Les Rétractations

LES RÉTRACTATIONS

LA REVUE DES OUVRAGES

DE SAINT AUGUSTIN PAR LUI-MÊME



DEUX LIVRES.

L'auteur de la traduction des deux livres des Rétractations est M. Henry de Riancey.




PRÉFACE.


1. J'entreprends enfin, avec l'aide de Dieu, l'accomplissement d'un dessein auquel je songeais depuis longtemps et que je ne veux plus différer. Je vais faire la révision de tout ce que j'ai écrit, livres, lettres ou traités; je vais soumettre mes oeuvres à une critique sévère, et ce qui m'y déplaît, à des annotations qui vaudront une censure.

Oserait-on avoir l'imprudence de me reprendre, parce que je reprends moi-même mes erreurs? Si l'on me dit que je n'aurais pas dû écrire ce qui était de nature à me déplaire plus tard, on aura raison, et je suis de cet avis; ce qu'on reproche justement à mes oeuvres, je le leur reproche moi-même. Et je n'aurais rien à corriger si j'avais dit ce qu'il fallait dire.

2. Aussi bien, que chacun pense de mon entreprise ce qu'il voudra; pour moi il m'importe d'avoir pris en considération, même ici, cette maxime de l'Apôtre: «Si nous nous jugions nous-mêmes, le Seigneur ne nous jugerait point 1.» D'ailleurs, il est dit: «A parler beaucoup on ne saurait éviter de pécher 2;» et cette parole m'épouvante. Non pas parce que j'ai beaucoup écrit, ou parce que beaucoup de paroles que j'ai prononcées ont été conservées par écrit, bien que je ne les aie pas dictées (loin de moi cependant, de réputer paroles inutiles tout ce qui se dit de nécessaire, quels que soient le nombre et la longueur des discours): mais ce qui me fait trembler devant cette sentence de 1'Ecriture, c'est que dans le grand nombre de mes dissertations on peut recueillir beaucoup de paroles qui, si elles ne sont pas erronées, peuvent cependant paraître inutiles ou même le sont réellement. Quel est donc le serviteur fidèle du Christ qui ne s'alarme pas quand il l'entend déclarer: «Toute parole oiseuse que l'homme aura prononcée, il en rendra compte au jour du jugement 3?»Ce qui faisait dire à son apôtre saint Jacques:

1. 1Co 11,31 - 2. Pr 10,19 - 3. Mt 12,36


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«Que tout homme soit prompt à écouter, mais lent à parler 1.» Et ailleurs: «N'aspirez pas à devenir plusieurs maîtres, mes frères, sachant que vous vous chargez d'un jugement plus sévère. En effet nous commettons tous beaucoup de fautes. Si quelqu'un ne pèche pas en parole, c'est un homme parfait 2.» Quant à moi, je ne m'arroge point cette perfection, aujourd'hui que je suis un vieillard; encore moiras eussé-je pu y prétendre, quand j'étais un jeune homme et que j'ai commencé à écrire ou à parler en public; d'autant plus que, partout où je me trouvais et où il fallait s'adresser au peuple, il m'était très-rarement permis de me taire et d'écouter les autres, et, par conséquent d'être «prompt à écouter et lent à parler.» Il me reste donc à me juger moi-même en face du Maître unique dont je voudrais éviter le jugement sur mes offenses. Or, j'estime qu'il y a plusieurs maîtres quand plusieurs ont entre eux des sentiments divers et même contraires. Mais quand ils disent tous la même chose et qu'ils disent vrai, ils ne cessent pas d'avoir pour maître unique le seul et vrai Maître. Et s'ils pèchent, ce n'est pas lors-

1. Jc 1,19 - 2. Jc 3,1-2




qu'ils parlent beaucoup d'après lui, mais lorsqu'ils y ajoutent du leur. Car alors ils tombent du débordement de la parole dans le débordement de l'erreur.

3. J'ai tenu aussi à écrire ces observations, afin de les mettre dans les mains de ceux à qui je ne puis reprendre, pour les corriger, les copies de ce que j'ai publié. Je ne passe pas sous silence les livres que j'ai composés, n'étant encore que catéchumène, mais ayant déjà abandonné mes espérances terrestres, quoique j'eusse gardé encore la vanité des lettres humaines; car ils sont parvenus à la connaissance de ceux qui les lisent ou les copient; et on les consulte avec quelque utilité si on pardonne à leurs défauts, ou du moins si, ne leur pardonnant pas, on ne s'attache pas à leurs erreurs. Ainsi donc, si on me lit, qu'on veuille bien ne pas m'imiter dans mes fautes, mais dans mon désir de correction et de progrès. Ce progrès, on le remarquera peut-être dans mes opuscules, si l'on consent à les parcourir dans l'ordre où ils ont été écrits. Je ferai, dans le présent ouvrage, tout ce qui dépendra de moi pour que cet ordre soit bien connu.






LES RÉTRACTATIONS



LIVRE PREMIER

RÉVISION DES LIVRES ÉCRITS AVANT LA PROMOTION A L'ÉPISCOPAT.



CHAPITRE PREMIER.CONTRE LES ACADÉMICIENS. - TROIS LIVRES.


1. Lors donc que j'eus abandonné tout ce que j'avais acquis ou tout ce que je souhaitais d'acquérir des biens qu'on désire dans ce monde, et que je me fus entièrement voué aux libres loisirs de la vie chrétienne, bien que je ne fusse pas encore baptisé, j'écrivis d'abord contre ou sur les Académiciens. Leurs arguments inspirent à plusieurs le désespoir de la vérité; ils éloignent le sage de donner son adhésion à aucune réalité, et de considérer quoi que ce soit comme certain et manifeste; car d'après eux tout est incertitude et obscurité. J'avais été ébranlé par ces arguments et je voulais les détruire en leur opposant des raisons aussi fortes que possible. Par la miséricorde et l'assistance de Dieu, j'y parvins.

2. Mais dans ces trois livres, je regrette d'avoir si souvent nommé la Fortune 1; non pas sans doute que j'aie voulu par ce nom entendre quelque divinité, mais seulement le cours fortuit des événements se manifestant dans les biens et les maux, soit au dedans, soit au dehors de nous. De là en effet viennent ces mots: «par hasard, peut-être, accidentellement, d'aventure, fortuitement;» mots dont nulle religion ne défend de se servir, mais qui tous doivent se rapporter à la Providence divine. Je ne m'en suis pas tu, du reste, puisque j'ai dit:

1. Liv. 1,C. 1,n. 1 et 7



«Peut-être ce que nous appelons vulgairement la fortune est-il le gouvernement d'un ordre caché, et ce que nous nommons le hasard n'est-il autre chose que l'effet d'une cause secrète et d'une raison inconnue.» Je l'ai dit; et pourtant je me repens d'avoir employé là le mot de fortune, quand je vois des hommes assujettis à la fâcheuse habitude de dire au lieu de: «Dieu l'a voulu,» «la fortune l'a voulu.» En cet autre passage: «Il a été établi soit par nos mérites, soit par une nécessité de nature, qu'une âme de création divine, mais attachée aux choses mortelles, ne pourrait jamais arriver au port de la philosophie 1;» je devais ou ne rien dire de l'une et de l'autre de ces deux alternatives, parce que sans cela le sens pouvait être complet; ou bien me borner à dire: «par nos mérites,» ce qui est vrai de la misère qu'Adam nous aléguée; et il ne fallait pas ajouter: «soit par une nécessité de nature,» puisque cette dure nécessité de notre nature vient à bon droit de l'iniquité antérieure et originelle. De même aussi dans cette phrase: «Il ne faut rendre aucun culte, il faut au contraire renoncer absolument à tout ce qui se voit par les regards mortels, à tout ce qui s'atteint par les sens 2,» j'aurais dû ajouter: «tout ce qui s'atteint par les sens de ce corps mortel;» car il y a aussi un sens intérieur et spirituel. Mais

1. Ibid. - 2. Ibid. n. 3


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je parlais alors à la manière de ceux qui n'appliquent le mot sens qu'au corps et qui ne jugent sensibles que les choses corporelles. Aussi partout où je me suis exprimé ainsi, l'équivoque n'a pas été assez évitée, excepté pour ceux qui sont habitués à cette locution. Ailleurs j'ai dit: «Ne pensez-vous pas que vivre heureusement, ce n'est rien autre que de vivre selon ce qu'il y a de meilleur dans l'homme?» Et voulant expliquer ces paroles: «ce qu'il y à de meilleur dans l'homme,» j'ai ajouté un peu plus loin: «Qui pourrait douter qu'il n'y a rien de meilleur dans l'homme que cette partie de son âme à la domination de laquelle il convient que tout ce qui est dans l'homme obéisse? Or, cette partie, afin que vous n'en demandiez pas une autre définition, c'est l'esprit, la raison 1.» Cela est vrai, car de tout ce qui appartient à la nature humaine, rien n'est meilleur en elle que la raison et l'esprit. Mais quiconque veut vivre heureusement, ne doit pas vivre seulement selon la raison; car il vivrait selon l'homme, tandis que, pour pouvoir atteindre à la béatitude, c'est selon Dieu qu'il doit vivre. Pour arriver à cette béatitude, notre âme ne se doit pas contenter d'elle-même, elle se doit soumettre à Dieu. Répondant ensuite à mon interlocuteur, je lui disais: «Vous ne vous trompez pas absolument ici; que ce soit d'un heureux présage pour la suite, je vous le souhaite volontiers 2.» Quoique je me sois servi de ce terme, non pas sérieusement, mais en jouant, je ne voudrais pas en user. Car je ne sache pas avoir lu le mot de présage (omen) dans nos saintes Ecritures ni dans les oeuvres d'aucun auteur ecclésiastique; cependant c'est de là que vient le mot d'abomination qui se rencontre souvent dans les saintes Lettres.

3. Au second livre, c'est une fable ridicule et extravagante que celle de la philocalie et de la philosophie qui sont soeurs et nées d'un même père 4. En effet, ou ce qu'on nomme philocalie ne s'entend que de pures bagatelles; elle n'est, dès lors, en aucune façon soeur de la philosophie; ou bien si ce mot a quelque valeur parce qu'il signifie traduit en latin «l'amour du beau,» et qu'il y a une vraie et

1. Liv. 1,C. 2,n. 5.- 2. Ibid. C. 4,n. 11
2. II y est cependant une fois au Livre 3 de, Rois, 20,33. Mais saint Augustin ne l'avait pas peutêtre dans la version dont il se servait, ou bien, comme il est question des Païens, il pensait que l'usage d'un mot profane n'était pas digne d'approbation
Liv. 2,C. 3 n. 7

suprême beauté dans la sagesse, la philocalie et la philosophie ne sont dans la sphère incorporelle et supérieure qu'une seule et même chose; elles ne peuvent donc aucunement être deux soeurs.

Ailleurs, en traitant de l'âme, j'ai avancé «qu'elle doit retourner plus sûrement dans le ciel 1.» Plus sûrement aussi aurais-je dû dire qu'elle doit aller plutôt que retourner; et cela à cause de ceux qui pensent que les âmes humaines tombées on chassées du ciel par suite de leurs péchés, sont précipitées dans ces corps 2. Mais je n'ai pas hésité à dire au ciel, comme si j'eusse dit à Dieu qui en est l'auteur et le créateur; de même que saint Cyprien n'a pas balancé à écrire: «Notre corps étant de la terre et notre âme venant du ciel, nous sommes nous-mêmes terre et, ciel.» Aussi est-il écrit dans l'Ecclésiaste: «L'esprit retourne à Dieu qui l'a donné 4.» Ce qui se doit entendre sans déroger à la parole de l'Apôtre: «Ceux qui ne sont pas encore nés n'ont rien «fait de bien ni de mal 5.» Donc il ne peut y avoir de doute: Dieu lui-même est une certaine région originelle de la béatitude de l'âme; Dieu qui l'a, non pas engendrée de lui-même, mais formée de rien comme il a formé le corps de terre. Quant à ce qui regarde l'origine de l'âme et la manière dont elle se trouve dans le corps, vient-elle de celui qui le premier a été créé et fait âme vivante; en est-il créé une pour chaque homme? Je l'ignorais alors et je ne le sais point encore aujourd'hui.

4. Dans le troisième livre j'ai dit: «Si vous me demandez mon sentiment, je crois que le souverain bien de l'homme est dans la raison 6.» J'aurais dit avec plus de vérité en Dieu. C'est de Dieu en effet que pour être heureuse la raison doit jouir comme de son souverain bien. Il me déplaît aussi d'avoir écrit: «On peut jurer par tout ce qui est divin 7.» De même quand j'ai dit des Académiciens qu'ils «connaissaient la vérité et qu'ils donnaient à ce qui lui ressemble le nom de vraisemblance,» et que j'ai taxé de fausse cette vraisemblance à laquelle ils croyaient, j'ai eu tort et pour deux motifs: d'abord parce qu'il n'est pas exact que ce qui a quelque

1. Liv. 2,C. 9, n. 22.
2. ce sont les Platoniciens qui professaient cette doctrine, comme on le peut voir dans la Cité de Dieu, livre 91,ch. 26
3. S. Cyp. liv. de l'Oraison dominicale
4. Si 12,7 - 5. Rm 9,11 - 6. Liv. 3,C. 12,n. 27. - 7. Ibid. C. 16,n. 35

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ressemblance avec le vrai soit faux, puisque c'est une vérité dans son genre; ensuite parce que je leur attribuais de croire à ces faussetés qu'ils nommaient vraisemblances, tandis qu'ils n'y croyaient pas et qu'ils affirmaient au contraire que le sage n'y peut adhérer. Mais comme ils appelaient ces mêmes vraisemblances probabilités, c'est ce qui m'a fait m'exprimer de la sorte. J'ai loué aussi Platon et les Platoniciens ou les philosophes de l'Académie 1, et je les ai exaltés plus que ne doivent l'être des impies; je m'en repens à bon droit; surtout, quand je songe que c'est contre leurs profondes erreurs qu'il faut partout défendre la doctrine chrétienne. Quand également, en comparaison des arguments de Cicéron dans ses livres académiques, j'ai nommé bagatelles 2 ces raisonnements invincibles que j'ai opposés aux siens; quoique j'aie dit cela en jouant et par manière d'ironie, j'ai eu tort, je ne le devais pas dire.

Cet ouvrage commence par: «Plût à Dieu, Romanien, qu'un homme.»







CHAPITRE II.

DE LA VIE BIENHEUREUSE.
- UN LIVRE.


Ce livre de la Vie Bienheureuse, je l'ai composé, non pas après, mais entre mes livres contre les Académiciens. Le jour de ma naissance en fut l'occasion, et il fut achevé en trois jours de discussion, ainsi qu'il l'indique lui-même. Il établit que nous tous, qui nous livrions à cette recherche, nous tombâmes d'accord, que la vie bienheureuse ne peut consister que dans la parfaite connaissance de Dieu. J'ai regret d'avoir accordé plus que je n'aurais dû, à Manlius Théodore, homme d'ailleurs savant et chrétien, à qui j'ai dédié ce livre 3. Je suis peiné aussi de m'être souvent servi du mot de «Fortune;» comme également d'avoir dit que durant cette vie, la béatitude n'habite que dans la raison du sage 4, quel que fût l'état de son corps; tandis que la parfaite connaissance de Dieu, c'est-à-dire la plus grande que puisse posséder l'homme, ne se peut espérer, au témoignage de l'Apôtre, que dans la vie future. C'est cette vie future qui seule doit être appelée bienheureuse, parce que le corps, devenu incorruptible et immortel, sera alors soumis à l'âme sans aucune souffrance et sans aucune résistance. J'ai trouvé dans mon manuscrit ce

1. Liv. 3,C. 17,n. 37. - 2. Ibid. C. 20,n. 45. - 3. Préf. n. 7 et suiv. - 4. Trois. disc




livre interrompu et fort écourté; il avait été ainsi transcrit par quelques-uns de nos frères, et depuis que j'ai entrepris la révision actuelle, je n'ai pu encore en recouvrer un texte intégral qui pût me servir à faire des corrections. Ce livre commence ainsi: «Si la volonté même vous conduisait au port de la philosophie.»







CHAPITRE 3.

DE L'ORDRE.
- DEUX LIVRES.


1. A cette même époque, et entre les livres sur les Académiciens, j'en écrivis deux sur l'Ordre, où je traite cette grande question Si l'ordre de la divine Providence contient tous les biens et les maux. Mais comme je remarquai que cette matière, si difficile à comprendre, ne pouvait, qu'avec assez de peine, parvenir par la discussion jusqu'à l'intelligence de mes interlocuteurs, je préférai les entretenir de l'ordre à observer dans leurs études et au moyen duquel on peut s'élever des choses corporelles aux incorporelles.

2. Mais il me déplaît dans ces livres d'avoir prononcé souvent encore le mot de «Fortune 1.» Je regrette aussi de n'avoir pas ajouté «du corps», quand j'ai nommé les sens 2 comme également d'avoir beaucoup attribué aux sciences libérales 3,qu'ignorent beaucoup de saints et que plusieurs connaissent sans être des saints. Je suis fâché d'avoir parlé des Muses, même en plaisantant, comme de déesses 4; d'avoir appelé «l'admiration» un défaut 5,et d'avoir dit de philosophes sans piété véritable, qu'ils avaient brillé de l'éclat de la vertu. De même j'ai, non pas sur la foi de Platon ou des Platoniciens, mais de moi-même, admis deux mondes, l'un sensible, l'autre intelligible, allant même jusqu'à supposer que Notre-Seigneur l'avait voulu enseigner, parce qu'il n'a pas dit: «Mon royaume n'est point du monde» mais «mon royaume n'est point de ce monde 6.» Il y a bien cependant quelque locution qui peut s'entendre ainsi; et si le Seigneur Jésus a eu en vue un autre monde, ce monde-là doit plus convenablement s'entendre de celui où il y aura une «nouvelle terre» et «de nouveaux cieux» alors que cette prière sera accomplie: «Que votre règne arrive 7» Aussi Platon ne

1. Liv. 2,C. 9,n. 27.- 2. Liv. 1,C. 1,2, et suiv. - 3. Ibid. C. VIII et liv. 2,C. XIV. - Ibid. C. 3,n. 6. - 4. Ibid. n. 8. - 5. Jn 18,36 - 6. Mt 6,10


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s'est-il pas trompé en ce qu'il a dit qu'il y a un monde intelligible; si toutefois nous avons soin de faire attention à la chose même et non à un mot qui, sur cette matière, n'est pas dans les habitudes de l'Eglise. Il a appelé monde intelligible cette raison éternelle et immuable par laquelle Dieu a fait le monde. Si on niait cette raison, il faudrait admettre que Dieu a fait ce qu'il a fait sans raison, ou bien que, pendant qu'il le faisait ou avant qu'il le fit, il ne savait pas ce qu'il faisait; ce qui serait arrivé s'il n'y avait pas eu en lui la raison de le faire. Que si au contraire cette raison était en lui, ce dont on ne saurait douter, c'est elle que Platon paraît avoir voulu désigner sous le nom de monde intelligible. Toutefois, si nous eussions été assez avancé déjà dans les sciences ecclésiastiques, nous ne nous fussions pas servi de ce terme.

3. Il me déplaît aussi qu'après avoir dit: «Le plus grand soin doit être apporté aux bonnes moeurs,» j'aie ajouté bientôt après: «Car autrement notre Dieu ne pourrait nous exaucer: tandis que ceux qui vivent bien, il les exaucera très-facilement 1» On pourrait inférer de ces paroles que Dieu n'exauce pas les pécheurs. Quelqu'un a dit cela dans l'Evangile, mais il ne connaissait pas encore le Christ, qui déjà lui avait ouvert les yeux du corps 2. Je suis au regret d'avoir donné tant de louanges au philosophe Pythagore «. Celui qui les écouterait ou les lirait, pourrait penser que je crois qu'il n'y a point d'erreurs dans la doctrine pythagoricienne, au lieu qu'il y en a de nombreuses et de capitales.

Cet ouvrage commence ainsi: «L'ordre des choses, mon cher Zénobe.»







CHAPITRE IV.

LES DEUX LIVRES DES SOLILOQUES.


1. En même temps j'écrivis, sous l'inspiration de mon zèle et de mon amour, deux livres pour chercher la vérité sur des choses que je désirais surtout connaître, m'interrogeant et me répondant, comme si nous étions deux, la raison et moi, quoique je fusse seul. C'est pour cela que j'ai nommé ce traité Soliloques; mais il est resté imparfait; et cependant le premier livre recherche et montre ce que doit être celui qui veut posséder la sagesse, cette sagesse qu'on perçoit non pas par les sens, mais par

1. Liv. 2,C. 20,n. 52.- 2. Jn 9,30-31 - 3. Liv. 2,C. 20,n. 53


l'intelligence: et à la fin de ce même livre il est établi par une certaine argumentation que ce qui est vrai est immortel. Dans le second, il est longtemps question de l'immortalité de l'âme, mais la discussion n'est pas menée complètement à fin.

2. Dans ces livres, je n'approuve pas ce que j'ai dit dans une prière: «Dieu qui n'avez voulu faire savoir la vérité qu'aux coeurs purs 2». Car on peut répondre que beaucoup de gens qui n'ont pas le coeur pur savent beaucoup de vérités; et je ne définis pas ici quel est le genre de vérité que les coeurs purs peuvent seuls connaître; je ne définis pas non plus ce que c'est que savoir. De même pour ce passage: «Dieu, dont le royaume est tout le u monde qu'ignorent les sens 2;» il fallait ajouter, s'il est question de Dieu: «Vous qu'ignorent les sens d'un corps mortel.» Et s'il est question du monde que les sens ignorent, c'est-à-dire du monde futur formé d'un ciel nouveau et d'une terre nouvelle, il fallait y ajouter aussi: les sens d'un corps mortel. Mais je me servais encore de cette manière de parler qui attache au mot de «sens» la signification de sens corporels. Aussi n'ai-je pas à revenir sans cesse sur les remarques que j'ai faites plus haut à ce sujet a; on voudra bien s'y reporter chaque fois que pareille locution se présentera dans mes ouvrages.

3. Quand j'ai dit du Père et du Fils: «Celui qui engendre et celui qu'il engendre est un 4;» je devais dire sont un, comme la divine Vérité le dit elle-même: «Mon Père et moi nous sommes un 5.» Il me déplaît aussi d'avoir dit que dans cette vie l'âme, en con naissant Dieu, est déjà bienheureuse, à moins que ce ne soit en espérance. De même, ce passage est mal sonnant: «Il n'y a pas qu'une seule voie qui mène à la sagesse 6.» Car il ne peut y avoir d'autre voie que le Christ qui a dit: «Je suis la voie 7.» J'aurais dû éviter d'offenser ici les oreilles religieuses; quoique pourtant autre soit cette voie universelle, autres les voies que chante le Psalmiste: «Faites-moi connaître vos voies, Seigneur, et enseignez-moi vos sentiers 8.» Ensuite lorsque j'ai écrit: «Il faut absolument fuir ces choses 9,» je devais prendre garde de paraître incliner vers la fausse maxime de Porphyre qui affirme

1. Liv. 1,C. 1,n. 2.- 2. Ibid. C. 1,n. 3.- 3. Rétr. Liv. 1,C. I et 3. - 4. Lib. 1,c. 1,n. 4.- 5. Jn 10,30 - 6. Liv. 1,C. 13,n. 23.- 7. Jn 14,6 - 8. Ps 24,4 - 9. Liv. 1,n. 25,n. 24


qu'il faut fuir tout ce qui est corps. Il est vrai, je n'ai pas dit «toutes les choses sensibles: j'ai dit «ces choses,» c'est-à-dire les choses corruptibles. Mais il valait mieux dire: De telles choses sensibles n'existeront pas dans les nouveaux cieux et la nouvelle terre du siècle futur.

4. En un autre endroit j'ai dit encore: «Les savants formés aux connaissances libérales, les tirent certainement d'eux-mêmes par l'étude, comme si elles y étaient ensevelies dans l'oubli, et ils les en déterrent en quelque sorte 1.» Je blâme cette phrase; il est en effet plus croyable que si des esprits qu'on interroge bien font une réponse vraie sur certaines matières qu'ils n'ont pas étudiées; cela vient de ce que la lumière de la raison éternelle dans laquelle ils voient ces vérités immuables, leur est présente autant qu'ils peuvent la recevoir, et non pas de ce qu'ils les avaient connues autrefois et qu'ils les ont oubliées, comme le pensent Platon et quelques autres. C'est une opinion que j'ai combattue autant que l'occasion m'en a été offerte dans le 12. livre de la Trinité 2. Cet écrit commence ainsi: «Je roulais en moi-même beaucoup de sujets différents.»







CHAPITRE V.

DE L'IMMORTALITÉ DE L'ÂME.
- UN LIVRE.


1. Après les livres des Soliloques, étant revenu de la campagne à Milan, j'écrivis le livre de l'Immortalité de l'Ame, dont j'avais voulu faire comme une sorte de mémorial pour terminer les Soliloques que j'avais laissés inachevés. Je ne sais de quelle manière il tomba malgré moi entre les mains du public et se trouva compris dans mes opuscules. Il est si obscur par la complication et la brièveté de ses raisonnements, qu'il fatigue à la lecture même mon attention et qu'à peine m'est-il intelligible.

2. De plus, n'ayant en vue que les âmes des hommes, j'ai dit en un passage de ce livre «Il ne peut y avoir aucune connaissance dans celui qui n'a rien appris.» J'ai ajouté ailleurs: «La science n'embrasse que ce qui appartient à quelque connaissance 3.» Il ne m'est pas venu à l'esprit que Dieu n'acquiert aucune connaissance, et qu'il a cependant la science de toutes choses, et dans cette science la

1. Liv. 2,C. 20,n. 35. - 2. Liv. 12,C. XV. - 3. C. 1,n. 1


prescience de l'avenir. De même en est-il pour ce qui est écrit: «Il n'y a de vie avec la raison que la vie de l'âme 1;» en effet, la vie en Dieu n'est pas sans la raison, puisque en lui est la vie souveraine et la souveraine raison. Et aussi ce que j'ai avancé plus haut: «Ce qui se comprend est toujours de la même manière 2;» puisque l'on comprend l'âme et qu'elle n'est pas toujours de la même manière. Mais ce que j'ai dit: «L'âme ne se peut séparer «de la raison éternelle, parce qu'elle ne lui est pas unie localement 3,» certes je ne l'aurais pas dit si j'eusse été alors assez instruit dans les Lettres sacrées pour me rappeler qu'il est écrit: «Vos péchés font une séparation entre «Dieu et vous 4». D'où il est donné à comprendre que l'on peut appliquer l'idée de séparation à des choses qui n'ont pas été unies par les lieux, mais incorporellement.

3. Qu'ai-je voulu signifier par ceci: «L'âme, si elle manque de corps, n'est pas dans ce monde 5?» Je ne saurais me le rappeler. En effet, est-ce que les âmes des morts ne manquent pas de corps, ou ne sont pas dans ce monde? Comme si les enfers n'étaient pas dans ce monde. Mais puisque j'ai regardé la privation du corps comme un bien, j'ai probablement voulu entendre sous le nom de corps les maux corporels. Que s'il en est ainsi, je me suis servi d'une expression trop inusitée. C'est aussi avec témérité que j'ai dit: «La souveraine essence donne au corps par le moyen de l'âme une forme par laquelle il est, tout autant qu'il est. Donc le corps subsiste par l'âme et il tient son être de cela même qui l'anime, soit universellement comme le monde, soit particulièrement comme tout animal dans le monde 6.» Tout cela est très téméraire. Ce livre commence par ces mots: «Si la science existe quelque part.»



CHAPITRE VI.

LIVRES DES ARTS LIBÉRAUX.


Vers le même temps, lorsque j'étais à Milan, me disposant à recevoir le baptême, je tentai aussi d'écrire les Livres des arts libéraux, interrogeant ceux qui étaient avec moi et qui n'éprouvaient pas d'éloignement pour des études de ce genre. Mon désir était de conduire ou de parvenir, comme à pas sûrs, aux

1. C. 4,n. 5. - 2. C 1,n. I. - 3. C. 6,n. 11. - 4 Is 59,2 - 5. C. 13,n. 22. - 6.C. 15,n. 24


choses incorporelles par les choses corporelles. Mais je ne pus achever que le livre de la Grammaire, qui fut ensuite perdu de ma bibliothèque, et six volumes sur la Musique, considérée dans ce qui a rapport avec ce qu'on nomme le Rhythme. Ces six livres, je les achevai après mon baptême, et étant en Afrique de retour d'Italie; je n'avais fait que les commencer à Milan. Des cinq autres arts que j'avais également abordés, c'est-à-dire la Dialectique, la Rhétorique, la Géométrie, l'Arithmétique et la Philosophie, j'avais seulement posé les principes et nous les avons également perdus; mais je pense qu'ils sont entre les mains de quelqu'un.







CHAPITRE VII.

DES MOEURS DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE ET DES MOEURS DES MANICHÉENS. - DEUX LIVRES.


1. J'étais baptisé, je me trouvais à Rome et je ne pouvais tolérer la jactance des Manichéens qui se vantent de la fausse et fallacieuse continence ou abstinence pour laquelle, afin de tromper les ignorants, ils se préfèrent aux vrais chrétiens, avec qui ils ne sont pas dignes d'être comparés. J'écrivis donc deux livres, l'un sur les Moeurs de l'Eglise catholique, l'autre sur les Moeurs des Manichéens.

2. Dans celui qui traite des moeurs de l'Eglise catholique, j'ai apporté un témoignage où on lit: «A cause de vous, nous sommes «frappés tout le jour; on nous regarde comme es brebis de tuerie 1.» J'ai été trompé par une faute de mon exemplaire, et je ne me souvenais pas assez des Ecritures, avec lesquelles je n'étais pas encore familier. Les autres exemplaires ne portent pas: «à cause de vous, nous sommes frappés tout le jour;» mais «nous sommes frappés de mort» ou, comme disent d'autres, «nous sommes mis à mort.» Ce sens est indiqué comme le plus vrai par les versions grecques, et c'est de cette langue, d'après la traduction des Septante, que les anciennes Ecritures divines ont été transportées en latin. Cependant, je me suis beaucoup appuyé sur ce texte dans ma discussion 2,et je ne réprouve nullement comme faux ce que j'ai dit sur le fond des choses. Seulement, je n'ai pas démontré suffisamment par ces paroles la concordance que je désirais établir entre l'Ancien et le Nouveau Testament. D'où est venue mon

1. Ps 43,22 Rm 8,36 - 2. Liv. 1,C. 9,n. 14, 15


erreur, je l'ai dit; d'ailleurs, j'ai démontré cette concordance par beaucoup d'autres témoignages 1.

3. Semblablement, et presqu'aussitôt après, j'ai invoqué un passage du livre de la Sagesse, d'après mon exemplaire, où on lisait: «La sagesse enseigne la sobriété, la justice et la vertu 2.» De cette citation j'ai déduit des choses très-vraies, mais à l'occasion d'une faute de copie 3. Quoi de plus vrai en effet que de soutenir que la sagesse enseigne la vérité de la contemplation, que je supposais signifiée par le nom de sobriété; et la probité des actes, que je croyais figurée par les deux autres mots justice et vertu? Or, les manuscrits les plus authentiques de la même version disent: «Elle enseigne la sobriété et la sagesse, la justice et la vertu.» Le traducteur latin a nommé ici les quatre vertus qui sont le plus souvent dans la bouche des philosophes; appelant sobriété la tempérance, donnant à la prudence le titre de sagesse, énonçant la force par le mot de vertu, et réservant à la justice seule son propre nom. Mais beaucoup plus tard nous avons trouvé dans les exemplaires grecs que ces quatre vertus portent, dans le livre de la Sagesse, les mêmes noms que leur donnent les Grecs. Ce que j'ai emprunté au livre de Salomon: «Vanité des vaniteux, dit l'Ecclésiaste 4,» je l'ai lu dans plusieurs textes, mais le grec ne l'a pas. Il dit: «Vanité des vanités.» Je ne l'ai vu qu'après. Je me suis assuré que le latin était plus exact, en disant des vanités plutôt que des vaniteux. Toutefois les déductions que j'ai tirées de ce texte fautif sont parfaitement légitimes, comme on peut s'en assurer 5.

4. Quant à ce que j'ai dit: «Celui-là même que nous voulons connaître, c'est-à-dire Dieu, commençons par l'aimer d'un entier amour 6;» il aurait mieux valu employer le mot sincère, que le mot entier; car il ne faudrait pas que l'on pût supposer que l'amour de Dieu ne pourra pas être plus grand lorsque nous le verrons face à face. Que l'on veuille donc bien accepter cette expression en ce sens que l'entier amour soit le plus grand que nous puissions espérer, tant que nous marchons dans la foi; il sera en effet plus complet, il sera absolument complet, mais par la claire vue. De même en parlant de ceux qui

1. Ibid. C. 16,n, 26-29. - 2. Sap. 8,7. - 3. Liv. 1,C. 16,n. 27.- 4. Eccles. 1,2.- 5. Liv. 1,C. 21,n. 39. - 6. Liv. 1,C. 25,n. 47


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secourent les pauvres, ce que j'ai écrit: «Ils sont appelés miséricordieux quand même ils seraient assez sages pour n'être plus troublés par aucune souffrance d'esprit 1,» ne se doit point prendre comme si j'avais prétendu qu'il y a dans cette vie de tels sages; je n'ai pas dit: «parce qu'ils sont» mais «quand même ils seraient.»

5. En un autre endroit, je me suis exprimé ainsi: «Mais lorsque cette charité fraternelle il aura nourri l'âme attachée à votre sein et l'aura fortifiée jusqu'à la rendre capable de suivre Dieu; aussitôt que sa majesté aura commencé à se dévoiler à l'homme autant qu'il lui suffit pendant son séjour sur cette terre, l'ardeur de la charité s'allume tellement, et c'est un tel incendie d'amour divin, que tous les vices sont consumés, l'homme purifié et sanctifié, et que la divinité de cette parole sacrée: Je suis un feu dévorant 3,se manifeste avec éclat.» Les Pélagiens pourraient penser que j'ai affirmé la possibilité d'une telle perfection dans la vie mortelle: qu'ils ne se l'imaginent point. Cette ardeur d'amour capable de monter à la suite de Dieu, et de consumer tous les vices, peut naître et grandir en cette vie; mais quant à achever ce pourquoi elle naît, et délivrer l'homme de tout vice, elle ne le peut. Cependant une aussi grande merveille s'accomplit par cette même ardeur d'amour, quand elle peut l'être et là où elle le peut, ainsi: comme le baptême de la régénération purifie de la culpabilité de tous les péchés qu'entraîne la tache originelle ou qu'a contractée l'iniquité humaine; de la même manière cette perfection purifie de toute la souillure des penchants mauvais dont l'infirmité humaine ne peut être exempte en cette vie. C'est dans ce sens, en effet, que doit être comprise cette parole de l'Apôtre: «Le Christ a aimé l'Eglise et s'est livré lui-même pour elle; la purifiant dans le baptême de l'eau par la parole, afin qu'elle parût devant lui une Eglise glorieuse, sans tache, sans rides, sans quoi que ce fût de ce genre 4.» Car ici-bas est le baptême de l'eau par la parole, au moyen duquel l'Eglise est purifiée. Or, quand l'Eglise entière dit ici-bas: «Remettez-nous nos offenses 5,» elle n'est pas sans tache, sans ride, sans défaut de ce genre; et cependant c'est de ce qu'elle reçoit ici-bas

1. Liv. 1,C. 27,n. 53. - 2. Ibid. C. 30,n. 64. - 3. Dt 4,24 He 12,29 - 4. Ep 5,25-27 - 6. Mt 6,12


qu'elle s'élève à la perfection, à cette gloire qui n'est pas d'ici-bas.

6. Dans l'autre livre qui a pour titre: Des Moeurs des Manichéens, ce que j'ai avancé en ces termes: «La bonté de Dieu dispose tellement toutes les défections qu'elles sont là où elles doivent être le plus convenablement, jusqu'à ce que par un mouvement ordonné elles reviennent au point d'où elles s'étaient éloignées 1,» ne doit pas être pris comme si toutes ces choses revenaient au point d'où elles se sont écartées, ainsi que le croyait Origène; mais seulement les choses qui sont sujettes à retour. Ainsi ceux qui sont punis du feu éternel ne reviennent pas à Dieu, qu'ils ont abandonné. C'est cependant la loi de toutes les défections de demeurer là où elles doivent être le plus convenablement; aussi ces damnés qui ne reviennent pas demeurent plus convenablement dans le supplice. Ailleurs j'ai dit: «Presque personne ne doute que les scarabées ne vivent de leurs excréments cachés et mis en boules 2;» mais beaucoup de gens en doutent, et il en est même qui n'en ont jamais entendu parler. Cet ouvrage commence par ces mots: «Nous avons assez fait, je pense, dans nos autres livres....»








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