Augustin, Sermons 10

10

SERMON X. JUGEMENT DE SALOMON.

ANALYSE. - Saint Augustin s'attache à montrer le sens allégorique de cette mémorable histoire. Les deux femmes qui revendiquent l'enfant demeuré en vie, désignent premièrement la Synagogue et l'Église qui se prétendent, l'une et l'autre, mères de Jésus-Christ. Elles rappellent aussi les Chrétiens sincères et les Chrétiens hypocrites. Tandis que ceux-ci n'ont- en vue que les biens temporels, les autres sacrifient tout, l'honneur même, l'honneur humain, aux besoins de la charité. - C'est une allusion manifeste à la noble conduite de ces Évêques catholiques qui se montraient tout disposés à quitter leurs sièges pour éteindre le schisme des Donatistes.

1. Voir ci-dessus, tom. 2, lettre 128, n. 23.

1. Deux femmes se disputaient un petit enfant, et l'Écriture rapporte, aux livres des Rois, que Salomon prononça un jugement admirable. Voici l'histoire: «Deux courtisanes se présentèrent au Roi Salomon et s'arrêtèrent devant lui. L'une lui dit: Considérez, Seigneur. Nous demeurions, cette femme et moi, dans une même maison, et j'y suis accouchée. Trois jours après (52) moi, elle-même est accouchée d'un fils. Nous étions ensemble dans cette maison et il n'y avait que nous deux. Le fils de cette femme est mort pendant la nuit, elle l'a étouffé en dormant. Et, se levant au milieu de la nuit, elle a pris mon fils entre mes bras, elle l'a placé sur son sein, et sur le mien son fils qui était mort. Je me levai le matin pour allaiter mon enfant, et il était mort; je le considérai à la lumière, et ce n'était pas le fils que j'ai mis au monde. Cette autre femme répondit: Tu n'as pas raison: c'est mon fils qui est vivant et le tien qui est mort. La première répondit à son tour: au contraire, c'est ton fils qui est mort, et le mien qui est vivant. Elles disputèrent ainsi devant le Roi.

Le Roi reprit, s'adressant à elles: Tu dis, toi: Voici mon fils qui est vivant et le sien est mort; toi au contraire: Non, c'est le mien qui vit et le sien qui est mort. Apportez-moi une épée, continua le Roi. On apporta une épée en présence du Roi et il dit: Séparez en deux cet enfant qui vit, donnez-en moitié à celle-ci et moitié à celle-là. Alors la femme à qui appartenait le fils qui était vivant répondit, car ses entrailles s'étaient émues pour son fils: Considérez, Seigneur, donnez-lui l'enfant et ne le faites point mourir. L'autre, au contraire: Qu'il ne soit ni à moi ni à elle, mais partagez-le. Le Roi reprit la parole et s'adressant à la femme qui avait dit: Donnez-le lui et ne le faites pas mourir, il déclara: Voilà sa mère (1).» La divine prudence du Roi Salomon brille dans ce jugement d'un éclat admirable. Laquelle des deux femmes pouvait-on ou devait-on regarder comme étant la vraie mère de l'enfant, sinon celle qui le conçut en quelle sorte de nouveau lorsqu'elle vit qu'on le lui avait enlevé; qui de nouveau souffrit pour lui les douleurs de l'enfantement lorsqu'elle le défendit contre sa rivale, et qui de nouveau le mit au monde en ne le laissant point égorger? Cependant comme les livres de l'ancien Testament, en rapportant fidèlement un fait accompli, ont l'habitude de faire entendre quelque prophétie mystérieuse; considérons si les deux femmes dont il est ici question signifient et figurent quelque chose.

1. 2R 3,16-27

2. Les deux femmes représentent tout d'abord l'Église et la Synagogue. La Synagogue n'est-elle, pas convaincue d'avoir fait périr le Christ, son fils selon la chair, puisqu'il est né des Juifs? Elle l'a fait périr en dormant, c'est-à-dire quand se laissant entraîner aux fausses lumières de cette vie, elle ne vit point la vérité dans l'enseignement du Seigneur. Mais il est écrit: «Lève-toi, toi qui dors; lève-toi d'entre les morts, et le Christ t'illuminera (1).» Si elles étaient deux et demeuraient seules dans la même maison, n'est-ce point parce que dans tout l'univers il n'y a, en fait de religion, que la Circoncision et la Gentilité? L'une d'elles alors figurerait le peuple juif, réuni sous la loi et dans le culte d'un seul Dieu; l'autre désignerait tous les gentils, livrés à l'adoration des idoles. Toutes deux étaient des courtisanes car les Juifs et les Gentils, dit l'Apôtre, étaient également sous le poids du péché (2); et toute âme qui abandonne l'éternelle vérité pour se souiller dans les plaisirs de la terre, est une vraie prostituée à l'égard de Dieu.

Il est évident que l'Église qui s'est formée au sein de la gentilité prostituée n'a point mis à mort le Christ; mais comment peut-on dire quelle aussi soit la mère du Christ? Il faut l'examiner. Songe donc à l'Évangile, écoute le Seigneur; il y dit: « Quiconque fait la volonté de mon Père, celui-là est ma mère, et mon frère et ma soeur (3).» Cette mère n'a point étouffé son fils durant son sommeil, mais on a pu le lui enlever plein de vie et mettre à sa place un enfant mort. Où donc s'est-elle endormie? Le sacrement de la circoncision était comme mort pour les Juifs qui l'envisageaient charnellement; il ne vivait pas pour ces malheureux qui avaient mis à mort le Christ, la vie de tous les sacrements, car pour y puiser la vie il fallait comprendre dans un sens spirituel ce qui s'y faisait d'une manière visible ce sacrement de la circoncision était donc un corps sans âme. Or les Juifs voulurent y amener les Gentils convertis au Christ, comme il est écrit dans les Actes des Apôtres; ils assuraient qu'il était impossible d'être sauvé sans se faire circoncire (4): mais ils ne réussirent qu'auprès de ceux qui ignoraient la loi. N'était-ce point en quelque sorte profiter des ténèbres de la nuit pour substituer l'enfant mort? Et la partie de l'Église des gentils qui se laissa persuader, n'était-elle point comme assoupie dans le sommeil de la déraison? Aussi l'Apôtre semblé la réveiller de ce sommeil lorsqu'il s'écrie: «O Galates insensés, qui vous a fascinés?» et un peu après: «Êtes-vous si insensés, qu'ayant commencé par l'esprit, vous finissiez maintenant par la chair (5)?» Comme s'il disait: Êtes-vous si

1. Ep 5,14 - 2. Rm 3,25 - 3. Mt 12,50 - 4. Ac 15,1 - 5. Ga 3,1-3

53

insensés qu'après avoir reçu un sacrement spirituel et vivant, vous en fassiez le sacrifice pour recevoir ensuite, des étrangers, un sacrement sans vie? C'est en effet le même Apôtre qui dit ailleurs: «L'esprit vit à cause de la justification;» et encore: «La prudence de la chair est la mort (1).»

Ces paroles et d'autres semblables éveillent cette mère; la lumière du matin frappe ses yeux, lorsque la parole de Dieu, c'est-à-dire le Christ qui se levait ou qui parlait dans Paul, dissipe les ombres de la Loi. N'était-ce pas les dissiper que d'écrire: «Dites-moi, vous qui voulez être sous la loi, n'avez-vous pas lu la loi? Car il est écrit Abraham eut deux fils, l'un de la servante et l'autre de la femme libre. Mais celui de la servante naquit selon la chair, et celui de la femme libre, en vertu de la promesse. Ce qui a été dit par allégorie. Car ce sont les deux Alliances: «l'une sur le mont Sina, engendrant pour la servitude, est Agar, puisque Sina est une montagne d'Arabie qui se rattache à la Jérusalem actuelle, laquelle est esclave avec ses enfants; tandis que la Jérusalem d'en haut est libre (2).» Les oeuvres mortes font mourir et les oeuvres spirituelles font vivre. Est-il donc étonnant que le mort appartienne à la Jérusalem d'en bas, et que le vivant soit citoyen de celle d'en haut? Le lieu des morts, l'enfer, n'est-il pas en bas? La patrie des vivants, le ciel, n'est-il pas en haut? A cette lumière, comme à celle du matin, l'Église voit le prix de la grâce spirituelle. Aussi elle rejette, comme l'enfant mort de l'étrangère, les oeuvres charnelles de la loi et revendique pour elle la foi vivante, celle dont vit le juste, comme il est écrit (3). Elle l'a obtenue au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit: aussi reconnaît-elle avec certitude ce fils de trois jours, elle ne souffre pas qu'on le lui ravisse.

3. Que la Synagogue crie maintenant que l'Évangile est à elle, qu'il lui est dû, qu'elle l'a comme enfanté. C'est ce qu'au milieu des débats disaient aux Gentils les Juifs charnels qui osaient se proclamer Chrétiens; ils prétendaient qu'ils avaient mérité l'Évangile parleur oeuvres de justice. Mais il ne leur appartenait pas, puisqu’ils ne l’entendaient point dans le sens spirituel. Ainsi donc en se prétendant Chrétiens, ils se glorifiaient d'un nom qui n'était point le leur, et comme cette femme qui réclamait le fils qu'elle n'avait point mis au monde, ils osaient plaider. Après avoir exclu toute signification spirituelle des observances légales et avoir ainsi fait disparaître

Rm 3,10 Rm 3,6. - 2 Ga 4,21-26 - 3 Rm 1,17.

l'âme, après avoir éteint l'esprit de vie dans les oracles des prophètes, ils s'en tenaient aux oeuvres mortes, c'est-à-dire aux oeuvres qu'ils n'entendaient point au sens spirituel, et ils voulaient les faire adopter aux gentils pour leur enlever le nom chrétien, comme un fils plein de vie.

L'Apôtre les réfute de la manière suivante d'après son enseignement, ils ont d'autant moins droit à la grâce chrétienne qu'ils la revendiquent avec plus d'orgueil comme étant due à leurs oeuvres. «A celui qui travaille, dit-il, le salaire n'est point attribué comme une grâce, mais comme une dette. Au contraire, à celui qui ne fait pas les oeuvres, mais qui croit en Celui qui justifie l'impie, la foi est imputée à justice (1).» C'est pourquoi il les retranche du nombre même des Juifs qui avaient cru et s'attachaient à la foi vivante et spirituelle. Il dit de ceux-ci qu'ils sont le reste sauvé du peuple juif, quand la multitude s'est perdue. «De même donc aussi en ce temps, dit-il, un reste a été sauvé selon l'élection de la grâce. Mais si c'est par la grâce ce n'est point assurément par les oeuvres: autrement la grâce ne serait plus grâce (2).» Il veut ainsi exclure de la grâce ces superbes qui revendiquent l'Évangile comme une récompense due et accordée à leurs oeuvres. La Synagogue semblait crier: C'est mon fils; mais elle mentait. Elle aussi l'avait reçu; mais elle l'avait mis à mort dans son sommeil, c'est-à-dire dans son orgueilleuse raison. Cependant la vraie mère était éveillée déjà; femme de mauvaise vie, elle comprenait que ce n'était pas à cause de ses mérites, mais uniquement par grâce, que Dieu lui avait accordé un fils, le don de vivre selon la foi de l'Évangile, qu'elle désirait faire vivre sur son coeur. Ainsi l'une cherchait la gloire des hommes en s'appropriant un fils qui n'était pas à elle, et l'autre conservait pour son propre fils toute l'affection de son coeur.

4. Que nous apprend le jugement prononcé par le Roi sur ces deux femmes? Évidemment à combattre pour la vérité; à repousser, comme une fausse mère, l'hypocrisie qui veut se jeter, comme sur l'enfant d'une autre sur les dons spirituels de l'Église, et à ne pas souffrir qu'incapable de conserver la grâce qui lui a été accordée, elle reçoive le pouvoir de la dispenser aux fidèles.

Cette défense et ce combat ne doivent pas aller néanmoins jusqu'au schisme. En ordonnant de

1. Rm 4,4-5. - 2. Rm 2,5-6

54

partager l'enfant, Salomon ne rompit pas l'unité, il éprouva l'amour maternel. Aussi son nom, dans notre langue, signifie-t-il Pacifique. Ce Roi pacifique ne met pas en lambeaux les membres dont l'unité et la concorde maintiennent l'esprit de vie: par ses menaces il découvre quelle est la mère véritable, et par sa sentence il éloigne celle qui ne l'est pas. Si donc nous sommes exposés à voir quelquefois se briser l'unité de la grâce chrétienne, apprenons à dire: «Donnez-lui l'enfant, qu'il vive au moins!» Une mère véritable ne cherche point son propre honneur mais le salut de son fils. Le pur amour que lui porte sa mère fait que ce fils est plus à elle, en quelque lieu qu'il soit, qu'il n'appartient à celle qui s'est emparée de lui.

5. Ces deux femmes dans une même maison représentent aussi, je le vois, deux classes d'hommes dans la même Église: dans les uns règne la vraie charité; dans les autres domine l'hypocrisie et nous pouvons considérer, comme deux femmes, la charité et la dissimulation, laquelle n'est autre chose que l'imitation menteuse de la charité. Aussi l'Apôtre recommande-t-il de l'éviter: «Que la charité, dit-il, soit sans dissimulation (1).» Elles habitent la même demeure tant que les filets évangéliques sont encore sur la mer, tant qu'ils renferment encore les poissons bons et mauvais que l'on traîne vers le rivage (2); chacune d'elles cependant agit à sa manière. Toutes deux ont mené mauvaise vie, puisqu'il n'est personne qui ne renonce à l'amour du siècle pour s'attacher à la grâce de Dieu et qui se puisse réellement glorifier des mérites acquis antérieurement.

Si une femme s'abandonne au crime, c'est son fait; si elle met au monde un fils, elle le doit à Dieu. C'est que tous les hommes sont formés par un même Créateur; et il ne faut pas s'étonner que Dieu tire le bien du péché des hommes. N'est-ce pas de, l'horrible trahison de Judas que notre Sauveur a fait jaillir le salut du genre humain? Mais ici quelle différence! Quand Dieu tire le bien du mal, c'est souvent malgré le coupable. Celui-ci en péchant n'avait pas en vue la justice que la divine Providence t'ait jaillir de son péché: Judas ne livra point le Sauveur avec l'intention qui porta le Christ à se laisser livrer. De plus quand le pécheur connaît l'effet qui résulte de son acte et qui traverse ses desseins, il s'en afflige plutôt qu'il ne s'en réjouit. Ainsi un misérable veut donner du poison à son ennemi malade,

1. Rm 12,9 - 2. Mt 13,47-48

mais il se trompe et lui présente un remède salutaire. Dieu a voulu dans sa bonté faire sortir la santé du crime et le malade est guéri. Mais le coupable, en l'apprenant, souffre de la guérison qu'il a involontairement procurée.

Arrive-t-il au contraire que la femme de mauvaise vie s'estime heureuse d'avoir conçu un fils, et qu'elle évite da le détruire, sans égard pour la passion, pour le désir d'un honteux salaire ni pour les embarras que lui cause la fécondité? On désignera alors sous le nom d'amour et non plus de convoitise, cette convoitise qui se donnait à tous et qui s'attache maintenant à l'enfant que Dieu lui a donné. On petit donc voir dans cet enfant la grâce accordée à la pécheresse. Mais il faut le pardon des péchés pour que l'homme nouveau naisse de l'ignominie du vieil homme.

6. Considérez par exemple tous les disciples du Seigneur. Tous ont été choisis par les pécheurs: néanmoins il a choisi ceux d'entre eux qui devaient persévérer dans la charité avant de choisir l'hypocrite Judas. L'histoire ne dit pas dans quel ordre ce dernier a été appelé; il est sûr néanmoins, que les bons furent choisis avant lui, et s'il est nommé le dernier, ce n'est pas sans motif (1). Le Saint-Esprit, après l'Ascension du Seigneur fut envoyé comme il avait été promis et il se répandit dans tous ceux qu'il trouva réunis au cénacle: ainsi les premiers membres étaient bons, leur charité sans dissimulation. Plus tard seulement l'hypocrisie se révéla par ses oeuvres au sein de la société chrétienne. C'est pourquoi la charité enfanta la première et pendant trois jours son fruit se développa suffisamment pour que l'on put voir en lui continence, justice, attente des biens futurs.

La dissimulation enfanta à son tour, c'est-à-dire qu'elle se réjouit un moment du pardon de ses péchés: mais bientôt, comme abattue par le sommeil de l'amour du siècle, elle se détache de l'espoir des récompenses célestes, laisse son coeur appesanti s'affaisser dans le repos de la terre, et comme endormie alors elle étouffe le pardon qu'elle avait mérité par sa foi. Ces hommes préfèrent à la réalité le nom de la justice; et par des fourberies cachées, comme à l'aide des ténèbres de la nuit, ils essaient de s'attribuer menteusement le fils vivant, les mérites d'autrui. Non contents de revendiquer les bonnes oeuvres des autres, ils vont jusqu'à reprocher à leurs frères leurs propres crimes? N'est-ce pas substituer l'enfant mort?

1. Mt 10,1-4

55

7. A quelle époque la dissimulation pourra-t-elle, sans obstacle, se glorifier sous le nom menteur de la justice; s'attribuer par orgueil le titre usurpé de mère et les oeuvres spirituelles et vivantes quelle n'a point produites, qu'elle avait conçues pourtant, puis étouffées sous le poids d'un cruel sommeil; accuser enfin les bons et les innocents des crimes commis par elle? A quelle époque la dissimulation règnera-t-elle ainsi? N'est-ce pas à l'époque où l'iniquité abondera, c'est-à-dire où les oeuvres de ténèbres prévaudront comme à l'aide de l'obscurité d'une nuit sombre; et où la charité de beaucoup se refroidira (1), c'est-à-dire où cette mère des oeuvres spirituelles s'endormira comme s'est endormie la mère du fils vivant?

Ce refroidissement de la charité sera une diminution d'ardeur; car il n'est pas dit qu'elle s'éteindra, qu'elle ne sera plus. Ainsi la mère de l'enfant s'endormit sans faire périr son fils, pourtant elle donna lieu aux feintes de la dissimulation. Mais à son réveil elle entendra les impies lui reprocher l'impiété qui est leur oeuvre et non la sienne; elle verra la dissimulation se glorifier des oeuvres spirituelles de la grâce qu'elle-même a conservée avec soin, se dire la mère des bonnes oeuvres et l'accuser même d'injustice: alors elle implore le secours du juge pacifique, du vrai Salomon.

Salomon rend deux sentences. La première semble dénoter, qu'il ignore la vérité; la seconde témoigne qu'il prononce avec une parfaite connaissance. La première propose le combat à la piété, la seconde décerne la couronne au vainqueur. Dans la première se révèle la véritable mère, dans la seconde elle est comblée de joie. Dans la première elle abandonne en pleurant le fruit de ses entrailles, â la seconde elle rapporte ses gerbes avec une vive allégresse (2). Ceci fait allusion, dans la vie de l'Église, à deux temps que règle Notre-Seigneur Jésus-Christ, le Juge pacifique: l'un est le présent, l'autre l'avenir: l'un est le temps de l'épreuve, l'autre celui du couronnement.

8. Mais la charité ne saurait se révéler, dans l‘Eglise du Christ, d'une manière plus éclatante, qu'en méprisant même l'honneur humain, pour ne pas diviser les membres de l'enfant et ne point déchirer les chrétiens faibles en déchirant l'unité. L'Apôtre en effet a dit qu'il a été une mère pour ces petits du Christ au milieu desquels il avait répandu la bonne semence de l'Évangile, non

1. Mt 24,12 - 2. Ps 125,4

pas lui toutefois, mais la grâce de Dieu avec lui. Car cette courtisane n'avait à elle que ses péchés; sa fécondité était un don de Dieu; don qui devait l'attacher d'autant plus au Bienfaiteur, qu'elle ne méritait que le supplice; aussi le Seigneur a dit d'elle avec raison: «Celle à qui on remet davantage, aime davantage (1).» L'apôtre Paul dit donc: «Je me suis fait petit parmi vous, comme une nourrice qui soigne ses enfants. (2)» Mais lorsqu'en recherchant une gloire qui ne lui est pas due, la Dissimulation expose l'enfant à être partagé et ne craint pas de rompre l'unité; que pour conserver tous les membres et la vie à son fils, la mère sache alors mépriser son honneur personnel. Ne pourrait-il pas arriver qu'en revendiquant avec trop d'opiniâtreté sa gloire de mère, elle donne lieu à la Dissimulation de diviser par le glaive les membres délicats du nouveau-né? Qu'elle dise donc alors avec sa maternelle affection: «Donnez-lui l'enfant. - Qu'importe! Pourvu que le Christ soit annoncé, ou par occasion, ou par un vrai zèle (3).» N'est-ce pas cette Charité qui crie dans Moïse «Seigneur, pardonnez-leur ou effacez-moi du livre de vie (4)?» C'est la Dissimulation au contraire qui dit par la bouche des Pharisiens: «Si nous le laissons, les Romains viennent, ruinent notre pays et notre nation (5).» Ce qu'ambitionnaient ces Pharisiens, ce n'était pas d'être, mais de paraître justes; ils voulaient par le mensonge obtenir l'honneur qui n'est dû qu'à la justice. Dieu permit toute fois que la Dissimulation qui régnait en eux s'assit sur la chaire de Moïse, et le Seigneur put enseigner: «Faites ce qu'ils disent, mais gardez-vous de faire ce qu'ils font. (6)» Il voulut que jouissant d'une considération imméritée, ils nourrissent les petits et les faibles de la vérité des Écritures. De la Dissimulation même vient le crime d'avoir étouffé dans la pesanteur de son sommeil l'homme nouveau qu'elle avait reçu de la grâce divine: mais le lait de la foi est en elle sans venir d'elle; car après le meurtre de son enfant, symbole de la vie nouvelle, la Dissimulation, malgré ses mauvaises moeurs, conserve dans sa mémoire comme dans de fécondes mamelles, les enseignements de la foi et la doctrine que le Christ fait distribuer à tous ceux qui s'approchent de l'Église; et la marâtre même pouvait donner de ce lait de la vraie foi à l'enfant étranger qui prenait son sein. Ce qui rassure la mère véritable, c'est que

1. Lc 7,47 - 2. 1Th 2,7 - 3. Ph 1,18 - 4 Ex 32,31-32 - 5. Jn 11,48 - 6. Mt 23,3

56

les hypocrites même dans l'Eglise, nourrissent son enfant du lait de la foi catholique et des divines Écritures, c'est qu'en s'opposant au partage elle a conservé l'unité, c'est que la dernière sentence du juge, emblème du jugement suprême du Christ, a mis en relief sa charité, cette charité qui n'a pas craint de céder devant la Dissimulation, pour conserver la vie de l'enfant et, affermir l'unité, pour maintenir en lui l'amour vivifiant et les pieux embrassements de sa mère, pour lui assurer enfin la jouissance de son éternel bonheur.




11

SERMON 11. ÉLIE ET LA VEUVE DE SAREPTA (1).

1. 1R 17,7-24

ANALYSE. - Saint Augustin, dans cette courte homélie, rappelle d'une façon saisissante: 1. la nécessité des bonnes oeuvres, 2. la grâce qui sait y disposer les coeurs, 3. la récompense qui leur est assurée.

1. Le Seigneur notre Dieu ne veut laisser périr aucun de nous; il cultive son Eglise comme une vigne; il demande du fruit à ses arbres avant que le temps soit venu où la hache doit abattre ceux qui n'en portent pas. C'est pourquoi il ne cesse de nous avertir de faire le bien, tandis que nous en avons le temps et que nous le pouvons avec son secours. Une fois le moment de l'action passé, il n'y a plus qu'à en recevoir la récompense.

Après la résurrection, en effet, personne ne te dira, dans le royaume de Dieu: Partage ton pain avec celui qui a faim; personne n'y souffrira de la faim: Revêts celui qui est nu; puisqu'on y aura pour vêtement l'immortalité: Accueille l'étranger; puisque tous seront dans leur patrie; car maintenant mous en sommes éloignés. Personne ne dira: Visite le malade; car la santé y sera éternellement inaltérable: Ensevelis les morts, car il n'y en aura pas. Ces devoirs de charité ne seront aucunement nécessaires dans cette éternelle vie où tu ne connaîtras que la paix et une éternelle joie. Mais aujourd'hui, pour nous faire savoir combien il nous recommande instamment les oeuvres de miséricorde, Dieu laisse au besoin ses plus fidèles serviteurs; et ceux qui deviennent leurs amis en partageant avec eux les richesses d'iniquité, seront à leur tour reçus dans les tabernacles éternels (Lc 16,9): en d'autres termes, si les riches du siècle soulagent de leurs aumônes les serviteurs de Dieu qui tombent quelquefois dans l'indigence en s'appliquant continuellement à son service, ils méritent de partager avec eux la vie du ciel, comme avec eux ils ont partagé les biens de la terre.

2. Ces réflexions sont amenées par la première lecture qu'on vient de nous faire dans le livre des Rois (1R 17). Dieu avait-il manqué de nourrir son serviteur Élie? Les oiseaux, à défaut d'homme, ne le servaient-ils pas? Un corbeau ne lui apportait-il pas un pain chaque matin et de la chair le soir? Dieu voulut montrer ainsi qu'il peut fournir aux besoins de ses serviteurs quand et comme il le veut. Et cependant, pour donner à une pieuse veuve l'occasion de le nourrir, il réduisit son prophète à l'indigence. Mais l'indigence du saint enrichit la veuve. Quoi! Élie ne pouvait-il, par la miséricorde divine, faire pour lui-même ce qu'il fit pour une burette d'huile? Vous le voyez donc et la chose est évidente, les serviteurs de Dieu sont parfois dans le besoin pour éprouver ceux qui n'y sont pas.

Cette veuve toutefois n'avait rien; ses dernières ressources étant épuisées, elle allait mourir avec ses enfants. Pour faire cuire son dernier pain, elle alla donc amasser deux morceaux de bois; Élie la vit alors. Remarquez: l'homme de Dieu la vit quand elle cherchait deux morceaux de bois. Cette femme représentait l'Eglise; et comme la croix est formée de deux morceaux de bois, cette femme mourante cherchait à vivre toujours. Contentons nous d'indiquer ce mystère. Élie parle ensuite à la veuve comme Dieu le lui avait ordonné. Celle-ci lui fait connaître ses dispositions dernières, elle annonce qu'elle va mourir après avoir épuisé ce qui lui reste. - 57 -

Mais que sont devenues ces paroles du Seigneur: «Va à Sarepta des Sidoniens; là en effet j'ai commandé à une veuve de te nourrir?» Observez comment Dieu donne ses ordres; ce n'est pas à l'oreille, mais au coeur. Avons-nous lu qu'aucun prophète ait été envoyé vers la veuve et qu'il lui ait dit: Voici ce que veut le Seigneur: Vers toi viendra mon serviteur souffrant de la faim, donne-lui de ce que tu as; ne crains pas la disette, je te dédommagerai de ce que tu auras fait pour lui? Nous ne lisons pas que ce langage lui ait été adressé. Nous ne lisons pas non plus qu'un Ange lui ait été envoyé en songe, qu'il l'ait prévenue qu'Elie allait venir souffrant de la faim, ni que personne l'ait avertie de le nourrir. Dieu parle à la pensée et il a des moyens admirables pour donner ses ordres. Si donc il commanda à cette veuve, ce fut, croyons-nous, en lui parlant au coeur, en lui inspirant ce qu'il fallait faire, en lui persuadant ce qui était bon. Ne lisons-nous pas dans un prophète que le Seigneur commanda à un ver de ronger la racine d'un arbrisseau (Jon 4,7)? Que signifie: Il commanda, sinon: Il le disposa? L'inspiration du Seigneur avait donc préparé le coeur de cette femme à obéir à Élie et telle était sa disposition quand elle vint et s'entretint avec lui. Celui qui inspirait à Elie de commander inspirait à la veuve d'obéir. «Va lui dit le prophète, donne moi d'abord du peu qui te reste;» tes provisions ne manqueront pas. Cette femme n'avait plus en effet qu'un peu de farine et un peu d'huile. Ce peu ne s'épuisa point. Qui possède autant? Cette infortunée, dont tout le bien pouvait être suspendu à un clou, avait plaisir à apaiser la faim du serviteur de Dieu. Quoi de plus heureux que sa pauvreté? Si elle reçoit tant en cette vie, que ne doit-elle pas espérer en l'autre?

3. Aussi je vous l'ai dit, n'attendons point le fruit de notre travail dans ce temps où nous semons. Maintenant nous ensemençons avec fatigue le champ des bonnes oeuvres; plus tard nous en recueillerons les fruits avec joie. N'est-il pas écrit: «Ils allaient et pleuraient en répandant leurs semences; mais ils reviendront avec joie portant leurs gerbes dans leurs mains (Ps 125,6)? «Ce que fit Élie pour la veuve était un emblème, non la vraie récompense. Car si cette veuve fut alors récompensée d'avoir nourri l'homme de Dieu, il faut avouer qu'elle n'avait pas semé beaucoup puisqu'elle recueillit peu. Qu'était-ce que cette farine qui ne s'épuisa point et cette huile qui ne tarit point avant que Dieu fit tomber la pluie sur la terre? Ce n'était que du temporel; et après que le Seigneur eut daigné envoyer la pluie, cette femme sentit davantage le besoin: il lui fallut alors cultiver la terre, attendre et faire la moisson; au lieu que pendant la sécheresse sa nourriture était toute facile à préparer.

Le miracle que Dieu faisait en sa faveur pendant quelques jours rappelait donc cette vie future où la récompense ne saurait finir. Notre pain sera Dieu lui même; et comme les aliments de la veuve furent inépuisables pendant quelques jours, ce pain nous rassasiera durant l'éternité. Telle est la récompense qu'il nous faut espérer en faisant le bien. Gardez-vous de céder à la tentation et de dire: Je nourrirai quelque serviteur de Dieu dans le besoin, et ma coupe ne tarira point, et je trouverai toujours du vin dans ma cuve. Ne cherche pas cela. Sème tranquillement, plus tard viendra la moisson, mais elle viendra, et tu en jouiras sans fin.



12

SERMON XII. LES MAUVAIS ANGES DEVANT DIEU (1).

58

ANALYSE. - Chef-d'oeuvre de logique et d'éloquence, ce discours est une nouvelle réfutation des Manichéens. Dans ce qui est dit au livre de Job, que le démon se présenta avec les Anges à la vue de Dieu, ils prétendaient signaler une contradiction avec ces paroles de l'Évangile: «Heureux les coeurs purs, car ils verront Dieu.» Saint Augustin détruit cette accusation: 1. en examinant le texte sacré; 2. en montrant combien l'interprétation des Manichéens est contraire à leur propre doctrine. - I. L'interprétation des Manichéens est contraire au texte sacré. Car 1. nulle part il n'y est dit que les Anges ne peuvent voir Dieu; 2. si le démon s'est présenté à là vue de Dieu, c'est comme un aveugle qui s'offre aux yeux de celui qu'il ne voit pas; 3. tout ne prouve-t-il pas, dans le monde physique comme dans le monde moral, que le démon pouvait entendre Dieu sans le voir? 4. en disant que les Anges se présentèrent à la vue de Dieu, l'Écriture veut exprimer simplement que le fait rapporté s'accomplit dans un profond secret; 5. si le démon était au milieu des bons anges, il y était comme l'accusé au milieu des gardes et sans voir Dieu. Ainsi les Manichéens ne nous accusent qu'en prêtant à l'Écriture ce que l'Écriture ne dit pas. - II. Leur interprétation les condamne eux-mêmes. Ils croient en effet la divinité de Jésus-Christ. Mais sur la terre Jésus-Christ avait un corps ou il n'en avait pas. 1. S'il n'en avait pas; il montrait à tous et par conséquent au diable lui-même sa nature divine, ce que ne veulent pas les Manichéens; ou bien il faisait semblant d'avoir un corps, ce qui est l'accuser de mensonge quand on craint d'admettre qu'il se soit entretenu avec le diable; ou bien enfin il avait modifié sa substance divine de manière à la rendre visible: pourquoi Dieu n'en aurait-il pu faire autant pour se rendre visible au démon? Il est vrai, Dieu est immuable, et sa divine nature n'a pu être changée ni par Jésus-Christ ni par lui. Il faut donc admettre que Jésus-Christ avait un corps. 2. S'il avait un corps, ce corps venait ou ne venait pas de la Vierge Marie. S'il n'en venait pas, il était néanmoins emprunté au monde matériel et partant créé par la race des ténèbres. Comment craindre d'outrager Dieu en croyant ce qui est dit de lui dans Job, lorsqu'on lui donne un corps qui vient du démon? S'il venait de la Vierge, tout est au mieux et le Fils de Dieu ne s'est pas plus souillé en s'y unissant, que le soleil ne se souille en remplissant le monde de sa lumière. - Or c'est la foi catholique; les Manichéens ne peuvent l'attaquer sans montrer combien leurs fables sont ridicules.

1. Nous en avons la confiance, mes très-chers frères, votre prudence connait déjà suffisamment les mensonges insidieux et les calomnies des Manichéens contre les saints livres de l'ancien Testament. Nous venons cependant montrer encore leurs artifices aux regards de votre esprit ainsi vous serez plus capables d'y échapper vous-mêmes, et vous pourrez, chacun selon vos moyens, enseigner aux faibles et à ceux qui connaissent peu les Écritures, comment ils doivent les éviter et les dédaigner.

Il est écrit clans Job, disent le Manichéens «Voici que les Anges vinrent devant Dieu, et le démon au milieu d'eux. D'où viens-tu? dit Dieu à celui-ci. Il répondit: C'est en parcourant toute la terre que je suis venu ici.» Ceci prouve, ajoutent-ils, que le démon a vu Dieu et que de plus il a conversé avec lui. Mais il est dit dans l'Évangile: «Heureux les coeurs purs, car ils verront Dieu (2);» il y est dit aussi: «Je suis la porte: nul ne peut venir à mon Père, que par moi (3).» Ils raisonnent enfin de cette manière: S'il n'y a pour voir Dieu que ceux qui ont le coeur pur, comment avec un coeur aussi souillé et aussi impur le démon a-t-il pu le voir? Comment entre-t-il par la porte, c'est-à-dire par le Christ? L'Apôtre lui-même, concluent-ils, établit et confirme ce sentiment quand il dit que ni les Princes, ni les Puissances ni les Vertus n'ont connu Dieu.

1. Jb 1,6 - 2. Mt 5,8 - 3. Jn 10,7 Jn 14,6


2. Voilà dans ces paroles toute leur accusation. C'est une question que tout chrétien éclairé doit examiner avec soin; mais l'intention des Manichéens qui la tournent contre nous est en même temps de détacher les simples de l'autorité salutaire des divines Écritures et de les amener à leur donner à eux-mêmes toute leur confiance.

Je voudrais donc leur demander d'abord en quel endroit de l'Apôtre leur Adimante, car c'est lui qui a écrit toutes ces accusations, en quel endroit il a lu que l'Apôtre établit et confirme, comme il dit, que ni les Princes, ni les Puissances, ni les Vertus n'ont connu Dieu. Le Seigneur ne dit-il pas que les Anges même des hommes qui croient en lui voient chaque jour la face de son Père (1)? Peut-être citera-t-on ce passage de saint Paul: «Nous prêchons la sagesse parmi les parfaits, non la sagesse de ce siècle ni des princes de ce siècle, qui périssent; mais nous prêchons la sagesse de Dieu dans le mystère, sagesse qui a été cachée, que Dieu a prédestinée avant les siècles pour notre gloire; qu'aucun prince de ce siècle n'a connue, car s'ils l'avaient connue, jamais ils n'auraient crucifié le Seigneur de la gloire (2).»

1. Mt 18,10 - 2. 2Co 2,6-8

59

Si donc Adimante avait en vue ce passage, pourquoi a-t-il ajouté les Puissances et les Vertus, dont il n'y est point parlé, et pourquoi a-t-il retranché de ce siècle, qui s'y lit en toutes lettres? Je désire qu'il l'ait fait, plutôt par erreur que par malice. Lors même cependant que l'Apôtre se serait exprimé comme il suppose, s'ensuivrait-il que le démon n'a pu entendre la voix de Dieu? Il est écrit qu'il s'est présenté à la vue de Dieu, il n'est pas écrit qu'il ait vu Dieu.

On entend par princes de ce siècle soit les hommes orgueilleux qui font étalage d'une vaine pompe; soit le diable et ses anges, car le Seigneur le nomme expressément le prince ou le magistrat de se siècle (1). Sous le nom de ce siècle en effet on comprend les pécheurs dont l'espoir ne se porte pas au delà. On dit d'une maison qu'elle est ruinée, quand on veut le dire de ceux qui l'habitent; ainsi on dit que le siècle est pervers, quand on parle de ceux dont le coeur y est attaché, c'est-à-dire, dont la vie n'est pas dans les cieux, conformément à ces paroles de l'Apôtre: «notre vie est dans les cieux (2).» Or du diable dépendent tous les péchés; car c'est lui qui a voulu porter le libre arbitre au péché, et pour ce motif il est appelé le prince de ce siècle.

Gravez cette règle d'interprétation dans vos coeurs; elle vous servira, avec le secours du Seigneur, à discuter et à éclaircir plusieurs passage des Écritures, où ces hérétiques cherchent des arguments en faveur de leur fausse doctrine.

3. Ainsi donc il n'est pas écrit que le diable a vu Dieu, mais seulement qu'il est venu en sa présence avec les Anges et qu'il a entendu sa voix. Pourquoi alors ces misérables s'attachent-ils à calomnier les Écritures et à corrompre la foi des simples en prétendant que le diable a vu Dieu? Cette courte réponse fait tomber leur accusation; quelle que soit leur loquacité quand ils demandent comment le démon a pu voir Dieu, nous nous contentons de répondre; le démon n'a point vu Dieu.

Ils répliqueront: Comment donc lui a-t-il parlé? Ici pour lors ce n'est pas nous, ce sont les aveugles qui les convaincront d'aveuglement. Les aveugles en effet ne causent-ils point chaque jour avec ceux qu'ils ne peuvent voir? - Comment, insistent-ils, le démon s'est-il présenté à la vue de Dieu? - Comme l'aveugle se présente à la vue de celui qui le voit et qu'il ne peut voir. Permettez-nous ces comparaisons, mes très-chers

1. Jn 12,31 - 2. Ph 3,20

frères, afin de mettre à nu la mauvaise foi de ces hommes charnels, afin, s'il est possible, que réfutés par ce moyen, ces coeurs impies sentent qu'ils ont besoin de s'instruire.

Est-ce que Dieu est circonscrit quelque part? Est-ce qu'il n'est pas présent à toute conscience, des Anges et des hommes, des bons et des méchants? Il y a toutefois cette différence; qu'il est dans la conscience des bons comme un père, et comme un juge dans la conscience des méchants. C'est ce qui est écrit: «Le Seigneur interroge le juste et l'impie (1). - L'impie sera interrogé sur ses pensées (2).» Sa voix ne retentit pas plus fort aux oreilles que dans ce sanctuaire de la pensée où seul il entend, où seul il se fait entendre. Est-ce que les méchants eux-mêmes, quand il leur arrive de dire la vérité sans qu'on les croie, ne jurent pas en ces termes: Dieu m'est témoin? Et ils disent vrai. Mais où Dieu leur est-il témoin? Sur la langue ou dans le coeur? Dans le son de la voix ou le silence de la conscience? Et pourquoi s'irritent-ils souvent quand on ne les croit pas quoiqu'ils soutiennent la vérité? N'est-ce point parce qu'ils ne peuvent nous ouvrir leur coeur où ils ont Dieu pour témoin?

4. Dieu peut nous parler de bien des manières. Il nous parle, tantôt par quelque moyen extérieur, comme par le livre des divines Ecritures; et tantôt au moyen de quelqu'une de ses créatures, comme aux Mages par le moyen de l'étoile (3); le langage est-il effectivement autre chose que l'expression de la volonté? Il parle au moyen du sort: ainsi fit-il connaître qu'il fallait ordonner Matthias à la place de Judas (4). Il parle par les hommes, ainsi par les prophètes. Il parle par les Anges, comme nous apprenons qu'il parla à quelques uns des Patriarches, des Prophètes et des Apôtres. Il parle au moyen de quelque bruit, de quelque voix formée par lui: ainsi nous lisons et nous sommes sûrs que des voix descendirent du ciel, quand on ne voyait personne. Enfin Dieu parle à l'homme lui-même, non en frappant à l'extérieur ses oreilles ou ses yeux, mais en s'adressant intérieurement et de plusieurs manières à son âme. Quelque fois en songe: ainsi défendit-il à Laban le Syrien de nuire à son serviteur Jacob en quoi que ce fût (5); et fit-il connaître à Pharaon les sept années d'abondance et les sept autres de disette (6). D'autres fois il transporte l'esprit de l'homme et le met en

1. Ps 10,6 - 2. Sg 1,9 - 3. Mt 2,2 - 4 Ac 1,26 - 5. Gn 31,24 - 6. Gn 41,1-32

60

extase, comme disent les Grecs: ainsi l'Apôtre Pierre, pendant sa prière, vit descendre du ciel un vase rempli d'animaux figurant les gentils qui devaient arriver à la foi. Il parle dans l'esprit même: c'est ainsi que réfléchissant en lui-même après cette vision, l'Apôtre connut ce que Dieu demandait de lui. Nul en effet ne peut le connaître si la vérité ne fait entendre à l'intérieur comme un cri silencieux. Dieu parle aussi dans la conscience des hommes de bien; car nul ne peut ni approuver le bien, ni réprouver le mal qu'il fait, qu'autant que ce cri de la vérité applaudit ou réclame dans le silence du coeur.

Or la Vérité c'est Dieu; et puisqu'elle peut de tant de manières parler aux hommes, aux bons et aux méchants, sans que tous ceux à qui elle s'adresse puissent voir sa substance et sa nature; qui d'entre nous peut conjecturer ou imaginer de quelles manières et de combien de manières elle parle aux Anges; soit aux bons Anges qui jouissent avec transport de son ineffable beauté en la contemplant avec une charité merveilleuse; soit aux Anges apostats, qui corrompus par leur orgueil et rejetés au loin comme ils le méritaient, par la Vérité même, peuvent néanmoins entendre sa voix de quelques manières inconnues de nous, quoiqu'ils ne soient pas dignes de la contempler face à face?

5. Ainsi donc, frères bien-aimés, fidèles de Dieu, et vrais enfants de l'Eglise catholique, votre mère, que personne ne puisse vous faire prendre des aliments empoisonnés, quoique vous ayez besoin encore d'être nourris de lait. Marchez maintenant avec persévérance dans la foi de la vérité; afin qu'au temps déterminé et convenable vous puissiez parvenir à la contempler. Car, comme dit l'Apôtre, «pendant que nous sommes dans ce corps, nous voyageons en étrangers loin du Seigneur; c'est par la foi que nous marchons en effet et non en le voyant (1).» Mais la foi chrétienne nous conduit voir cette beauté du Père, ce qui a fait dire au Seigneur: «Nul ne vient au Père que par moi (2).»

Nos adversaires n'ont ainsi aucun motif de demander comment le démon a pu aller à Dieu par le Christ. Le démon en effet ne saurait parvenir à ce bonheur de la contemplation où la foi chrétienne conduit les coeurs purs. Il ne s'ensuit pas toutefois qu'il ne puisse entendre la voix et la parole de Dieu; puisque bien des hommes parmi ceux-mêmes qui ne croyaient pas au

1. 2Co 5,6-7 - 2. Jn 14,6

Christ, ont pu entendre cette voix divine qui disait du haut du ciel: «Je l'ai glorifié, je le glorifierai encore,» après que le Sauveur se fut écrié: «Père glorifiez votre Fils (1).»

6. S'il est écrit que le diable se présenta à la vue de Dieu, ce n'est pas pour exprimer que personne puisse jamais se dérober à ses regards, puisqu'il voit tout et que: le coeur n'a point de secrets pour lui. Ce que l'Écriture rapporte se fit secrètement, c'est pourquoi elle dit: «Et voici que les Anges se présentaient à la vue de Dieu,» à la quelle pourtant ils ne se dérobent jamais. Où qu'ils soient envoyés, l'oeil de Dieu les accompagne, et pour parler dans le sens propre, ou dit soumis au regard de Dieu ce que ne saurait découvrir le regard humain, comme les secrets de la conscience. Pour ce motif, lorsque nous réprimandons un menteur, nous disons qu'il n'a point parlé sous le regard de Dieu: il n'a pas dit en effet ce que l'oeil de Dieu voit dans son âme où nul homme ne saurait porter la vue.

Ainsi donc, parce que les choses dont il s'agit se sont accomplies dans le plus profond secret et que sans la révélation de l'Esprit-Saint l'Écriture n'aurait pu les faire connaître aux hommes, il est dit qu'on se présenta à la vue de Dieu et que là se tint le conseil.

7. Le diable, est-il écrit, se trouvait au milieu des Anges., Si tu vois ici les bons Anges, comprends que le diable était au milieu d'eux, comme l'accusé au milieu des gardes quand il comparait devant le tribunal. L'Écriture ne déclare point de quels Anges il s'agit ici. Et si tu y vois les mauvais anges, est-il étonnant que le prince et le chef soit au milieu de ses ministres? Veux-tu entendre la vue de Dieu en ce sens que non-seulement Dieu voit ceux qui se présentent à sa vue, mais qu'eux aussi voient Dieu? Alors il faut comprendre que le diable était au indien des bons Anges sans voir Dieu comme eux, et que Dieu lui parla par le moyen de quelqu'un d'entre-eux.

Remarquons néanmoins que le livre sacré porte simplement: «Dieu dit.» Mais quoique le: juge ait presque tout dit, dans les affaires publiques, par l'organe de son héraut, n'est-il pas vrai que le nom du héraut ne figure point à côté de celui du juge dans la rédaction des Actes? Tout indigne qu'on soit d'une vision prophétique, ne peut-on se trouver au milieu des prophètes, entendre ce que le Seigneur dit parleur, bouche sans voir ce qu'ils voient? Ainsi, pour

1. Jn 12,27-28

61

entendre la voix de Dieu, le diable a pu paraître au milieu des saints Anges qui voyaient Dieu, sans le voir lui-même.

8. Vous le voyez, très-chers frères, on périt renverser de bien des manières les batteries élevées par les Manichéens contre la question qui nous occupe. Désormais vous ne penserez plus qu'en s'entretenant avec Dieu le diable ait pu voir face à face la vérité dont la vue est réservée aux coeurs purs; ni qu'il soit parvenu à la jouissance de ce bonheur où nul ne saurait arriver que par Jésus-Christ Notre-Seigneur. Je ne me lasse point d'admirer l'impudence de ces hérétiques. Comment? Ils veulent nous accuser à propos de la vue de Dieu, et ils attribuent menteusement à nos Écritures ce que nos Écritures ne disent pas, savoir que le diable a vu Dieu? Ils Veulent à ce sujet indisposer furieusement les esprits contre nous; et si l'ignorance s'en rapporte â eux plutôt qu'au texte sacré, on ne peut que frémir à la pensée que le démon ait vu Dieu et perdre toute confiance à l'autorité des divines Écritures.

Cependant eux-mêmes ne nient pas la divinité de Notre-Seigneur Jésus-Christ, et ils débitent qu'il s'est montré aux hommes sans avoir pris un corps humain.

9. Donc, quand le diable osa le tenter (1), que voyait-il en le voyant? Si c'était son corps, le Seigneur avait donc un corps; mais ces misérables refusent de l'avouer. Et si le Seigneur n'avait pas de corps; le diable voyait donc la nature divine; mais les coeurs purs sont seuls capables de lavoir, comme ils nous le répètent eux-mêmes d'après l'Évangile. O insupportable aveuglement des hérétiques! Pourquoi reprocher faussement à nos Écritures d'enseigner que le diable a vu Dieu, quand en refusant un corps au Christ tu es convaincu de vouloir mettre sous les yeux du diable sa divine nature?

Serait-il vrai, comme ils le disent, que sans avoir de corps humain le Christ faisait semblant d'en avoir un? Insensés, pour qui est davantage la vérité, la raison? Pour celui qui croit que Dieu s'est entretenu avec le diable, du pour celui qui croit, non-seulement que Dieu s'est entretenu avec le diable, mais encore qu'il a menti au diable? L'Écriture, rappelle que des Anges se sont montrés à des hommes. Mais ils ont reçu du Seigneur une telle puissance sur les corps, qu'ils en disposent comme il leur plaît. Sans être nés d'une femme, ces Anges avaient donc

1. Mt 4,1-11

un corps véritable qu'ils pouvaient transfigurer selon que l'exigeaient leur ministère et la nature de leurs fonctions; mais c'était toujours un corps véritable. Quand le Seigneur changea lui-même l'eau en vin, pouvons-nous dire que c'était de fausse eau ou de faux vin?

10. Quelques transformations qu'ait subies, par la volonté du Tout-Puissant, un corps rouable dans sa nature et dans la disposition de ses parties, il n'en est pas moins un vrai corps dans son genre; car quels que soient ses changements, il ne cesse pas d'être corps et corps véritable.

Mais ces novateurs imaginent que tous les corps viennent, non pas du Créateur divin et tout-puissant, mais de je ne sais quelle race de ténèbres. Aussi nous leur demandons d'où Notre-Seigneur Jésus-Christ a tiré son corps. Disent-ils qu'il n'a point pris de corps? Mais qu'était ce qu'il montrait aux regards corporels? Ou bien c'était un fantôme trompeur, ce qu'il serait exécrable de penser; ou bien, s'ils prétendent que c'était la nature divine elle-même qu'il montrait aux yeux des hommes sans avoir pris de corps, le diable l'a donc vue aussi. Que deviennent alors ces paroles qu'ils répètent ici d'une voix accusatrice: «Heureux les coeurs purs, car ils verront Dieu?» Diront-ils que la nature divine et propre du Sauveur n'est pas dans le sein du Père ce quelle voulut paraître sur la terre sans s'être incarnée? N'est-ce pas croire, malheureux, qu'elle est muable dans l'espace et le temps? Ils ne veulent donc pas lire ou ils ne sauraient comprendre aisément ce que dit un prophète: «Vous les changerez et ils seront changés: pour vous, vous êtes le même et vos années ne finiront pas;» ni ce qui est écrit de la divine Sagesse dans livre même de la Sagesse: «Immuable en elle-même, elle renouvelle tout (1).»

11. Et si, en suivant leur raisonnement, on leur disait: Pourquoi donc vous étonner que Dieu ait transformé la nature de sa divinité afin de permettre au coeur impur du diable de le contempler, puisque vous en croyez autant du Christ notre Dieu? J'ignore ce qu'ils répondraient. Jamais, en effet, ils n'ont osé avancer que le Père et le Fils n'eussent pas la même nature; et s'ils attribuaient au Fils une nature différente, il serait facile de leur répondre: Eh! Savez-vous si c'est avec le Père ou avec le Fils que, d'après cet ancien livre, le diable s'est entretenu? Nous leur demanderions ensuite: Le diable voit-il, oui ou non, ce soleil? S'il le voit; comment ce soleil

1. Ps 101,27-28 Sg 7,27

62

peut-il être Dieu, puisque le diable le voit? S'il ne le voit pas; mais les hommes mauvais le voient, et comment peut-il encore être Dieu, puisque Dieu n'est vu que des coeurs purs? Si enfin pour se l'aire voir, lui aussi a changé et n'est pas tel qu'il paraît; que répondre si je dis que pour imiter le soleil et ne pas l'adorer seulement, vous aussi vous vous montrez différents de ce que vous êtes?

Veux-tu néanmoins leur demander si la nature divine est muable ou immuable? Moins conduits par la raison que couverts de confusion, ils ne peuvent se dispenser de répondre quelle est immuable. Ils sont donc forcés d'avouer que pour se montrer aux yeux Notre-Seigneur Jésus-Christ a pris son corps ailleurs que pour cette substance. S'il l'a pris ailleurs, ou l'a-t-il pris? Dans ce monde? Mais qui a créé, ce monde des corps? La race des ténèbres, répondent-ils promptement. O folie surprenante! Comment, misérables, vous avez peur du sein d'une vierge pour la formation du corps du Sauveur et vous n'avez pas peur de la race des démons?

12. Voici notre profession de foi: Toute nature corporelle vient du Créateur divin et tout-puissant; donc Notre-Seigneur n'a pu prendre un corps sans le prendre à sa créature: Mais il a préféré dans son humilité le tirer d'une femme, parce qu'il venait délivrer la créature jetée par une femme dans les liens de la mort, et pour amener les deux sexes à l'espoir d'être renouvelés et réparés, il les a choisis tous deux, le sexe de l'homme pour le garder et le sexe de la femme pour y recevoir la vie.

Et vous qui avez horreur du chaste sein d'une vierge, examinez, de grâce, où le Seigneur pouvait prendre un corps: Tous les corps, dites-vous, sont de la nature de la race de ténèbres. Examinons donc, vous dis-je, d'où le Fils de Dieu a du tirer son corps. Ne voyez-vous plus assez pour répondre, parce que de tous côtés vos yeux ne rencontrent que ténèbres?

Une chair mortelle, répliquent-ils, semble trop impure. Répétez-leur ces paroles de l'Apôtre «Tout est pur à qui est pur.» Dites encore contre eux ces autres paroles du même Apôtre: «Mais rien n'est pur à ceux qui sont impurs et infidèles; leur esprit et leur conscience sont souillés (Tt 1,15).» S'ils ne disent pas qu'elle est trop impure, mais trop faible, nous sommes pleinement d'accord. Aussi le Christ est notre force parce que notre faiblesse ne l'a point affaibli. Car ici je reconnais ce cri du prophète: «Vous les changerez et ils seront changés: pour vous, vous êtes toujours le même et vos ans ne finiront point. (Ps 101,27-28)» Non-seulement la faiblesse de la chair ne l'a point affaibli, lui-même l'a fortifiée. Voyez ce soleil. Les Manichéens ne croient pas que ce soit un corps, tant ils ignorent la nature des corps, eux qui se glorifient, contre toute raison, de savoir s'élever aux discussions spirituelles. Voyez donc ce soleil que nous appellerons un corps, uniquement parce qu'il est un corps céleste: il éclaire la terre sans en être obscurci; il aspire l'eau sans en être humecté; il rompt la glace sans en être refroidi; il durcit la terre sans en être amolli. Et Notre-Seigneur Jésus-Christ, le Verbe du Père par qui tout a été fait, la Vertu et la Sagesse de Dieu, présent partout et partout caché, tout entier partout et nulle part contenu, atteignant avec force d'une extrémité à l'autre et disposant tout avec douceur, n'aurait pu, craignent ces malheureux, se faire homme pour donner la vie aux mortels sans mourir lui même; sanctifier la chair sans en être souillé; relâcher la mort sans en être enchaîné; changer l'homme en soi sans se changer en lui?

Pour ménager la faiblesse de quelques uns et écarter d'eux les dangers, il nous a fallu passer d'un genre à l'autre dans cette discussion. Quant à la question même que nous devions examiner, d'abord l'Écriture, qu'ils aiment mieux attaquer que d'en recevoir les lumières, ne dit pas que le diable ait vu Dieu. D'ailleurs c'est à eux, de nous dire comment la race des ténèbres a pu voir la nature divine quand, avant la lutte où, d'après eux, se sont mêlés le bien et le mal, cette divine nature n'avait point encore pris de corps pour se montrer à son ennemi. C'est assez pour leur prouver qu'ils essaient vainement d'ébranler les fondements de la foi catholique, et qu'aucune réponse ne saurait soutenir leurs fables qui tombent en ruines.





Augustin, Sermons 10