris de son intempérance, et haïssant tout ce qui peut contredire cette bien-aimée, l'homme déteste et combat la parole de Dieu. C'est l'avarice que l'on aime, et Dieu que l'on hait. Dieu proscrit l'avarice, il nous défend de rien posséder par avarice. C'est moi que tu dois posséder, nous dit-il, pourquoi veux-tu être possédé par l'avarice? Ses exigences sont dures, les miennes sont douces; son fardeau est lourd, le mien est léger; son joug est pénible et le mien attrayant 3. Ne te laisse point absorber par l'avarice. L'avarice t'ordonne de passer les mers et tu obéis; elle t'ordonne d'affronter les vents et les tempêtes, et moi je t'ordonne de donner au pauvre qui est à ta porte quelque peu de ce que tu possèdes, et tu ne fais que lentement une bonne oeuvre qui est devant toi, tandis que tu es infatigable pour passer la mer. L'avarice commande et tu obéis; Dieu commande et tu hais ses préceptes. Quoi encore? Dès qu'un homme cède à la haine, il cherche à incriminer ceux qui lui irêchent les préceptes du bien; il se met à soupçonner des crimes chez les serviteurs de Dieu. Ils nous donnent ces préceptes, dit-on, mais ne les pratiquent point eux-mêmes. Qu'ils fassent le mal ou ne le fassent point, on les accuse, on jette le blâme sur le bien qu'ils font, et nos souffrances mêmes donnent lieu à la calomnie. Que pouvons-nous répondre? Ecoutez, non pas moi, mais la parole de Dieu; c'est lui qui vous parle par toutes sortes de personnes, et c'est à lui que s'attaque votre

1 Is 12,13. - 2. 1Co 15,32-34, - 3. Mt 11,30.

haine. Soyez d'accord avec votre adversaire pendant que vous êtes en chemin avec lui 1; et vous avez pris pour adversaire la parole de Dieu. Ne considérez point si c'est tel ou tel qui vous parle: c'est un méchant peut-être qui vous parle au nom du Seigneur; mais la parole que Dieu vous adresse par cet homme n'est point mauvaise. Accusez le Seigneur, accusez-le si vous le pouvez.

5. Croiriez-vous, mes frères, que ceux dont il est dit: «Souvent ils m'ont attaquée depuis ma jeunesse», ont eu l'audace d'accuser Dieu lui-même? Blâme un avare, et à son tour il blâme Dieu qui a fait l'or. Ne sois point avare, lui dit-on, et il répond: Que Dieu ne fasse point d'or. Parce que tu ne saurais mettre un frein à tes oeuvres perverses, tu accuseras les oeuvres de Dieu qui sont excellentes? Tu prends à partie Celui qui a créé et formé le monde? Il n'aurait lias dû créer le soleil, parce que des hommes se traînent devant les tribunaux, pour des fenêtres, des vues de leurs appartements? Oh ! si nous pouvions réprimer nos vices ! nous verrions que les oeuvres de Dieu sont bonnes, que Dieu créateur de toutes choses est bon, que ses oeuvres le louent, parce qu'en les considérant on voit qu'elles sont bonnes, dès qu'on les considère avec un esprit de sagesse, un esprit de piété. De toutes parts Dieu est loué dans ses oeuvres. Comme ses oeuvres chantent ses louanges dans la bouche des trois enfants ! Qu'y a-t-il d'oublié? Bénédiction des cieux, bénédiction des anges, bénédiction des astres, bénédiction du soleil et de la lune, bénédiction du jour et de la nuit, bénédiction de tout ce qui germe sur la terre, bénédiction de tout ce qui nage dans les mers, bénédiction de tout ce qui voltige dans les airs, bénédiction des montagnes et des collines, bénédiction de la chaleur et du froid, bénédiction de tout ce qu'a fait le Seigneur 2. Vous le voyez, toutes les oeuvres de Dieu le bénissent; mais avez-vous entendu que Dieu soit béni par l'avarice ou par la luxure? Tout cela ne bénit point Dieu, parce que Dieu ne l'a point fait. Les hommes le bénissent dans ce même cantique, parce que Dieu a fait l'homme. L'avarice est l'oeuvre de l'homme devenu méchant, mais l'homme est l'oeuvre de Dieu. Or, que veut le Seigneur? Détruire en toi ce qui est ton oeuvre, sauver ce qui est la sienne.

1. Mt 5,25.- 2. Da 3,57-90.

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6. Ne prête point à usure. Tu incrimines l'Ecriture qui dit, à propos du juste, qu' «il n'a point donné son argent à usure 1». Ce n'est point moi qui ai écrit cette parole, ni qui l'ai dite le premier. Ecoute le Seigneur. Mais alors, me dis-tu, que les clercs rie soient point usuriers. Peut-être celui qui te parle ne l'est-il point; mais s'il l'est, oui, admettons qu'il le soit, le Dieu qui te parle par sa bouche l'est-il? Si ce prêtre pratique ce qu'il te prêche, et toi non, tu vas donc au feu éternel, et lui au royaume sans fin. S'il ne fait point ce qu'il dit, s'il fait le mal que tu fais toi-même, s'il prêche le bien saris le pratiquer, il va comme toi au feu éternel. «Toute la paille brûlera, mais la parole de Dieu demeurera éternellement 2». Brûlera-t-elle donc cette Parole qui s'est adressée à toi par sa bouche? Ou bien c'est Moïse qui te parle, c'est-à-dire un juste et fidèle serviteur de Dieu; ou même un Pharisien assis dans la chaire de Moïse. Tu as entendu à ce propos cette parole: «Faites ce qu'ils disent, ne faites point ce qu'ils font 3». Tu n'as plus d'excuses, puisque c'est la parole de Dieu que tu entends. Mais comme tu ne saurais tuer la parole de Dieu, tu cherches à incriminer ceux qui te l'annoncent. Cherche à ton gré, parle à ton gré, blasphème à ton gré. «Bien des fois ils m'ont attaquée depuis ma jeunesse; qu'Israël dise maintenant: Bien des fois ils m'ont attaqué dès nia jeunesse». Les usuriers osent bien dire: Je n'ai pas d'autre moyen de vivre. Ainsi dirait un voleur pris sur le fait; ainsi le brigand que l'on saisirait près du mur d'autrui; ainsi le corrupteur qui achète les jeunes filles pour la prostitution ainsi le magicien qui fait du mal un trafic, de l'iniquité un commerce. Quelle que soit la profession infamante que nous cherchions à réprimer, on nous répondra toujours que l'on n'a pas d'autre nioyen de vivre, pas d'autre gagne-pain; comme si l'on n'était pas d'autant plus coupable, par cela même que l'on a choisi pour vivre un métier criminel, et que l'on veut tirer sa subsistance de ce qui outrage celui qui fait subsister toutes les créatures.

7. Mais que l'on prêche de la sorte, que l'on tienne ce langage, les voilà qui répondent: S'il en est ainsi, nous ne marchons point; s'il en est ainsi, nous n'entrons point dans l'Eglise. Qu'ils viennent donc, qu'ils

1. Ps 14,3. - 2 Is 40,8. - 3. Lc 8,15.

entrent, qu'ils entendent: «Bien des fois ils m'ont attaquée dès ma jeunesse. Mais ils n'ont rien pu contre moi; les pécheurs ont  forgé sur mon dos»; c'est-à-dire, ils n'ont pu m'amener à leurs desseins; ils ont pesé sur moi, C'est là, mes frères, une parole admirable, et très significative: « Ils n'ont rien pu contre moi, les pécheurs ont forgé sur mon dos». Ils essaient d'abord de nous amener à leurs desseins pervers; et s'ils ne peuvent nous y amener, supportez-nous du moins, nous disent-ils. Ainsi donc, parce que tu n'as rien pu sur moi, monte sur mon dos, je dois te supporter jusqu'à ce que vienne la fin. Tel est le précepte, afin que je produise du fruit par la patience. Si je ne puis te corriger, du moins je te supporte, peut-être que si je te supporte, toi-même tu te corrigeras. Si tu es incorrigible jusqu'à la fin, je te supporterai jusqu'à la fin: jusqu'à la fin tu seras sur mon dos, mais pour un temps. Car pèseras-tu sur moi éternellement?Non, il viendra Celui qui doit te secouer. Viendra le temps de la moisson, la fin du siècle, et Dieu enverra ses moissonneurs; et ces moissonneurs sont les anges qui sépareront les bons du milieu des méchants, comme on sépare l'ivraie du milieu du bon grain; qui mettront le bon grain dans les greniers, et jetteront la paille au feu qui ne s'éteindra jamais 1.Je vous ai porté autant que je l'ai pu, je passe maintenant avec joie dans les greniers de Dieu, et je chante avec assurance: «Bien des fois ils m'ont attaquée dès ma jeunesse».

8. Qu'ont-ils pu me faire en m'attaquant dès ma jeunesse? Ils m'ont éprouvé, mais sans m'accabler. ils ont été pour moi comme le feu pour l'or, mais non comme le feu pour la paille. Mettez l'or au feu, il en sort des scories; mettez-y la paille, elle est réduite en cendres. «Ils n'ont rien pu sur moi»; parce qu'ils n'ont pu m'amener à leurs desseins, ni me faire ce qu'ils sont eux-mêmes. «Les pécheurs ont forgé sur mon dos, ils ont éloigné leur injustice». Ils ont fait ce que j'ai dû supporter, et non ce qui eût mérité mon assentiment. Ainsi leur injustice est déjà loin de moi. Les méchants sont mêlés aux bons, non-seulement dans ce monde, mais jusque dans l'Eglise, ils sont mêlés aux bons. Vous le savez, et vous en faites l'expérience; et vous en ferez encore plus l'expérience à

1. Mt 13,27-43.

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mesure que vous deviendrez bons. Car ce fut quand l'herbe eut grandi et produit du fruit que l'ivraie se montra aussi 1. Dans l'Eglise, il n'y a que l'homme juste qui découvre les méchants. Il y a donc un mélange, vous le savez, et l'Ecriture nous dit à chaque page que la séparation n'aura lieu qu'à la fin des siècles. Mais nonobstant ce mélange, il y a néanmoins une distinction, De peur toutefois que ce mélange des bons et des méchants ne donne lieu de croire que la justice touche de près à l'injustice: a Ils n'ont rien pu sur u moi s, dit le Psalmiste; c'est-à-dire, ils ont dit, mais dit en insensés: «Mangeons et buvons, nous mourrons demain 2». Leurs discours pervers n'ont point corrompu en moi les moeurs pures; je n'ai point écouté, d'une part, la parole de Dieu, pour céder d'autre part aux discours des méchants. Les oeuvres des méchants, je les ai supportées sans y consentir, et leur iniquité est loin de moi. Quoi de plus rapproché que deux bornoies dans l'Eglise? Quoi de plus éloigné que la justice et l'injustice? Mais l'assentiment fait le rapprochement. On lie ensemble deux hommes, que l'on mène devant le juge. L'un est un voleur, un scélérat, l'autre un innocent: une même chaîne les retient, et néanmoins ils sont éloignés l'un de l'autre. De quelle distance sont-ils éloignés? de toute la distance qui sépare le crime de l'innocence. Ils sont donc fort éloignés l'un de l'autre. Mais ce voleur qui fait le mal en Espagne, est tout près de celui qui le fait en Afrique. De combien en est-il proche? Comme le crime l'est du crime, le brigandage du brigandage. Que nul dès lors ne redoute le mélange corporel des méchants. Qu'il s'en éloigne de coeur; et il supporte avec assurance ce qu'il n'a point à craindre: « Leur injustice est loin de moi».

9. Mais qu'arrive-t-il? Voilà que ceux qui règnent dans l'injustice sont florissants dans le monde: et pour parler comme le vulgaire, voilà que les méchants tonnent, qu'ils s'élèvent avec orgueil, qu'ils répandent la calomnie. Est-ce donc là ce qui durera toujours? Nullement; écoute la suite: «Le Seigneur qui est juste brisera la tête des pécheurs». Que votre charité soit attentive. «Le Seigneur dans sa justice brisera la tête des pécheurs». Qui ne tremblerait à cette parole? Car où est


1. Mt 13,26. - 2 Is 23,13 1Co 15,32.

l'homme sans péché? «Le Seigneur dans sa justice brisera la tête des pécheurs». Quiconque entend ces paroles est saisi de crainte, s'il croit aux divines Ecritures. Si, en effet, l'on n'a aucun motif de se frapper la poitrine et qu'on le fasse quand on est juste, c'est mentir; mais mentir à Dieu c'est devenir pécheur. Si donc on a raison de se frapper la poitrine, on est pécheur. Et qui d'entre nous ne se frappe la poitrine? Qui d'entre nous ne tient ses regards fixés à terre comme le publicain, pour dire: «Seigneur, ayez pitié de moi qui suis pécheur 1?» Si donc tous sont pécheurs, et si nul n'est sans péché, tous doivent craindre ce glaive qui menace leur tête: car «le Seigneur dans sa justice brisera les têtes des pécheurs». Toutefois, mes frères, je ne crois point qu'il s'agisse ici de tous les pécheurs; mais l'endroit qu'il frappe nous désigne quels pécheurs seront frappés. Car il n'est point dit: Le Seigneur qui est juste brisera la main des pécheurs, ou même leur brisera les pieds; mais le Prophète voulait désigner entre les pécheurs ceux qui sont orgueilleux, et les pécheurs orgueilleux lèvent la tête, non-seulement parce qu'ils commettent le mal, mais parce qu'ils ne veulent point le reconnaître, et qu'ils se justifient dès qu'on le leur reproche. Voilà, leur dit-on, que tu es coupable, reconnais ta faute; le Seigneur hait le pécheur, hais-le à ton tour; sois uni au Seigneur, afin de poursuivre ton péché avec lui. Point du tout, répond-il, j'ai fait le bien, c'est Dieu qui a fait le mal. Je m'explique, mes frères. Je n'ai fait aucun mal, nous dit ce pécheur. C'est Saturne qui l'a fait, c'est Mars, c'est Vénus: pour moi, je n'ai rien fait, mon étoile a tout fait. Tu le justifies, en accusant le Seigneur qui a fait les étoiles pour en orner les cieux. Tu excuses donc ton péché, en t'élevant contre Je Seigneur; car tu te dis innocent et Dieu coupable, et tu lèves dès lors un cou inflexible pour t'élancer contre Dieu, ainsi qu'il est dit au livre de Job à propos du pécheur obstiné: « Il s'est élancé contre Dieu, élevant comme un bouclier son cou gonflé d'orgueil 2».

Comme le Psalmiste, Job a nommé le cou. Tu t'élèves donc au lieu de fixer tes regards sur la terre, de frapper ta poitrine, et de dire au Seigneur: «Ayez pitié de moi qui suis un pécheur»; te voilà vantant tes mérites,


1. Lc 18,13. - 2. Jb 15,26.

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et même, dit le Seigneur, disputant avec moi, entrant en jugement avec moi 1, au lieu de chercher à satisfaire à Dieu pour tes fautes, et de pousser vers lui ces cris d'un autre psaume: «Si vous vous souvenez des iniquités, Seigneur, qui pourra subsister devant vous, ô mon Dieu 2?» Et ces autres cris d'un autre psaume encore: «  Je l'ai dit, ô mon Dieu, ayez pitié de moi, guérissez mon âme, parce que j'ai péché contre vous 3». Parce que tu rejettes ces prières, prétendant te justifier contre la parole du Seigneur lui-même, voilà que retombe sur toi cette parole de l'Ecriture: «Le Seigneur brise le cou des pécheurs4».

10. «Qu'ils soient confondus et rejetés en arrière, tous ceux qui détestent Sion». Haïr Sion, c'est haïr l'Eglise; car Sion c'est l'Eglise; et c'est haïr l'Eglise que d'y entrer avec dissimulation. C'est haïr l'Eglise encore que ne point pratiquer la parole de Dieu. «Les pécheurs ont pesé sur mon dos». Que fera l'Eglise, sinon de les tolérer jusqu'à la fin?

11. Mais que dit le Prophète? «Qu'ils soient», dit-il, «comme l'herbe des toits, qui se dessèche avant qu'on l'arrache». Cette herbe des toits est une herbe qui croit sur les toits, sur les plates-formes. Elle s'élève bien haut, mais n'a point de racines. Quel avantage n'aurait-elle point de naître en des lieux plus bas, et de demeurer verte plus longtemps? Mais ce n'est que pour sécher bientôt qu'elle vient sur les hauteurs. On ne l'arrache point encore et la voilà desséchée: et nos impies, avant d'être frappés au jugement de Dieu, n'ont déjà plus de sève. Examinez leurs oeuvres, et voyez qu'ils sont vraiment desséchés. Ils vivent néanmoins, ils sont ici-bas, ils ne sont point arrachés, et avant d'être arrachés les voilà desséchés. Ils sont devenus « comme l'herbe des toits qui se fane même avant qu'on l'arrache».

12. Les moissonneurs viendront, mais n'en recueilleront pas les gerbes. Ils viendront en effet, ils ramasseront le froment pour les greniers célestes, et lieront l'ivraie en gerbes qu'ils jetteront au feu. Ainsi est traitée l'herbe des toits, on jette au feu ce qu'on en arrache, parce qu'elle est desséchée même sur pied. Le moissonneur n'en remplit pas sa main, comme le dit le psaume: « Elle ne remplit

1. Jr 2,29. - 2. Ps 129,3.- 3. Ps 3,5.- 4. Ps 128,5.- 5. Ps 128,6.

pas la main du moissonneur, ni le sein de celui qui récolte les gerbes 1. Or, ces moissonneurs ce sont les anges 2», dit le Seigneur.

13. «Et les passants n'ont point dit: Que le Seigneur vous bénisse; nous vous bénissons au nom du Seigneur 3». Vous le savez, mes frères, lorsqu'on passe devant les travailleurs, c'est la coutume de leur dire: «Que Dieu vous bénisse!» Et cette coutume se pratiquait avec plus de soin encore parmi les Juifs. Nul ne passait auprès d'un travailleur dans les champs, dans la vigne, à la moisson, ou quelque part, sans appeler la bénédiction de Dieu sur lui. Autre est celui qui récolte ses gerbes, et autre celui qui passe par la voie. Ceux qui récoltent les gerbes ne remplissent pas leurs mains de cette herbe des toits, que l'on ne récolte pas pour le grenier céleste. Qui donc recueille des gerbes? Le moissonneur. Quels sont les moissonneurs? Le Seigneur l'a dit: «Ces moissonneurs ce sont les anges».Quels sont les passants? Ceux qui ont déjà passé par cette voie, c'est-à-dire, ceux qui par une vie sainte ont passé de ce monde à la céleste patrie. C'est par cette même voie qu'ont passé les Apôtres, qu'ont passé les Prophètes. Quels travailleurs les Apôtres et les Prophètes ont-ils bénis? Ceux en qui ils voyaient la racine de la charité. Quant à ceux qu'ils ont trouvés sur leurs toits, relevant leur cou gonflé d'orgueil, comme un bouclier, ils leur ont prédit ce qu'ils deviendraient, mais sans les bénir. Ainsi donc tous ces méchants que supporte l'Eglise, vous qui lisez les saintes Ecritures, vous les voyez maudits, mis à part comme l'héritage de l'Antéchrist, ou dit diable, ils sont la paille, ils sont l'ivraie. Ils sont désignés par des comparaisons sans nombre. «Tous ceux qui me disent: Seigneur, Seigneur, n'entreront point pour cela dans le royaume des cieux 4». Tu ne trouveras aucun endroit de l'Ecriture pour en parler favorablement, parce que ceux qui passaient sur la voie ne les omit point bénis, David que nous avons en nos mains, a passé de même sur la voie; et vous avez entendu ses paroles: « Le Seigneur dans sa justice brisera le cou des pécheurs. Qu'ils soient confondus, refoulés en arrière, ceux qui haïssent Sion. Qu'ils soient comme l'herbe des toits, qui se fane avant qu'on l'arrache.

1. Ps 129,7. - 2. Mt 13,39. - 3. Ps 129,8. - 4. Mt 7,21.

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Elle n'emplit pas la main du moissonneur, ni le sein de celui qui récolte ses gerbes». C'est ainsi qu'il en parle. Ainsi David, passant auprès de ces hommes, ne les a point bénis, accomplissant lui-même sa prophétie: «Et ceux qui passeront par la voie, n'ont point dit: Nous vous bénissons au nom du Seigneur». Et toutefois ces passants, Prophètes, Patriarches, Apôtres, tous ceux qui ont passé, nous ont bénis, mes frères, «au nom du Seigneur», si nous vivons saintement. Comment, diras-tu, Paul m'a-t-il béni? Comment Pierre m'a-t-il béni? Ecoute les saintes Ecritures, vois si tu vis saintement, et tu verras qu'ils t'ont béni. Ils ont béni tous ceux qui ont vécu saintement. Et comment nous ont-ils bénis? «Au nom du Seigneur», et non pas en leur propre nom, comme les hérétiques. Ceux qui sien viennent dire: Ce que nous donnons, voilà ce qui est saint, prétendent bénir en leur propre nom, et pas au nom du Seigneur. Mais ceux qui disent que nul ne peut rendre saint, sinon le Seigneur, que nul n'est bon que par la grâce de Dieu, ceux-là bénissent au nom du Seigneur, et pas en leur propre nom; ils sont les amis de l'Epoux, et répudient tout adultère avec l'Epouse 1.

1. Jn 3,19.



DISCOURS SUR LE PSAUME CXXIX - L'ESPÉRANCE DU PÉCHEUR.

130 Ps 130

SERMON AU PEUPLE.




Du fond de l'abîme le Prophète a crié vers le Seigneur. Cet abîme est celui du péché, et l'homme qui a pu y tomber ne saurait s'en relever par lui-même. Crier c'est déjà en sortir; compter sur soi-même, ou s'abandonner au mal par désespoir, c'est dédaigner le secours divin, et Jésus-Christ est venu nous soulever afin de nous faire crier. C'est donc le pécheur qui crie, et il crie par espérance, et cette espérance lui vient de Jésus-Christ, dont la loi nous apprend à supporter les pécheurs sans donner à leurs fautes aucun assentiment. Comme nos fautes, quoique légères, sont nombreuses néanmoins, crions vers le Seigneur, et attendons de lui la vie éternelle qui commencera par notre résurrection, basée sur celle de Jésus-Christ qui a pris notre chair, pour mourir et ressusciter à la vigile du matin; espérons jusqu'à la nuit, ou jusqu'à la mort. Lui seul est ressuscité pour ne plus mourir, et nous faire espérer une semblable résurrection. L'espérance est la garantie de la vertu, mais n'espérons pas les biens de cette vie, que n'ont recherchés ni les martyrs ni le Divin Maître. En résumé, espérons dans la miséricorde de celui qui veut nous racheter, qui le peut seul parce que seul il est sans péché.

1. Nous présumons, mes frères, que vous veillez non-seulement des yeux du corps, mais aussi des yeux de l'âme, et dès lors nous devons chanter avec intelligence: «Du fond de l'abîme, Seigneur, j'ai crié vers vous; Seigneur, exaucez ma voix 1». Ces paroles sont d'une âme qui s'élève, et dès lors appartiennent aux cantiques des degrés. Chacun de nous doit donc examiner dans quel abîme il est descendu, et d'où il doit crier vers le Seigneur. Jonas cria du fond de l'abîme, du sein de la baleine 2. Non-seulement il était sous les flots, mais dans les entrailles d'un monstre marin: et ni ces abîmes, ni ces entrailles, n'empêchèrent sa prière de s'élever jusqu'à Dieu, et le ventre de la baleine ne ferma point le passage à sa voix suppliante. Sa prière pénétra tout, brisa tout, et arriva aux oreilles de Dieu, si l'on peut dire, néanmoins, qu'elle brisa tout pour arriver aux oreilles de Dieu, quand le Seigneur avait les oreilles dans le coeur du Prophète suppliant. Où, en effet, Dieu n'est-il point présent pour le fidèle qui l'invoque? Toutefois considérons aussi de quel abîme nous crions vers le Seigneur. L'abîme pour nous est cette vie mortelle. Tout homme qui comprend cet abîme, crie, gémit, soupire, jusqu'à ce qu'il sorte des profondeurs, et s'élève jusqu'à Celui qui est assis au-dessus des

1. Ps 129,1-2.- 2. Jon 2,2.

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abîmes et des Chérubins, au-dessus de toutes les créatures, et corporelles et spirituelles, qui sont ses oeuvres; jusqu'à ce que l'âme arrive à lui, et que soit délivrée par lui son image qui est l'homme, et qui, à force d'être tourmentée dans ce gouffre et agitée par les flots, a été défigurée; image toujours dans l'abîme si elle n'est renouvelée et restaurée par le même Dieu qui l'a imprimée en l'homme; car l'homme qui a bien pu tomber par lui-même, est impuissant à se relever; oui, dis-je, image qui demeure dans l'abîme, si Dieu ne l'en retire. Mais crier du fond de l'abîme, c'est sortir de l'abîme, et ce cri même empêche qu'on soit longtemps dans ces profondeurs. Ils sont bien dans les derniers abîmes, ceux qui ne crient pas même vers le Seigneur. « Quand le pécheur est descendu dans les profondeurs du mal, il méprise 1». Voyez, mes frères, s'il est un abîme plus profond que le mépris de Dieu. Quand un homme se voit chaque jour accablé de péchés, brisé en quelque sorte sous le poids, sous la Montagne de ses iniquités; dites-lui de prier Dieu, il vous oppose le sarcasme. Comment cela? Si mes péchés déplaisaient à Dieu, serais-je encore en vie? Si Dieu prenait soin des choses d'ici-bas, après tant de crimes que j'ai commis, non-seulement serais-je en vie, mais se pourrait-il que je fusse heureux? Voilà en det ce qui arrive d'ordinaire à ceux qui s'engloutissent dans l'abîme, et qui sont heureux dans leur désordre; plus ils semblent heureux, plus profond est leur abîme. Car un faux bonheur n'est qu'un surcroît de malheur. On dit encore: Puisque j'ai commis tant de fautes, et que ma damnation est proche, c'est perdre pour moi que ne point faire ce que je puis;dès lors que je suis toujours perdu, pourquoi ne pas agir à mon gré? C'est le langage des brigands les plus désespérés: Si le juge doit m'envoyer à la mort pour dix homicides, comme pour quinze, comme pour un seul, pourquoi ne point faire tout ce qu'il me vient à la pensée? Tel est le sens de cette parois: « Quand le pécheur est arrivé au fond de l'abîme, il dédaigne». Mais Notre-Seigneur Jésus-Christ, qui n'a point méprisé nos abîmes, qui a daigné descendre jusqu'à cette misérable vie, en nous promettant la rémission de nos péchés, a soulevé l'homme du fond de cet abîme, l'a forcé de crier sous le poids de

1. Pr 18,3.

ses fautes, afin que la voix de ce pécheur pût arriver jusqu'à Dieu. D'où pouvait-il crier, si ce n'est du fond des malheurs?

2. Or, voyez que c'est de l'abîme que s'élève cette voix du pécheur: « Du fond de l'abîme, Seigneur, je crie vers vous; Seigneur,exaucez ma prière. Que vos oreilles soient attentives à la voix de mes supplications». D'où vient ce cri? du fond des abîmes. Quel est l'homme qui crie? le pécheur. Quelle espérance le fait crier? l'espérance qu'a donnée au pécheur descendu dans l'abîme Celui qui est venu nous délivrer de nos péchés. Aussi qu'est-il dit après ces paroles? « Seigneur, si vous examinez nos péchés, qui pourra subsister, ô mon Dieu?» Voilà que le Prophète nous montre de quel abîme il pousse des cris. Il s'écrie sous les montagnes, sous les flots de ses péchés. Il s'est regardé, il a regardé sa vie, il n'a vu de toutes parts que les souillures des vices et du crime: nulle part il n'a vu le bien, ni pu découvrir un rayon de justice. A la vue de ses péchés si graves et si nombreux, à la vue de tant de crimes, il s'écrie dans sa stupeur: «Hélas! Seigneur, si vous examinez les iniquités, qui pourra subsister devant vous, ô mon Dieu?» Il ne dit point: Je ne pourrai soutenir votre présence; mais: «Qui pourra la soutenir?» Il voit que la vie humaine est un long aboiement du péché, que toutes les, consciences sont condamnées par leurs propres pensées, et qu'il n'est pas un coeur assez chaste pour présumer de sa justice. Si donc il n'est pas un coeur assez chaste pour avoir confiance en sa propre justice, que le coeur de tous les hommes se confie en la divine miséricorde, et s'écrie: « Seigneur, si vous examinez les iniquités, qui pourra subsister, ô mon Dieu?»

3. Or, d'où vient l'espérance? «Mais en vous il y a propitiation 1». Qu'est-ce que la propitiation, sinon le sacrifice? Qu'est-ce que le sacrifice, sinon l'offrande que l'on a faite pour nous? Un sang innocent a été répandu pour laver les péchés des coupables; et une telle rançon a racheté tous les captifs de la puissance de l'ennemi qui s'en était rendu maître. Il y a donc en vous propitiation. Si vous n'étiez enclin à pardonner, si vous ne vouliez être qu'un juge sans miséricorde, examiner, rechercher toutes les iniquités, qui pourrait subsister? qui pourrait se tenir en

1. Ps 129,4.

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votre présence, et vous dire: Je suis innocent? Qui pourrait soutenir l'éclat de votre jugement? Il ne nous reste donc pour unique espérance «que la propitiation qui est en vous. Et je vous ai attendu, Seigneur, à cause de votre loi». Quelle loi? Celle qui fait les coupables? Or, Dieu a donné aux Juifs une loi sainte, juste 1, bonne, mais qui n'a pu que faire des pécheurs. Elle n'était point de nature à donner la vie 2,mais à montrer au pécheur ses fautes. Le pécheur en effet s'était oublié, il ne se voyait point, et la loi lui fut donnée afin qu'il se vît. La loi donc a rendu l'homme coupable, mais le législateur l'a délivré: ce législateur est le souverain Maître. La loi donc a été donnée pour effrayer, pour tenir le pécheur dans des liens; elle ne délivre donc pas des péchés, mais elle montre le péché. Peut-être que l‘interlocuteur, placé sous la loi, a reconnu dans l'abîme tous les crimes qu'il a commis contre la loi, et alors il s'est écrié: «Si vous examinez les iniquités, qui donc pourra subsister, ô mon Dieu?» Il y a donc en Dieu une loi de propitiation, une loi de miséricorde. Celle qui fut donnée était une loi de crainte, mais il est une autre loi d'amour. Cette loi d'amour donne le pardon des péchés, elle efface les fautes passées, avertit au sujet de l'avenir: elle n'abandonne pas en chemin celui qu'elle accompagne, elle est elle-même la compagne de celui qu'elle guide en chemin. Mais il faut t'accorder avec ton adversaire 3,pendant que tu es en route avec lui. Et cet adversaire pour toi, c'est la parole de Dieu, si tu n'es pas en harmonie avec elle. Cette harmonie s'établit dès lors que tu trouves ton plaisir à faire ce que t'ordonne la parole de Dieu. L'adversaire devient ami, et au bout de la route il n'y aura personne pour te livrer au juge. Donc «je vous ai attendu, Seigneur, à cause de votre loi». Parce que vous avez daigné m'apporter une loi de miséricorde, me pardonner toutes mes fautes et me donner de sages conseils pour l'avenir, afin que je ne vous offense plus et quand mes pieds chancelleront en suivant vos conseils, vous m'avez donné un remède, en mettant dans ma bouche cette prière: «Remettez-nous nos dettes, comme nous remettons à ceux qui nous doivent 4». Telle est votre loi, qu'il me sera remis comme j'aurai remis à mon frère. «J'ai attendu,

1. Rm 7,12.- 2. Ga 3,21.- 3. Mt 5,25.- 4. Mt 6,12.


«Seigneur, à cause de votre loi». J'ai attendu quand il vous plairait de venir et de me délivrer de toutes mes misères, parce que dans ces misères vous n'avez point délaissé la loi de la miséricorde.

4. Ecoute de quelle loi il s'agit, situ n'as compris encore qu'il est question de la loi de charité: «Portez mutuellement vos fardeaux», dit l'Apôtre, «et de la sorte vous accomplirez la loi du Christ 1». Quels hommes portent mutuellement leurs fardeaux, sinon ceux qui ont la charité? Ceux qui n'ont point la charité sont à charge à eux-mêmes, tandis que les hommes charitables se supportent mutuellement. Un homme te blesse et te demande pardon; lui refuser ce pardon, c'est ne point porter le fardeau de ton frère; lui pardonner, c'est le porter dans son infirmité. Et toi, qui es homme, situ viens à tomber dans quelque faiblesse, il doit à son tour te supporter comme tu l'as supporté. Ecoute ce qu'avait dit saint Paul auparavant: «Mes frères», dit-il, «si un homme est surpris dans quelque péché, vous qui êtes spirituels, instruisez-le dans l'esprit de douceur 2». Et de peur qu'ils ne se crussent en sûreté parce qu'il les avait appelés spirituels, il ajoute aussitôt: «En réfléchissant sur toi-même, et craignant d'être tenté aussi». Puis il ajoute ce que je viens de citer: «Portez mutuellement vos fardeaux et vous accomplirez ainsi la loi du Christ»; ce qui a fait dire an Prophète «J'ai attendu, Seigneur, à cause de votre loi». On dit que les cerfs, quand ils passent quelque détroit pour aller chercher des pâturages dans les îles voisines, posent la tête l'un sur l'autre; le premier seulement soutient sa tête sans l'appuyer sur aucun. Mais quand il est fatigué, il quitte la tête de colonne pour revenir en arrière et se reposer sur un autre. C'est ainsi que tous portent mutuellement leurs fardeaux, et arrivent au lieu recherché; ils ne font pas naufrage, la charité est pour eux comme un vaisseau, C'est donc la charité qui porte les fardeaux, mais qu'elle ne craigne point de succomber sous leur poids; chacun ne doit redouter que le poids de ses propres fautes. Supporter la faiblesse de son frère, ce n'est point te charger de ses péchés; mais y consentir, c'est te charger des tiens, et non des siens: quiconque en effet adhère aux désirs du pécheur, n'est point chargé par les fautes

1. Ga 6,2. - 2. Ga 1

87

d'autrui, mais bien par les siennes. Consentir en effet au péché d'un autre, c'est pécher toi-même; et dès lors tu n'as plus àte plaindre d'être accablé par les péchés d'autrui. On te répondra qu'en effet tu es accablé, mais par les tiens. Tu as vu un voleur et tu as couru avec lui 1, dit l'Ecriture. Qu'est-ce à dire? Que tes pieds ont marché pour commettre le vol? Point du tout; mais que ton intention était unie à celle du voleur. Ce qui n'était une faute que pour lui, est devenu faute pour toi, par ton assentiment. Mais au contraire, si son péché t'a déplu, et que tu aies prié pour lui, situ lui as pardonné sur ses instances, de sorte que tu puisses prononcer sans trembler cette parole enseignée par le Souverain Législateur: «Remettez-nous nos dettes comme nous remettons à ceux qui nous doivent 2», tu as appris à porter les fardeaux de ton frère, afin qu'un autre porte aussi ceux que tu pourras avoir, et que s'accomplisse entre vous ce mot de l'Apôtre : « Portez mutuellement vos fardeaux et vous accomplirez ainsi la loi du Christ 3». Ainsi tu chanteras avec assurance: «Seigneur, je vous ai attendu à cause de votre loi».

5. Quiconque n'observe point cette loi, n'attend point le Seigneur; et quand même il l'attendrait, s'il ne l'attend à cause de cette loi, son attente est vaine; le Seigneur viendra sans doute, et trouvera tes péchés. Tu crois avoir vécu dans une justice parfaite, et dès lors il ne trouvera point l'homicide en toi. C'est un grand crime, en effet, un crime énorme. Il ne trouvera point l'adultère; il ne trouvera point le vol, il ne trouvera point la rapine, il ne trouvera point l'idolâtrie; voilà ce qu'il ne trouvera point: n'est-il donc rien qu'il puisse trouver? Ecoute la parole de l'Evangile: «Quiconque dira à son frère: Tu es un fou». Qui donc est exempt de ces fautes légères de la langue? Elles sont légères, diras-tu. «Celui-là», dit le Sauveur, «sera condamné au feu de l'enfer 4». Si, dire àton frère: Tu es un fou, te paraissait une faute légère, que du moins le feu de l'enfer soit pour toi quelque chose dc grand. Si tu dédaignais une faute légère, que la gravité du châtiment t'effraie du moins. Mais, diras-tu encore, ce sont là des fautes légères, des minuties dont la vie ne saurait être exempte. Réunis ces minuties, elles seront des montagnes.

1. Ps 49,18.- 2. Mt 6,12.- 3. Ga 6,2.- 4. Mt 5,22.

Des grains de blé sont petits, et forment néanmoins une grande masse; des gouttes d'eau sont petites, et néanmoins elles formeDt des fleuves qui entraînent les chaussées. L'interlocuteur, considérant combien sont nombreuses les fautes légères que l'homme commet chaque jour, sinon autrement, dii moins par la pensée et par la langue, considérant que si elles ne sont point graves séparément, du moins, réunies, elles forment une grande masse, effrayé plus encore de la fragilité humaine que de ses fautes passées, «Seigneur», dit-il, «du fond de l'abîme j'ai crié vers vous ; Seigneur, écoutez ma voix. Que vos oreilles soient attentives à la voix de ma «prière, Si vous tenez un compte exact des iniquités, qui pourra subsister, ô mon Dieu?» Je puis éviter les homicides, les adultères, les rapines, les parjures, les maléfices, l'idolâtrie. Mais les péchés de la langue? Mais les péchés du coeur? Il est écrit que «le péché c'est l'iniquité 1; qui donc pourra subsister, si vous tenez un compte exact des iniquités?» Si vous voulez être pour nous un juge sévère, non un père miséricordieux, qui pourra soutenir votre présence? mais «en vous il y a propitiation, et je vous ai attendu à cause de votre loi». Quelle est cette loi? «Portez mutuellement vos fardeaux, et ainsi vous accomplirez la loi du Christ 2». Quels hommes portent mutuellement leurs fardeaux? Ceux qui disent à Dieu en toute fidélité: «Remettez-nous nos dettes, comme «nous remettons à ceux qui nous doivent 3».

6. «Mon âme a attendu à cause de votre parole». Nul n'attend, sinon celui qui n'a point reçu encore ce qu'on lui avait promis. Qu'attendrait celui qui a déjà reçu? Nous avons reçu la rémission des péchés, mais Dieu nous a promis en outre le royaume des cieux. Nos péchés sont effacés, mais la récompense est encore à venir le pardon est accordé, mais nous ne possédons point encore la vie éternelle. Or, celui qui nous a pardonné est le même qui nous a promis la vie sans fin. Si c'était une promesse humaine, il y aurait à craindre; mais c'est la promesse de Dieu qui est infaillible. Nous attendons dès lors en toute sécurité sa parole qui ne saurait nous tromper. «Mon âme a espéré dans le Seigneur, depuis la veille du matin jusqu'à la nuit». Que signifie cette parole?

1. 1Jn 3,4.- 2. Ga 6,2.- 3. Mt 6,12.- 4. Ps 129,5-6.

88


Le Prophète a-t-il espéré un jour seulement dans le Seigneur, et son espérance a-t-elle cessé? Il a espéré dans le Seigneur depuis la vigile du matin jusqu'à la nuit. La vigile du matin, c'est la fin de la nuit; de là jusqu'à l'autre nuit, il a espéré dans le Seigneur. Entendons bien ces paroles, et n'allons pas croire que nous ne devons espérer dans le Seigneur que pendant un jour seulement. «Depuis la vigile du matin jusqu'à la nuit». Que pensez-vous donc, mes frères? Il est dit: «Depuis la vigile du matin jusqu'à la nuit, mon âme a espéré dans le Seigneur»: parce que le Seigneur, par qui nos péchés nous sont pardonnés, est ressuscité d'entre les morts à la vigile du matin, afin que nous concevions pour nous l'espérance de ce qui a été d'abord accompli en Notre-Seigneur. Nos péchés sont remis à la vérité, mais nous ne sommes point ressuscités encore. Si donc nous ne sommes point ressuscités encore, ce qui s'est accompli en notre chef n'est point accompli en nous. Qu'a-t-il paru d'abord dans notre chef? Que la chair de ce chef est ressuscitée; mais l'esprit de ce chef était-il donc mort? Ce qui était donc mort en lui est ressuscité, et il est ressuscité le troisième jour; et le Seigneur nous a dit en quelque sorte: Espérez pour vous ce qui s'est accompli en moi, c'est-à-dire que vous ressusciterez parce que moi-même je suis ressuscité.

7. Mais il en est qui disent: Voilà que le Seigneur est ressuscité; puis-je donc espérer que je ressusciterai de même? Oui, par la même raison. Car le Seigneur est ressuscité dans ce qu'il avait pris de toi. Il ne serait point ressuscité en effet, s'il n'eût passé par la mort, et il n'eût point passé par la mort s'il n'eût porté une chair. Qu'a reçu de toi le Seigneur? La chair. Qu'était-il quand il est venu? Le Verbe de Dieu, lequel était avant toutes choses, et par qui tout a été fait. Mais parce qu'il voulait prendre quelque chose de toi, «le Verbe a été fait chair et a demeuré parmi nous 1». Il a donc reçu de toi ce qu'il devait offrir pour toi; de même que le prêtre reçoit de tes mains ce qu'il doit offrir pour toi, quand tu veux apaiser Dieu sur tes péchés. Voilà ce qui s'est tait, et cela s'est fait ainsi. Notre souverain Prêtre a reçu de nous ce qu'il devait offrir pour nous. Il a pris de nous une chair, et dans cette chair il est devenu notre

1. Jn 1,1.

victime, notre holocauste, notre sacrifice. Il est devenu notre sacrifice dans sa passion; dans sa résurrection, il a renouvelé ce qui en lui avait reçu la mort, et l'a offert à Dieu comme prémices, et il t'a dit: Tout ce que j'avais de toi est maintenant consacré à Dieu; j'ai offert à Dieu des prémices qui viennent de toi: espère dès lors qu'en toi s'accomplira ce qui s'est accompli tout d'abord dans ces mêmes prémices.

8. Comme donc c'est à la vigile du matin que le Christ a commencé à ressusciter; c'est alors que notre âme a commencé à espérer. Et jusqu'à quel moment? «Jusqu'à la nuit», jusqu'à notre mort; puisque la mort de notre chair n'est en quelque sorte qu'un sommeil. C'est à la résurrection du Sauveur qu'a commencé ton espérance, qu'elle ne finisse qu'à ta sortie de ce monde. Si tu n'espères en effet jusqu'à la nuit, ton espérance passée est perdue. Il est en effet des hommes qui commencent à espérer, mais qui ne persévèrent pas jusqu'à la nuit. Les voilà dans les afflictions, les voilà dans la tentation, ils voient les méchants, les impies dans une félicité temporelle; et comme ils attendaient de Dieu quelque bonheur ici-bas, ils voient que ce bonheur qu'ils convoitent est le partage d'hommes criminels: et les voilà chancelants, perdant toute espérance. Pourquoi? parce que leur espérance n'a point commencé à la vigile du matin. Qu'est-ce à dire? Parce qu'ils n'ont point commencé par espérer du Seigneur, ce qu'ils ont vu tout d'abord dans ce même Seigneur, à la vigile du matin; mais ils espéraient qu'en devenant chrétiens, ils auraient des maisons regorgeant de froment, de vin, d'huile, d'argent, d'or; que nul d'entre eux ne mourrait prématurément; s'ils n'avaient point d'enfants, qu'ils en auraient en devenant chrétiens; s'ils n'étaient mariés, qu'ils trouveraient une épouse; que leurs épouses, non-seulement, mais leurs bestiaux, ne seraient point stériles; que leurs vins ne s'aigriraient Plus; que la grêle n'atteindrait point leurs vignes. Après avoir espéré ces biens de la part du Seigneur, on voit que ceux qui ne servent point Dieu, possèdent cependant toutes ces richesses, et l'on chancelle, et l'on n'espère plus jusqu'à la nuit, parce que l'on n'a point commencé à espérer à la vigile du matin.

9. Quel est donc l'homme qui commence à (89) espérer à la vigile du matin? Celui qui attend du Seigneur ce que le Seigneur nous a montré à la vigile du matin, c'est-à-dire la résurrection. Avant lui nul n'était ressuscité pour ne plus mourir. Que votre charité veuille bien m'écouter, Quelques morts sont ressuscités avant Jésus-Christ; car Elie ressuscita un mort, Elisée également 1; mais ces morts ne ressuscitèrent que pour mourir de nouveau. Ceux mêmes que le Christ ressuscita, ne ressuscitèrent que pour mourir encore, soit le fils de la veuve, soit cette enfant de douze ans, fille du chef de la synagogue, roit Lazare 2; ils ressuscitèrent de différentes manières, mais pour mourir une seconde fois pour eux une seule naissance et une double mort. Nul autre que le Seigneur n'était ressuscité pour ne plus mourir. Mais quand est-il ressuscité pour ne plus mourir? «A la vigile du matin». Espère donc du Seigneur que tu ressusciteras, non comme Lazare est ressuscité, non comme le fils de la veuve, ou la fille du chef de la synagogue, non comme ceux que ressuscitèrent les anciens Prophètes; mais espère que tu ressusciteras comme le Seigneur lui-même, en sorte qu'après cette résurrection tu n'auras plus à craindre la mort; voilà espérer dès la vigile du matin.

10. Espère jusqu'à la nuit, jusqu'à la fin de cette vie, jusqu'à ce qu'une nuit générale enveloppe le genre humain à la fin du monde. Pourquoi jusque-là? C'est qu'après cette nuit, il n'y aura plus d'espérance, mais bien la réalité. L'espérance en effet n'est plus une espérance dès qu'on la voit; et l'Apôtre a dit: «Comment espérer ce que l'on voit? Or, si nous espérons ce que nous ne voyons pas, nous l'attendons par la patience 3». Si donc nous devons attendre patiemment ce que nous ne voyons point, espérons jusqu'à la nuit, c'est-à-dire jusqu'à la fin de notre vie, ou du monde. Mais quand cette vie sera écoulée, alors viendra ce que nous avons espéré, et alors sans être dans le désespoir, nous n'aurons plus d'espérance. Le désespoir en effet est blâmable, et dans nos imprécations contre un homme, nous disons: Il n'a aucune espérance. Et toutefois, être sans espérance n'est pas toujours un mal. C'est un mal, sans doute, de n'en point avoir en cette vie; car celui qui n'a point l'espérance en cette vie, n'aura


1. 1R 17,22 2R 4,35. - 2. Lc 7,15 Lc 8,55 Jn 11,44. - 3. Rm 8,24-25.

point la réalité dans l'autre vie. Donc il nous faut espérer maintenant; mais, quand nous posséderons la réalité, que deviendra l'espérance? Comment espérer ce que l'on voit? Le Seigneur notre Dieu viendra et montrera au genre humain cette bruie dans laquelle il a été crucifié et il est ressuscité, et s'y fera voir aux bons et aux méchants; les uns le verront pour se féliciter de trouver en lui ce qu'ils avaient cru avant de voir; les autres le verront afin de rougir de n'avoir point cru ce qu'ils verront alors. Ceux qui rougiront seront condamnés, ceux qui se féliciteront seront couronnés. A ceux qui seront confus on dira: «Allez au feu éternel, qui a été préparé au diable et à ses anges»; et à ceux qui seront dans la joie on dira: «Venez, bénis de mon Père, recevez le royaume qui vous a été préparé dès l'origine du monde 1». Lorsqu'ils le posséderont, il n'y aura plus d'espérance, mais bien la réalité. L'espérance finissant, la nuit finira aussi; mais jusqu'à ce moment, que notre âme espère dans le Seigneur, depuis la vigile du matin.

14. Le Prophète revient sur cette même parole: «Qu'Israël espère dans le Seigneur depuis la vigile du matin. Depuis la vigile du matin jusqu'à la nuit, mon âme a espéré dans le Seigneur». Mais qu'a-t-il espéré? «Qu'Israël espère dans le Seigneur, depuis la vigile du matin». Non seulement qu'Israël espère dans le Seigneur, mais qu'il espère depuis la vigile du matin. Donc je condamne l'espérance des biens de ce inonde, quand on les attend de Dieu? Point du tout; mais il est une autre espérance propre à Israël. Qu'il n'espère, comme le bien suprême pour lui, ni les richesses, ni la santé du corps, ni l'abondance des biens terrestres. Il trouvera même l'affliction ici-bas, et peut-être sera-il engagé dans quelques persécutions pour la vérité. Les martyrs n'espéraient-ils pas en Dieu? Et néanmoins ils ont souffert comme auraient pu souffrir des voleurs, des hommes d'iniquité: condamnés aux bêtes, exposés au feu, frappés du glaive, déchirés par des crocs, chargés de chaînes, étouffés dans les prisons, n'espéraient-ils donc pas en Dieu pour souffrir tant de maux? Ou le but de leur espérance était-il d'échapper à ces tourments pour jouir de la vie? Nullement, ils espéraient dès la vigile du matin. Qu'est-ce

1. Mt 25,11.

à dire? Ils considéraient dans cette vigile du matin la résurrection de leur Maître, qui a dû souffrir ce qu'ils souffraient eux-mêmes, avant de ressusciter, et ils ne perdaient point la confiance de passer de ces tourments à la résurrection pour la vie bienheureuse. «Israël a espéré dans le Seigneur depuis la vigile «du matin jusqu'à la nuit».

12. «Car dans le Seigneur est la miséricorde, et une abondante rédemption 1». Sublime expression ! On ne pouvait rien dire de plus juste après ces paroles: «Dès la vigile du matin qu'Israël espère dans le Seigneur». Pourquoi? Parce que c'est à la vigile du matin que le Seigneur est ressuscité, et que le corps doit espérer ce qui s'est réalisé dans la tête. Mais tu pourrais avoir cette pensée: Si le chef est ressuscité parce qu'il n'était point chargé d'iniquités, et parce qu'il n'avait en lui aucun péché, nous autres que pourrons-nous devenir? Pouvons-nous espérer une résurrection semblable à celle de Notre-Seigneur, accablés de péchés comme nous le sommes? Pour l'écarter, vois ce qui suit: «Car dans le Seigneur est la miséricorde et une abondante rédemption. Et il rachètera Israël de toutes ses iniquités». Si donc Israël se trouvait accablé, voici la divine miséricorde. Celui qui était sans péché a marché le premier, afin d'effacer les péchés de ceux qui le suivraient. N'ayez en vous aucune présomption, et n'espérez que dès la vigile du matin. Voyez notre Seigneur qui ressuscite et qui monte au ciel, Il n'y avait en lui aucun péché, mais en lui vos fautes seront effacées. «Il rachètera Israël de toutes ses iniquités». Israël a bien pu se vendre, et de la sorte être

1. Ps 129,7.

vendu par le péché, mais il ne pouvait se racheter de ses iniquités. Celui-là seul peut le racheter, qui n'a point pu se vendre. Celui qui n'a point commis le péché peut nous racheter du péché. «C'est lui qui rachètera Israël». De quoi le rachètera-t-il? De telle iniquité ou de telle autre? «De toutes ses iniquités». Qu' il ne craigne dès lors aucune de ces iniquités, celui qui veut approcher de Dieu; qu'il s'en approche seulement dans toute ha plénitude de son coeur, qu'il cesse de faire ce qu'il faisait auparavant, et qu'il ne dise point: C'est là une iniquité qui ne sera jamais remise. Tenir ce langage c'est ne point se convertir, du moins quant à cette iniquité dont il n'espère point le pardon, et dès lors qu'il en commet d'autres, il ne recevra pas même he pardon de celui dont il ne craignait rien. J'ai commis un grand crime, dit-il, et Dieu ne saurait me le pardonner: j'en commettrai d'autres, et m'abstenir serait temps perdu pour moi. Ne crains rien tu es au fond de l'abîme, ne dédaigne pas du fond de cet abîme de crier vers le Seigneur et de dire: «Si vous examinez les iniquités, qui pourra subsister, ô mon Dieu?» Observe le Seigneur, arrête sur lui tes regards, et attends-le à cause de sa loi. Quelle prescription t'a-t-il faite? «Remettez-nous nos dettes, comme nous remettons à ceux qui nous doivent». Espère que tu ressusciteras, et qu'alors tu seras sans péché, puisque le premier qui a été sans péché est ressuscité. Espère depuis la vigile du matin. Ne va point dire: J'en suis indigne à cause de mes péchés. Tu n'en es pas digne, à la vérité; mais «il est en lui une abondante miséricorde, et c'est lui qui rachètera Israël de toutes ses iniquités».




Augustin, les Psaumes 129