Augustin contre Sécundinus.

6. Supposons qu'au point de vue même de la substance divine, Jésus-Christ ne soit pas le Fils unique du Père, qu'il ait des frères puisés; comment pourrait-il en être le Roi? Direz-vous qu'il était le plus fort parce qu'il était l'aîné? Une telle réponse vous ferait rougir; mais alors que répondrez-vous? Calmez votre indignation, restez calme et rendez-vous capable de contempler la vérité sans y mêler d'obstination. Dites-moi donc comment, dans cette substance divine et éternelle, vous comprenez que Jésus-Christ ne soit que le Fils premier-né; est-il seulement l'aîné en ce sens que d'autres frères soient nés après lui? pourriez-vous me dire de combien d'heures, de jours, de mois ou d'années sa naissance a précédé celle de ses frères? Est-ce d'après l'intervalle temporel que ces naissances se spécifient? Si ce n'est pas par le temps, c'est donc par l'excellence même et par le degré de dignité et de majesté, en sorte que si Jésus-Christ a mérité la royauté sur ses frères, c'est parce qu'il est né en quelque sorte dans une autre royauté. Direz-vous qu'il a sur ses frères une priorité temporelle, en ce sens qu'il est né avant eux et qu'il fut un temps où ils n'étaient pas? Que pensez-vous d'un tel blasphème?


1. Rm 8,32 - 2. Jn 1,12-14

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Ne voyez-vous pas dans quel gouffre d'impiété vous vous précipitez, si dans la nature suprême de Dieu vous admettez une succession de temps et d'époques, jusqu'à croire qu'à tel moment elle fut ce qu'elle n'était pas auparavant? Ou bien admettez-vous la nécessité où étaient les lumières de marcher contre la nation des ténèbres, en sorte que ces départs successifs des lumières sont pour vous ce que vous appelez des générations,, générations temporelles destinées à combattre temporellement? Une seule lumière ne suffisait donc pas pour remporter la victoire, il fallait toute la vertu divine pour terminer cette guerre? S'il fallait un grand nombre de lumières, pourquoi ne pas les lancer toutes à la fois. Est-ce donc qu'elles n'étaient pas spirituelles, est-ce que l'issue n'était pas assez vaste, de manière que celui qui a eu le bonheur de sortir le premier, a mérité par là d'être appelé le premier-né et de régner sur ses frères? Je ne veux pas examiner chacun des détails en particulier, car je craindrais de fatiguer votre attention. Elevez donc vos pensées plus haut, secouez les obscurités de la discussion. A mes yeux, tout cet échafaudage de lieux, de temps, de mouvements, de sorties, de ruines, ne peut s'appliquer qu'à une nature changeante; et pourtant, quoique changeante, cette nature n'a d'autre principe d'existence que la création même de Dieu; autrement l'Apôtre n'aurait pas dit: «Ils ont adoré et servi la créature de préférence au Créateur qui est béni dans tous les siècles (1)».


7. Dans ce texte de l'Apôtre il y a deux points nécessaires à considérer entre nous D'abord, s'il y avait une seule créature étrangère à Dieu, l'Apôtre ne pourrait plus dire que Dieu en est le Créateur; ensuite, si le Créateur et la créature étaient d'une seule et même substance, on ne pourrait plus faire un reproche aux hommes de ce qu'ils ont servi la créature de préférence au Créateur; car, que l'on serve l'un ou l'autre, ce serait toujours à la même nature et à la même substance que l'on resterait uni. De même qu'on ne peut adorer le Fils sans adorer le Père, parce qu'il y a entre eux unité de nature; de même on ne pourrait servir la créature sans servir par là même le Créateur, s'ils étaient l'un et l'autre d'une seule et même substance. Avec un peu de réflexion vous pouvez conclure de là qu'il y a une distance


1. Rm 1,25

infinie entre le Créateur et la créature, et dès lors, que la génération dans le Créateur ne peut avoir pour terme une simple créature; autrement la créature, loin d'être inférieure à Dieu, serait à son égard dans une parfaite égalité de substance; l'adorer ce serait adorer le Créateur lui-même. Or, l'Apôtre réprimande vivement et couvre de honte ceux qui ont adoré et servi la créature de préférence au Créateur; quelle preuve plus évidente pouvait-il donner de leur différence dé nature? De même qu'on ne peut voir le Fils, c'est-à-dire le comprendre, qu'on ne comprenne en lui le Père, selon cette parole: «Celui qui me voit, voit aussi mon Père (1)»; de même le Fils ne peut être honoré sans que le Père soit honoré en lui. Si donc la créature était Fils de Dieu, celle-ci ne serait jamais honorée sans que le Créateur le fût par le fait même, et dès lors il n'y aurait plus lieu de condamner ceux qui ont honoré la créature de préférence au Créateur. Vous comprenez, je pense, qu'il ne vous est pas permis d'appeler Jésus-Christ le premier-né de l'ineffable et auguste Majesté et le Roi des lumières, à moins que vous ne renonciez au manichéisme, et qu'alors vous puissiez établir une distinction entre le Créateur et la créature. Alors aussi vous comprendrez que Jésus-Christ est le Fils unique de Dieu en tant qu'il est le Verbe de Dieu, Dieu en Dieu, immuable et éternel comme Dieu, et pouvant ainsi sans usurpation se dire en tout égal à Dieu (2). Vous comprendrez qu'il est le premier-né de toute créature, en ce sens que tout a été créé en lui et par lui, au ciel et sur la terre, les choses visibles et les choses invisibles. Vous connaissez, je pense, les paroles de l'Apôtre aux Colossiens (3).


8. Si donc je vous demande de quoi a été tirée toute créature qui, quoique bonne en elle-même, est cependant inférieure au Créateur et muable par nature, quoique Dieu soit essentiellement immuable, il vous est impossible de me répondre, à moins que vous ne consentiez à avouer qu'elle a été tirée du néant. Maintenant, que cette créature vienne à pécher, du moins celle qui en est capable, n'est-il pas évident que par là elle retourne au néant, non pas sans doute pour y devenir néant, mais pour s'en rapprocher en perdant de sa force et de sa vigueur? Que cette force et cette vigueur continuent à diminuer de plus en plus; est-ce que, à la fin, le dernier état ne serait pas


1. Jn 14,9 - 2. Ph 2,6 - 3 Col 1,15-16

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le néant? Se détacher volontairement des fondements inébranlables de la vérité, pour suivre des opinions essentiellement caduques et changeantes, c'est de sa part aimer la vanité. Quand elle en subit le juste châtiment, l'empire de la vanité s'impose à elle contre sa volonté. De là ce mot de l'Apôtre: «Toute créature est soumise à la vanité, et ce n'est pas volontairement (1)», car l'homme n'est que vanité. En effet, il y a dans l'homme une partie invisibles l'esprit, et une partie visible, le corps; voilà pourquoi en parlant de l'homme, nous disons que toute créature est en partie visible et en partie invisible; il n'en est pas de même des animaux, car ils sont privés de la partie intellectuelle. Dans cet état l'homme conserve pourtant l'espérance, parce qu'il compte sur la miséricorde de son Libérateur, sur la rémission des péchés et l'adoption de la grâce. Au contraire, si vous soutenez que la créature qui, quoique bonne, est cependant inférieure au Créateur et essentiellement muable, n'a pas été tirée du néant parle Père, par l'organe du Fils, dans la bonté du Saint-Esprit, c'est-à-dire par la Trinité consubstantielle, éternelle et immuable, vous tombez logiquement dans des absurdités sacrilèges; vous serez réduit à dire, par exemple, que Dieu a engendré de lui, même un être qui n'est pas égal à celui qui l'a engendré et qui peut devenir victime de la vanité. Direz-vous que celui qui engendre et que celui qui est engendré sont égaux, alors vous les condamnez tous les deux à la mutabilité. Se peut-il une impiété plus grande que de croire et de formuler de telles erreurs? quel aveuglement et quelle perversité de préférer avilir Dieu plutôt que de travailler soi-même à devenir meilleur! Dire que Dieu est muable, cela vous paraîtrait une impiété trop manifeste, vous vous y refusez; et par contre, vous faites de la créature un être immuable, afin de pouvoir l'égaler au Créateur, et soutenir que le Créateur et la créature sont d'une seule et même substance. Dans ce cas, relisez votre lettre, vous trouverez la réponse. En effet, d'où vient donc cette âme que vous placez au milieu des esprits et à laquelle vous soutenez que «dès le principe sa nature a donné la victoire?» Vous lui proposez ensuite une loi et une condition; car, «si elle agit de concert avec l'esprit des vertus, elle participera avec lui à la vie éternelle et elle possédera ce


1. Rm 8,20

royaume auquel le Seigneur nous convie; si au contraire elle se laisse entraîner par l'esprit des vices, et qu'après son consentement donné elle fasse pénitence, elle obtiendra le pardon de ses souillures». Vous reconnaissez ces paroles de votre lettre, vous reconnaissez donc aussi que vous avez affirmé de l'âme qu'elle est changeante et muable par nature. Consentir à l'esprit des vices, puis faire pénitence, n'est-ce pas passer du mal au bien? n'est-ce pas changer? Constatons cet aveu qui vous a été arraché par l'évidence de la vérité. Votre . âme, si vous en doutiez, vous convaincrait elle-même de sa mutabilité; elle vous rappellerait le nombre de fois que, depuis votre naissance, elle a changé de volonté, de doctrine et de consentement; et pour cela elle n'aurait besoin d'aucun document extérieur.


9. Mais en affirmant l'immutabilité de l'âme, peut-être pensez-vous pouvoir vous. appuyer sur les paroles suivantes: «Car elle n'a pas péché par sa propre volonté, mais sous l'impulsion et la direction d'un autre; en effet, elle est gouvernée par le mélange de la chair et non par sa propre volonté». Par ces paroles vous voulez dire, sans doute, que l'âme par sa propre nature est immuable, mais que mélangée à une autre nature elle devient changeante. Remarquez donc que l'on ne vous demande pas s'il en est ainsi, mais pourquoi il en est ainsi. On a dit d'Hector, d'Ajax et même de tous les hommes et de tous les animaux, que leurs corps seraient appelés invulnérables s'il pouvait arriver que jamais aucune blessure ne les atteignît. Le corps seul d'Achille, si l'on en croit certaines fictions poétiques, fut regardé comme invulnérable; cependant il put être atteint sur un point, sur ce point dès lors il ne fut point invulnérable. Si l'âme était immuable, aucun mélange, quel qu'il soit, ne pourrait la faire changer; comme un corps, s'il est invulnérable, ne peut être blessé par le contact ou le choc de quoi que ce soit. Nous, catholiques, nous disons du Verbe de Dieu qu'il est essentiellement immuable et incorruptible; en conséquence nous n'hésitons pas à enseigner que, revêtant une chair mortelle et vulnérable, afin de nous apprendre à mépriser la mort et toutes les souffrances corporelles, il a réellement pris naissance dans le sein d'une Vierge. Vous, au contraire, parce que vous poussez la perversité jusqu'à admettre que le Fils de Dieu est corruptible, vous (464) craignez de le mettre en contact avec la chair; comme vous le proclamez de la même nature que l'âme, vous assurez qu'étant mêlé à la chair il subirait un véritable avilissement. Voyons, choisissez: Admettez-vous que Dieu est un être muable, et que de sa substance muable le Père a engendré son Fils également muable? vous sentez toute l'impiété d'une pareille doctrine; ou bien admettez-vous que Dieu est immuable, mais que de sa substance il a engendré un Fils muable? cette seconde proposition ne doit pas vous paraître moins absurde et impie; ou bien admettez-vous non-seulement que Dieu est immuable, mais que de sa substance il a engendré son Fils également immuable, et par là même étant comme lui le bien suprême et souverain? quant aux autres biens inférieurs, que nous appelons les créatures, admettez-vous qu'ils ne sont pas. de sa substance, autrement ils lui seraient égaux; que parce qu'ils sont de véritables biens, c'est Dieu qui les a créés; que parce qu'il les a tirés du néant, ils ne lui sont pas égaux? Si c'est là votre croyance, vous cessez d'être impie, vous oublierez les Perses et vous serez des nôtres.


10. L'Apôtre a dit: «Nous n'avons pas à lutter contre la chair et le sang, mais contre les principautés et les puissances (1)»; car, en suivant la pente de leur volonté impie, elles descendent jusqu'à l'amour (le leur propre faste et de leur honneur personnel, et par jalousie ferment aux âmes pieuses tout retour vers le bien. Toutefois, entre votre opinion et notre foi, voici la différence: Selon vous, ces princes issus d'une nature qui leur est propre, et que Dieu n'a ni engendrée ni créée et qui lui était contiguë par l'effet d'une éternelle proximité, ont fait la guerre à Dieu avant même tout mélange du bien et du mal. Quel mal, dès lors; n'a-ce pas été pour Dieu de se voir réduit à la nécessité d'unir à ces princes sa propre substance, malgré la certitude où il était qu'elle serait souillée, troublée, soumise à l'erreur et à l'oubli d'elle-même, à tel point qu'elle aurait besoin d'un libérateur, d'un maître, d'un sauveur! Vous voyez à quelles folies il faut avoir recours quand on a rivé sur soi les chaînes de l'impiété. Pour nous, la foi catholique nous enseigne que seul le néant absolu est contraire à Dieu qui est l'Etre par essence; quant à ce qui existe, son existence n'a d'autre principe que Dieu lui-même, et à ce titre tout


1. Ep 6,12

ce qui existe est bon; toutefois cette bonté a des degrés. Ainsi, parmi tous ces biens sortis des mains du Créateur et distribués dans une progression parfaite, les uns occupent des places et des lieux différents et déterminés: ce sont tous les biens corporels; les autres tirent leur excellence de leurs avantages naturels: à ce titre l'âme l'emporte sur le corps; les autres, des droits qu'ils ont acquis à la récompense ou au châtiment: à ce point de vue l'âme jouit du repos ou devient victime de la douleur. Quant à ces princes contre lesquels l'Apôtre déclare que nous avons à lutter, avant de nuire ils subissent déjà le châtiment de leurs péchés. En effet, avant qu'un envieux cherche à nuire, il est déjà pour lui-même son propre tourment. D'un autre côté, ce sont les plus forts qui nuisent aux plus faibles; car pour l'emporter sur quelqu'un il faut être le plus fort; nous pouvons remarquer cependant que dans l'état où les a jetés leur iniquité, ces princes sont plus faibles qu'ils n'auraient été s'ils avaient persévéré dans leur premier état et dans la justice. Il importe aussi de savoir d'où peut venir cette supériorité de forces; est-ce du corps? sur ce point les hommes le cèdent aux chevaux; est-ce de la nature de l'âme? l'âme qui a la raison l'emporte sur celle qui en est privée; est-ce des affections du coeur? l'homme vertueux est plus fort que le pécheur; est-ce de la puissance hiérarchique? le général l'emporte sur le soldat ou sur le gouverneur de province. Quant à la puissance en elle-même, il est hors de doute qu'elle est accordée par la souveraine puissance de Dieu; si les méchants se soulèvent contre les bons, c'est-à-dire les pécheurs contre ceux qui sont déjà en possession de la justice ou qui s'efforcent d'y arriver, c'est Dieu lui-même qui leur donne ce pouvoir, soit pour éprouver ces justes par la patience (1), soit pour ranimer leur espérance, soit pour les faire servir de modèles aux autres. «Sachant, dit l'Apôtre, que la tribulation produit la patience; la patience, la pureté et la pureté l'espérance (2)». Ce genre de combat se réalise quand un fidèle lutte contre les princes des anges prévaricateurs et contre les esprits d'iniquité; ceux-ci reçoivent la puissance de tenter, le fidèle reçoit celle d'accomplir les préceptes. Il suit de là que ces princes triomphent dans les choses de moindre importance, et sont vaincus dans les


1. 1Co 11,19 - 2. Rm 5,3-4

465

choses les plus importantes; ils triomphent souvent du corps à cause de sa faiblesse, mais ils sont vaincus par l'âme qui est plus puissante. Quand ils usent de violence, c'est par la patience qu'on les combat, et il faut la prudence quand ils emploient la ruse; parce moyen ils n'obtiennent de nous aucun consentement, soit qu'ils essaient de nous dompter par la violence, soit qu'ils cherchent à nous tromper par la ruse. Mais n'oublions pas que la vertu et la sagesse appartiennent à Dieu, et que c'est par elle qu'il a créé toutes choses; voilà pourquoi quand, parmi les créatures, celles qui sont supérieures s'abaissent vers celles qui sont inférieures, ce qui constitue le péché et le mal, la force singe la vertu et la ruse la sagesse. Qu'au contraire, elles se relèvent de cet abaissement, la magnanimité imite la vertu, et la science imite la sagesse. Les pécheurs imitent Dieu le Père par leur orgueil impie, et les justes l'imitent par une pieuse libéralité. Les pécheurs par leur cupidité et les justes par leur charité, imitent le Saint-Esprit; toutefois, si vicieuse que soit pour les uns, si louable que soit dans les autres cette imitation de Dieu en qui et par qui toutes les natures ont été créées, il est certain que l'homme peut s'en éloigner à différents degrés. Supposé même qu'un combat s'élève entre ceux qui imitent Dieu pour s'avancer dans le bien, et ceux qui l'imitent en prenant le parti du mal, l'imitation de ces derniers est toujours vaincue par l'imitation des premiers; plus les uns s'élèvent par l'orgueil, plus ils sont abaissés; et plus les autres s'abaissent par l'humilité, plus ils s'élèvent en réalité.

Si l'on comprend difficilement pourquoi ceux qui sont les plus forts par l'esprit, sont les plus faibles parle corps, je trouve tout naturel que ceux qui ont été luis en liberté par la rémission de leurs péchés, subissent l'épreuve de la mortalité du corps en attendant qu'ils soient couronnés du diadème de l'immortalité. On échappe difficilement au châtiment; pour y échapper il faut l'avoir mérité. De là ces paroles de l'Apôtre: «Si Jésus-Christ est en vous, quoique votre corps soit mortel à cause du péché, votre esprit est vivant à cause de la justice. Car si l'esprit de Celui qui a ressuscité Jésus-Christ d'entre les morts, habite en vous, Celui qui a ressuscité Jésus-Christ d'entre les morts donnera aussi la vie à vos corps mortels, à cause de son Esprit qui habite en vous (1)». En punition de son péché, l'âme est condamnée à vivre avec une chair de péché; si elle se retourne vers Dieu et aspire à devenir meilleure, elle cesse aussitôt de vivre selon la chair; bien plus, si elle cherche sérieusement à perfectionner sa chair, elle méritera d'avoir un corps immortel; mais ce bonheur ne lui sera accordé qu'à la fin des temps, quand la mort, notre dernière ennemie, sera détruite, quand ce corps corruptible aura revêtu l'incorruptibilité. Il n'est pas ici question de ce globe fabuleux dont vous faites grand bruit, mais de ce changement dont il est dit: «Nous ressusciterons tous, mais tous nous n'obtiendrons pas l'immutabilité». L'écrivain sacré venait de dire: «Et les morts ressusciteront incorruptibles, et nous jouirons de l'immutabilité»; expliquant ensuite cette immutabilité, il ajoute: «Il faut que ce corps corruptible revête l'incorruptibilité, et que ce corps mortel revête l'immortalité». C'est ainsi qu'il traitait cette importante question de la résurrection, qu'il avait posée.en ces termes: «Mais, dira quelqu'un, comment les morts ressusciteront-ils? Quel sera leur corps (2)?» Lisez attentivement tout ce passage, déposez pour cette lecture tout esprit d'obstination et de chicane, conjurez Dieu de verser en vous ses lumières et son secours, et vous reconnaîtrez la vérité de mes paroles. Maintenant revenez au sujet que nous traitons, et comprenez, si vous le pouvez, la portée de mon langage; je n'ai pas à dire que les justes combattent contre le néant; mais contre ces substances qui sont tristement déchues, parce qu'elles n'ont pas persévéré dans la vérité.


11. Déchoir, ce n'est pas encore retomber dans le néant, mais c'est y tendre ou s'en rapprocher. Quand les choses supérieures se rapprochent des choses inférieures, celles-ci restent ce qu'elles sont; mais les autres déchoient et tombent dans un état inférieur; je ne veux pas dire qu'elles s'assimilent entièrement aux choses vers lesquelles elles s'inclinent; mais, dans ce qu'elles sont, elles éprouvent une diminution plus ou moins sensible. Ainsi en s'inclinant vers le corps, l'âme pour cela ne devient pas corps; cependant elle se matérialise,d'une certaine manière, sous l'influence de cet appétit défectif. De même quand, dans sa sublimité, la nature angélique se fut complu en elle-même, elle sentit ses affections s'incliner


1. Rm 8,10-11 - 2. 1Co 15,26 1Co 15,51-53 1Co 35

466

vers ce qui lui était inférieur; elle-même devint inférieure à ce qu'elle était, et peu à peu elle tendit au néant. En effet, plus une nature diminue, plus elle se rapproche du néant. Or, quand ces défaillances sont volontaires, elles sont criminelles et prennent le nom de péché. Quand elles sont suivies de leur châtiment, nous avons aussitôt à souffrir dans notre volonté les incommodités, les chagrins, les douleurs, les adversités; d'où il suit, en toute justice, que le péché est puni par des supplices ou purifié par des épreuves. Etudiez sérieusement cette économie de l'expiation, et vous cesserez de vous attaquer aux natures elles-mêmes et d'incriminer les substances. Si vous désirez sur cette matière de plus longs développements, lisez les trois livres où j'ai traité du libre arbitre, vous les trouverez à Nole en Campanie, chez Paulin, ce grand serviteur de Dieu.


12. Mais j'oublie que ce n'est qu'une lettre, déjà beaucoup trop longue, que j'écris pour répondre à la vôtre. J'avais promis de trouver dans votre lettre toutes les raisons possibles pour vous persuader de la fausseté de votre croyance et de la vérité de la foi catholique. Si j'ai parlé d'autres écrits, c'était pour me soustraire à la nécessité de dire partout la même chose. Il y a un point qui nous sépare, le voici Vous prétendez que le mal est une substance; nous, au contraire, nous voyons dans le mal, non pas une substance, mais la tendance en vertu de laquelle une nature supérieure s'incline et descend vers ce qui lui est inférieur. Ecoutez vos propres enseignements. Vous affirmez dans votre lettre que l'âme est amenée au péché, non pas par sa propre volonté, mais par son mélange avec la chair. Aussitôt, vous apercevant sans doute- que s'il, en est ainsi, toute âme doit chercher son secours dans le Dieu tout-puissant, et qu'aucune ne peut être condamnée, puisque, ce n'est pas volontairement qu'elle a péché; forcé par là de conclure à l'absurdité du système par lequel Manès établit que les âmes, même celles qui viennent du royaume de la lumière, sont terriblement punies, saisissant donc le faible de votre argumentation, vous ajoutez avec une habileté que j'admire: «Mais si, quand elle se connaît, elle consent au mal et ne s'arme pas contre l'ennemi, son péché devient l'oeuvre propre de sa volonté». C'est bien, vous avez raison d'avouer que l'âme peut pécher par sa propre volonté. Mais quel est donc le mal auquel elle ne peut donner son consente ment, sans pécher par sa propre volonté? Ce mal ne peut être que celui dont vous faites une substance.


13. Il y a dans cette proposition trois choses que je remarque et que, sans doute, vous remarquez aussi vous-même. D'abord l'âme qui consent au mal; en second lieu le mal auquel elle consent; en troisième lieu le consentement lui-même; ce consentement, en effet, vous ne me direz pas que c'est l'âme elle-même, mais un acte de l'âme. Quant à l'âme, il est certain qu'elle est une substance; d'après votre opinion, le mal auquel l'âme consent est également une substance; reste le consentement, est-il une substance, ou bien direz-vous qu'il est dans la substance? Si vous en faites une substance, ce n'est plus deux substances que nous avons, mais trois. Comme vous n'en voulez que deux, vous direz sans doute que le consentement est de la même substance que l'âme elle-même. Alors, dites-moi, ce consentement est-il bon ou mauvais? S'il est bon, il devient impossible d'admettre que l'âme pèche, quand elle consent au mal. Et cependant l'évidence elle-même proclame, et vous écrivez vous-même que l'âme pèche alors par sa volonté. Ce consentement est donc mauvais; conséquemment la substance de l'âme est elle-même mauvaise, puisque cette substance et le consentement ne font qu'une seule et même substance. Vous voyez à quelle extrémité vous êtes réduit; car il ne s'agit plus pour vous de soutenir l'existence de deux substances, l'une bonne et l'autre mauvaise, mais de deux substances également mauvaises. Attribuerez-vous le consentement coupable, non pas à l'âme, mais au mal auquel ce consentement est donné? J'avoue que par cet ingénieux moyen vous conservez deux substances, mais l'une est bonne tandis que l'autre est mauvaise; l'âme reste bonne, tandis que le consentement mauvais, comme le mal auquel il est donné, forme la substance mauvaise. Ce moyen est ingénieux, mais n'est-il pas d'une absurdité évidente? En effet; si l'âme ne consent pas, ce n'est pas d'elle que vient le consentement; or, il est évident que c'est l'âme elle-même qui consent, le consentement est donc son oeuvre propre. D'un autre côté, si ce consentement est mauvais, il est clair que ce mal vient de l'âme. En soutenant que le mal qui (467) affecte le consentement a pour principe le mal auquel l'âme consent, on est en droit de conclure que ce mal n'existait es avant que l'âme y consentît. Quelle espèce de bien est donc cette âme dont la présence double le mal ou du moins l'augmente?


14. De plus, si ce consentement, tout mauvais qu'il soit, est une substance, nous devons conclure qu'il est au pouvoir de l'âme de rendre une substance bonne ou mauvaise. La raison en est que le consentement est au pouvoir de l'âme, car autrement il cesserait d'être pour l'âme un acte volontaire. Mais n'avouez-vous pas que c'est par sa volonté que l'âme pèche? Il suit de là, comme je l'ai dit, qu'il est au pouvoir de l'âme de faire qu'une substance mauvaise soit ou ne soit pas; et cette substance, que peut-elle être autre chose qu'une nature proprement dite? Nous voilà donc dans la nécessité d'admettre l'existence d'une nature qui n'est pas naturelle à l'âme, puisque, si elle ne le voulait point, cette nature n'existerait pas; d'un autre côté, cette nature n'est pas plus naturelle au mal auquel l'âme consent volontairement, car vous ne pouvez regarder comme naturel à la nation des ténèbres, un mal qui dépend absolument d'une volonté étrangère, c'est-à-dire de la volonté de l'âme. A quoi donc annexerons-nous cette nature, c'est-à-dire ce consentement, si nous ne pouvons le rapporter ni à l'âme ni à la nation des ténèbres? Je ne vois plus qu'un moyen, c'est d'admettre l'existence de trois espèces de natures, quoique Manès n'en accepte que deux. Il n'y en avait que deux dans le principe; mais depuis qu'est survenu le consentement, il y en a nécessairement trois. Cette troisième substance est née tout à la fois de l'âme par le consentement qu'elle a donné, et du mal auquel elle l'a donné. Mais remarquons que de ces deux natures qui lui ont donné naissance, l'une est bonne et l'autre mauvaise; je voudrais donc savoir pourquoi le fruit de l'une et de l'autre n'est pas quelque chose de neutre qui ne serait ni bon ni mauvais. L'union d'un cheval et d'une ânesse produit un être qui n'est ni cheval ni âne, il devrait en être de même de ce qui naît tout à la fois d'une nature bonne et d'une nature mauvaise. Or, vous dites de ce consentement qu'il est mauvais, puisque vous affirmez que l'âme pèche volontairement quand elle consent au mai. Vous représenteriez-vous par hasard les deux natures, bonne et mauvaise, sous la figure des deux sexes? De même donc que l'union des deux sexes produit un être qui est de l'un ou de l'autre de ces deux sexes; de même de l'union du bien et du mal sortirait une nature qui ne pourrait être ou bonne ou mauvaise, mais qui serait nécessairement mauvaise? S'il en est ainsi, que devient donc la nature victorieuse de l'âme? Serait-elle réduite à un tel état d'impuissance qu'elle ne puisse enfanter un autre bien? Ensuite, vous ne remarquez donc pas que vous ne parlez que de la diversité des sexes et non de la diversité des natures? En effet, s'il y avait diversité de nature entre le bien et le mal, tout ce qui pourrait sortir de leur union, ce serait une troisième nature qui ne serait ni bonne ni mauvaise; ou plutôt, leur union serait frappée de stérilité, elle ne pourrait produire aucune substance. Je citais tout à l'heure l'exemple du cheval et de l'ânesse, dont l'union produit le mulet, qui n'est à proprement parler ni cheval ni âne; combien plus devrait-il en être ainsi, quand il s'agit de la diversité suprême du bien et du mal? Enfin, toujours est-il que si, par impossible, une troisième nature était produite, cette nature ne serait assurément pas mauvaise, lors même qu'elle ne pourrait être bonne. Pour sortir de ces rêves et de ces absurdités, il n'y a qu'un moyen, c'est d'avouer sans détour que ce consentement, tout mauvais qu'il soit, n'est pas une substance distincte, mais l'acte ou le produit d'une substance.


15. De quelle substance? C'est ce qu'il nous faut rechercher. Mais l'évidence est ici la seule réponse; car si la persuasion réside dans celui qui persuade, où peut se trouver le consentement, si ce n'est dans la nature qui consent? L'âme, quand elle consent au mal, est une substance; mais le consentement n'est pas une substance. Cela suffit, je pense, pour vous convaincre que le consentement réside dans la volonté même; c'est ce consentement qui constitue le péché, comment pourrait- il ne pas être mauvais? De là vous pouvez conclure que le mal peut exister dans une substance bonne en elle-même, c'est-à-dire dans l'âme, sans que pour cela le mal soit une substance; tel est, en particulier, le consentement; il suffit qu'il soit mauvais pour qu'on puisse dire de l'âme qu'elle est mauvaise. Elle l'est, en effet, quand elle pèche. et elle pèche quand elle consent au mal. Ainsi cette âme, (468) en tant que substance, est bonne en elle-même, mais elle devient mauvaise quand le mal entre en elle, sans qu'il soit pour cela une substance, et il y entre quand elle donne son consentement au mal. En effet, un tel consentement prouve en elle non pas un progrès, mais une défaillance. Elle défaille quand elle consent au mal, elle perd quelque chose de ce qu'elle était, elle n'a plus la valeur qu'elle avait quand, fidèle à la vertu, elle n'avait encore donné aucun consentement au mal; enfin, elle s'amoindrit d'autant plus qu'elle incline davantage vers ce qui est moindre. Or, plus elle s'amoindrit, plus elle se rapproche du néant; car ce qui diminue de plus en plus, tend de plus en plus à cesser d'être. Sans doute, elle n'en arrivera jamais à ce point, mais je tenais à constater que toute diminution est un commencement de destruction. Ouvrez donc les yeux, et comprenez que c'est un bien d'être une substance, et que le mal, dès lors, est une diminution dans la substance. Toutefois, pour qu'une diminution soit coupable, elle doit être volontaire; c'est ce qui arrive quand une âme raisonnable quitte le Créateur pour s'incliner vers la créature; c'est là ce qui constitue proprement le péché. Quant aux diminutions qui ne sont pas volontaires, ou bien elles ont un caractère purement pénal, car, sous une providence infiniment juste, tout péché mérite un châtiment; ou bien elles sont l'effet de l'harmonie universelle en vertu de laquelle les choses humaines se succèdent dans un ordre admirable, et cette variété constitue un des principaux caractères de la beauté dans la nature. Qu'est-ce qu'un discours, sinon une succession plus ou moins bien harmonisée de syllabes qui naissent, disparaissent, et après une suspension plus ou moins longue sont rem. placées par d'autres qui auront la même destinée? Ajoutons que l'art consiste à disposer symétriquement et selon le but qu'on se propose, chaque partie, chaque phrase, chaque syllabe du discours, mais ce n'est pas lui qui éclate dans le son, naît et disparaît dans les syllabes. De même la beauté, dans l'ordre naturel, résulte de ce magnifique ensemble où la naissance et la mort, l'apparition et la disparition des différents objets s'accomplissent dans un ordre régulier, jusqu'à ce que chaque chose arrive au terme qui lui est assigné. Parce que, dans les créatures spirituelles, tout se passe encore d'une manière plus admirable, ce n'est pas une raison pour dire que la nature matérielle soit mauvaise. Les unes et les autres jouissent de la beauté qui leur est propre, et proclament à l'envi l'infinie sagesse de Dieu, dont les secrets sont impénétrables, dont l'immensité est sans borne, qui crée et gouverne toutes thèses dans un ordre parfait.



Augustin contre Sécundinus.