Augustin, Sermons 76

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SERMON LXXVI. NÉCESSITÉ DE L'HUMILITÉ

1. Mt 14,24-33

ANALYSE. - Le thème de ce discours est emprunté au même fait miraculeux que le discours précédent. Seulement saint Augustin ne s'arrête ici qu'à la circonstance de Pierre marchant sur les eaux. La mer agitée, dit-il, représente le monde, et Pierre qui se montre à la fois si parfait et si imparfait, si fort et si faible, représente l'Eglise, où l'on distingue toujours et des forts et des faibles Or de même que lierre n'est fort et ne marche sur les eaux qu'autant qu'il s'appuie sur la puissance et sur le bras de Dieu, ainsi nul de nous n'a de vertus et ne fait le bien que par la grâce de Dieu. Heureux qui sait imploser cette grâce pour résister aux séductions de la fortune, comme pour lutter contre les dangers de l'adversité.

1. L'Évangile dont on vient de faire lecture représente le Christ Notre-Seigneur marchant sur les eaux et l'Apôtre Pierre y marchant aussi, mais tremblant quand il craint, enfonçant quand il se défie et surnageant quand il confesse sa faiblesse et sa foi. Cet Évangile nous invite donc voir dans la mer le siècle présent et dans l'Apôtre Pierre le type de l'Église qui est unique. Pierre en effet tient le premier rang parmi les Apôtres, il est le plus ardent à aimer le Christ, et souvent il répond seul au nom de tous. Le Seigneur Jésus-Christ ayant demandé pour qui on le prenait, les disciples firent connaître les différentes opinions qu'on se formait de lui, mais le Seigneur les interrogeant de nouveau et leur disant: «Et vous, qui dites-vous que je suis?» Pierre répondit: «Vous êtes le Christ, le Fils du Dieu vivant.» Seul il fait cette réponse au nom de tous, c'est l'unité dans la pluralité. Et le Seigneur alors: «Tu es bienheureux, Simon, fils de Jonas car ce n'est ni la chair ni le sang qui te l'ont révélé, mais mon Père qui est dans les cieux.» Puis il ajoute: «Et moi je te déclare,» c'est-à-dire: Puisque tu m'as dit: «Vous êtes le Christ, le Fils du Dieu vivant, je te dis à mon tour: Tu es Pierre.» Auparavant en effet il s'appelait Simon, et ce nom de Pierre lui a été donné par le Seigneur, afin qu'il pût figurer et représenter l'Église. Effectivement, puisque le Christ est la Pierre, Petra (1), Pierre, Petrus, est le peuple chrétien. Pierre, Petra, est le radical, et Pierre, Petrus, vient de Petra, et non pas Petra de Petrus; de même que Christ ne vient pas de chrétien, mais chrétien de Christ. Donc, dit le Sauveur, «Tu es Pierre, Petrus, et sur cette Pierre» que tu as confessée, sur cette Pierre que tu as connue en

1. 1Co 10,4

341

t'écriant: «Vous êtes le Christ, le Fils du Dieu vivant, je bâtirai mon Église (1);» en d'autres termes: je bâtirai mon Église sur moi-même, qui suis le Fils du Dieu vivant; je te bâtirai sur moi et non pas moi sur toi (2).

2. Il y eut des hommes qui voulaient s'appuyer sur des hommes et ils disaient: «Moi je suis à Paul, et moi à Apollo, et moi à Céphas,» c'est-à-dire à Pierre. D'autres ne voulaient point s'établit sur Pierre, mais sur la Pierre, et ils ajoutaient: «Et moi je suis au Christ.» Or quand l'Apôtre Paul sut qu'on s'attachait à lui au détriment du Christ: «Est-ce que le Christ est divisé? s'écria-t-il; est-ce que Paul a été crucifié pour vous? Ou est-ce au nom de Paul que vous «avez été baptisés (3)?» Si ce n'est pas au nom de Paul, ce n'est pas non plus au nom de Pierre, mais c'est au nom du Christ; et de cette sorte Pierre s'appuie sur la Pierre et non la Pierre sur Pierre.

3. Or ce même Pierre que la Pierre venait de déclarer bienheureux, ce même Pierre qui représente l'Église et qui est le Chef de l'Apostolat, presqu'aussitôt après avoir appris qu'il était bienheureux, qu'il était Pierre et qu'il serait établi sur la Pierre, entendit le Sauveur prédire sa passion et l'annoncer comme devant arriver prochainement. Ce discours lui déplut et il craignit de se voir rani par la mort Celui qu'il venait de confesser comme étant la source de la vie. Il s'émut donc et cria: «A Dieu ne plaise, Seigneur, cela ne sera point..» Épargnez-nous, ô Dieu, je ne veux pas que vous mouriez. Pierre disait au Christ: Je ne veux pas que vous, mouriez; mais le Christ disait beaucoup mieux: Je veux mourir pour toi; et après l'avoir loué il le reprit aussitôt et traita de Satan celui qu'il venait de proclamer bienheureux. «Retire-toi de moi, Satan; tu es pour moi un scandale, car tu ne goûtes pas ce qui est de Dieu, mais ce qui est des hommes (4).»

Que veut faire de nous Celui qui nous reproche ainsi d'être des hommes? Voulez-vous le savoir? Écoutez ce Psaume; «j'ai dit: Vous êtes tous des dieux et les fils du Très-Haut;» mais en goûtant les choses humaines «vous mourrez comme des hommes (5).» C'est pourquoi en si peu de temps, après quelques mots, le même Apôtre qui a été proclamé bienheureux est traité de Satan. Tu t'étonnes de la différence de ces

1. Mt 16,13-18 - 2. Le lecteur doit savoir qu'en regard de cette interprétation, qui n'a aucun fondement dans la langue syriaque parlée par Notre-Seigneur, saint Augustin en donne aussi une autre bien plus naturelle et plus généralement admise. V. Rét. 1, ch.-21. - 3. 1Co 1,12-13 - 4. Mt 16,22-23 - 5. Ps 81,6-7

appellations? Considère combien sont différents les motifs. Pourquoi être surpris d'entendre sitôt appeler Satan, celui qui vient d'être nommé bienheureux? Voici pourquoi il est déclaré bienheureux. «Car ni la chair ni le sang ne te l'ont révélé; mais mon Père qui est dans les cieux.» Ainsi, il est bienheureux parce que ce n'est ni la chair ni le sang qui le lui ont révélé. Si c'était la chair et le sang qui te l'eussent révélé, la révélation viendrait de toi; et comme «ce n'est ni la chair ni le sang, mais mon Père qui est dans les cieux,» elle vient de moi. Pourquoi de moi? Parce que «tout ce que possède mon Père est à moi (1).» Voilà donc le motif pour lequel l'Apôtre est bienheureux et pour lequel il est Pierre. Pourquoi maintenant cette autre appellation qui nous fait horreur et que nous ne voulons point répéter? Pourquoi, sinon parce que tu as parlé de toi-même, et «parce que tu goûtes, non pas les choses qui sont de Dieu; mais les choses qui sont des hommes?»

4. Membres de l'Église, considérons cette vérité et distinguons ce qui vient de Dieu et ce qui vient de nous. Nous ne chancellerons point alors, mais nous résisterons avec fermeté aux vents, aux orages, aux soulèvements des flots, c'est-à-dire aux tentations de ce siècle. Contemplez donc Pierre, car il nous figurait à cette époque. Tantôt il est ferme et tantôt il tremble; tantôt il confesse l'immortalité du Sauveur et tantôt il craint qu'il ne meure. Dans l'Église aussi il y a des forts et des faibles; elle ne peut exister sans les uns et sans les autres, ce qui fait dire à l'Apôtre Paul: «Nous devons, nous qui sommes forts, a soutenir les fardeaux des faibles (2).» Pierre représente donc les forts quand il dit au Seigneur «Vous êtes le Christ, le Fils du Dieu vivant;» et quand il tremble, quand il chancèle, quand il s'oppose aux souffrances du Christ, quand il craint qu'il fie meure sans plus reconnaître en lui le principe de la vie, il figure les faibles dans l'Église. Ainsi ce même Apôtre en qui se personnifiait l'Église et qui occupait la première et la plus grande place dans le collège apostolique, devait représenter deux sortes de chrétiens, les forts et les faibles, parce que l'Église n'est jamais sans les uns et sans les autres.

5. C'est ce qui explique aussi ce qu'an vient de lire: «Si c'est vous, Seigneur, ordonnez-moi d'aller à vous sur les eaux. - Si c'est vous ordonnez-moi;» car je ne le puis par moi, mais

1. Jn 16,15 - 2. Rm 15,1

342

avec vous j'en suis capable. Il reconnaît donc ce qu'il peut par Celui dont il croit la volonté suffisante pour le rendre capable de faire ce que ne saurait aucune faiblesse humaine. Oui, «si c'est vous, ordonnez,» car votre commandement s'accomplira. Ce que je ne puis malgré ma présomption, vous le pouvez avec une parole. «Viens,» reprit alors le Seigneur. Et sans aucune hésitation, animé par la voix du commandement, par la présence de Celui dont la puissance le soutient et le dirige, il se jette incontinent au milieu des eaux et commence à marcher. Il peut ainsi, non par lui, mais parle Seigneur, ce que peut le Seigneur même. «Vous étiez ténèbres autrefois, vous êtes maintenant lumière,» mais «parle Seigneur (1).» Ce que nul ne peut ni par Paul ni par Pierre ni par aucun des Apôtres, on le peut par le Seigneur. De là ces belles paroles d'heureux mépris pour soi et de gloire pour le Seigneur «Est-ce que Paul a été crucifié pour vous? ou est-ce au nom de Paul que vous avez été baptisés?» Donc vous n'êtes pas sur moi ni sous moi, mais sous le Christ avec moi.

6. Ainsi Pierre a marché sur les eaux à la voix du Seigneur, et sachant bien que ce pouvoir ne venait pas de lui-même. La foi l'a rendu capable de ce que ne peut la faiblesse humaine. Tels sont les forts de l'Église.

Soyez attentifs, écoutez, comprenez, pratiquez. Jamais il ne faut traiter avec les forts pour les rendre faibles, mais avec les faibles pour les rendre forts. Ce qui empêche un grand nombre de devenir forts, c'est la confiance qu'ils le sont. Car Dieu ne rendra fort que celui qui se sent faible. «O Dieu! vous réservez à votre héritage une pluie toute gratuite.» Pourquoi me devancer, vous qui connaissez ce qui suit? Modérez votre ardeur, afin que les moins vifs puissent nous suivre. Voici donc ce que j'ai dit et ce que je répète: écoutez, saisissez, pratiquez. Dieu ne rend fort que celui qui se sent faible. «Vous réservez, comme s'exprime le Psaume, une pluie toute volontaire,» une pluie dûe à votre bonne volonté et non à nos mérites. Cette «pluie volontaire, vous la réservez, ô Dieu! à votre héritage; car cet héritage s'est senti en défaillance et vous lui avez rendu une complète vigueur (2);» en lui réservant une pluie volontaire, sans égard à ce que méritaient les hommes, et ne considérant que votre bonté et votre miséricorde. Cet héritage est tombé en défaillance, et pour se

1. Ep 5,8 - 2. Ps 67,10

fortifier par vous, if s'est reconnu faible en lui-même. Il ne se fortifierait point, s'il ne s'affaiblissait pour se fortifier en vous et par vous.

7. Considère une portion bien mince de cet héritage, considère Paul, mais Paul dans sa faiblesse. Il a dit: «Je ne suis pas digne du nom d'Apôtre, puisque j'ai persécuté l'Église de Dieu.» Comment donc es-tu Apôtre? «C'est par la grâce de Dieu que je suis ce que je suis. «- Je ne suis pas digne,» mais «c'est par la grâce de Dieu que je suis ce que je suis.» Paul est faible, mais vous, Seigneur, l'avez fortifié.

Maintenant, que par la grâce Dieu il est ce qu'il est, écoutons ce qu'il ajoute: «Et la grâce de Dieu n'a pas été stérile en moi, car j'ai travaillé plus qu'eux tous.» Prends-garde de perdre par ta présomption ce que tu as mérité par ton humilité. C'est bien, très-bien d'avoir dit: «Je ne suis pas digne du nom d'Apôtre; c'est par sa grâce que je suis ce que je suis; et sa grâce n'a pas été stérile en moi:» tout cela est irréprochable. Mais en ajoutant: «J'ai travaillé plus qu'eux tous,» ne commences-tu pas à revendiquer pour toi ce que tu viens d'attribuer à Dieu? Néanmoins poursuivons. «Ce n'est pas moi, dit-il, c'est la grâce de Dieu avec moi (1).» C'est bien, homme faible; Dieu t'élèvera et te fortifiera, puisque tu n'es pas ingrat envers lui. Tu es vraiment ce petit Paul, petit en soi, mais grand dans le Seigneur. C'est bien toi qui à trois reprises as demandé au Seigneur d'éloigner de toi l'aiguillon de la chair, l'ange de Satan qui te souffletait. Que t'a-t-il été répondu? Qu'a-t-il été répondu à cette prière? «Ma grâce te suffit, car la vertu se fortifie dans la faiblesse (2).» Il a donc reconnu sa faiblesse; mais vous l'avez rendu fort.

8. Ainsi en est-il de Pierre. «Ordonnez-moi, dit-il, d'aller à vous sur les eaux.» Je ne suis qu'un homme pour cette entreprise hardie, mais j'implore Celui qui est plus qu'un homme. Commandez, ô Dieu-homme, et un homme pourra ce qu'il ne peut. «Viens,» reprend le Seigneur; et Pierre descendit, il commença à marcher sur les eaux et à pouvoir ce que lui avait ordonné la pierre.

Voilà ce que peut Pierre par le Seigneur mais par lui-même? «Voyant la violence du vent, il eut peur; et comme il commençait à enfoncer, il s'écria: Je suis perdu Seigneur, sauvez-moi. -» Sa confiance en Dieu l'avait rendu puissant; il tremble dans sa faiblesse

1. 1Co 15,9-10 - 2. 2Co 12,7-9

343

humaine et recourt de nouveau au Seigneur. «Si je disais: mon pied chancèle.» Ainsi parle un psaume, ainsi s'exprime un saint cantique; ainsi nous nous exprimerons nous-mêmes si nous avons l'intelligence ou plutôt la volonté. «Si je disais: mon pied chancèle:» Pourquoi chancèle-t-il, sinon parce qu'il est mon pied? Et puis? «Votre miséricorde, Seigneur; me soutenait (1).» J'étais soutenu non par ma force, mais par «votre miséricorde.» Dieu en effet a-t-il jamais laissé tomber celui qui chancèle et qui l'invoque? Que deviendrait alors cet oracle: «Qui a imploré Dieu et s'en est vu délaissé (2)?» Et celui-ci: «Quiconque invoquera le nom du Seigneur sera sauvé (3)?» Présentant alors l'appui de sa droite, il le tira des eaux où il descendait; et lui reprochant sa défiance: «Homme de peu de foi, dit-il, pourquoi as-tu douté?» Pourquoi cette défiance après tant de confiance?

9. Allons, mes frères, il faut terminer ce discours. Considérez ce monde comme une vaste mer; le vent y est grand et la tempête violente. Qu'est-ce que cette tempête, sinon la passion de chacun? Aime-t-on Dieu? On marche alors sur la mer et on foule aux pieds l'orgueil du siècle. Aime-t-on le siècle? On y sera englouti; car il dévore ses amis au lieu de les porter. A-t-on le coeur agité par la passion? Il faut, pour la dompter, recourir à la divinité du Christ.

1. Ps 93,18 - 2. Si 2,12 - 3. Jl 2,32

Mais croyez-vous, mes frères, que le vent n'est contraire que quand souffle l'adversité temporelle? Oui, quand arrivent les guerres, les révoltes, la famine, la peste, quand des afflictions même privées se font sentir, on croit le vent contraire et on pense alors qu'il faut recourir à Dieu. Mais lorsque tout sourit dans le monde, on ne regarde point le vent comme étant contraire. Ah! que la félicité temporelle ne soit pas pour toi un témoignage de la sérénité de l'air. Cherche à connaître cette sérénité; mais regarde tes passions. Vois si tout est tranquille dans ton âme, si quelque souffle ennemi ne t'ébranle pas au dedans: c'est à cela qu'il faut faire attention. Il faut une grande vertu pour lutter contre la prospérité, pour ne se laisser ni séduire, ni corrompre, ni renverser par elle. Oui, il faut une grande vertu pour lutter contré la prospérité, et c'est un grand bonheur de n'être pas vaincu par le bonheur.

Apprends donc à mépriser le monde, à mettre ta confiance au Christ. Et si ton pied chancèle, si tu trembles, si tu ne t'élèves pas au dessus de tout, si tu commences à enfoncer, dis: «Je suis perdu Seigneur, sauvez-moi.» Dis: «Je suis perdu,» pour ne l'être pas. Car il n'y a pour te délivrer de la mort de la chair que Celui qui dans sa chair est mort pour toi.

Attachons-nous au Seigneur, etc. (1).

1. Serm. II.




SERMON LXXVII. LA CHANANÉENNE OU L'HUMILITÉ (1).

77
1.
Mt 15,21-28

ANALYSE. - Si Notre-Seigneur a différé d'exaucer l'ardente prière de cette femme qui n'était pas d'Israël, c'est qu'il voulait nous donner en elle un beau modèle d'humilité. - Mais avant de contempler cette humilité, examinons dans quel sens le Sauveur dit qu'il n'est envoyé que vers les brebis perdues de la maison d'Israël. Evidemment c'est en ce sens, que personnellement il voulait évangéliser les Juifs afin de sauver par eux les Gentils, du nombre desquels était la Chananéenne. - Foi merveilleuse que celle de cette femme! C'est surtout l'humilité qui en fait le mérite, comme ce fut l'humilité du Centurion qui attira sur lui les louanges et les bénédictions du Sauveur. - Ne vous représentez pas comme un festin matériel le banquet promis par le Sauveur aux élus qui partageront la foi du Centurion. Nos aliments et nos richesses ne sont que des moyens de retarder notre inévitable mort. Mais au ciel plus de mort à craindre. C'est le bonheur parfait. - Pour le mériter prenons modèle sur l'humilité de la Chananéenne et gardons-nous de l'orgueil qui perdit les Juifs incrédules.

1. Cette femme Chananéenne dont l'Évangile vient de nous faire l'éloge, est pour nous un exemple d'humilité et un modèle de piété; elle nous apprend à nous élancer de bas en haut. Elle était, comme on voit, non pas du peuple d'Israël, dont faisaient partie les patriarches, les prophètes, les ancêtres de Notre-Seigneur Jésus-Christ, dont faisait partie la Vierge Marie elle-même, la mère du Christ. Cette femme n'appartenait donc pas à ce peuple mais aux gentils. En effet, comme nous venons de l'entendre, le Seigneur s'étant retiré du côté de Tyr et de Sidon, une femme sortit de ces contrées et lui demandait avec les plus (344) vives instances une grâce; la guérison de sa fille cruellement tourmentée par le démon. Tyr et Sidon n'étaient pas des villes d'Israël, mais de la gentilité, quoique fort rapprochées du peuple juif. Cette femme criait donc avec un ardent désir d'obtenir la grâce qu'elle demandait. Le Seigneur feignait de ne pas l'entendre, mais ce n'était point pour lui refuser sa miséricorde, c'était pour enflammer encore son désir; et non-seulement pour enflammer son désir, mais encore, je l'ai déjà dit, pour mettre en relief son humilité. Elle criait donc comme si le Seigneur ne l'eût pas entendue; mais le Seigneur préparait en silence ce qu'il allait faire. Les disciples mêmes intercédèrent pour elle auprès de lui. «Renvoyez-la, dirent-ils, car elle crie derrière nous.» Mais lui: «Je ne suis envoyé que vers les brebis perdues de la maison d'Israël.»

2. Ici, à, propos de ces paroles, s'élève une question: Si le Christ n'a été envoyé que vers les brebis perdues de la maison d'Israël, comment sommes-nous entrés de la gentilité dans son bercail? Que signifie un si profond mystère? Le Seigneur savait pour quel motif il venait, c'était pour établir son Église parmi tous les gentils; et il dit n'être envoyé que pour les brebis perdues de la maison d'Israël!

Ceci nous fait comprendre qu'il devait montrer à ce peuple sa présence corporelle, sa naissance, ses miracles et la puissance qu'il fit éclater à sa résurrection; ainsi le voulaient les dispositions antérieures, l'arrêt éternel, les anciennes prophéties. C'est aussi ce qui se réalisa, car Jésus-Christ Notre-Seigneur vint au milieu du peuplé juif, pour s'y faire voir, être mis à mort et gagner les âmes connues de sa prescience: Cette nation ne fut point réprouvée, mais secouée. Il y avait là beaucoup de paille, mais aussi de précieux grains méconnus; il y avait de quoi brûler, mais aussi de quoi remplir le grenier. Eh! d'où viennent les Apôtres, sinon de là? D'où vient pierre? D'où viennent les autres?

3. D'où vient aussi Paul; Paul, c'est-à-dire l'humble, car auparavant il se nommait Saül, ou le superbe? Ce nom de Saul en effet lui venait de Saül, roi orgueilleux qui persécutait l'humble David dans ses Etats (1). Lors donc que Paul portait le nom de Saul; lui aussi était arrogant, persécutait les innocents et dévastait l'Église. Enflammé de zèle pour la synagogue et de haine contre 1e nom Chrétien, il avait reçu des prêtres l'autorisation

1. 1S 18-24.

écrite de livrer aux supplices tous les Chrétiens qu'il pourrait rencontrer. Il court, il respire la mort, il a soif de sang; mais du haut du ciel la voix du Christ abat ce persécuteur qui se relève Apôtre (1). Ainsi se vérifie cette prédiction: «Je frapperai et je guérirai (2).» Dieu frappe dans l'homme ce qui s'élève en lui contre la majesté suprême. Un médecin est-il dur quand il porte dans un abcès ou le fer ou le feu? Il fait souffrir, oui; mais c'est pour rendre la santé. Il est importun; mais s'il ne l'était, quel service rendrait-il?

1. Ac 9 - 2. Dt 32,39

D'un mot donc; le Christ renversa Saul et releva Paul, en d'autres termes, renversa l'orgueilleux et releva l'humble. Quel autre motif avait celui-ci de vouloir changer de nom et substituer le nom de Paul à celui de Saul, si ce n'est la connaissance que ce nom de Saul porté par lui à l'époque où il était persécuteur, était un nom d'orgueil? Il préféra pour cela prendre un nom d'humilité et s'appeler Paul, c'est-à-dire petit; car Paul vient de parvus, petit. Aussi, heureux de ce nom, il nous donnait un bel exemple d'humilité en disant: «Je suis le plus petit des Apôtres (3).»

Mais d'où est sorti cet Apôtre, sinon du sein du peuple juif? C'est de là aussi qu'avec Paul sont issus les autres Apôtres et ceux dont Paul assiste qu'ils ont vu le Seigneur après sa résurrection. Il dit en effet qu' «environ cinq cents frères le virent ensemble, dont beaucoup vivent encore aujourd'hui et dont quelques-uns se sont endormis (4).»

- 3. 1Co 15,9 - 4. 1Co 15,6

4. De ce peuple étaient issus encore ceux qui entendant Pierre, tout rempli de l'Esprit-Saint, prêcher la passion, la résurrection et fa divinité du Christ, au moment même où après avoir reçu l'Esprit de Dieu, les disciples parlaient les langues de tous les peuples, se sentirent touchés de componction et cherchèrent des moyens de salut. Ils comprenaient qu'ils étaient coupables du sang du Christ; coupables pour avoir crucifié et mis à mort Celui au nom duquel ils voyaient s'accomplir de tels prodiges et descendre visiblement le Saint-Esprit.

5. Ils cherchaient donc des moyens de salut et il leur fut répondu: «Faites pénitence et que chacun de vous reçoive le baptême au nom de Notre-Seigneur Jésus-Christ, et vos péchés vous seront remis.» Qui désespérerait du pardon quand le pardon est accordé aux meurtriers mêmes du (345) Christ? Ces Juifs se convertirent donc, ils se convertirent et furent baptisés. Ils s'approchèrent de la table sainte et burent avec foi le sang qu'ils avaient répandu avec fureur. Combien d'ailleurs leur conversion rie fut-elle pas sincère et parfaite? On peut s'en l'aire une idée par le livre des Actes. On y voit qu'ils vendirent tous leurs biens et en apportèrent la valeur aux pieds des Apôtres. On distribuait à chacun suivant les besoins de chacun; personne ne réclamait rien en propre et tout était commun entre eux. «Et ils n'avaient, est-il écrit, qu'une âme et qu'un coeur en Dieu (1).»

Voilà les ouailles dont le Sauveur disait: «Je ne suis envoyé que vers les brebis perdues de la maison d'Israël.» C'est à eux qu'il se montra, pour eux qu'il pria du haut de la croix où on l'outrageait. «Mon Père, disait-il, pardonnez-leur, car ils ne savent ce qu'ils font (2).» Médecin généreux, il avait en vue ces frénétiques qui dans leur aveuglement tuaient leur médecin et qui sans le savoir se préparaient un remède dans la mort qu'ils lui faisaient subir. C'est à la mort du Seigneur que nous sommes tous redevables de notre guérison, nous sommes rachetés par son sang et l'aliment de son corps sacré apaise notre faim.

Le Christ donc se montra visiblement aux Juifs, et en disant: «Je ne suis envoyé qu'aux brebis perdues de la maison d'Israël;» il faisait entendre qu'il leur devait sa présence corporelle, sans mépriser toutefois et sans délaisser les brebis qu'il possédait parmi les gentils.

5. Il ne visita pas lui-même les gentils, mais, il leur envoya ses disciples; et ce fut l'accomplissement de cette prophétie: «Le Peuple que je n'ai pas connu m'a servi (3).» Remarquez combien cette prédiction est profonde, évidente et expresse. «Le peuple que je n'ai pas connu;» c'est-à-dire que je n'ai pas visité corporellement, «m'a servi.» Comment? Le voici: «Il m'a prêté une oreille docile (4):» en d'autres termes: ils ont cru, non pas en voyant mais en entendant. C'est la grande gloire des gentils. Les Juifs ont vu le Christ et l'ont mis à mort: les gentils ont entendu parler de lui et y ont cru.

Or, ce fut pour répondre à ces paroles que nous venons de chanter: «Rassemblez-nous du milieu des gentils, afin que nous célébrions votre nom et que nous mettions notre bonheur à publier vos louanges (5);» pour appeler

1. Ac 2,4 - 2. Lc 23,34 - 3. Ps 17,46 - 4.Ps 17,46 - 5. Ps 105,47

et rassembler les gentils, que le même Apôtre Paul fut envoyé. Ce petit devenu grand, non par sa propre puissance, mais par la grâce de Celui qu'il avait persécuté, fut envoyé vers les gentils, et de larron il devint pasteur, brebis, de loup qu'il était. Ce dernier des Apôtres fut adressé aux gentils, il travailla immensément parmi eux et les amena à la foi, comme l'attestent ses Epîtres.

6. Il y a de ceci une figure auguste dans l'Evangile même. La fille d'un chef de Synagogue était morte; son père suppliait le Seigneur de venir près d'elle, car il l'avait laissée malade et en danger. Le Seigneur allait donc visiter et guérir cette malade. Pendant ce temps on annonce sa mort et on dit à son père: «Cette enfant est morte, ne tourmentez plus le Maître.» Le Seigneur se sentait capable de ressusciter les morts, et rassurant ce père désespéré: «Ne crains pas, lui dit-il, crois seulement;» et il poursuivit sa route. Mais voilà que sur le chemin une femme se glissa comme elle put au milieu des foules. Elle souffrait d'une perte de sang et durant cette longue maladie elle avait dépensé vainement tout son bien pour les médecins. Or, dès qu'elle eut touché la frange de la robe du Sauveur, elle fut guérie. «Qui m'a touché?» demanda le Seigneur. Les disciples surpris, ignorant ce qui venait d'arriver, voyant d'ailleurs que leur Maître était pressé par la foule et qu'il s'occupait d'une femme qui l'avait touché légèrement, répondirent: «La foule vous presse, et vous demandez: Qui m'a touché? - Quelqu'un m'a touché,» reprit-il. C'est qu'en effet les uns le pressent et une autre le touche. Beaucoup pressent importunément le corps du Christ et peu le touchent utilement. «Quelqu'un m'a touché; car j'ai connu qu'une vertu était sortie de moi.» - Reconnaissant alors qu'elle était découverte, cette femme tomba à ses pieds et avoua ce qui s'était fait. Jésus poursuivit ensuite sa route, arriva où il allait et trouvent morte la fille du Chef de Synagogue, il la ressuscita (1).

7. Ce fait eut lieu tel qu'il est rapporté. Cependant les actions mêmes du Seigneur sont comme des paroles qui se voient et signifient quelque chose. Ce qui te montré surtout, c'est qu'un jour, quand ce n'en était pas la saison, il alla chercher des fruits sur un arbre, et n'en trouvant point il jeta sur lui une malédiction qui le

1. Lc 8,41-56

346

fit sécher (1). Si ce trait ne renfermait pas quelque signification mystérieuse, n'y aurait-il pas eu folie, premièrement, à chercher des fruits sur un arbre lorsque ce n'en était pas la saison? Et d'ailleurs, quand même c'eût été le temps des fruits, comment reprocher à un arbre de n'en avoir pas produits? Mais le Seigneur, voulait faire sentir qu'il demandait, non-seulement des feuilles, mais encore des fruits, non-seulement des paroles, mais encore des actes, et en desséchant l'arbre où il ne rencontre que des feuilles, il indique à quels châtiments sont réservés ceux qui peuvent bien dire sans vouloir bien faire.

Ainsi en est-il ici; car ici encore il y a un mystère. Celui qui sait tout d'avance demande «Qui m'a touché?» Le Créateur n'a-t-il pas l'air d'un ignorant? Il questionne quand il sait ce qu'il demande et que d'avance il connaît même tout le reste? Le Christ veut assurément nous apprendre quelque chose par ce mystère.

8. Cette fille du Prince de Synagogue représentait donc le peuple juif pour qui était venu le Christ, lui qui a dit: «Je ne suis envoyé qu'aux brebis perdues de la maison d'Israël.» Et la femme qui souffrait d'une perte de sang figurait l'Eglise des gentils, que le Christ ne devait pont faire jouir de sa présence corporelle. Il allait vers la première, avait en vue son salut; la seconde intervient, elle touche la frange de son vêtement sans qu'il paraisse s'en apercevoir; elle est donc guérie comme par un absent. «Qui m'a touché?» demande le Seigneur. C'est comme s'il eût dit: Je ne connais pas ce peuple. «Un peuple que je n'ai pas connu m'a servi. - Qui m'a touché? Car j'ai senti qu'une vertu s'échappait de moi,» c'est-à-dire que l'Evangile allait au loin et remplissait tout l'univers.

La frange touchée est le bord et une mince partie du vêtement. Faites des Apôtres comme le vêtement du Christ. Paul en était la frange; il était le dernier et le moindre d'entre eux, comme il le confesse lui-même: «Je suis, dit-il, le dernier des Apôtres?» Effectivement, il fut appelé et il crut après tous les autres et néanmoins travailla plus qu'aucun d'eux.

Le Seigneur n'était donc envoyé que vers les brebis égarées de la maison d'Israël. Mais comme il devait être servi par un peuple qu'il n'avait pas connu, comme ce peuple devait lui prêter une oreille docile, il ne l'oublia pas non plus

1. Mc 11,13-14- 2. 1Co 15,9

au milieu des Juifs, car il dit quelque part J'ai d'autres brebis qui ne sont pas de ce bercail; il faut que je les amène aussi, afin qu'il n'y ait qu'un seul troupeau et qu'un seul pasteur (1).»

9. De ce nombre était la Chananéenne; aussi Jésus ne la dédaignait pas, mais il différait de l'exaucer. «Je ne suis envoyé, disait-il, qu'aux brebis égarées de la maison d'Israël.» Et elle insistait par ses cris, elle continuait et elle frappait comme si déjà il lui eût été dit: Demande et reçois; cherche et tu trouveras; frappe et il te sera ouvert. Elle insista, elle frappa.

Avant de dire: «Demandez et vous recevrez; frappez et il vous sera ouvert;» le Seigneur avait dit: «Ne donnez pas les choses saintes aux chiens, et ne jetez pas vos perles devant les pourceaux, dans la crainte qu'ils ne les foulent aux pieds et que se retournant ils ne vous déchirent (2);» dans la crainte qu'après avoir méprisé vos perles ils ne vous tourmentent vous-mêmes. - Gardez-vous, donc de jeter devant eux ce qu'ils n'apprécient pas.

10. Mais comment distinguer, dira-t-on, les pourceaux et les chiens? Nous le voyons dans l'histoire de la Chananéenne. Comme elle insistait, le Seigneur lui répondit: «Il n'est pas bien de prendre le pain des enfants et de le jeter aux chiens.» Tu es une chienne, tu es du nombre des gentils, tu adores les idoles. Or l'habitude des chiens n'est-elle pas de lécher les pierres? «Il n'est donc pas bien de prendre le pain des enfants et de le jeter aux chiens.» Si elle s'était éloignée, après ces paroles, elle se serait retirée chienne comme elle était venue; mais en frappant elle cessa d'être un chien pour devenir un homme, Car elle redoubla ses demandes et l'humiliation même qu'elle endura fit éclater son humilité et lui obtint miséricorde. Elle ne s'émut point, elle ne se fâcha point d'avoir été traitée de chienne quand elle demandait une grâce, quand elle implorait la miséricorde. «C'est vrai, Seigneur,» répondit-elle; vous m'avez traitée de chienne; je le suis réellement, je reconnais mon nom, c'est la vérité même qui parle; je ne dois pas pour cela être exclue de vos faveurs. Hélas! oui, je suis une chienne; «mais les chiens eux-mêmes mangent des miettes qui tombent de la table de leurs maîtres.» Je ne désire qu'une faveur bien petite et bien mince, je ne me jette pas sur la table, je cherche seulement des miettes.

1. Jn 10,16 - 2. Mt 3,7-6

11. Voyez combien cette humilité ressort. Le Seigneur l'avait traitée de chienne; elle ne renie pas ce titre, elle dit: c'est vrai. Et pour cet aveu «O femme! dit aussitôt le Seigneur, ta foi est grande! Qu'il te soit fait comme tu as demandé.» Tu reconnais que tu es urne chienne, et moi je déclare que tu es un homme. «O femme! que ta foi est grande!» Tu as demandé, tu as cherché, tu as frappé; reçois, trouve, qu'il te soit ouvert.

Remarquez bien, mes frères, comment dans cette femme qui était Chananéenne, c'est-à-dire issue de la gentilité et qui était un type ou une figure de l'Eglise, ressort surtout l'humilité. Si le peuple juif a été exclu de l'Evangile, c'est qu'il était enflé d'orgueil, pour avoir mérité de recevoir la loi, d'être la souche des patriarches, des prophètes, de Moïse même, ce grand serviteur de. Dieu qui fit en Egypte les prodiges éclatants dont nous parlent les psaumes, qui conduisit le peuple à travers la mer Rouge après en avoir fait retirer les eaux, et qui enfin reçut de Dieu même la loi qu'il donna à sa nation (1). Voilà de quoi s'enorgueillissait le peuple juif, et ce fut cet orgueil qui l'empêcha de se soumettre au Christ, l'auteur de l'humilité et l'ennemi de la fierté, le médecin divin qui s'est fait homme, tout Dieu qu'i était, afin d'amener l'homme à s'avouer homme. Quel remède! Ah! si ce remède ne guérit pas l'orgueil, je ne sais qui pourra y mettre lin terme. Jésus est Dieu et il se fait homme! Il écarte sa divinité, c'est-à-dire il met de côté, il cache sa propre nature pour montrer sa nature empruntée. Tout Dieu qu'il est il se fait homme, et l'homme ne se reconnaît pas homme, c'est-à-dire ne se reconnaît pas mortel, ne se reconnaît pas fragile, ne se reconnaît pas pécheur, ne se reconnaît pas malade pour recourir au moins comme tel à son médecin, mais ce qui est fort dangereux, il croit jouir de la santé!

12. Voilà donc le motif, motif d'orgueil, pour lequel ce peuple ne s'est point attaché au Sauveur, et pour lequel les rameaux naturels, c'est-à-dire les Juifs que rendait stériles l'esprit d'orgueil, ont été retranchés du tronc de l'olivier ou du peuple des gentils. L'Apôtre enseigne effectivement que l'olivier sauvage a été enté sur l'olivier véritable, d'oit les rameaux naturels ont été abattus. L'orgueil a fait abattre ceux-ci et l'humilité a fait enter celui-là (2).

Cette humilité éclatait dans la Chananéenne

1. Ps 105 - 2. Rm 11,17-21

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quand elle disait: Oui, Seigneur, je suis une chienne, et je cherche à ramasser des miettes. Cette humilité encore fit le mérite du Centurion. Il désirait que le Seigneur guérit son valet, et le Seigneur répondant: «J'irai et je le guérirai; Seigneur; répliqua-t-il, je ne suis pas digne que vous entriez dans ma demeure, mais dites seulement une parole, et mon serviteur sera guéri.» Je ne suis pas digne de vous recevoir dans ma demeure, et déjà il l'avait reçu dans son coeur. Plus il était humble, plus aussi il avait de capacité et plus il était rempli. L'eau tombe des collines et remplit les vallées. Mais après que le Centurion eût dit: «Je ne suis pas digne que vous entriez dans ma demeure,» qu'est-ce que le Seigneur adressa à ceux qui le suivaient? «En vérité je vous le déclare, je n'ai pas trouvé tant de foi dans Israël.» Tant de foi, c'est-à-dire une foi si grande. Et qui la rendait si grande? La petitesse, c'est-à-dire l'humilité. «Je n'ai pas trouvé tant de foi;» elle ressemble au grain de sénevé, d'autant plus actif qu'il est plus petit.

Déjà donc alors le Seigneur greffait le sauvageon sur l'olivier véritable; il le faisait au moment où il disait: «En vérité je vous le déclare, je n'ai pas trouvé tant de foi dans Israël.»

13. Voyez enfin ce qui suit. «Aussi,» parce que «Je n'ai pas trouvé dans Israël;» tant d'humilité dans la foi, «pour cela donc je vous le déclare, beaucoup viendront de l'Orient et de l'Occident et auront place avec Abraham, Isaac et Jacob au festin du royaume des cieux (1). - Ils auront place au festin,» ils reposeront. Car nous ne devons point nous figurer, dans ce royaume, de banquets charnels ni y désirer rien de semblable; ce serait, non pas changer nos vices en vertus, mais nous appuyer sur eux. Autre chose est de désirer le royaume des cieux en vue de là sagesse et de l'éternelle vie; et autre chose d'y aspirer en vue de la félicité terrestre qu'on y attendrait plus abondante et plus grande. Compter sur l'opulence dans ce royaume, ce n'est pas détruire la cupidité, c'est lui donner un autre objet.

On y sera riche, toutefois, on ne sera même riche que là: N'est-ce pas l'indigence qui mendie tant ici? Pourquoi les riches possèdent-ils beaucoup? Parce que leurs besoins sont nombreux. Plus la pauvreté est grande, plus elle cherche. Là au contraire il n'y aura plus de pauvreté; on

1. Mt 8,5

348

y sera vraiment niché parce qu'on n'y aura besoin de rien. Parce que l'ange ne possède ni montures, ni équipages, ni domestiques, ne le crois pas pauvre en comparaison de toi. Pourquoi? C'est qu'il n'a aucun besoin, c'est qu'il manque d'autant moins qu'il est plus fort. Là donc sont les richesses et les richesses véritables. N'y transporte par les festins de la terre. Ces festins en effet ne sont que des remèdes à prendre chaque jour et indispensablement nécessaires à une sorte de maladie que nous apportons en naissant, et que chacun sent s'il vient à laisser passer l'heure de son repas. Veux-tu savoir combien cette maladie est sérieuse? Considère que comme une fièvre aigüe elle donne la mort dans l'espace de sept jours: Ne crois pas que tu jouisses de la santé. La santé véritable c'est l'immortalité, et la santé actuelle n'est qu'une longue maladie. Parce que tu luttes contre cette infirmité par des remèdes de chaque jour, tu n'y crois pas: mets de côté ces remèdes et tu sauras ce dont tu es capable.

14. Dès notre naissance il est nécessaire que nous mourions. C'est une maladie qui conduit fatalement à la mort. En examinant l'état des malades, il arrive souvent aux médecins de dire, par exemple: C'est un hydropique, il est condamné à mort, ce mal est incurable. C'est un lépreux; incurable également; un phtisique, qui entreprendra de le guérir? Il est nécessaire qu'il succombe, il mourra inévitablement. Mais lors même que le médecin à dit: C'est un phtisique, il ne peut que mourir, il arrive quelquefois que la phtisie, que l'hydropisie même et que la lèpre ne sont pas suivies de la mort; au lieu que la naissance y mène nécessairement. C'est donc une maladie dont on meurt et dont on meurt inévitablement. L'ignorant le prédit comme le médecin; et lors même que la mort se ferait attendre, s'ensuit-il qu'elle ne viendra point?

Où donc se trouve la vraie santé, sinon où se rencontre l'immortalité véritable? Mais l'immortalité véritable est exempte d'altération et de défaillance. Qu'a-t-elle alors besoin d'aliments? C'est pourquoi, lorsque tu entends: «Ils auront place au festin avec Abraham, Isaac et Jacob,» ne pense pas à ton corps, mais à ton âme. Tu seras rassasié, car l'âme aussi a sa nourriture, et c'est de l'âme qu'il est dit: «Bienheureux ceux qui ont faim et soif de la justice, car ils seront rassasiés (1);» si bien rassasiés que jamais plus ils ne ressentiront la faim.

15. Déjà donc le Seigneur entait-le sauvageon quand il disait: «Beaucoup viendront de l'Orient et de l'Occident et prendront place avec Abraham Isaac et Jacob ait festin du royaume des cieux;» c'est-à-dire qu'ils seront entés sur l'olivier véritable, dont les racines sont Abraham, Isaac et Jacob; tandis que «les enfants du royaume,» ou les Juifs incrédules, «iront dans les ténèbres extérieures (2).» Rameaux naturels ils seront coupés afin de faire place à l'olivier sauvage.

Comment ont-ils mérité d'être ainsi abattus? Par leur orgueil. Et n'est-ce pas l'humilité qui leur a substitué le sauvageon? Aussi la Chananéenne disait-elle: «Oui, Seigneur, car les chiens mangent des miettes qui tombent de la table de leurs maîtres.» Ce qui lui mérite cet éloge: «O femme! ta foi est grande!» Le Centurion disait aussi: «Je ne suis pas digne que vous entriez dans ma demeure,» et il lui fut également répondu: «Je vous le déclare en vérité, je n'ai pas rencontré tant de foi dans Israël.»

Formons-nous donc ou conservons-nous dans l'humilité. Si nous ne l'avons pas encore, acquérons-la, et ne la perdons point si nous l'avons, Acquérons-la, si nous ne l'avons pas, afin d'être greffés; et pour n'être pas retranchés, conservons-la si nous l'avons.

1. Mt 5,6 - 2. Mt 8,12




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SERMON LXXVIII. LA TRANSFIGURATION (1).


Augustin, Sermons 76