Augustin, Sermons 126

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SERMON CXXVI. LE REGARD DU VERBE (1).

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ANALYSE. - De ces paroles de Notre-Seigneur: «Le Fils ne peut faire de lui-même que ce qu'il voit faire au Père,» les Ariens concluaient que le Verbe n'est pas égal à Dieu. Saint Augustin, pour les réfuter, précisera le sens de ces paroles. Mais auparavant il établit que la foi doit précéder et préparer l'intelligence; que ce que nous voyons doit nous assurer de ce que nous ne voyons pas; le spectacle de l'univers prouve l'existence de Dieu, et les miracles du Sauver démontrent sa divinité. Il suit delà que si plusieurs ne comprennent pas suffisamment l'explication qu'il va donner de la difficulté soulevée par les Ariens, ils n'en doivent pas être moins inébranlables dans la foi catholique. Que signifient les paroles citées? Elles ne signifient pas que le Fils, après avoir vu son Père à l'oeuvre, produit lui-même des ouvrages semblables, puisque les trois personnes de la sainte Trinité font en même temps toutes les oeuvres attribuées à l'une d'entre elles. Que signifient-elles donc? Il faudrait avoir une idée exacte de la nature du regard du Verbe. Nous connaissons en quoi consiste le regard de son humanité. Mais qu'est-ce que le regard de sa divinité et comment, entant que Dieu, voit-il son Père agir? Comme la nature divine est très-simple, il est sûr que le regard du Verbe n'est pas différent de lui-même et que ces mots: «Le Fils ne peut faire que ce qu'il voit faire au Père,» reviennent à ceux-ci: Le Fils n'existerait pas s'il ne naissait du Père.

1. Les mystères et les secrets du royaume de Dieu demandent qu'on les croie, avant de se révéler à l'intelligence. La foi conduit à l'intelligence, et l'intelligence est méritée par la foi. C'est ce que dit clairement un prophète à tous ces hommes qui cherchent à comprendre prématurément et désordonnément, sans s'inquiéter de croire. «Si vous ne croyez, leur crie-t-il, vous ne comprendrez pas (2).» La foi est donc éclairée aussi; elle l'est parles Écritures, parles prophètes, par l'Évangile, par les écrits des Apôtres; et tous les témoignages qu'on nous en lit pour le moment sont comme autant de flambeaux qui luisent dans l'obscurité pour nous préparer au grand jour. Ainsi s'exprime l'Apôtre Pierre: «Nous avons la parole plus ferme «des prophètes, à laquelle vous faites bien d'être «attentifs, comme à une lampe: qui luit dans «un lieu obscur, jusqu'à ce que le jour brille, et que l'étoile du matin se lève dans vos coeurs (3).»

1. Jn 19 - 2. Is 7,9 sel. LXX - 3. 2P 1,19

2. Vous voyez donc, mes frères, combien sont funestement et désordonnément pressés, ces esprits qu'on peut comparer aux embryons trop hâtifs qui cherchent à avorter avant de naître. Pourquoi, disent-ils, me commander de croire ce que je ne vois pas? Fais-moi voir pour m'amener à croire. Tu m'ordonnes de croire sans que je voie; pour moi je veux voir et croire ensuite, croire en voyant et non en écoutant. Mais voici le prophète: «Si vous ne croyez, vous ne comprendrez pas.» Quoi! tu veux monter sans appui! N'est-ce pas mal? Ah! si je pouvais, ô mon ami, te montrer et te faire voir, je ne t'engagerais plus à croire.

3. Aussi «la foi est-elle, selon la définition donnée ailleurs, le fondement de ce qu'on espère, la conviction de ce qu'on ne voit pas (1).» - Si l'on ne voit pas, comment se convaincre? - D'où vient ce que tu vois, sinon de ce que tu ne vois pas? Tu vois une chose pour en croire une autre, et ce que tu vois te porte à croire ce que tu ne vois pas. Ne sois pas ingrat envers Celui qui t'a accordé la vue; car cette vue te mène à croire ce que tu ne saurais voir encore. Dieu a donné des yeux à ton corps, et la raison à ton âme; éveille cette raison, elle est en quelque sorte enfermée dans l'oeil intérieur de l'âme, qu'elle vienne à la fenêtre pour contempler les créatures de Dieu. Oui, il faut en nous quelque chose afin que nous puissions voir par l'organe de la vue. Si tu es devant moi absorbé dans tes pensées, n'est-il pas vrai que ton esprit distrait ne saurait voir ce qui est sous tes yeux! En vain la fenêtre est ouverte, quand le spectateur est absent. Il est donc bien vrai que ce ne sont pas les yeux qui voient, mais quelqu'un qui s'en sert. Eveille ce quelqu'un, presse-le.

Ah! tu n'es point déshérité: Dieu a fait de toi un animal raisonnable, il t'a mis au dessus des autres animaux et formé à sa propre image, Dois-tu alors voir simplement comme voient les animaux, pour nourrir le corps, et non pour éclairer l'âme? Ouvre donc l'oeil de la raison, regarde en homme, contemple le ciel et la terre, les beautés du ciel et la fécondité de la terre, le vol des oiseaux, les poissons qui nagent, les végétaux qui poussent et les saisons qui se succèdent avec tant d'ordre; contemple ces oeuvres et cherche à en connaître l'auteur; regarde ce que tu vois et cherche Celui que tu ne vois pas, A cause de ces oeuvres que tu vois, crois en lui quoique tu ne le voies pas. Si tu ne voulais pas

1. He 11,1

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obéir à mes conseils, prête l'oreille à la voix de l'Apôtre: «Les perfections invisibles de Dieu, dit-il, sont devenues visibles, depuis la création du monde, par les choses qu'il a faites (1).»

4. Tu foulais aux pieds ces oeuvres, tu les regardais, non pas en homme, mais comme un animal sans raison. Le prophète te criait, mais en vain: «Gardez-vous de ressembler au cheval et au mulet, qui n'ont pas d'intelligence (2).» Tu voyais donc ces oeuvres, et tu les dédaignais. Ces merveilles que Dieu produit chaque jour avaient sur toi perdu leurs charmes, non pas qu'elles en manquassent, mais parce que tu étais accoutumé à ce spectacle. Eh! qu'y a-t-il de plus difficile à comprendre que la naissance et la mort d'un homme, que cette disparition de ce qui était, et cette apparition de ce qui n'était pas? Est-il rien de plus admirable, rien de moins aisé à expliquer? Mais pour Dieu, rien de plus facile à produire. Admire ces merveilles, sors de ton engourdissement. Ton admiration ne s'arrête que sur ce qui est extraordinaire; y a-t-il moins de grandeur dans ce que tu vois ordinairement?

On s'étonne que Jésus-Christ notre Dieu ait rassasié plusieurs milliers d'hommes avec cinq pains; et on ne s'étonne pas que quelques grains suffisent pour couvrir les campagnes de moissons (3). A la vue de l'eau changée en vin, on fut frappé de stupeur (4); en passant par les racines de la vigne, l'eau du ciel ne se transforme-t-elle pas également? L'auteur de ces merveilles est le même; il fait les unes pour te nourrir et les autres pour te les faire admirer. Les unes et les autres toutefois sont également admirables, parce qu'elles sont également les oeuvres de Dieu. Un homme voit une chose extraordinaire et il s'étonne. Mais d'où vient cet homme qui s'étonne? Où était-il? D'où sort-il? D'ou lui viennent et la forme de son corps; et ses membres divers, et cet air distingué? Quelle a été son origine? Toutes les circonstances n'en étaient-elles pas méprisables? Il s'étonne, et il est en lui-même le plus grand sujet d'étonnement.

D'où viennent donc enfin toutes ces merveilles que tu vois, sinon de Celui que tu ne vois pas? Mais, comme je le disais, tu ne savais plus les apprécier; c'est alors que l'auteur se montra, et en faisant des choses extraordinaires, il voulut se révéler à toi dans les plus ordinaires. Il lui avait été dit: «Renouvelez les prodiges (5);» et

1. Rm 1,20 - 2. Ps 31,4 - 3. Mt 14,17-21 - 4. Jn 2,9-11 -5. Si 36,6

encore: «Signalez vos miséricordes (1).» Sans doute il les répandait avec profusion, mais personne n'en était frappé. Il s'est donc fait petit pour venir vers les petits; médecin il a visité ses malades; et libre de venir quand il voudrait, de faire ce qu'il lui plairait et de juger comme il l'entendrait, car sa volonté est la justice même; oui, son vouloir est la justice; ce qu'il veut ne saurait être injuste, ni juste ce qu'il ne veut pas; il est donc venu ressusciter les morts, et les hommes se sont étonnés de le voir rendre à la lumière ceux qui en avaient déjà joui, quand il la donne chaque jour à ceux qui ne l'ont jamais vue!

5. Malgré ces merveilles, plusieurs l'ont méprisé, moins attentifs à la grandeur de ses cenvres qu'à ses abaissements. Ils semblaient se dire Ces actions sont divines, mais lui n'est qu'un homme. Ici donc tu vois deux choses: un homme et des actes divins. Mais si Dieu seul peut faire des actes divins, cet homme ne serait-il pas un Dieu caché? Considère bien ce que tu vois, et crois ce que tu ne vois pas. En t'appelant à croire, le Ciel ne t'a pas laissé sans secours; s'il t'ordonne de croire ce que tu ne saurais voir, ne t'a-t-il pas fait voir ce qui peut te conduire à croire ce que tu ne vois pas? Dans la création même quels signes révélateurs de Celui qui en est l'auteur! Il a fait plus, il est venu en personne, il a opéré des miracles. Tu ne pouvais voir Dieu, mais tu pouvais voir un homme; Dieu donc s'est fait homme, afin de réunir dans sa personne ce qui tombe sous tes sens et ce qui est l'objet de ta foi. «Au commencement était le Verbe, et le Verbe était en Dieu, et le Verbe était Dieu (2).» En entendant ces mots, tu ne vois rien encore. Mais ce Verbe descend, il naît, il naît d'une femme, lui qui a fait l'homme et la femme; et quoiqu'il ait fait l'homme et la femme, il ne naît pas de l'homme et de la femme. Si tu le méprises en le voyant naître, peux-tu mépriser la manière dont il naît, puisqu'avant de naître il existait éternellement? Il a donc pris un corps, il s'est. revêtu de chair, il est sorti du sein maternel. Le vois-tu, maintenant; le vois-tu? Je parle à un homme de chair; mais aussi je lui montre un homme de chair; tu vois en lui une chose, il en est une autre que tu n'y vois pas. Oui, dès sa naissance, il y a en lui deux choses, l'une que tu peux voir et l'autre qui échappe à ta vue; mais celle que tu verras devra te porter à croire celle que tu ne vois pas. En le

1. Ps 16,7 - 2. Jn 1,1

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voyant naître, tu t'étais mis à le mépriser; crois ce que tu ne vois pas en lui. il est né d'une Vierge. Qu'il était petit en naissant, disait-on! Qu'il est grand au contraire, puisqu'il, est né d'une Vierge! Or en naissant d'une Vierge il nous montre un miracle, puisque sans avoir de père, de père humain, il n'en est pas moins issu de notre chair. Comment d'ailleurs lui eût-il été impossible d'avoir une mère et point de père, puisqu'il a créé l'homme avant que l'homme eût ni père ni mère?

6. Sa naissance donc est un miracle qu'if fait dans le temps, afin de te porter à le chercher et à l'admirer lui-même dans son éternité. C'est bien lui en effet qui en s'élançant de sa couche nuptiale (1), c'est-à-dire du sein d'une Vierge où s'est consommée la sainte union du Verbe et de l'humanité, a fait un miracle temporel. Mais lui-même est éternel, coéternel au Père; il est lui-même le Verbe qui était au commencement, le Verbe qui était en Dieu, le Verbe qui était Dieu. Mais il s'est fait homme pour te guérir et te permettre de voir ce que tu ne voyais pas. Ce qui te parait en lui méprisable, n'est pas ce que contemple l'oeil guéri, c'est ce qui guérit l'oeil malade. Ne cherche pas à voir trop tôt ce que voient les yeux guéris. Les Anges le "voient sans doute, ils le voient avec ravissement, ce spectacle fait leur nourriture et leur vie, et jamais ne s'épuise ni ne diminue cet aliment divin; oui, sur leurs trônes sublimes, au haut des cieux et au- dessus des cieux, les Anges voient le Verbe et est leur félicité; ils vivent de lui et lui demeure toujours le même; mais pour préparer l'homme à manger ce pain des Anges, le Seigneur des Anges a dû se faire homme. Ainsi est-il notre salut; remède pour qui est malade, aliment pour qui se porte bien.

7. Or, il enseignait les hommes et leur disait, comme vous venez de l'entendre: «Le Fils ne peut faire de lui-même que ce qu'il voit faire au Père» Y a-t-il, pensez-vous, quelqu'un pour comprendre cela? Oui, y a-t-il ici un homme déjà suffisamment guéri par la vue de l'humanité du Sauveur, pour pouvoir contempler tant soit peu l'éclat de sa divinité? Cependant, puisqu'il a parlé, parlons aussi; il a parlé, parce qu'il est le Verbe, parlons à notre tour puisque nous devons parler du Verbe. Mais comment nous hasarder à parler du Verbe? C'est que lui-même nous â faits à son image. Ainsi donc, parlons de

1. Ps 18,6

lui autant que flous en sommes capables, parlons de lui autant que nous pouvons parler de ce qui est ineffable, parlons et que nul ne nous contredise. Notre foi n'a-t-elle pas devancé nos paroles et ne pouvons-nous pas dire: «J'ai cru, c'est pourquoi j'ai parlé?» (1). Ainsi je dis ce que je crois. Le vois-je aussi tant soit peu? Le Verbe le sait mieux que moi, mais vous, vous ne pouvez le constater. Que m'importe d'ailleurs, si l'on voit ce que je vais dire, que l'on croie on que l'on ne croie pas que je le vois moi-même? Voyez-le clairement et pensez de moi ce qu'il vous plaira.

8. «Le Fils ne saurait faire de lui-même que ce qu'il voit faire au Père.» Ici s'élève avec orgueil une erreur des Ariens; mais elle ne s'élève que pour tomber, car ce n'est point par l'humilité qu'ils cherchent l'humiliation. Que prétends-tu donc? Que le Fils est moins que le Père, et tu t'appuies sur ces mots: «Le Fils ne saurait faire de lui même que ce qu'il voit faire, au Père.» C'est de là que tu veux couture à l'infériorité du Fils. Je le sais, je le sais, ce passage t'embarrasse. Eh bien! crois que le Fils n'est pas moins que le Père; tu ne peux le comprendre encore, crois-le, c'est ce que je disais tout à l'heure. - Comment, répliques-tu, aller à l'encontre de ses propres paroles? Il dit lui-même: «Le Fils ne saurait faire que ce qu'il voit faire au Père.» - Sans doute, mais lis aussi ce qui suit: «Car tout ce que fait le Père, le Fils le fait également;» il ne dit pas qu'il en fait autant.

Que votre charité se recueille un peu, afin que vous ne vous étourdissiez pas vous-mêmes, Il faut ici un coeur tranquille, une foi pieuse et appliquée; une religieuse attention, non pas à moi, pauvre instrument, mais à Celui qui me donne à distribuer le pain de vie. Donc, un peu d'attention. Vous avez entendu avec bonheur, avec joie, vous avez compris facilement ce que nous avons dit pour vous exciter à la foi, pour vous pénétrer de cette foi qui dispose à comprendre; vous vous êtes réjouis d'entendre cela, vous m'avez suivi et saisi parfaitement. Quelques-uns sans doute comprendront aussi ce qu'il me reste encore à dire; je crains que tous ne le saisissent pas. Cependant c'est Dieu même qui nous a indiqué, par la lecture de l'Évangile, le sujet toutefois que nous avons à traiter et nous ne pouvons

1. Ps 115,10

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décliner les ordres du Maître. Mais je crains, d'être accusé d'avoir parlé inutilement par ceux qui ne comprendront pas, et peut-être y en aura-t-il plusieurs. Toutefois, comme il y en aura aussi pour comprendre, ma parole ne sera point complètement stérile. Qu'on se réjouisse donc, si on comprend, et si on ne comprend pas, qu'on prenne patience; qu'on souffre avec calme de ne pas saisir, afin d'arriver à saisir plus tard.

9. Jésus donc ne dit pas: Quoique fasse le Père, le Fils en fait autant, comme si les oeuvres du Père n'étaient pas identiquement les mêmes que celles du Fils. Il semblait exprimer cette idée dans les paroles déjà citées: «Le Fils ne fait de lui-même que ce qu'il voit faire au Père.» Là néanmoins, remarque-le, il ne dit pas non plus: Que ce qu'il entend commander au Père, mais: «Que ce qu'il voit faire au Père.»

Donnons à ces mots une pensée, ou plutôt un sens charnel; nous verrons comme deux ouvriers, le Père et le Fils, le Père qui travaille sans prendre modèle sur personne, et le Fils qui travaille eu regardant le Père. Ce regard sans doute serait encore charnel; mais pour bien saisir ce qui précède, ne dédaignons pas de descendre à ces basses et abjectes suppositions. Met tons-nous donc sous les yeux un spectacle tout matériel; représentons-nous deux ouvriers, père et fils. Le père vient de faire un meuble que le fils n'aurait pu faire s'il ne l'avait vu faire au père; le fils regarde ce meuble, et il en fait un pareil, mais il ne fait pas celui-là.

Avant de passer à ce qui suit, je m'adresse à l'Arien. Te fais-tu, lui dis-je, l'idée que je viens d'exprimer? Te figures-tu le Père faisant un travail et le Fils en faisant un semblable parce qu'il a vu comment s'y prenait le Père? N'est-ce pas ce que, semblent signifier les paroles auxquelles tu t'es arrêté? Il n'y est pas dit en effet Le Fils ne saurait faire de lui-même que ce qu'il entend le Père lui commander; mais: «Le Fils ne saurait faire de lui-même que ce qu'il voit faire au Père.» Si c'est là le sens que tu donnes à ces mots, il faut admettre que le Père a travaillé, que le Fils l'a regardé pour apprendre à travailler lui-même et à faire un ouvrage différent et néanmoins semblable à celui de son Père. Mais cet ouvrage du Père, par qui l'a-t-il exécuté? Si ce n'est point par son Fils, par son Verbe, te voilà en guerre contre l'Évangile où il est dit: le Père. «Tout a été fait par lui (1).» Ainsi donc,

1. Jn 1,3

tout ce qu'avait fait le Père, il l'avait fait par son Verbe, par son Verbe, c'est-à-dire par son Fils. Quel autre alors le regardait pour apprendre à faire ce qu'il voyait faire à son Père? Vous ne dites pas ordinairement que le Père ait deux fils; il n'a qu'un Fils unique engendré par lui, bien que, dans sa miséricorde, tout en ne commun quant sa divinité qu'à lui seul, il n'en fasse pas son seul héritier; car il donne des cohéritiers à ce Fils unique, et s'il ne les engendre pas, comme lui, de sa substance, il les adopte par lui, pour être membres de sa famille, puisqu'au témoignage des saintes Écritures, notre vocation est d'être ses enfants adoptifs (1).

10. Que dis-tu donc? C'est le Fils unique qui parle lui-même; c'est le Fils unique qui parle dans l'Évangile; c'est la Parole même qui nous adresse la parole et qui nous dit. «Le Fils ne saurait faire de lui-même que ce qu'il voit faire à son Père.» Mais déjà le Père a agi, le Fils l'a vu agir; et cependant le Père ne fait rien que par le Fils, Je te vois embarrassé, hérétique, je te vois troublé; mais ce trouble, comme le mouvement produit par l'hellébore, sera pour toi un trouble salutaire. Tu ne t'y retrouves plus, et si je ne me trompe, tu condamnes toi-même ton interprétation et ton sentiment charnel. Laisse de côté ce regard physique, et si tu as quelque chose au coeur, élève-toi à la contemplation des choses divines. Il est vrai, ce sont des paroles humaines qui te sont adressées par un homme, par un Évangéliste, et parce que tu es homme toi-même; mais ces paroles sont relatives au Verbe, et si elles sont humaines, c'est pour t'élever à la connaissance des choses de Dieu. C'est le Maître qui t'embarrasse pour t'instruire, qui te jette une question pour exciter ton attention. «Le Fils, dit-il, ne saurait rien faire qu'il ne le voie faire à son Père.» Conséquemment il devait ajouter: Quoique fasse le Père; le Fils en fait autant. Néanmoins ce n'est pas ce qu'il dit, mais: «Tout ce que fait le Père, le Fils le fait avec lui.» Les oeuvres du Père ne sont pas autres que celles du Fils; car tout ce que fait le Père, il le fait par le Fils. Le Fils a ressuscité Lazare (2). Le Père ne l'a-t-il pas en même temps ressuscité? Le Fils a guéri l'aveugle-né (3); le Père ne l'a-t-il pas guéri avec lui? Le Père agit par le Fils dans le Saint-Esprit; c'est une Trinité de personnes, mais il n'y a qu'une seule action; c'est la même majesté, la même éternité et là même coéternité, ce sont les mêmes oeuvres. Il n'y a pas des homme créés par le Père, ni d'autres

1. Ep 1,5-2 - 2. Jn 11 - 3. Jn 9

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par le Fils, ni d'autres par l'Esprit-Saint; le même homme est créé par le Père, le Fils et le Saint-Esprit; le Père, le Fils et l'Esprit-Saint ne sont qu'un seul et même Dieu créateur.

11. Si tu vois ici pluralité dans les personnes, reconnais aussi qu'il y a unité dans la divinité. A cause de la pluralité des personnes nous lisons «Faisons l'homme à notre image et à notre ressemblance.» Dieu ne dit pas: Je vais faire l'homme; sois attentif afin de pouvoir en faire toi-même un semblable; mais: «Faisons;» voilà la pluralité; «à notre image;» la pluralité encore. Où donc est l'unité de Dieu? Poursuis: «Et Dieu fit l'homme (1).» Après: «Faisons l'homme,» il n'est pas dit: Et les dieux firent l'homme; l'unité se révèle dans ces mots. «Et Dieu fit l'homme.»

12. Qu'est devenue ton interprétation charnelle? Qu'elle rougisse, qu'elle se cache, qu'elle s'évanouisse: ô Verbe de Dieu, parlez-nous. Nous tous qui avons déjà quelque piété et qui croyons, nous qui avons une foi pénétrante et qui sommes déjà tant soit peu disposés à comprendre, tournons-nous vers le Verbe, le foyer de toute lumière, et disons-lui: Seigneur, votre Père fait les mêmes choses que vous, puisqu'il fait tout par vous. Dès le commencement vous étiez son Verbe: nous ne l'avons pas vu, mais on nous l'a enseigné et nous le croyons. Dans cet enseignement nous avons appris aussi que tout a été fait par vous et de là il suit que tout ce que fait le Père c'est par vous qu'il le fait et que vous faites tout ce qu'il fait. Pourquoi alors avez-vous dit: «Le Fils ne saurait rien faire de lui-même?» Je vois bien que vous avez avec votre Père une certaine égalité, lorsque j'entends ces mots: «Tout ce que fait le Père, le Fils le fait avec lui;» oui, je reconnais, je saisis ici une certaine égalité et j'y vois dans la mesure de mes forces la même pensée que dans ces autres expressions: «Mon Père et moi nous sommes un (2).» Mais pourquoi ne pouvez-vous rien faire que vous ne le voyiez faire à votre Père? Que voulez-vous dire par là?

13. Né pourrait-il pas me répondre, ou plutôt nous répondre à tous: Dans ces paroles: «Le Fils ne saurait rien faire qu'il ne le voie faire à son Père,» quel sens donnes-tu au mot voir? Qu'entends-tu par mon regard? - Oublions un peu la nature de serviteur qu'il a prise pour nous. Considéré dans cette nature, le Seigneur avait, comme nous, des yeux et des oreilles, un corps et des membres comme nous. Sa chair lui

1. Gn 1,26-27 - 2. Jn 11,30

venait d'Adam; mais quelle différence entre lui et Adam! Et soit qu'il marchât sur terre ou sur mer, car il pouvait tout ce qu'il voulait, tout ce qui lui plaisait, il regardait comme il l'entendait, jetait les yeux et voyait, les détournait et ne voyait plus; on marchait devant lui et il voyait des yeux du corps, on marchait derrière lui et il n'en voyait pas, quoique rien ne fût caché à sa divinité. Fais abstraction, fais donc un peu abstraction de cette nature de serviteur et considère en lui la nature de Dieu, cette nature qu'il avait avant la création du monde et qui le rendait égal à son Père, ainsi que le dit et que doit te le faire entendre celui de qui viennent ces paroles: «Il avait la nature de Dieu et il n'a point cru usurper en se faisant égal à Dieu (1).» Considère-le, si tu le peux, dans cette nature, afin de pouvoir comprendre en quoi consiste son regard. «Au commencement était le Verbe.» Comment regarde le Verbe? A-t-il des yeux? A-t-il des yeux comme les nôtres? A-t-il, non pas les yeux du corps, mais les yeux de ces coeurs pieux dont il est dit: «Heureux ceux qui ont le coeur pur, car ils verront Dieu (2)?»

14. Le Christ est à la fois Dieu et homme; il te montre aujourd'hui son humanité, il te réservé pour plus tard sa divinité. En voici la preuve. «Celui qui m'aime, dit-il, observe mes commandements: celui qui m'aime sera aimé de mon Père, et je l'aimerai aussi.» Puis, comme si on lui demandait: Que donnerez-vous à celui qui vous aime? «Et je me montrerai à lui, poursuit-il.» Que signifie cela, mes frères? Comment! ses disciples le voyaient, et il promettait de se montrer à eux? A qui en effet promettait-il de se montrer? A ceux qui le voyaient ou à ceux qui ne le voyaient pas? Rappelons-nous ce qu'il répondit à un de ses Apôtres qui demandait comme suprême bonheur de voir le Père et qui disait expressément: «Montrez-nous votre «Père, et cela nous suffit.» Debout donc, dans sa nature humaine, sous les yeux de cet Apôtre et réservant de lui montrer sa nature divine quand il serait lui-même divinisé: Quoi, répondit-il, «je suis depuis si longtemps avec vous, et vous ne me connaissez pas! Qui me voit, voit aussi mon Père (3).» Tu cherches à voir mon Père, regarde-moi: tu me vois sans me voir: tu vois la nature que j'ai prise pour toi, tu ne vois pas celle que je te réserve. Observe mes préceptes, purifie-toi la vue; car «celui qui m'aime

1. 1 Ph 2,6 - 2. Mt 5,6 - 3. Jn 14,21 Jn 8,9

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garde mes commandements; et je l'aimerai à mon tour:» et parce qu'il aura gardé mes commandements et qu'il sera guéri parce moyen, «je me découvrirai moi-même à lui.»

15. Hélas! mes frères, si nous ne pouvons comprendre en quoi consiste le regard du Verbe, où allons-nous? N'exigeons-nous pas trop tôt de le comprendre? Pourquoi demander qu'on nous montre ce que nous ne saurions voir? Aussi quand on nous parle de ce regard du Verbe, on nous parle de ce que nous désirons et non pas de ce que nous pouvons contempler. En effet, voir le regard du Verbe, si tu en étais capable, ce serait voir le Verbe même; le Verbe n'est pas différent de son regard; autrement il serait d'une nature mélangée et compliquée, double et composée, tandis qu'il est simple, d'une ineffable simplicité. Le regard de l'homme est différent de l'homme même, car le regard peut s'éteindre sans que l'homme vienne à mourir; mais il n'en est pas ainsi dans le Verbe.

Voilà ce que j'annonçais ne pouvoir être compris par tout le monde: encore si le Seigneur accordait à quelques-uns de le comprendre! Ce qu'il demande de nous, mes frères, c'est que nous reconnaissions au moins que ce regard du Verbe surpasse notre entendement, et comme cet entendement est faible, appliquons-nous à le fortifier, à le perfectionner. Par quel moyen? Par l'observation des commandements. Lesquels? Ceux dont il est dit: «Celui qui m'aime, garde mes préceptes.» Quels sont ces préceptes? car enfin nous voulons grandir, nous fortifier et nous perfectionner jusqu'à voir le regard du Verbe. O Seigneur, dites-nous donc quels sont ces préceptes. «Le précepte nouveau que je vous fais, c'est de vous aimer les uns les autres (1).» Ainsi donc, mes frères, puisons cette charité à la source abondante d'où elle jaillit; pénétrons-nous, nourrissons-nous de charité. Saisis pour pouvoir saisir. Que la charité t'engendre, te nourrisse, te développe, te fortifie, te rende capable de voir que le regard du Verbe n'est pas différent de lui-même, que ce regard est le Verbe même. Tu comprendras alors facilement que ces paroles: «Le Fils ne saurait rien faire de lui-même qu'il ne le voie faire au Père,» reviennent à celles-ci: Le Fils n'existerait pas, s'il ne naissait du Père.

Assez, mes frères; en méditant ce que je viens de dire, beaucoup pourront le comprendre; je pourrais l'obscurcir en le répétant plusieurs fois.

1. Jn 13,34




127

SERMON CXXVII. LA VIE ÉTERNELLE (1).

1. Jn 5,24-29

ANALYSE. - Impossible de nous faire une idée exacte des promesses qui nous attendent dans la vie future. Alors en effet nous vivrons éternellement, nous vivrons sans fatigue et sans souffrance; nous aurons bien plus encore, nous aurons le bonheur inouï qui consiste dans la vue de Dieu. Car le Fils de Dieu, qui est éternel comme son Père, le Fils de Dieu, dont la voix puissante anime de la vie surnaturelle tous les coeurs qui lui sont dociles, le Fils de Dieu ressuscitera tous les hommes au dernier jour; il jugera ensuite lui-même les vivants et les morts et accordera aux justes, comme récompense suprême, le bonheur de voir Dieu. Sans doute les pécheurs comme les justes le verront dans son humanité; mais il n'y aura que les justes pour le contempler dans les splendeurs de sa divinité. - Pourquoi révoquerait-on en doute la réalité de la résurrection des corps? Dieu ne peut-il aussi facilement rendre la vie à qui l'a déjà eue, que la donner à qui n'en a jamais joui?

1. Notre espérance, mes frères, ne s'arrête ni à ce temps, ni à ce monde, ni aux jouissances dont se montrent follement épris les hommes oublieux de Dieu. Ce que nous devons savoir d'abord et nous rappeler sans cesse avec un coeur pieux, c'est que nous ne sommes point devenus chrétiens en vue des félicités de la vie présente, mais en vue de je ne sais quel autre bonheur que Dieu nous promet et que nous ne, saurions comprendre encore; car c'est de ce bonheur qu'il est dit: «Ce que l'oeil n'a point vu, ce que l'oreille n'a point entendu, ce qui n'est point monté dans le coeur de l'homme, c'est ce que Dieu a préparé à ceux qui l'aiment (1).» Aussi l'homme n'ayant jamais goûté un bonheur si grand, si excellent, si ineffable, nous avions besoin de la promesse d'un Dieu. Non, l'obscurcissement où vit aujourd'hui le coeur humain, ne lui permet

1. 1Co 2,9

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pas de comprendre les divines promesses, et on ne saurait nous montrer, dans l'état actuel, ce que nous deviendrons plus tard.

Voici un enfant qui vient de naître: il ne peut ni parler, ni marcher, ni rien faire; mais supposons qu'il puisse comprendre ce qu'on lui dit il est, comme nous voyons ordinairement les enfants, faible, ne pouvant guère qu'être couché et incapable de se passer d'un secours étranger, quoique d'après notre supposition, il comprenne quand on lui parle. Figurons-nous donc qu'on lui dise: Tel que tu me vois aujourd'hui marcher, travailler et parler, tel tu seras dans quelques années. En considérant, d'une part, sa faiblesse, et d'autre part, l'état de celui qui lui tient ce langage, il n'y croirait pas, et pourtant il aurait sous les yeux la réalité de la promesse qui lui est faite. A nous aussi qui sommes, comme des enfants, retenus dans ce corps avec ses infirmités, on nous promet de grandes choses, mais nous n'en voyons pas la réalité, et pour croire ce que nous ne voyons pas et mériter de voir ce que nous croyons, il faut affermir notre foi. Si l'on outrage cette foi, si l'on s'imagine qu'il ne faut pas croire ce que l'on ne voit pas, quelle confusion quand apparaîtra ce qu'on a refusé de croire! Cette confusion suffira pour séparer des élus, et une foi séparé, c'est la damnation. En croyant au contraire, on méritera d'être placé à la droite, et on se tiendra, plein de confiance et de joie, au milieu de ceux à qui s'adressent ces paroles: «Venez, bénis de mon Père, recevez le royaume qui vous a été préparé dès le commencement du mondé.» Et le Seigneur, après cette sentence, conclut ainsi: «Ceux-ci iront dans les flammes éternelles, et les justes, dans l'éternelle vie (1).» Cette éternelle vie est bien celle qui nous est promise.

2. Ainsi, les hommes aiment à vivre sur cette terre, et on leur promet la vie; ils redoutent singulièrement la mort, et on leur assure une vie éternelle. Qu'aimes-tu? A vivre. Tu vivras. Que crains-tu? De mourir. Tu ne mourras pas. Il semble que la fragilité humaine devrait se contenter de la promesse de vivre éternellement. Ce qui se passe ici fait comprendre en quelque manière à l'esprit humain ce qui nous est réservé dans l'avenir. Et pourtant quelle disproportion! Ici en effet, parce qu'on vit et qu'on ne voudrait pas mourir, on aime la vie, on veut vivre toujours sans mourir jamais. Ceux néanmoins qui

1. Mt 25,34-46

sont tourmentés dans le lieu des châtiments, désirent mourir et ils ne le peuvent. Aussi l'important n'est-il pas de vivre longtemps ni même toujours: c'est de vivre heureux.

Aimons toutefois l'éternelle vie, et apprenons combien nous devons travailler pour elle, eu considérant combien travaillent pour la vie présente, pour cette vie passagère et périssable ceux qui y sont attachés; combien aussi, quand ils sont menacés de la mort, ils s'empressent de tout faire non pas pour empêcher, mais pour ajourner le trépas. Que de peines on se donne en effet, quand on voit approcher la mort, pour la fuir, pour s'y dérober! on sacrifie tout ce qu'on a pour s'en exempter, on s'épuise, on ne recule devant ni gêne ni torture, on recourt aux médecins, on essaie enfin tout ce qui est possible. Or à quoi aboutissent toutes ces dépenses et toutes ces douleurs? A obtenir de vivre un peu plus et non pas de vivre toujours. Ah! si on se livre à tant de travaux, si l'on fait tant d'efforts et tant de frais, si l'on se condamne à tant d'essais, à tant de veilles et à tant de soins pour prolonger un peu sa vie, que ne doit-on pas faire pour vivre éternellement? Et si l'on appelle prudents ceux qui emploient ainsi tous les moyens pour ajourner leur mort, pour vivre, pour ne perdre pas quelques jours, combien sont insensés ceux qui vivent de manière à perdre l'éternité même?

3. Afin donc de nous faire apprécier le don de Dieu, il suffit de rapprocher ce qu'il nous promet de ce qu'il nous accorde maintenant; car c'est à lui que nous sommes redevables de la vie et de la santé. Ainsi représentons-nous, quand on nous parle de vie éternelle, une vie exempte de tout ce que nous endurons dans celle-ci; car il nous est plus facile de découvrir ce qui n'y est pas, que de dire ce qu'elle est.

Ici nous vivons; là nous vivrons aussi. Nous avons ici la santé quand nous ne souffrons ni maladie ni douleur corporelle; là aussi nous aurons la santé. Quand enfin nous nous trouvons bien ici, c'est que nous n'avons aucune peine; nous n'en aurons point là non plus. Suppose maintenant un homme qui a la vie, la santé et qui est exempt de toute peine; suppose encore qu'il lui est accordé d'être toujours dans le même état, de ne perdre jamais son bonheur, quelle ne serait pas sa joie, son ivresse? Pourrait-il modérer ses transports en se sentant ainsi sans peine, sans tourment, sans avoir à redouter la mort? Ainsi, quand même Dieu ne nous promettrait que le (521) bonheur que je viens de dire, que j'ai tâché de peindre par mes paroles et de vous mettre sous les yeux, combien ne faudrait-il pas l'acheter s'il était à vendre, combien ne faudrait-il pas donner afin de l'acquérir? Serait-ce assez d'y consacrer tout ce que l'on a, lors même qu'on posséderait l'univers entier?

Eh bien! ce bonheur est à vendre; achète-le si tu veux. Ne t'inquiète pas excessivement de savoir comment payer un bien si précieux. Après tout, il ne vaut que ce que tu as. Si tu avais à faire l'acquisition de quelque grand et riche domaine, tu chercherais de l'or, de l'argent, des sommes considérables, peut-être aussi donnerais-tu les revenus de tes troupeaux et de tes terres, et cependant tu ne jouirais que durant ta vie terrestre de ce vaste et opulent domaine. Achète aussi, si tu en as envié, celui que je te propose. Pour le payer,, ne cherche pas ce que tu possèdes, mais ce que tu es, car c'est toi qui en es le prix, et il vaut autant que toi. Donne-toi, et tu l'auras. Pourquoi donc te troubler? Pourquoi t'inquiéter? Faut-il que tu ailles bien loin pour te trouver ou pour t'acheter? Livre-toi tel que tu es, et tu l'obtiendras.

Mais je suis mauvais, diras-tu, on ne m'acceptera peut-être point. En te livrant pour cet objet, tu deviendras bon; la bonté consiste à s'abandonner tout entier à la foi et à la promesse d'un bien si grand. Et lorsque tu seras devenu bon, tu suffiras pour le payer, et non-seulement tu jouiras des avantages que j'ai énumérés, d'une santé parfaite, de la vie, et de la vie qui ne finit pas, mais encore tu seras à l'abri de beaucoup d'autres peines. Alors en effet il n'y aura plus ni lassitude ni sommeil, ni faim ni soif, ni croissance ni vieillesse, car il n'y aura pas non plus de naissance tout étant toujours au complet; et le nombre des élus étant toujours le même, il n'aura pas besoin d'augmenter, puisqu'il ne souffrira aucune diminution.

Que de douleurs écartées! et je n'ai pas dit encore ce que sera ce bonheur. On y aura la vie, la santé, l'exemption de toute douleur, de la faim, de la soif, de la fatigue de toutes les peines semblables, je l'ai dit; mais je n'ai point énuméré encore «ce que l'oeil n'a point vu, ce que l'oreille n'a point entendu, ce qui ne s'est point élevé dans le coeur de l'homme.» Si je l'avais énuméré, il ne serait pas vrai «que l'oe il ne l'a point «vu, que l'oreille ne la point entendu, et que cela ne s'est point élevé dans le coeur de l'homme.»

Comment ce qui ne monte point dans le coeur de l'homme serait-il entré dans le mien pour me permettre de vous en parler? On croit ce bonheur, on ne le voit pas; non-seulement on ne le voit pas, on ne saurait même l'exprimer. Mais quoi? Peut-on croire ce qui ne se dit point? Comment croire ce dont on n'entend pas parler? Si pour y croire on en entend parler, c'est qu'on y pense; si on y pense et qu'on en parle, évidemment l'oreille en est frappée, évidemment aussi le coeur de l'homme s'en occupe puisqu'on ne saurait en parler sans y penser. Ainsi nos idées se troublent en face des questions relatives à ce bonheur immense, nous ne pouvons expliquer comment on peut y croire, comment donc expliquer en quoi consiste le bonheur même?

4. C'est pourquoi interrogeons l'Evangile et pratiquons ce que le Seigneur vient de nous y enseigner. «Celui qui croit en moi, dit-il, passe «de la mort à la vie, et ne vient pas en jugement. «En vérité je vous le déclare, viendra une heure, et c'est maintenant, où les morts entendront la voix du Fils de Dieu, et ceux qui l'auront entendue vivront. Car comme le Père a la vie en lui-même, ainsi il a donné au Fils d'avoir en lui-même la vie.» C'est en l'engendrant qu'il lui a donné cette vie, la génération même en est la communication. Le Fils en effet vient du Père, et non le Père du Fils, car le Père est Père du Fils, comme le Fils est Fils du Père. Le Fils aussi est engendré du Père, et non le Père du Fils; et comme le Fils existe éternellement, éternellement il est engendré. Mais qui peut comprendre un Fils éternellement engendré? En face de ce mot, engendré, chacun se dit naturellement: On n'a pas été toujours engendré. Que répondre? Loin d'ici cette pensée. La génération du Fils n'a été précédée d'aucun temps, puisque «tout a été fait par lui (1).» S'il a tout fait, il a fait tous les temps comme le reste, et s'il a fait tous les temps, quel temps a pu exister avant lui? Avant lui donc ne suppose aucun temps; toujours ce Fils a existé avec son Père. S'il a existé toujours avec son Père et toujours comme Fils; toujours aussi il a été engendré; et s'il a été engendré toujours, toujours il a existé comme le Père qui l'a engendré.

5. Jamais, diras-tu, je n'ai rien vu de semblable; jamais je n'ai vu un fils aussi ancien que son père; le père est toujours plus avancé en âge que son fils. - Tu as raison de dire: Je n'ai jamais

1. Jn 1,3

522

rien vu de semblable, puisque c'est un des mystères «que l'oeil n'a point vus.» - Comment donc l'expliquer? - On ne le saurait, car «l'oreille ne l'a point entendu et il n'est pas «monté dans le coeur de l'homme.» Il faut le croire et le respecter. En le croyant, on le respecte; en le respectant, on profite; et en profitant, on finit par le comprendre. Tant que nous sommes revêtus de cette chair, tant que nous voyageons loin du Seigneur, nous sommes, relativement aux Anges qui contemplent ces merveilles, comme des enfants qui ont besoin du lait de la foi, avant de prendre la nourriture solide de la contemplation face à face. Ainsi en effet s'exprime l'Apôtre: «Tant que nous sommes dans ce corps, nous voyageons loin du Seigneur, car c'est par la foi que nous marchons et non par la claire vue (1).» Nous arriverons effectivement à la claire vue que Jean nous promet en ces termes dans une de ses Epîtres: «Mes bien-aimés, nous sommes les enfants de Dieu, et ce que nous serons ne parait pas encore.» - «Nous sommes les enfants de Dieu;» dès maintenant, par la grâce, par la foi, par les Sacrements, par le sang du Christ, par la rédemption du Sauveur. «Nous sommes les enfants de Dieu; mais ce que nous serons ne parait pas encore. Nous savons seulement que lorsqu'il apparaîtra, nous lui serons semblables, parce que nous le verrons tel qu'il est (2).»

6. Voilà dans quel but on nous allaite; c'est pour nous rendre capables de saisir, de prendre, de digérer cette autre nourriture; nourriture mystérieuse qui fortifie merveilleusement sans diminuer entre les mains de celui qui la prend. Les aliments que nous prenons maintenant, nous soutiennent sans doute, mais ils diminuent à mesure que nous les mangeons. Au contraire, lorsque nous nous serons mis à vivre de justice, de sagesse, à manger ce pain immortel, il nous soutiendra sans diminuer: Voyez l'oeil; il vit de lumière, mais il n'amoindrit pas la lumière, puisqu'il en reste autant lorsque plusieurs en jouissent; si nombreux que soient les yeux qu'elle éclaire, elle demeure ce qu'elle était, elle nourrit sans s'amoindrir. Or, si Dieu a donné un tel pouvoir à la lumière en faveur des yeux qui dirigent notre corps, que ne peut-il lui-même sur l'oeil de l'âme? Si l'on te vantait un aliment distingué que tu vas prendre, tu te disposerais sans doute à en nourrir ton corps; mais quels éloges ne

1. 2Co 5,6-7 - 2. 1Jn 3,2

te fait-t-on pas de Dieu? Prépare donc ton âme.

7. Voici ce que te dit ton Seigneur: «Viendra une heure et c'est maintenant. - Viendra une heure et nous sommes à cette heure, «où». Où quoi? «Où les morts entendront la voix du Fils de Dieu; et ceux qui l'auront entendue, vivront.» Il s'ensuit que ceux qui ne l'auront pas entendue, ne vivront pas. Qu'est-ce que l'entendre? C'est y obéir, Qu'est-ce que l'entendre? C'est y croire et la suivre, pour avoir ainsi la vie, Avant donc d'y croire et d'y obéir, on était mort? Oui, debout ou couché on était mort. Mais que servait à ces morts de marcher? Hélas! si quelqu'un de ces morts venait à mourir physiquement, les autres s'empresseraient, ils prépareraient un cercueil, l'y enfermeraient, l'emporteraient, ces morts enfin enseveliraient un mort. Aussi est-il dit: «Laisse les morts ensevelir leurs morts (1).» Eh bien! ce sont ces morts que ressuscite la parole de Dieu et qu'elle fait vivre de la foi. L'infidélité en avait fait des morts; la parole de Dieu en fait des vivants. Quand? Le Seigneur l'a dit: «L'heure viendra, et c'est maintenant.» Aussi bien sa parole ressuscitait-elle ces victimes de l'infidélité. A elles encore s'adresse l'Apôtre: «Lève-toi, toi qui dors; lève-toi d'entre les morts, et le Christ t'illuminera (2).» Cette espèce de résurrection est la résurrection des esprits, la résurrection de l'homme intérieur, la résurrection de l'âme.

8. Il y a encore une autre résurrection, c'est la résurrection du corps. Quand l'âme est ressuscitée, le corps ressuscite pour son bonheur. Toutes les âmes ne ressuscitent pas, mais tous les corps ressusciteront. Toutes les âmes ne ressuscitent pas, mais seulement celles qui croient et qui obéissent, car il est dit: «Ceux qui l'auront entendue, vivront.» D'un autre côté l'Apôtre observe que «tous n'ont pas la foi (3).» Or, si tous n'ont pas la foi, c'est que toutes les âmes ne ressuscitent pas. Tous au contraire ressusciteront corporellement, lorsque viendra l'heure de la résurrection des corps; bons ou mauvais, tous ressusciteront, mais avec cette différence, que si l'âme est ressuscitée déjà, le corps ressuscitera pour son bonheur, tandis que l'âme n'étant point ressuscitée, c'est pour son malheur que ressuscitera le corps. Si l'âme est ressuscitée, le corps ressuscitera pour la vie; et si l'âme n'est point ressuscitée, c'est pour son supplice que le corps ressuscitera.

Après nous avoir parlé de cette résurrection des

1. Mt 8,22 - 2. Ep 5,14 - 3. 2Th 3,2

523

âmes, à laquelle nous devons tous courir, dans laquelle nous devons tous travailler à vivre, et à vivre de manière à y persévérer jusqu'à la fin, ne convenait-il pas que le Sauveur nous instruisit aussi de la résurrection des corps qui s'accomplira à la fin du monde?Ecoutez comment il nous en parle.

9. Il vient de dire: «En vérité je vous le déclare, l'heure viendra, et c'est maintenant, où les morts,» c'est-à-dire les infidèles, «entendront la voix du Fils de Dieu,» l'Évangile; «et ceux qui l'auront entendue,» qui y auront obéi, «vivront,» seront justifiés, ne seront plus infidèles. Après donc avoir parlé ainsi, il remarque qu'il doit nous instruire aussi de la résurrection de la chair et ne pas nous laisser dans notre ignorance; il poursuit alors son discours. «De même, dit-il, que le Père a la vie en lui-même, ainsi il a donné au Fils d'avoir en lui-même la vie.» Ceci se rapporte encore à la résurrection, à la justification des âmes. Jésus ajoute: «Il lui a donné aussi le pouvoir de juger, parce qu'il est le fils de l'homme.»

Ainsi le Fils de Dieu est en même temps fils de l'homme, et s'il était resté Fils de Dieu sans devenir fils de l'homme, il ne sauverait pas les enfants des hommes. Mais après avoir fait l'homme, il est devenu ce qu'il a fait, pour ne pas le laisser périr. Toutefois, en se faisant homme, il est resté Fils de Dieu; car il s'est fait homme en prenant ce qu'il n'était pas, sans sacrifier ce qu'il était; en restant Dieu il s'est fait homme. Il a pris ce que tu es, sans- s'y perdre, et c'est ainsi qu'il est venu parmi nous, Fils de Dieu et fils de l'homme tout à la fois, formateur et formé, créateur et créé, créateur de sa mère et créé de son sang; c'est donc ainsi qu'il s'est présenté à nous. Or, c'est comme Fils de Dieu qu'il a dit: «Viendra l'heure, et c'est maintenant, que les morts entendront la voix du Fils de Dieu;» du Fils de Dieu et non du Fils de l'homme, car il s'agissait ici de la vérité, et comme Vérité le Fils est égal au Père. «Et ceux qui l'auront entendue, vivront. Car, de même que le Père à la vie en lui-même, ainsi il a donné au Fils d'avoir en lui même la vie;» en lui-même et non dans autrui. Pour nous, si nous avons la vie, ce n'est pas en nous mais en notre Dieu; tandis que le Père a la vie en lui et qu'en engendrant son Fils il lui a accordé d'avoir aussi la vie en soi, d'être lui-même une source de vie à laquelle nous devons puiser, oui, d'avoir la vie en lui-même, d'être lui-même la vie. Quant à sa qualité de fils de l'homme, c'est de nous qu'il l'a reçue. Considéré en lui-même, il est Fils de Dieu, et par nous il est fils de l'homme; Fils de Dieu par sa nature, fils de l'homme par la nôtre. Mais s'il a reçu de nous ce qu'il y a de moindre en lui, il nous a communiqué ce qu'il y a en lui de plus grand. Il est mort en effet, non en tant que Fils de Dieu, mais en tant que fils de l'homme; et cependant c'est le Fils de Dieu qui est mort, mort selon la chair et non comme étant le Verbe qui s'est fait chair et qui a habité parmi nous (1). Il est donc mort, mort dans ce qu'il tenait de nous; et si nous vivons, c'est à lui que nous en sommes redevables. Comme il ne pouvait mourir par lui-même, nous ne saurions vivre par nous. C'est donc comme Dieu, comme Fils unique de Dieu, comme égal à son Père, que le Seigneur Jésus nous promet la vie, si nous l'écoutons.

10. Dieu donc, continue-t-il, «lui a donné aussi le pouvoir de juger, parce qu'il est fils de l'homme.» Aussi c'est comme homme qu'il viendra juger, et c'est pour nous l'apprendre qu'il dit: «Dieu lui a donné aussi le pouvoir de juger, parce qu'il est le fils de l'homme.» Le Fils de l'homme sera donc notre Juge; la nature qui a été jugée en lui, jugera à son tour. En voulez-vous une nouvelle preuve? Ecoutez. Un prophète avait dit bien auparavant: «Ils verront Celui qu'ils ont percé?» Oui ils verront cette même nature qu'ils ont frappée à coup de lance. Ils verront siéger comme juge, Celui qu'ils avaient vu debout devant un juge; et condamner de vrais coupables, Celui qui a été faussement condamné comme coupable. Il viendra en personne, il viendra dans sa nature humaine. C'est ce qu'enseigne aussi l'Évangile. Au moment où il montait au ciel sous les yeux de ses disciples, ceux-ci restaient debout et le regardaient, et tout-à-coup ils entendirent ces paroles qui leur étaient adressées par des Anges: «Hommes de Galilée, pourquoi vous tenez-vous-là? etc. Ce Jésus viendra de la même manière que vous l'avez vu allant au ciel (3).» Que signifie de la même manière? Il viendra avec la même nature, «car il a reçu le pouvoir de juger, comme étant le fils de l'homme.»

Or, voyez s'il n'était pas nécessaire, s'il n'était pas juste que les hommes vissent leur Juge? Devant lui devaient comparaître les bons et les méchants. Mais il est dit: «Heureux ceux qui

1. Jn 1,14 - 2. Jn 19,37 Za 12,10 - 3. Ac 1,11

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ont le coeur pur, car ils verront Dieu 1.» Il fallait donc qu'au moment du jugement la nature humaine fût montrée aux bons et aux méchants, et qu'aux bons seuls fût réservée la vue de la nature divine.

11. Que recevront en effet les bons? Je vais dire enfin ce que je n'ai pas dit encore, et tout en le disant je ne l'exprimerai pas. J'ai dit que nous aurons alors la vie, la santé, une santé parfaite, que nous serons exempts de toute peine, n'ayant plus à souffrir ni la faim, ni la soif, ni aucune défaillance, ni la crainte de perdre la vue. J'ai dit tout cela, mais je n'ai pas dit ce que nous aurons de plus. Nous verrons Dieu. Or cette vue de Dieu est une faveur si haute et si grande, que rien n'y est comparable. Je l'ai dit: Nous aurons la vie, la santé et une santé parfaite, nous n'endurerons ni la faim ni la soif, ni abattement de lassitude, ni accablement de sommeil. Mais qu'est-ce que tout cela en présence du bonheur de voir Dieu? Ainsi, Dieu n'étant pas aujourd'hui pour nous visible tel qu'il est, dès que néanmoins nous le verrons, n'est-ce pas pour ce motif que «ce que l'oeil n'a point vu, ce que, l'oreille n'a point entendu,» sera contemplé par les bons, contemplé par les hommes pieux, contemplé par les coeurs compatissants, contemplé par les fidèles, contemplé enfin par ceux qui auront heureusement part à la résurrection des corps, pour avoir heureusement obéi quand il s'agissait de la résurrection des âmes?

12. Le méchant aussi verra-t-il Dieu? Isaïe dit de lui: «Que l'impie disparaisse et ne voie point la gloire de Dieu (2).» Ainsi les pieux et les impies verront sa nature humaine; mais après cette sentence: «Que l'impie disparaisse et ne voie «point la gloire de Dieu;» il faudra que s'accomplisse envers les pieux et les justes la promesse faite par le Seigneur lorsqu'il vivait sur la terre et que les méchants le voyaient aussi bien que les bons. Alors en effet il faisait entendre sa parole au milieu des bons et des méchants; tous le voyaient, voyaient son humanité, mais non pas sa divinité, et tandis que sa divinité dirigeait secrètement les, nommes, il paraissait parmi eux comme l'un d'entre eux et leur disait: Celui qui m'aime observe mes commandements; celui qui m'aime sera aimé de mon Père, et «moi aussi je l'aimerai.» Puis, comme si on lui avait demandé: Que lui donnerez-vous donc? «Et je me montrerai à lui.» poursuit-il (3).»

1. Mt 5,8 - 2. Is 26,10 sel. LXX. -3. Jn 14,21

Quand parlait-il ainsi? Quand les hommes le voyaient. Quand parlait-il ainsi? Quand le voyaient ceux-mêmes qui ne l'aimaient pas. Si donc il voulait se montrer à ceux qui l'aimaient, c'était sous une forme qu'eux-mêmes ne voyaient pas en lui, c'était comme Dieu, car ils le voyaient comme homme. Ainsi donc, comme homme il parlait aux hommes et se montrait ostensiblement aux bons et aux méchants; mais comme Dieu il se réservait à ses amis.

13. Quand doit-il se révéler à eux? Après la résurrection des corps, quand l'impie disparaîtra pour ne voir pas la gloire de Dieu. Alors en effet, «lorsqu'il apparaîtra, nous lui serons semblables, car nous le verrons tel qu'il est (1).» En cela consiste la vie éternelle, et tout ce que nous eu avons dit jusqu'alors n'est rien. Qu'est-ce effectivement que la vie présente? Qu'est-ce que la santé? Mais voir Dieu, voilà ce qui est important, en cela consiste la vie éternelle. Lui-même d'ailleurs l'a déclaré. - «La vie éternelle, a-t-il dit, est de vous connaître, vous qui êtes le seul vrai Dieu, et celui que vous avez envoyé, Jésus-Christ (2).» Oui, la vie éternelle est de connaître, de voir, de saisir, de pénétrer ce qu'on a cru de posséder ce qu'on ne pouvait goûter jusqu'alors. O âme humaine, vois enfin ce que l'oeil n'avait point vu, ce que l'oreille n'avait point entendu, ce qui n'était point monté dans le coeur de l'homme; car à la fin il sera dit aux justes: «Venez, bénis de mon Père, recevez le royaume qui vous a été préparé dès le commencement du monde.» Et tandis que les méchants iront brûler éternellement, où iront les justes? «A l'éternelle vie (3).» Qu'est-ce que l'éternelle vie? «L'éternelle vie consiste à vous connaître, vous qui êtes le seul vrai Dieu, et celui que vous avez envoyé, Jésus-Christ.»

14. C'est donc de la future résurrection des corps que parle le Sauveur, lorsque pour ne nous laisser pas dans l'ignorance, il dit: «Dieu lui a donné le pouvoir de juger comme étant le fils de l'homme. Ne vous en étonnez pas; car viendra l'heure.» Il n'ajoute pas ici: «Et c'est maintenant,» parce que l'heure dont il parle ne viendra que plus tard, à la fin des siècles; parce que cette heure est l'heure dernière et sonnera avec la dernière trompette. «Ne vous en étonnez pas;» de ce que j'ai dit: «Il lui a donné le pouvoir de juger, comme étant fils de l'homme, Ne vous en étonnez pas.» Car il faut que l'homme

1. 1Jn 3,2 - 2. Jn 17,3 - 3. Mt 25,34-46

525

soit jugé par l'homme. Mais quels sont les hommes que jugera Jésus-Christ? Ceux qu'il trouvera en vie? Non seulement ceux-là. Lesquels encore? «Viendra l'heure où ceux qui sont dans les tombeaux.» Comment désigne-t-il ceux qui sont morts corporellement? Il les appelle «ceux qui sont dans les tombeaux,» ceux dont les cadavres gisent ensevelis, ceux dont la cendre est recouverte et les ossements dispersés, ceux enfin dont la chair n'et plus chair, quoique pour Dieu elle soit encore clans son intégrité. «Viendra l'heure où tous ceux qui sont dans les tombeaux entendront sa voix et en sortiront tous.» Bons et mauvais, tous entendront sa voix tous sortiront; car tous les liens de la mort seront rompus et tout ce qui est détruit, ou plutôt tout ce qui paraît l'être sera rétabli. Si Dieu a fait l'homme, quand l'homme n'était pas, ne peut-il refaire ce qui a déjà existé?

15. Il n'est sans doute pas incroyable que Dieu puisse ressusciter les morts; c'est de Dieu et non de l'homme qu'il s'agit. Quelle oeuvre! elle peut même paraître incroyable, mais pour y croire, considère Celui qui en sera l'auteur. Qui te ressuscitera? Celui qui t'a créé. Tu n'étais pas, tu es maintenant; et quand tu es créé tu n'existerais plus? N'en crois rien. En faisant ce qui n'était pas, Dieu a fait quelque chose de plus étonnant; et ceux-mêmes qu'il a faits quand ils n'étaient pas, ne croient pas qu'il puisse refaire ce qui a déjà été? Est-ce là notre reconnaissance pour Celui qui nous a formés quand nous n'étions pas? Notre gratitude envers lui est-elle de le croire impuissant à ressusciter ce qu'il a créé? Est-ce là la récompense qu'il reçoit de sa créature? O homme, te crie le Seigneur, si je t'ai donné l'être quand tu ne l'avais pas, si tu as pu devenir ce que tu n'étais pas, est-ce pour ne croire pas sur ma parole que tu seras ce que tu étais?

Pourtant, dit-on, je ne vois dans ce sépulcre que cendre, poussière, ossements; et tout cela reprendrait vie, forme, chair et beauté; tout cela ressusciterait? Qu'est-ce donc que cette cendre? Que sont ces ossements? - Eh bien! tu ne vois dans le sépulcre que cendre et ossements; mais qu'y avait-il dans le sein de ta mère? Ce que tu vois est encore cendre et ossements; mais toi, avant de recevoir l'existence, tu n'étais ni ossements ni cendre. Tu n'étais absolument rien, et tu es devenu quelque chose; et après avoir reçu de que tu n'avais pas, tu ne crois pas que ces ossements, qui malgré tout sont encore quelque chose, reprendront la forme qu'ils avaient? Crois-le; car en le croyant, ton âme ressuscitera; et si ton âme ressuscite maintenant, maintenant que son heure est venue; ton corps ressuscitera heureusement, il ressuscitera quand sera venue l'heure où tous ceux qui sont dans les tombeaux entendront sa voix et en sortiront. Car il ne te suffit pas, pour te livrer à la joie, de l'entendre aujourd'hui et de lever la tête; écoute ce qui suit - «Ceux qui auront fait le bien, pour ressusciter à la vie; mais ceux qui auront t'ait le mal, pour «ressusciter à leur condamnation.» Tournons-nous, etc.





Augustin, Sermons 126