Augustin, Sermons 41

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SERMON XLI. FIDÉLITÉ DANS LA PAUVRETÉ. (1).

1. Si 22,28

ANALYSE. - S. Augustin entreprend d'expliquer ici le sens profond de ces paroles: «Sois fidèle avec ton prochain dans sa pauvreté, afin que tu jouisses aussi de son bonheur.» Après avoir reconnu qu'abandonner un ami tombé dans l'indigence, c est témoigner qu'on aimait ses richesses plus que sa personne, le grand Docteur demande si le but de la fidélité à lui garder doit être de pouvoir partager sa fortune lorsqu'il l'aura recouvrée. Evidemment l'amitié alors ne serait point pure. Il faut donc chercher ici une signification plus profonde et plus chrétienne. Or, comme on peut le voir dans l'histoire du mauvais riche, garder la fidélité avec son prochain dans la pauvreté, c'est partager la foi des pauvres afin de jouir de leur bonheur, d'être reçu par eux dans les tabernacles éternels; c'est aussi demeurer fidèle au Christ dans ses humiliations, afin d'être par lui associé à sa félicité suprême.

1. Quand on lisait dans les divines Ecritures ces maximes que maintenant nous ne saurions toutes expliquer, j'ai remarqué une pensée aussi brièvement exprimée qu'elle est vaste par le sens qu'elle renferme; et pour répondre avec l'aide du Seigneur et dans l'étroite mesure de mes forces, à la vive attente de votre charité, j'ai pris la résolution de m'y arrêter, et de la tirer pour votre profit du cellier divin où je puise avec vous ma nourriture. Voici donc quelle est cette pensée: «Sois fidèle avec ton prochain dans sa pauvreté, afin de jouir aussi de son bonheur.»

Prenons-la d'abord simplement dans le sens littéral qu'elle parait présenter, comme peuvent l'entendre tous les esprits, ceux mêmes qui ne creusent jamais les profondeurs des Ecritures divines. «Sois fidèle avec ton prochain dans sa pauvreté, afin de jouir aussi de soit bonheur.» Rien n'est plus vrai, dit celui qui se contente d'écouter: quand un ami est pauvre, il ne faut pas lui manquer de foi mais lui demeurer fidèle; l'amitié ne doit pas changer avec la fortune, mais la bonne volonté doit s'affermir et la foi se garder. S'il était mon ami quand il était riche et que dans sa pauvreté il ne le soit plus, c'est que j'aimais son opulence et non sa personne. Si au contraire je l'aimais lui-même, malgré les vicissitudes de la fortune n'est-il pas toujours lui? Pourquoi donc ne serait-il pas encore pion ami? S'il a perdu son or, il n'a pas perdu son coeur. J'achète un cheval, je lui ôte ses parures et ses harnais, perd-il sa valeur pour cela? J'aimais mon ami quand il était orné et maintenant qu'il est dépouillé je le dédaigne? Elle est donc bonne, elle est salutaire, elle est parfaitement convenable aux besoins de l'humanité, cette, sentence (168) de l'Ecriture: «Sois fidèle avec ton prochain dans sa pauvreté.»

2. «Afin de jouir aussi de son bonheur.» Quoi donc? Que signifie cette seconde partie? Dirons-nous que le motif pour lequel il faut demeurer avec un ami dans sa pauvreté et lui être fidèle soit le désir de jouir aussi de son bonheur? Dirons-nous: Maintenant il est pauvre, mais il s'enrichira et il ne te fera point part de son opulence si dans ton orgueil tu dédaignes maintenant sa pauvreté. Sois donc fidèle avec lui, lors même qu'il est pauvre, afin de jouir de son bonheur quand la fortune lui sera revenue et d'y trouver l'allégresse avec lui? Sois fidèle avec lui; il est pauvre, mais il a dans sa foi un grand trésor. Tu te disposais et tu aspirais à posséder avec lui quelque terre, si toutefois il en avait une que vous pussiez posséder ensemble: n'est-il pas beaucoup plus sûr de posséder avec lui la foi? Peut-être est-il possible qu'il soit dépouillé de ses biens par quelque scélérat; qui pourra lui ravir sa foi? Que signifie donc: «Afin de jouir aussi de son bonheur?» Cela signifie sans doute que de pauvre qu'il est il pourra devenir riche et que pour n'avoir pas dédaigné sa pauvreté tu partageras son opulence.

3. L'explication vulgaire donnée au premier membre de cette phrase me parait convenable mais, je l'avoue, l'explication du second membre me blesse. Si en effet le motif pour lequel tu demeures fidèle à ton ami dans sa pauvreté est le désir de profiter de ses trésors quand il en aura acquis, ce n'est pas ton ami lui-même, c'est quelque autre chose que tu aimes en lui. La foi et l'espérance sont deux bonnes amies; la charité l'emporte sur elles. «Maintenant, dit l'Apôtre, demeurent toutes les trois la foi, l'espérance et la charité; mais la plus grande des trois est la charité: pratiquez la charité (1).»

1. 1Co 13,13 1Co 14,1.

Je m'adresse donc à cet ami. Je t'en prie, lui dis-je, gardes-tu la foi à ton ami dans sa pauvreté? - Certainement, répond-il, j'ai appris ce devoir dans les livres sacrés, je l'ai recommandé à mon coeur et confié à ma mémoire: je me le rappelle avec plaisir, je le pratique avec plus de plaisir encore. Oui, j'ai entendu cette sainte parole: «Sois fidèle avec ton ami dans sa pauvreté.» - Pourquoi cela, ajouté-je? Est-ce à cause de ce qui suit, c'est-à-dire: «afin que tu profites de son bonheur?» Qu'as-tu donc en vue? - J'espère; reprend-il, que pour n'avoir pas dédaigné son malheur, je fierai admis au partage de sa félicité, lorsqu'il sera enrichi et comblé de biens. - Souffre que je te questionne encore un peu. Et si cet homme avec qui tu demeures fidèle dans sa pauvreté ne devient jamais riche? Et s'il doit rester pauvre jusqu'à la mort? Ton espérance frustrée, ne seras-tu plus fidèle? Dans l'impossibilité de partager l'or du riche, te repentiras-tu d'avoir été fidèle avec le pauvre?

Si mon interlocuteur a des sentiments humains, que dis-je? S’il a des sentiments vrais, il se troublera de mes questions et me répondra que je dis vrai. Il est bien d'être fidèle à un ami; mais si on lui est fidèle dans sa pauvreté pour profiter de ses richesses, pour les partager avec lui, il n'est pas douteux qu'en le voyant mort indigent et sans l'opulence qu'on espérait, on se repentira de toute cette fidélité et l'on perdra misérablement fout le fruit de ce qu'on a fait pour lui. - Tu le vois donc, il faut approfondir davantage cette pensée et l'entendre, non dans le sens que peut y donner le vulgaire, mais dans le sens qu'avait en vue l'autorité divine lorsqu'elle l'a révélée afin de nous y monter quelque grande vérité, de nous y tracer une conduite et des devoirs pour lesquels nous n'avons à craindre ni déception ni regrets. Il est donc nécessaire pour la saisir de prendre un autre moyen.

4. C'est pourquoi contemple le pauvre Lazare gisant à la porte du riche. A la pauvreté Lazare joignait encore des infirmités douloureuses; il n'avait pas même la santé corporelle, l'unique patrimoine du pauvre. Il était de plus couvert d'ulcères que les chiens lui léchaient. Or le riche qui habitait ce palais était vêtu de pourpre et de fin lin; chaque jour il faisait grande chère et refusait d'être fidèle avec le pauvre. Mais le Seigneur Jésus, l'auteur et l'appréciateur de la foi, préférait avec justice celle de Lazare aux richesses et aux délices du riche; il préférait ce domaine du pauvre à l'orgueil du riche. Aussi a-t-il fait connaître le nom de ce pauvre, tandis qu'il a jugé devoir laisser dans l'oubli le nom du riche mauvais. «Il y avait, dit-il, un homme riche qui était vêtu de pourpre et de fin lin et qui chaque jour faisait grande chère. Il y avait aussi un mendiant nommé Lazare.» Ne vous semble-t-il pas que le Seigneur ait lu dans le livre mystérieux où il a trouvé écrit le nom du pauvre et non celui du riche? Ce livre en effet est le livre des vivants et des justes, non le livre des orgueilleux et des impies. Les hommes publiaient le nom de ce (169) riche, ils ne disaient rien du pauvre; le Seigneur fit le contraire, il mit en lumière le nom du pauvre et tut celui du riche. Ce riche ne voulut donc pas être fidèle avec le pauvre.

Tous deux moururent. «Il arriva que le mendiant mourut et fut porté par les Anges dans le sein d'Abraham. Le riche mourut aussi et fut enseveli:» peut-être le pauvre ne le fut-il même pas. Quoi qu'il en soit, «lorsqu'il était dans les tourments de l'enfer, comme nous lisons dans l'Ecriture, il éleva ses yeux de loin et vit dans le sein d'Abraham ce mendiant méprisé par lui à la porte de son palais.» Il n'avait pas voulu avoir la même foi que lui; il ne put jouir du même repos. «Père Abraham, s'écria-t-il, envoyez Lazare tremper son doigt dans l'eau et en faire tomber une goutte sur ma langue, car je suis torturé dans cette flamme.» Il lui fut répondu: «Souviens-toi, mon fils, que tu as reçu tes biens dans ta vie et Lazare les maux; or maintenant il se repose et toi tu es tourmenté. Et par dessus tout cela, il y a entre nous et vous un grand abîme et personne ne saurait ni d'entre nous aller jusqu'à vous, ni d'entre vous venir ici.» Ce malheureux comprit qu'on lui refusait toute compassion parce que lui-même en avait manqué. Il comprit la vérité de cette sentence: «Jugement sans miséricorde pour qui n'a point fait miséricorde (1).»

Il avait refusé au temps convenable d'avoir pitié du pauvre et quand il fut trop tard il eut pitié de ses frères. «Envoyez donc Lazare, dit-il, j'ai cinq frères, qu'il leur apprenne ce qui se passe ici, pour les empêcher de venir eux-mêmes dans ce lieu de supplices.» S'ils ne veulent pas venir dans ce lieu de supplices, lui fut-il alors répondu, «ils ont Moïse et les prophètes, qu’ils les écoutent.» Ce riche avait tourné les prophètes en dérision; il le faisait sans doute avec ses frères; car je le crois et j'en suis même certain, lorsqu'avec ses frères il parlait des prophètes et de leurs sages conseils et de leurs sévères menaces, des tourments futurs et des futures récompenses qu'ils annonçaient, il riait de tout cela et disait à ses frères. Quelle vie peut exister après la mort? Quelle peut être la mémoire d'une chair en dissolution et le sentiment d'un corps réduit en poudre? Tous sont emportés et ensevelis. Qui a-t-on jamais cité pour en être revenu? Au souvenir de ces propos qu'il avait

1. Jc 2,18

tenus, il voulait donc que Lazare retournât vers ses frères, il voulait qu'ils ne pussent plus dire Qui en est revenu? C'est ce qui explique le parfait à-propos de la réponse. Car le mauvais riche paraît avoir été un juif, aussi donne-t-il à Abraham le nom de Père, et il convenait entièrement de lui faire entendre ces mots: «S'ils n'écoutent ni Moïse, ni les prophètes, ils ne croiront pas non plus un homme ressuscité d'entre les morts (1).» C'est ce qui se voit dans les Juifs; ils n'ont écouté ni Moïse ni les prophètes et ils n'ont pas cru davantage le Christ ressuscité. N'est-ce pas ce qu'antérieurement le Sauveur leur avait prédit en ces termes: «Si vous croyiez Moïse, vous me croiriez aussi?»

5. Ce riche demeura donc sans secours dans les peines éternelles, après être arrivé au terme de ses délices temporelles. Il n'avait pas pratiqué la justice; il entendit ce qu'il méritait «Souviens-toi que tu as reçu tes biens dans ta vie.» Cette vie que tu aperçois n'est donc pas la tienne. «Tu as reçu tes biens;» donc aussi ces biens après lesquels tu soupires avec tant d'ardeur et de si loin, ne sont pas à toi. Où sont ces réflexions des riches et de leurs adulateurs quand ils voient un homme comblé de prospérités temporelles, avec de vastes domaines qu'il étend, multiplie comme pour attirer à lui le plomb avec lequel il doit être submergé? Ce fut en effet sous ce poids que ce riche tomba dans les enfers, c'est sous ce lourd fardeau qu'il fut précipité jusqu'en ses profondeurs. Il n'avait pas ouvert l'oreille à cette invitation: «Venez à moi, vous qui prenez de la peine et qui êtes chargés. Mon joug est doux et mon fardeau léger (3).» Le fardeau du Christ est comme des ailes. Le mendiant, avec ces ailes, s'envola dans le sein d'Abraham, et le riche ne voulut point en entendre parler. Il préféra le langage des flatteurs. Ce bruit le rendit sourd aux enseignements des prophètes, et il se plaisait n entendre les perfides adulateurs lui dire: Il n'y a que vous, vous seuls vivez réellement.

Donc: «Tu as reçu tes biens dans ta vie.» Car tu les croyais à toi sans en imaginer, sans en espérer d'autres, et «tu les as recueillis dans ta vie.» Tu pensais en effet n'avoir d'autre vie que cette vie et tu n'espérais rien, tu ne redoutais rien après la mort. «Tu as donc recueilli tes biens dans ta, vie, et Lazare les maux.» Non pas ses maux, mais les maux, ce que les hommes

1. Lc 16,19-31 - 2. Jn 5,46 - 3 Mt 11,28-29

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regardent, craignent et évitent comme de grands maux. Lazare sur cette terre a reçu des maux, il n'y a pas reçu tes biens, et pourtant il ne les a point perdus. Et de même qu'en parlant des maux endurés par Lazare, Abraham ne dit point ses maux, ainsi il ne dit point sa vie. Pour lui en effet il y en avait une autre, celle qu'il espérait dans le sein du patriarche. Ici il était mort, ici il ne vivait pas. Il était mort dans le sens de ces paroles de l'Apôtre: «Vous êtes morts et votre vie est cachée en Dieu avec le Christ (1).» Ce mendiant souffrait des afflictions temporelles; mais Dieu retardait pour lui, il ne supprimait pas le bonheur. Pourquoi donc, ô riche, désirer dans les enfers ce que tu n'espérais point lorsque tu étais au sein de ton opulence? N'est-ce pas toi qui méprisais le pauvre et riais de Moïse? Tu n'as pas voulu être fidèle avec ton prochain dans sa pauvreté, et maintenant tu partagerais son bonheur? Tu le tournais en dérision lorsqu'on te disait: «Sois fidèle avec ton prochain dans sa pauvreté, afin de jouir aussi de son bonheur;» maintenant donc contemple de loin ce bonheur, il n'est pas pour toi. C'était un bonheur à venir, un bonheur invisible qu'il fallait croire avant de le voir, pour n'être pas condamné en le voyant à pouvoir le regretter sans pouvoir le posséder. .

6. Ainsi, mes frères, cette sentence me parait éclaircie. Des chrétiens en effet la doivent comprendre chrétiennement, et gardons-nous d'être fidèles avec notre prochain indigent dans l'espoir temporel des richesses qu'il peut acquérir, ne faisons pas servir notre fidélité à les partager avec lui. Gardons-nous, gardons-nous absolument de cela. Qu'avons-nous donc à faire, sinon de nous conformer à ce précepte de Notre-Seigneur: «Formez-vous des amis avec les richesses d'iniquité, afin qu'à leur tour ils vous reçoivent eux-mêmes dans les demeures éternelles (2)?» Les pauvres parmi nous ont-ils des demeures pour nous y recevoir? «Formez-vous des amis avec les richesses d'iniquité,» c'est-à-dire avec les profits que l'iniquité seule appelle des profits. Car il en est d'autres que la justice nomme ainsi; ils sont déposés dans les trésors de Dieu. Ne méprisez point les pauvres qui n'ont ni où rentrer, ni où s'abriter. Ils ont toutefois où entrer, ils ont des demeures, les demeures éternelles. Ils ont des demeures où vous souhaiterez vainement d'être admis, témoin ce riche, si maintenant

1. Col 3,3 - 2. Lc 16,9

vous ne les recueillez dans les vôtres: car «recevoir le juste comme juste, c'est mériter la récompense du juste; recevoir le prophète comme prophète, c'est mériter la récompense du prophète; et quiconque aura donné, à l'un de ces plus petits, seulement un verre d'eau froide parce qu'il est de mes disciples, en vérité je vous le dis, il ne perdra pas sa récompense (1).» Celui-là aussi est fidèle avec son prochain dans sa pauvreté; aussi jouira-t-il de sa prospérité.

7. Mais ton Seigneur te parle lui-même, lui qui s'est fait pauvre quand il était riche: il te donne de la même pensée une interprétation meilleure encore et plus solide. S'agit-il du mendiant que tu as recueilli dans ta demeure? Ton esprit peut-être n'est pas tranquille, tu te demandes s'il est un homme sincère ou un imposteur, un trompeur, un hypocrite; et parce que tu ne peux lire dans son coeur, tu hésites en lui faisant la charité. Ne crains pas, fais-la même au méchant, c'est un moyen de la faire au bon. Craindre que la semence ne tombe dans les chemins, au milieu des épines et au milieu des pierres, et pour ce motif ne pas semer en hiver, c'est se condamner à souffrir de la faim en été.

Quoi qu'il en soit, voici ce que te dit ton Seigneur et tu ne doutes pas qu'il ne soit chrétien Pour toi je me suis fait pauvre quand j'étais riche. En effet «lorsqu'il possédait la nature divine,» et qu'y a-t-il de plus riche? «Il n'a pas cru que ce fut une usurpation de se faire égal à Dieu; mais il s'est anéanti lui-même en prenant la nature d'esclave;» s'il n'est rien de plus riche que la nature divine, qu'y a-t-il de plus pauvre que la nature d'esclave? «Il s'est fait semblable aux hommes, a été reconnu pour homme à l'extérieur; il s'est humilié lui-même en obéissant jusqu'à la mort et jusqu'à la mort de la croix (2).» Ajoute: sur la croix il a eu soif et il a reçu à boire, non de la compassion mais de l'outrage, et en mourant cette divine source de vie a bu le vinaigre. Ne méprise pas, ne dédaigne pas, ne dis pas: Il s'ensuit donc que mon Dieu s'est fait homme, qu'il a été mis à mort, crucifié? Oui, sans aucun doute, il a été crucifié. Ainsi sa pauvreté se recommande à toi. Il était loin de toi, par la pauvreté il s'en est rapproché. «Sois fidèle avec ton prochain dans sa pauvreté.»

Ici au moins le sens tic ces paroles n'est ni incertain ni obscur. Au nom de prochain substitue le nom de Christ et lis avec humilité; car un

1. Mt 10,41-42 -2. Ph 2,6-8

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Christ humble demande une âme humble, il faut être humble pour s'élever jusqu'à sa hauteur. Lis donc avec humilité et comprends qu'il est ton prochain. Le Seigneur n'est-il pas proche de ceux qui ont brisé leur coeur, et ne peux-tu pas dire dans ta prière: «Je cherchais à lui plaire comme à mon prochain et à mon frère (1)?»

Il n'y a donc à changer qu'un mot, le mot de prochain, ajouté par le prophète à celui de frère pour couvrir son langage du voile du mystère; et il convenait qu'il en fut ainsi pour exciter à chercher avec plus de désir et pour faire découvrir avec un plaisir plus vif. Au nom de prochain substitue donc dans sa phrase le nom du Christ que ce mot de prochain désigne d'une manière prophétique; et considère comme la pensée se dégage avec clarté, elle coule en quelque sorte de la source même de la vérité pour étancher ta soif. «Sois fidèle avec le Christ dans

1. Ps 34,14

sa pauvreté, afin de jouir aussi de son bonheur.» Que signifie: «Sois fidèle avec le Christ?» Le voici: pour toi le Christ s'est fait homme, il est né d'une vierge, il a été chargé d'outrages, flagellé, suspendu à la croix, percé d'une lance et enseveli: ah! Ne méprise point ces humiliations, ne les regarde pas comme incroyables, et de cette manière tu seras fidèle avec ton prochain. Voilà en effet en quoi consiste sa pauvreté.

«Pour jouir aussi de ses biens» Accueille cette promesse; elle est l'expression de sa volonté; accueille-la; car c'est pour la réaliser qu'il est venu à toi dans la pauvreté; accueille cette parole de Celui qui pour toi s'est fait pauvre, du Seigneur ton Dieu qui t'enrichit; vois comme tu jouiras de son bonheur, si tu lui demeures fidèle dans sa pauvreté. «Mon Père, dit-il, je veux que là où je suis, ils soient aussi avec moi (1).»

1. Jn 17,24


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SERMON XLII. LES DEUX AUMÔNES DU CHRÉTIEN (1).

1. Is 1,11
ANALYSE. - Saint Augustin dit qu'il était malade en commençant ce discours et qu'il trouva en parlant plus de forces qu'il ne s'en croyait. Il enseigne que le vrai sacrifice du Chrétien est l'aumône et que l'aumône consiste à pardonner et à donner. Il réfute ensuite l'objection que l'on pourrait tirer de ces paroles: «Délivrez-moi, Seigneur, de l'homme mauvais (Ps 139,1).» L'homme mauvais est nous-mêmes.



1. J'ai peu de forces, mes frères, mais la parole de Dieu en a beaucoup. Qu'elle les déploie donc dans nos coeurs, et si vous obéissez vous entendrez suffisamment ce que nous vous dirons lentement.

La foudre vient d'éclater dans la nuée, le Seigneur a parlé par la bouche du prophète Isaïe, et vous avez dû trembler si vous n'êtes pas insensibles. Le langage est clair, il n'est pas nécessaire de l'expliquer, il faut plutôt le pratiquer. «Que m'importe, dit-il, la multitude de vos sacrifices?» Qui jamais vous les a demandés? C'est nous que Dieu recherche, et non ce qui est à nous. Or le sacrifice du chrétien est l'aumône faite au pauvre, car c'est le moyen d'apaiser Dieu envers les pécheurs. Et si Dieu ne s'apaise envers eux, qui de nous ne sera condamné? C'est donc par l'aumône que l'on se purifie des péchés et des fautes inséparables de cette vie.

Or on fait l'aumône de deux manières, en donnant et en pardonnant, en donnant le bien qu'on a et en pardonnant le mal qu'on souffre. Le Seigneur notre bon maître a présenté en peu de mots les divins enseignements à la terre, afin de les rendre plus féconds et moins onéreux; écoutez donc avec quelle précision il a parlé de ces deux sortes d'aumônes: «Pardonnez, dit-il, et on vous pardonnera; donnez et on vous donnera (Lc 6,37-38).» Pardonnez et on vous pardonnera, voilà l'aumône du pardon; donnez et on vous donnera, voilà l'aumône du don.

En faisant l'aumône du pardon, tu ne perds rien. Voilà un homme qui s'empresse d'implorer ta clémence, et tu lui pardonnes: qu'as-tu perdu? Tu rentres au contraire plus riche de charité. Quant à l'aumône que nous sommes obligés de faire en donnant aux pauvres, elle parait plus (172) difficile, car on se dépouille de ce que l'on a donné et de ce que l'on donnera.

2. L'Apôtre cependant nous rassure de ce côté. «Selon les moyens de chacun, dit-il, non pour soulager les autres et pour vous surcharger (2Co 8,12-13).» Que chacun examine donc ce qu'il peut, sans chercher à thésauriser sur la terre; qu'il donne, car on ne perd pas ce que l'on donne. Que dis-je? Non-seulement on ne perd pas ce que l'on donne, mais il n'y a véritablement que ce que l'on donne que l'on ne perde pas. Quant au reste, si tu le possèdes en abondance sans le donner, ou tu le perds pendant ta vie ou il t'échappe à la mort. En effet, mes frères, à quoi ne nous porte pas la divine promesse? «Pardonnez, dit-elle, et on vous pardonnera; donnez et on vous donnera.» Donnez et on vous donnera. A qui s'adresse ce langage? C'est Dieu qui parle ainsi à l'homme, l'immortel aux mortels, l'opulent Père de famille au mendiant. Ah! Il ne reniera point ce que nous lui avons donné. Nous pouvons donc prêter à usure; donnons à usure, mais donnons à Dieu et non à l'homme. C'est donner à Celui qui est riche, c'est donner à qui nous a donné de quoi donner. Et pour des biens de vil prix, pour des biens frivoles, périssables, corruptibles et terrestres, il nous promet des biens éternels, incorruptibles, des biens que nous conserverons à jamais; que dire davantage? Il se promet lui-même. Si donc tu l'aimes, achète-le en t'adressant à lui-même. Et pour apprendre à te donner à lui en retour, écoute-le, car il dit: «J'ai eu faim et vous m'avez donné à manger; j'ai eu soif et vous m'avez donné à boire; j'étais sans asile, et vous m'avez recueilli; nu, et vous m'avez vêtu; malade, et vous m'avez visité; en prison, et vous êtes venus à moi (Mt 25,35-40).» Ils lui demanderont alors: «Quand est-ce que nous vous avons «vu» placé dans ces extrémités et que nous vous avons secouru? «Toutes les fois, répondra-t-il, que vous l'avez fait à l'un de mes petits frères, c'est à moi que vous l'avez fait.» Si donc il nous donne du haut du ciel, il reçoit de nous sur la terre. Et toi tu prêtes en quelque sorte à usure dans un pays lointain. Tu donnes ici, là tu recevras: tu donnes ici des choses périssables, là tu recevras des choses qui dureront éternellement.

3. Mais ne dis-tu pas à Dieu: «Délivrez-moi, Seigneur, de l'homme mauvais?» Nous venons en effet de chanter ces paroles, et je sais avec quel gémissement tu t'écries: «Délivrez-moi, Seigneur, de l'homme mauvais.» Quel est en effet le mortel qui n'a point à souffrir de quelque homme mauvais? Si donc tu dis de tout ton coeur: «Délivrez-moi, Seigneur, de l'homme mauvais,» regarde-toi premièrement toi-même avec toute l'attention possible. Quand tu as dit: «Délivrez-moi, Seigneur, de l'homme mauvais,» suppose que Dieu te demande: duquel? Tu répondras: De Gaïus, de Lucius, de je ne sais quel autre ennemi. Mais, reprendra le Seigneur: Tu ne me parles pas de toi? Si je veux te délivrer de l'homme mauvais, il faut d'abord te délivrer de toi-même. Ce méchant te fait souffrir, garde-toi d'avoir à souffrir de ta propre méchanceté.

Examinons si cet homme mauvais trouve en toi matière à te tourmenter. Que te fera-t-il si tu n'es pas mauvais toi-même! Ne te laisse ni dominer par l'avarice, ni fouler aux pieds par la concupiscence, ni briser par la colère. Voilà tes ennemis intérieurs. Ne te blesse pas toi-même, et comment te nuira alors un mauvais voisin, un maître mauvais, un homme influent mauvais: comment te nuiront-ils? Qu'ils te trouvent juste, qu'ils te trouvent fidèle, qu'ils te trouvent chrétien: encore une fois, comment te nuiront-ils? Comme les Juifs ont nui à Etienne. Mais en lui faisant du mal ils l'ont comblé de biens. Ainsi quand tu demandes à Dieu de te délivrer de l'homme mauvais, ne t'oublie pas, ne t'épargne pas, demande-lui de te délivrer de toi. Comment te délivrer de toi? En effaçant tes péchés, en t'accordant des mérites, en te donnant la force de lutter contre tes convoitises, en t'inspirant la vertu, en répandant en ton âme l'onction céleste pour triompher de tout plaisir terrestre. En te faisant ces grâces, Dieu te délivre de toi, et au milieu des maux passagers de ce siècle, tu attends avec confiance que le Seigneur vienne apporter les biens qui ne sauraient passer. C'est assez pour aujourd'hui.

Vous remarquez assurément comment après être arrivé si faible je me suis fortifié en parlant. Ah! C’est que j'ai tant d'ardeur et tant de désir pour votre avancement! N'est-il pas vrai que l'ouvrier des champs sent moins le poids du travail lorsqu'il en espère des fruits? Soyez mes fruits, afin que je sois avec vous et que tous ensemble nous soyons les fruits de Dieu.




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SERMON XLIII. SUR LA FOI (1).

1. Is 7,9

ANALYSE. - Saint Augustin veut expliquer le sens de ces paroles d'Isaïe: «Si vous ne croyez vous ne comprendrez pas.» Il commence par rappeler que la foi est le principe de la vie surnaturelle et par conséquences du bonheur. Donc il est nécessaire d'en remercier Dieu de toute l'effusion de notre coeur; car elle est un bienfait plus précieux que toutes les faveurs et que tous les privilèges naturels qui nous élèvent au dessus de toutes les créatures. - Mais comment obtenir la foi? Faut-il, comme le disent quelques-uns, comprendre pour croire, ou, comme je le prétends, croire pour comprendre? Portons cette discussion devant le tribunal d'un prophète; les arrêts des prophètes ont une certitude incomparable; ainsi l'enseigne Pierre, l'infaillible interprète de la volonté divine. Or le prophète Isaïe proclame qui il est nécessaire de croire pour arriver à comprendre. S'ensuit-il qu'il ne faille pas comprendre pour croire? Ceux qui demandent à comprendre pour croire ont déjà tant soit peu de foi; ils veulent donc comprendre pour croire davantage, comprendre ma parole pour croire la parole de Dieu.

1. Le principe d'une vie sainte, de la vie qui mérite l'éternelle vie, est la vraie foi. Or la foi consiste à croire ce qu'on ne voit pas, et la récompense de cette même foi est de voir ce qu'on croit. Le temps de la foi est donc comme le temps des semailles; employons ce temps à semer, semons, semons, sans nous lasser, semons toujours, semons jusqu'à ce que nous récoltions ce que nous avons semé.

Le genre humain s'était éloigné de Dieu et gisait dans ses iniquités; pour revivre il nous fallait un Sauveur, comme il nous avait fallu un Créateur pour vivre. Dieu dans sa justice avait condamné l'homme, il le délivra dans sa miséricorde. «Le Dieu d'Israël donnera lui-même «à son peuple la vertu et la force: qu'il en soit béni (Ps 67,36).» Mais pour recevoir ces dons il faut croire; le dédain les éloigne.

2. Gardons-nous néanmoins de nous glorifier de la foi, comme si par nous-mêmes nous pouvions quelque chose pour elle. La foi en effet n'est pas rien, elle est quelque chose de grand, et nul ne la possède que sûrement il ne l'ait reçue. «Qu'as-tu effectivement que tu ne l'aies reçu (1Co 4,7)?» Voyez donc, mes bien-aimés, si vous ne devez pas en rendre grâces au Seigneur notre Dieu: prenez garde de vous montrer ingrats pour aucun de ces bienfaits, cette ingratitude vous ferait perdre ce que déjà il- vous a accordé. Non, je ne puis louer dignement la foi, les fidèles cependant peuvent s'en faire une idée Or si on s'en fait une idée exacte sous quelque rapport seulement, à combien de dons même divins ne doit-on pas la préférer? Et s'il est vrai que nous devions reconnaître en nous les moindres bienfaits de Dieu, comment oublier le bienfait qui surpasse tous les autres?

3. A Dieu nous sommes redevables d'être ce que nous sommes: à quel autre devons-nous de n'être pas entièrement rien? - Mais les bois et les pierres sont aussi quelque chose n'est-ce pas également à Dieu qu'ils en sont redevables? Qu'avons-nous alors de plus qu'eux? - Ils n'ont pas la vie, tandis que nous la possédons. - Mais la vie même nous est commune avec les arbres et les végétaux. On parle en effet de la vie de la vigne. De fait, si elle n'était pas vivante, il ne serait pas écrit: «Il a tué leurs vignes par la grêle (Ps 78,47).» Elle vit donc quand elle verdit et en se desséchant elle meurt. - Mais cette sorte de vie est dépourvue de sentiment. Et nous? - Nous sentons. On connaît les cinq sens corporels: nous voyons, nous entendons, nous flairons, nous goûtons et le tact répandu dans tout notre corps nous aide à discerner ce qui est mou et ce qui est dur, ce qui est âpre et ce qui est poli, ce qui est chaud et ce qui est froid. - Oui, nous avons cinq sens: mais des animaux les possèdent également.

Il y a certainement en nous quelque chose de plus; et toutefois; mes frères, si nous considérions déjà les dons que nous venons d'énumérer, quelles actions de grâces, quelles louanges de nous faudrait-il pas élever vers le Créateur? Mais enfin quel est ce plus qui nous distingue des animaux? L'intelligence, la raison, le discernement; car ils n'appartiennent ni aux quadrupèdes, ni aux oiseaux, ni aux poissons, et c'est dans ces facultés que brille en nous l'image de Dieu. En effet, dans le récit que fait l'Ecriture (174) de notre création, elle dit expressément pour nous préférer, ou plutôt pour nous préposer aux animaux, en d'autres termes pour nous les soumettre: «Faisons l'homme à notre image et à notre ressemblance; qu'il ait l'empire sur les poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel, sur tous les animaux et sur tous les reptiles qui rampent sur la terre (Gn 1,28).» D'où lui vient cet empire? De l'image de Dieu; aussi adresse-t-on à quelques-uns ce reproche: «Ne ressemblez ni au cheval ni au mulet, animaux sans intelligence (Ps 31,9).»

Cependant l'intelligence diffère de la raison. Car nous avons la raison avant d'avoir l'intelligence de quoi que ce soit, mais nous ne saurions avoir l'intelligence sans avoir la raison. L'homme est donc un animal doué de raison ou pour parler plus clairement et plus brièvement, un animal raisonnable, un animal qui possède naturellement la raison et qui la possède avant même de comprendre. Pourquoi effectivement cherche-t-il à comprendre, sinon parce que la raison préexiste en lui?

4. La faculté qui nous rend supérieurs aux bêtes est donc ce que nous devons principalement cultiver, retoucher en quelque sorte et réformer en nous. Mais qui en sera capable, sinon l'artiste divin qui nous a formés? Nous avons pu défigurer l'image de Dieu en nous, nous ne saurions la réparer. Ainsi donc, pour tout résumer en quelques mots, nous partageons l'être avec les bois et les pierres; la vie avec les arbres; le sentiment avec les bêtes; l'intelligence avec les anges. Par les yeux nous discernons les couleurs, le son par les oreilles, l'odeur par les narines, les saveurs par le goût, la chaleur par le tact et le mérite par l'intelligence. Attention!

Chacun veut comprendre, il n'est personne qui n'ait ce désir; mais tous ne veulent pas croire. On me dit: Je dois comprendre pour croire; je réponds: Crois pour comprendre. C'est donc entre nous une espèce de controverse, l'un disant: Je dois comprendre pour croire, et l'autre: Au contraire crois pour comprendre. Pour nous entendre cherchons un juge et que nul ne prononce dans sa propre cause. Or à quel juge nous arrêter? Après avoir examiné tous les hommes, j'ignore s'il est possible de rencontrer un juge préférable à l'homme que Dieu a choisi pour son organe. Ainsi donc pour terminer ce débat n'ouvrons point les auteurs profanes, ne nous faisons point juger par un poète, mais par un prophète.

Lorsqu'accompagné de deux autres disciples du Sauveur, le bienheureux Apôtre Pierre, était sur la montagne avec le Seigneur lui même, il entendit une voix descendue du ciel, laquelle disait: «Celui-ci est mon Fils bien-aimé en qui j'ai mis toutes mes complaisances écoutez-le (Mt 17,5).» Et en rappelant ce trait, le même Apôtre dit dans une de ses épîtres: «Nous avons entendu cette voix descendue du ciel, lorsque nous étions avec lui sur la montagne sainte.» Or après ces mots: «Nous avons entendu cette voix descendue du ciel»; il ajoute: «Et nous avons la parole plus certaine des prophètes (2P 1,18-19).» Cette voix a retenti du haut du ciel; et la parole des prophètes est pourtant plus certaine.

Soyez attentifs, mes bien-aimés: que Dieu seconde et mes désirs et votre attente afin que je dise ce que je veux et comme je veux. Qui de nous ne s'étonnerait d'entendre dire à l'Apôtre que la parole des prophètes est plus certaine qu'une voix descendue du ciel? Il dit plus certaine; plus certaine et non pas meilleure ni plus vraie. La parole descendue du ciel est en effet aussi vraie que la parole des prophètes; elle est aussi bonne, aussi utile. Que signifie donc plus certaine, sinon plus propre à inspirer la conviction? Pourquoi? Parce qu'il est des infidèles qui accusent le Christ d'avoir eu recours à la magie pour faire ce qu'il a fait. En recourant aux conjectures humaines et aux prestiges coupables, les infidèles pourraient donc attribuer aussi aux arts magiques cette voix descendue du ciel.

Quant aux prophètes, ils sont antérieurs non-seulement à l'émission de cette voix, mais encore à l'incarnation du Christ. Le Christ ne s'était pas fait homme encore lorsqu'il les envoya. Toi donc qui fais de lui un magicien, dis-moi: s'il a pu, grâce à la magie, se faire adorer même après sa mort, avant de naître exerçait-il cet art? Voilà pourquoi l'Apôtre Pierre a dit: «Nous avons la parole plus certaine des prophètes.» La voix du ciel est pour les fidèles un avertissement; et pour les infidèles la parole des prophètes est une conviction. Ainsi donc, mes bien-aimés, nous comprenons pour quel motif Pierre a dit, même après avoir entendu la voix descendue du ciel: «Nous avons la parole plus certaine des prophètes.» (175)

6. Voyez aussi quelle n'est pas la bonté du Christ! Ce même Pierre de qui nous tenons cette sentence était un pêcheur, et aujourd'hui c'est pour un orateur un grand sujet de gloire de pouvoir le comprendre. Aussi l'Apôtre Paul disait aux premiers chrétiens: «Voyez, frères votre vocation: ce n'est pas un grand nombre, de sages selon la chair, ni un grand nombre de puissants et de grands que Dieu a choisis; mais ce qui est faible selon le monde pour confondre ce qui est fort; il a choisi aussi ce qui est insensé selon le monde pour confondre les sages; enfin Dieu a choisi ce qui est vil et méprisable selon le monde et les choses qui ne sont rien comme si elles étaient, pour anéantir les choses qui sont (1Co 1,26-23).» De fait, si le Christ avait d'abord choisi l'orateur, l'orateur dirait: Ce choix est dû au mérite de mon éloquence. S'il avait choisi le sénateur, celui-ci dirait encore: Ce choix est dû à la dignité qui me distingue. Si enfin il avait d'abord choisi l'empereur, l'empereur dirait à son tour: C'est à ma puissance que je dois cette élection. Que ces grands du monde attendent donc, qu'ils attendent un peu; on ne les oublie pas, on ne les méprise pas, mais qu'ils attendent quelque temps, car ils pourraient en eux-mêmes se glorifier, d'eux-mêmes. Donne-moi plutôt ce pêcheur, dit le Christ, donne-moi cet homme grossier, cet ignorant, donne-moi cet homme à qui le sénateur dédaigne d'adresser la parole lors même qu'il lui achète son poisson: voilà celui qu'il me faut, car il sera manifeste que c'est moi qui fais tout, quand je l'aurai rempli de moi-même. Sans doute j'appellerai aussi le sénateur, l'orateur et l'empereur, oui j'agirai sur le sénateur, mais sur le pêcheur mon action est plus visible. Le sénateur pourrait se glorifier de lui-même, l'orateur et l'empereur le pourraient également; le pêcheur ne saurait se glorifier que du Christ. Viens donc, ô pêcheur, viens le premier pour enseigner la salutaire vertu d'humilité; il conviendra mieux ensuite d'amener l'empereur par ton ministère.

7. Rappelez donc à votre souvenir ce pêcheur saint, juste, bon, rempli du Christ; et dont les vastes filets jetés sur le monde ont dû retirer de l'abîme ce peuple avec les autres; souvenez-vous que c'est lui qui a dit: «Nous avons la parole plus certaine des prophètes.» Je veux donc un prophète pour juge de notre controverse. De quoi s'agissait-il entre nous? Tu disais: Je dois comprendre pour croire; et moi: Crois pour comprendre. Voilà le motif du débat. Cherchons un juge, adressons-nous à un prophète, ou plutôt que Dieu même prononce par la bouche d'un prophète. Maintenant taisons-nous; on sait ce qui a été dit de part et d'autre. Je veux comprendre, dis-tu, pour croire; crois, répliquè-je, pour comprendre. Voici le prophète: «Si vous ne croyez, dit-il, vous ne comprendrez pas (Is 7,9).»

8. Pensez-vous néanmoins, mes bien-aimés, qu'il n'y a rien de vrai dans cette assertion: Je veux comprendre pour croire. Eh! Que prétendons-nous maintenant, si ce n'est d'amener à croire, non ceux qui ne croient nullement, mais ceux qui ne croient guère encore? Seraient-ils ici, s'ils ne croyaient pas du tout? La foi les a amenés à écouter, la foi les rend présents à la prédication de la parole de Dieu; mais il faut arroser, nourrir et fortifier le germe de cette foi. C'est ce que nous faisons. «J'ai planté, dit l'Apôtre, Apollo a arrosé; c'est Dieu qui donne l'accroissement. C'est pourquoi ni celui qui plante n'est quelque chose, ni celui qui arrose, mais Dieu qui donne l'accroissement (1Co 3,6-7).» Ainsi en parlant, en exhortant, en enseignant, en persuadant, nous pouvons planter et arroser, mais sans faire croître.

C'est ce que savait cet homme avec qui s'entretenait un jour le Seigneur. La foi commençait à germer en lui, elle était tendre et fragile encore, elle était toute tremblante et cependant elle n'était pas entièrement nulle et c'était pour lui venir en aide qu'il disait: «Je crois, Seigneur.»

9. Lorsque tout à l'heure on lisait l'Évangile, vous avez entendu ces mots: «Si tu peux croire, disait le Seigneur Jésus au père de l'enfant, tout est possible à qui a la foi.» Et se considérant soi-même, se posant en face de soi-même, sans se livrer à une téméraire confiance cet homme examine d'abord sa conscience; il reconnaît qu'en lui il y a quelque peu de foi, mais il voit aussi que cette foi tremble: ni l'une ni l'autre de ces deux choses ne lui échappe. Il confesse donc la première et pour la seconde il demande un secours. «Je crois, dit-il, Seigneur.» Ne devait-il pas ajouter: Aidez ma foi? Il ne parle pas ainsi. Je crois, Seigneur, dit-il. Je vois ici quelque chose de réel, je ne mens pas; je crois et je dis vrai; mais je vois aussi je ne sais quoi qui me déplaît. Je voudrais être ferme, mais je tremble encore. En vous parlant je suis debout, je ne suis pas renversé puisque je crois; mais je chancelle: «Aidez mon incrédulité (Mc 9,22-23).»

Ainsi, mes bien-aimés, celui-là même que j'ai en face, avec qui je suis dans une controverse que j'ai demandé au Prophète de vouloir bien dirimer, n'est pas non plus entièrement étranger à la vérité quand il dit: Je veux comprendre pour croire. Pourquoi ce que je dis présentement, sinon pour amener à croire ceux qui ne croient pas encore? Mais peuvent-ils croire s'ils ne comprennent ce que je dis? Il est donc vrai sous un rapport que l'on doit comprendre pour croire, et il est vrai aussi de dire avec le prophète, que l'on doit croire pour comprendre. Donc entendons-nous. Oui, il faut comprendre pour croire et croire pour comprendre. Voulez-vous que j'explique en deux mots et qu'il n'y ait plus de contestation possible? Je dirai à chacun: Comprends ma parole, pour croire, et crois la parole de Dieu pour comprendre.





Augustin, Sermons 41