Augustin, Sermons 106

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SERMON CVI. DE L'AUMONE VÉRITABLE (1).

1. Lc 11,39-42

ANALYSE. - Après avoir rappelé, avec le texte évangélique, que la justice réside essentiellement dans le coeur, saint Augustin se demande comment toutefois Notre-Seigneur semble assurer que l'aumône suffit pour purifier l'âme. Cette aumône, répond-il, doit être suffisante or elle ne l'est pas si d'abord on ne se la fait à soi-même en aimant Dieu de tout son coeur et le prochain comme soi-même.

1. Vous avez compris, à la lecture du saint Evangile, comment les reproches adressés par le Seigneur Jésus aux Pharisiens apprennent à ses disciples à ne pas faire consister la justice dans la netteté du corps. Chaque jour en effet ces Pharisiens se lavaient le corps avant de manger; comme si ces ablutions de chaque jour pouvaient purifier le coeur.

Le Seigneur aussi montre à nu ces Pharisiens. Il le pouvait, puisqu'il les voyait, puisqu'à ses yeux leur âme était sans voile aussi bien que leur face. Ce qui le prouve ici même, c'est que le Pharisien à qui répondit le Sauveur n'avait eu qu'une pensée intérieure sans l'exprimer, et que néanmoins le Sauveur l'entendit. Dans sa pensée en effet il blâmait le Seigneur Jésus de se mettre à sa table sans s'être lavé. Ce blâme n'était pas exprimé, mais il fut entendu et on y répondit, quoi? «Vous autres, Pharisiens, vous nettoyez maintenant le dehors du plat; mais à l'intérieur vous êtes remplis d'hypocrisie et de rapine.

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Quoi! accepter une invitation et n'épargner pas davantage celui qui l'adresse! Mais c'est l'épargner beaucoup que de lui faire ces reproches, puisque c'est vouloir qu'il se corrige pour l'épargner au jugement. Quelle autre leçon nous est donnée par là? C'est que le Baptême, qui ne se confère qu'une fois, purifie par la foi. Or la foi est à l'intérieur et non pas au dehors, ce qui fait dire, aux Actes des Apôtres: «Purifiant leurs coeurs par la foi (1);» et à l'Apôtre Pierre, dans une de ses épîtres où il établit une comparaison tirée de l'arche de Noë qui servit à sauver huit âmes du déluge: «Ce qui vous sauvera vous-mêmes c'est un baptême semblable; non pas une purification des souillures de la chair, mais l'engagement d'une bonne conscience envers Dieu (2).» Les Pharisiens méprisaient cet état d'une bonne conscience; ils lavaient le dehors et restaient au dedans horriblement souillés.

2. Que leur est-il dit ensuite? «Toutefois faites l'aumône, et tout est pur pour vous.» Voilà un bel éloge de l'aumône; faites-la et expérimentez-en l'efficacité. Auparavant, néanmoins, écoutez un peu. C'est aux Pharisiens que s'adresse le Sauveur. Ces Pharisiens étaient alors comme l'élite des Juifs, car on n'appelait Pharisiens que les plus distingués et les plus instruits. Ils n'avaient pas reçu le baptême du Christ: le Christ vivait au milieu d'eux, mais ils ne le reconnaissaient pas, ils ne le regardaient pas comme le Fils unique de Dieu. Comment donc le Sauveur leur dit-il: «, Faites l'aumône et tout est pur pour vous?» Si ces Pharisiens l'écoutaient et faisaient l'aumône, d'après lui-même tout serait pur pour eux; auraient-ils alors besoin de croire en lui? Et s'ils ne peuvent être justifiés qu'en croyant en Celui qui purifie le coeur par la foi, que signifie: «Donnez l'aumône et tout est pur pour vous?» Examinons; peut-être l'auteur de ces paroles les explique-t-il lui-même.

3. Sans doute qu'après l'avoir entendu ces Pharisiens pensèrent qu'ils étaient fidèles à ce précepte de l'aumône. Comment la faisaient-ils? Ils donnaient la dîme de tous leurs biens, ils détournaient la dixième part de tout ce qu'ils récoltaient et la distribuaient. Il ne serait pas facile de trouver des Chrétiens qui en fissent autant. Les Juifs donnaient la dime, non-seulement du blé, mais aussi du vin et de l'huile; par égard pour le commandement du Seigneur, ils

1. Ac 15,9 - 2. 1P 3,20-21

la donnaient aussi des moindres choses, du cumin, de la rire, de la menthe et de l'anet, séparant de tout la dixième part et la distribuant en aumône. Il est donc présumable qu ils se rappellèrent tout cela et s'imaginèrent que le Seigneur se trompait en les traitant comme s'ils ne faisaient pas l'aumône, tandis que sûrs de ce qu'ils faisaient, ils ne pouvaient ignorer qu'ils donnaient en aumônes la dîme même de leurs biens les plus vils et les plus méprisables. En ayant l'air de croire qu'ils ne faisaient pas l'aumône, le Sauveur ne rencontra que dérisions dans leur coeur.

Aussi ajouta-t-il aussitôt: «Mais malheur à vous, Scribes et Pharisiens, qui payez la dîme de la menthe, du cumin, de la rue et de tout légume.» Sachez que je connais vos aumônes. Oui, vous faites l'aumône, vous donnez la dîme de tout cela; vous la donnez même de ce qu'il y a de moindre et de plus vil dans ce que vous récoltez. «Mais vous laissez ce qu'il y a de plus important dans la loi, la justice et la Charité.» Remarquez: Négliger la justice et la charité, et payer la dîme des légumes mêmes, ce n'est pas faire l'aumône. «Il faut, poursuit le Sauveur, faire ces choses, sans omettre les autres.» Faire lesquelles? «La justice et la charité, l'équité et la miséricorde, sans omettre les autres.» Faites celles-ci, mais préférez celles-là. (4). S'il en est ainsi, pourquoi donc leur avoir dit: «Faites l'aumône et tout est pur pour vous?» Qu'est-ce que faire l'aumône? C'est faire miséricorde. Et qu'est-ce que faire miséricorde? Si tu es bien avisé, commence par toi-même. Comment en effet être miséricordieux pour autrui, si tu es cruel envers toi? «Faites l'aumône, et tout est pur pour vous.» Faites l'aumône véritable. Que signifie l'aumône? La miséricorde. Prête l'oreille au langage de l'Ecriture: «Aie pitié de ton âme, pour te rendre agréable à Dieu (1).» Fais l'aumône, «prends pitié de ton âme pour te rendre agréable à Dieu.» Cette âme est devant toi comme une mendiante, rentre en toi-même. Toi qui vis mal, toi qui vis dans l'infidélité, rentre en ta conscience; tu y trouveras une âme qui mendie, une âme qui est dans le besoin, dans la pauvreté, dans l'affliction, et si tu ne la crois pas dans le besoin, c'est que le besoin même lui ôte la force de parler; car lorsqu'elle demande, c'est qu'elle a encore faim de la justice. Si donc tu trouves

1. Si 30,24

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ton âme en cet état, car c'est à l'intérieur, c'est dans le coeur que sont ces sortes de maux, fais-lui d'abord l'aumône, donne-lui du pain. Quel pain?

Si le Pharisien le demandait au Seigneur, le Seigneur lui répondrait: Fais l'aumône à ton, âme. C'est bien cela qu'il a dit d'abord; mais le Pharisien ne comprenait même pas, quoique le Sauveur énumérat les aumônes qu'il faisait avec ceux de sa secte, et qu'il croyait inconnues au Christ. C'est comme si le Seigneur eût dit: Je sais ce que vous faites; vous donnez la dîme de la menthe, de l'anet, du cumin et de la rue; mais je parle d'une autre sorte d'aumônes: vous méprisez la justice et la charité. Fais, avec justice et avec charité, l'aumône à ton âme. Qu'est-ce à dire, avec justice? Regarde, découvre la vérité; condamne-toi, prononce contre toi. Et qu'est-ce que la charité? Aime le Seigneur ton Dieu de tout ton coeur, de toute ton âme et de tout ton esprit; aime aussi ton prochain comme toi-même (1); ce sera d'abord faire miséricorde à ton âme, porter la compassion dans ta conscience. Mais si tu négliges de faire cette aumône, donne d'ailleurs ce que tu veux Et autant qu'il te plaît, détourne de tes récoltes, non pas la dîme, mais la moitié; donne les neuf dixièmes en ne t'en réservant qu'un, c'est ne rien faire, tant que tu ne fais rien- pour toi et qu'intérieurement tu restes pauvre. Nourris ton âme, pour ne la laisser pas mourir de faim. Donne-lui du pain. - Quel pain? reprend le Pharisien. - Celui qui te parle. Ah! si tu l'écoutais, si tu le comprenais, si tu croyais au Seigneur, lui-même te dirait: «Je suis le pain vivant descendu du ciel (2).» Ne commencerais-tu pas alors par donner ce pain à ton âme et par lui faire l'aumône? Si donc tu as la foi, tu dois le montrer en nourrissant ton âme d'abord. Crois véritablement au Christ, et à l'intérieur comme à l'extérieur tout sera pur en toi. Tournons-nous vers le Seigneur, etc (3).

1. Mt 22,37-39 - 2. Jn 6,41 -3 Voir ci-dessus, Serm. I




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SERMON CVII. DE L'AVARICE (1)

1. Lc 12,13-21

ANALYSE. - Il est ici question, non pas de l'avarice qui consiste à s'approprier le bien d'autrui, mais de l'avarice qui s'attache à conserver avec passion son sien propre. En refusant d'établir le partage qui lui est demandé, Jésus-Christ condamne cette seconde espèce d'avarice. A quoi bon entasser d'inutiles biens dont la mort doit bientôt nous dépouiller? Cet attachement aux richesses peut d'ailleurs porter à faire bien du mal et les petits et les grands. Ah! ne tenons pas tant à nos biens et unissons-nous étroitement à Jésus-Christ, dont nul ne saurait nous dépouiller.

1. Vous qui craignez Dieu, je ne doute pas que vous n'écoutiez sa parole avec crainte et que vous ne l'accomplissiez avec joie, afin d'espérer, pour l'obtenir ensuite, l'objet de ses promesses. Nous venons d'entendre le Seigneur; d'entendre Jésus-Christ, le Fils de Dieu, nous intimer un ordre. Cet ordre vient de la Vérité même, de la Vérité qui ne trompe ni ne se trompe: écoutons, craignons, soyons sur nos gardes. Quel est cet ordre? «Je vous le dis, abstenez-vous de toute avarice.» Pourquoi «de toute avarice?» Pourquoi «toute?» Pourquoi avoir ajouté ce mot? Le Sauveur aurait pu dire en effet: évitez l'avarice; mais il a voulu ajouter: «Toute,» et dire: «Abstenez-vous de toute avarice.»

2. En nous faisant connaître la circonstance qui lui a donné lieu de parler ainsi, le saint Evangile nous explique pourquoi cette addition. Quelqu'un, en effet, en avait appelé à lui contre son propre frère, qui s'était approprié tout le patrimoine, sans vouloir céder à son cohéritier la part qui lui revenait. Voyez combien était juste la cause de cet appelant. Il ne cherchait pas à usurper le bien d'autrui, il réclamait seulement ce que lui avaient laissé ses parents, et il le réclamait par l'intermédiaire et d'après la sentence du Seigneur lui-même. Son frère était injuste, mais contre l'injustice de ce frère il invoquait un juge plein de justice. Pour soutenir une cause aussi bonne que la sienne, devait-il ne profiter pas de la présence de ce Juge? Qui d'ailleurs pourrait inviter son frère à restituer ce qu'il lui devait, si le Christ ne le faisait en personne? Le Christ était-il un juge que pussent corrompre les présents de ce frère enrichi par (459) l'injustice? Dans le malheur qui l'a dépouillé de l'héritage paternel, cet homme est donc heureux de rencontrer un juge si grand et si intègre; il s'approche de lui, l'interpelle, le supplie, lui expose en très-peu de mots son affaire. Avait-il besoin d'un plaidoyer véritable quand il parlait à Celui qui voyait à nu le coeur même? «Seigneur, dit-il, commandez À mon frère de partager avec moi l'héritage.» Le Seigneur ne répondit pas: Fais venir ton frère; il ne l'envoya pas quérir non plus et ne dit pas à l'appelant: Prouve devant lui la justice de ta plainte. L'appelant demandait moitié d'un héritage, moitié d'un héritage sur la terre; et le Seigneur lui offrait au ciel un héritage entier; il lui offrait plus que lui ne demandait.

3. «Ordonnez à mon frère de partager avec moi l'héritage.» La cause est juste et s'explique en peu de mots. Mais prêtons l'oreille à la voix du Juge et du Maître. «Homme» dit-il, «ô homme;» es-tu en effet autre chose qu'un homme, puisque tu fais si grand cas de cet héritage?

Le Seigneur voulait donc faire de lui plus qu'un homme. Mais que voulait-il faire de lui, en cherchant à le délivrer de l'avarice? Que voulait-il faire de lui? Le voici: «J'ai dit: Vous êtes des dieux, vous êtes tous les Fils du Très-Haut (Ps 81,6).» Voilà ce qu'il voulait faire de lui, il voulait le mettre au nombre des dieux en le dépouillant de son avarice. «Homme, qui a fait de moi un diviseur entre vous?» Son serviteur et son Apôtre, Paul ne voulait pas non plus servir de diviseur quand il disait: «Je vous conjure, mes frères, de n'avoir tous qu'un même langage et de ne pas souffrir de divisions parmi vous.» Comme on recourait à son nom pour diviser le Christ, il s'écriait encore. «Chacun de vous dit: Moi je suis à Paul, et moi à Apollo, et moi à Céphas, et moi au Christ. Le Christ est-il divisé? Est-ce Paul qui a été crucifié pour vous? ou est-ce au nom de Paul que vous avez été baptisés (1Co 1,10-13)?» Combien donc sont pervers ces hommes qui veulent diviser Celui qui n'a point voulu servir de diviseur et qui a dit: «Qui a fait de moi un diviseur entre vous?

4. Tu demandais une faveur: voici un conseil. «Je vous le déclare, éloignez-vous de toute avarice.» Peut-être regarderais-tu cet homme comme un avare et un cupide, s'il convoitait le bien d'autrui; mais moi je te défends de rechercher avec avarice et avec cupidité ton propre bien. Voilà ce que signifie toute dans ces mots «Abstenez-vous de toute avarice.»

Cette obligation est importante, et s'il est des hommes trop faibles pour en soutenir le poids, qu'ils prient Celui qui leur impose ce fardeau de vouloir bien leur donner des forces. Ah! mes frères, quand Notre-Seigneur, quand notre Rédempteur et notre Sauveur, quand Celui qui est mort pour nous et qui pour nous racheter a donné son sang comme le prix de notre délivrance, quand Celui qui est en même temps notre avocat et notre juge, nous dit: «Abstenez-vous;» il ne faut point passer légèrement sur cette recommandation. Il sait combien l'avarice est funeste; nous l'ignorons, nous; rapportons-nous en donc à lui. «Gardez-vous,» dit-il. De quoi? «De toute avarice.» - Mais je me borne à conserver mon bien, je n'usurpe pas le bien d'autrui. «Gardez-vous de toute avarice.» On n'est pas seulement avare pour prendre le bien d'autrui; on l'est encore pour conserver le sien avec cupidité. - Ah! si l'on mérite un tel reproche pour conserver son bien avec trop d'attachement, quelle condamnation ne mérite pas celui qui enlève le bien d'autrui? «Gardez-vous, dit le Seigneur, de toute avarice, car, dans l'abondance même, la vie de chacun ne dépend pas de ce qu'il possède.» Cet homme amasse beaucoup; mais à ce tas combien prend-il pour vivre? Qu'il y prenne et qu'il en ôte en quelque sorte par la pensée ce qui lui suffit pour vivre, pour qui sera le reste? Considère bien, car en conservant de quoi vivre tu pourrais amasser de quoi te donner la mort. Ainsi parle le Christ, ainsi parle la Vérité, la Sévérité même. «Gardez-vous,» dit la Vérité. «Gardez-vous,» dit la Sévérité. Si tu n'aimes pas la vérité, crains la sévérité. «Dans l'abondance même, la vie de chacun ne dépend pas de ce qu'il possède.» Crois cette parole, elle ne te trompe point. Diras-tu, au contraire, que dans l'abondance la vie de chacun dépend de ce qu'il a? Tu te trompes sûrement; car le Christ ne te trompe point.

5. Voilà donc l'occasion qui a fait exprimer au Sauveur cette sentence: le plaignant ne réclamait que sa part, il ne cherchait point à envahir le bien de son frère; et non content de dire «Gardez-vous de l'avarice, le Seigneur ajouta: toute avarice.» Il fait plus; il met en scène un riche dont le domaine avait prospéré.

«Il y avait, dit-il, un homme riche dont le domaine avait prospéré.» Qu'est-ce à dire (460) avait prospéré? Le domaine qu'il possédait avait produit des fruits en abondance, et en telle abondance qu'il ne savait où les mettre; ainsi la richesse même mit tout-à-coup dans la gêne ce vieil avare. Combien d'années s'étaient déjà écoulées sans que ses greniers fussent trop étroits? Il avait donc fait une récolte si riche que ce qui avait suffi ne lui suffisait plus. Dans sa détresse il cherche donc, nos pas comment il dépensera, mais comment il conservera cette abondance extraordinaire. Or, à force d'y réfléchir, il trouva un moyen. Ce moyen découvert lui fit croire qu'il était sage. J'ai réfléchi avec prudence, j'ai découvert avec sagesse, disait-il. Qu'a-t-il découvert dans sa sagesse? «Je renverserai mes greniers, dit-il, j'en ferai de plus grands, je les remplirai et je dirai à mon âme.» Que lui diras-tu? «Mon âme, tu as beaucoup de bien en réserve pour plusieurs années; repose-toi, mange, bois, fais grande chère.» Voilà ce que dit à son âme ce sage bien avisé.

6. «Dieu lui dit â son tour;» car Dieu ne dédaigne pas d'adresser la parole aux insensés eux-mêmes. Mais, dira peut-être quelqu'un d'entre vous, comment Dieu s'est-il entretenu avec cet insensé? O mes frères, à combien d'insensés ne parle-t-il pas quand on lit l'Evangile? Car écouter l'Evangile, quand on le lit, sans le pratiquer, n'est-ce pas être insensé? Que lui dit donc le Seigneur? Comme cet avare s'applaudissait encore de la mesure qu'il venait de découvrir: «Insensé,» lui dit le Sauveur; «Insensé,» qui te crois sage; «Insensé,» qui as dit à ton âme: «Tu as beaucoup de biens en réserve pour plusieurs années; aujourd'hui même on te redemande ton âme.» Tu lui as dit: «Tu possèdes beaucoup de bien;» et on te la redemande, et elle ne possède plus rien. Ah! qu'elle méprise cette sorte de biens et soit bonne en elle-même, afin qu'elle se présente avec sécurité lorsqu'on la redemandera. Et qu'y a-t-il de plus inique que de chercher à posséder beaucoup de biens sans vouloir être bon? Tu es indigne de rien avoir, toi qu'il ne veux pas être ce que tu cherches à posséder. Voudrais-tu que ton champ fût mauvais? Non sans doute, tu veux qu'il soit bon. Que ta femme fut mauvaise? Non, mais qu'elle soit bonne. Voudrais tu enfin d'une habitation mauvaise, d'une mauvaise chaussure? Pourquoi n'y a-t-il que ton âme que tu veuilles mauvaise?

À cet insensé occupé de vains projets et construisant des greniers sans faire attention aux besoins des pauvres, le Sauveur ne dit point: Ton âme aujourd'hui sera entraînée dans l'enfer; il ne dit pas cela, mais: «On te la redemande.» Je ne te fais pas connaître où elle ira; je te dis seulement que bon gré, malgré toi, elle quittera ces lieux où tu tiens pour elle tant de biens en réserve. Comment, ô insensé, as-tu songé à renouveler et à agrandir tes greniers? Ne savais-tu que faire de tes récoltes?

7. Cet avare peut-être n'était pas chrétien. Pour nous, mes frères, qui avons foi à l'Evangile qu'on nous lit; pour nous qui en adorons l'auteur et qui portons au front et dans le coeur son symbole sacré, écoutons ce qu'il dit. Il importe extrêmement de savoir si ce signe du Christ est gravé sur le front seulement, ou s'il l'est en même temps au front et dans le coeur. Vous avez entendu ce que nous lisions aujourd'hui dans le saint prophète Ezéchiel, comment le Seigneur, avant d'envoyer l'ange exterminateur, envoya d'abord un autre ange pour désigner ceux qui seraient épargnés. «Va, lui dit-il, et grave un signe sur le front de ceux qui gémissent et qui pleurent sur les péchés de mon peuple, sur les péchés qui se commettent au milieu d'eux.» Il n'est pas dit: qui se commettent en dehors, mais au milieu d'eux (1). Ils en gémissent toutefois et ils en pleurent: aussi sont-ils marqués au front, non pas au front du visage mais au front de la conscience. Ne voit-on pas en effet le front rougir quelquefois lorsque la conscience est émue? La honte et la crainte s'y peignent tour à tour. Il y a donc une espèce de front dans la conscience, et c'est là que furent marqués les élus pour échapper au glaive. Sans doute ils n'empêchaient point les péchés qui se commettaient au milieu d'eux, mais ils en gémissaient; cette douleur les séparait des pécheurs, les en séparait devant Dieu, quoiqu'aux yeux des hommes ils y fussent mêlés. Et cette invisible marque les préserve d'une mort visible. Vient ensuite l'Ange exterminateur, et Dieu lui dit en l'envoyant: «Va, porte la destruction, n'épargne ni petit ni grand, ni homme ni femme; mais n'approche point de ceux qui sont marqués au front (Ez 9,4-6).» Quelle assurance vous trouvez là, vous, mes frères, qui êtes au milieu de ce peuple, mais en gémissant et en déplorant, sans y prendre part, les, iniquités qui se commettent parmi vous!

1. Cette réflexion, comme plusieurs autres que l'on rencontre dans ce discours, et dans d'autres, est dirigée contre les Donatistes qui croyaient devoir se séparer des pécheurs.

8. Or, afin d'éviter ces iniquités, «Gardez vous de toute avarice.» Je vais assigner à ces mots: «Toute avarice,» un sens encore plus étendu. Le voluptueux est avare, quand une seule épouse ne lui suffit pas. L'idolâtre même est avare, avare au regard de la divinité, puisqu'il ne se contente pas du Dieu unique et véritable. Mais s'il faut être avare pour se faire plusieurs dieux, ne faut-il pas l'être aussi pour se faire de faux martyrs? «Gardez-vous de toute avarice.» Tu aimes ce qui est à toi et tu te vantes de ne chercher pas le bien d'autrui: vois combien tu fais mal en n'écoutant pas cet avertissement du Christ: «Gardez-vous de toute avarice.» Tu aimes ce qui est à toi et tu ne prends point le bien d'autrui: ce que tu possèdes est le fruit de ton travail, tu ne blesses pas la justice; tu as recueilli un héritage, une donation faite par quelqu'un que tu as su gagner; ou bien encore, tu as traversé les mers, tu t'es exposé à la mort, tu n'as trompé personne, tu n'as point prêté serment au mensonge, tu n'as acquis que ce qu'il a plu à Dieu; et parce que tes richesses n'ont pas une origine d'iniquité et que tu n'ambitionnes pas ce qui appartient à autrui, ta conscience ne te reproche pas la passion avec laquelle tu les conserves. Mais si tu es sourd à cette recommandation divine: «Gardez-vous de toute avarice,» écoutez à combien de crimes vont t'exposer les richesses.

Tu as obtenu, par exemple, une charge de juge. Tu ne te laisses pas corrompre puisque tu ne cherches pas le bien d'autrui, et pour te porter à condamner son adversaire, nul ne te fait de présent. Non, et qui pourrait t'y déterminer, puisque tu renonces complètement à ce qui ne t'appartient pas? Considère néanmoins à quelle iniquité t'expose ton attachement à ce que tu possèdes. Cet homme qui te demande une sentence injuste contre son adversaire, est peut-être un puissant du siècle qui peut te traduire lui-même et te faire perdre ta fortune. D'un côté tu songes à sa puissance, tu y réfléchis avec attention; et tu vois d'un autre côté ces biens que tu conserves, que tu aimes et auxquels tu t'es malheureusement lié, plutôt que d'en rester le maître. Tu songes donc à cette glu qui ne permet plus de se déployer aux ailes de la vertu et tu te dis en toi-même: Si je fâche cet homme, comme il est aujourd'hui puissant, il sèmera sur mon compte des accusations funestes, on me proscrira et je perdrai tout ce que je possède. - Ainsi tu porteras une sentence injuste, non pour t'approprier le bien d'autrui, mais pour conserver le tien.

9. Supposons maintenant un homme qui ait entendu et entendu avec crainte cet avertissement du Christ: «Gardez-vous de toute avarice.» Que cette homme ne me dise pas: Je suis pauvre, je suis un homme du peuple, du commun, confondu dans la foule; comment pourrais-je espérer de devenir juge? je n'ai pas à redouter la tentation dont vous venez d'exposer les dangers; car je vais faire connaître, à ce pauvre aussi, ce qu'il a à redouter. Le voici.

Un riche, un puissant du monde t'invite à déposer en sa faveur un faux témoignage. Que feras tu? Dis-le moi. Tu as une honnête épargne, c'est le fruit de ton travail et de tes économies. Mais ce puissant te presse: Fais pour moi, dit-il, ce faux témoignage, et je te donne tant, et tant encore. - Toi qui ne cherches pas ce qui est à d'autres: Dieu m'en garde, réponds-tu; je ne demande pas, je n'accepte pas ce qu'il n'a pas plu à Dieu de me donner; laisse-moi en paix. - Tu ne veux pas de ce que je t'offre? Je vais te dépouiller de ce que tu as. - C'est maintenant qu'il faut t'examiner, te sonder. Pourquoi me regarder? Regarde au dedans de toi, regarde, examine avec attention. Assieds-toi en face de toi-même, établis-toi en face de toi, étends-toi en quelque sorte sur le chevalet divin, sur les divins commandements, applique-toi, sans te flatter, la torture de la crainte, et réponds-toi. Oui, si on te menaçait ainsi, que ferais-tu? - Je t'enlève ce qui t'a demandé tant de travail, si tu ne fais pour moi un faux témoignage. - Ah! considère Celui qui a dit: «Gardez-vous de toute avarice.» O mon serviteur, te répondra-il, toi que j'ai racheté et affranchi, toi que j'ai fait mon frère, d'esclave que tu étais, et que j'ai placé comme un membre dans mon corps sacré, écoute-moi: Que cet homme te dépouille de ce que tu as gagné, Il ne pourra te dépouiller de moi. C'est pour éviter la mort que tu conserves ton bien. Ne t'ai-je pas dit: «Gardez-vous de toute avarice?»

10. Mais tu te troubles, tu t'agites; ton coeur est comme un navire battu par la tempête. Le Christ y est endormi; réveille-le et tu ne seras point victime de cet affreux danger. Réveille-le; il n'a rien voulu posséder ici bas et il s'est donné à toi tout entier; pour toi il est allé jusqu'au gibet, et pendant que tout nu il était suspendu à la croix, on l'insultait et on comptait ses os; ainsi garde-toi de toute avarice. - 462

C'est peu d'éviter l'attachement à l'argent, évite aussi l'attachement à la vie. Que cet attachement est à craindre, qu'il est redoutable! On rencontre parfois des hommes qui pour ne pas faire un faux témoignage méprisent ce qu'ils possèdent. - Tu n'en fais pas? leur dit-on; j'enlève ce que tu as. - Enlève-le; mais tu ne peux rien sur mon trésor intérieur. Non, cet ancien n'était pas pauvre, lorsque dépouillé de tout il disait: «Le Seigneur a donné, le Seigneur a ôté; comme il a plu au Seigneur, ainsi il a été fait; ainsi, que le nom du Seigneur soit béni; je suis sorti nu du sein de ma mère; je rentrerai nu dans la terre (Jb 21).» Extérieurement il était dépouillé; mais à l'intérieur quels riches vêtements! Il ne portait plus ces étoffes qui s'usent, et pourtant il n'était point sans vêtement. Quel était ce vêtement? «Que vos prêtres, est-il écrit, soient revêtus de justice (Ps 131,9).»

Si donc, témoin de ton mépris pour la fortune, on te disait: Je te mets à mort; réponds, si tu es fidèle au Christ: Tu me mettras à mort?

Eh bien, j'aime mieux que tu tues mon corps que de tuer mon âme par le mensonge. Que peux-tu contre moi? Tuer ma chair; mais l'âme en sortira pleine de liberté pour s'y réunir à la fin des siècles après l'avoir sacrifiée maintenant. Ainsi que peux-tu contre moi? Mais moi, en faisant pour toi un faux témoignage, je me tue par là même, et je me tue, non pas corporellement, car «la bouche menteuse donne la mort à l'âme (Sg 1,11).» - Peut-être, hélas! ne tiens-tu pas ce langage. Pourquoi ne le tiens-tu pas? C'est que tu veux vivre. Quoi! vivre plus que Dieu ne veut? Est-ce te garder de toute avarice? Dieu voulait que tu vécusses jusqu'au moment où ce tentateur s'est approché de toi. Il pourra te mettre à mort et faire de toi un martyr. N'aie pas la passion de vivre pour mourir éternellement.

Vous voyez donc que partout où nous recherchons plus qu'il n'est nécessaire, cette funeste avarice nous conduit au péché. Gardons-nous de toute avarice, si nous voulons jouir de l'éternelle sagesse.




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SERMON CVIII. RÉCOMPENSE ET MÉRITE (1).

1. Lc 12,35-36

ANALYSE. - Quoique toujours présent parmi nous, Jésus-Christ viendra récompenser les bons au dernier jour et pour leur accordes cette récompense, il demande qu'ils évitent le mal et fassent le bien. Que ne nous empressons-nous de mériter cette récompense, puisqu'ici tout nous échappe, puisqu'ici nous ne saurions trouver le bonheur? Peut-on dire qu'elle soit mise à des conditions trop difficiles?

1. Jésus-Christ Notre-Seigneur est venu parmi les hommes; il les a quittés ensuite pour revenir vers eux. Déjà il était ici quand il y est venu, et en s'en allant il ne nous a pas quittés, puisqu'avant de revenir vers nous il nous a dit «Voici, je suis avec vous jusqu'à la consommation du siècle (Mt 28,20).» C'est dont en qualité de serviteur, tel qu'il s'est fait pour nous, qu'il est né dans le temps, qu'il a été mis à mort, qu'il est ressuscité, qu'il ne meurt plus, et que la mort n'aura plus d'empire sur lui (Rm 6,9); et c'est comme Dieu, comme étant égal à son Père, qu'il était dans ce monde, que le monde a été fait par lui et que le monde ne l'a point connu (Jn 1,10).
Or à propos de ce dernier avènement, vous venez d'entendre comment il nous avertit, dans l'Évangile, d'être sur nos gardes, de nous tenir toujours prêts et disposés à nos derniers moments, afin qu'à ces derniers moments, redoutables au point de vue de ce siècle, succède un repos sans fin. Heureux quiconque y sera admis! Alors seront sans crainte ceux qui craignent maintenant, et ceux qui ne tremblent pas aujourd'hui trembleront alors. C'est dans cette vue dernière et dans cette espérance que nous sommes devenus chrétiens. Notre espoir en effet n'est-il pas en dehors de ce siècle? N'aimons pas ce siècle; de l'amour de ce siècle nous avons été appelés à aimer et à espérer un autre monde.

Nous devons ici nous abstenir de tout désir coupable, c'est-à-dire, nous ceindre les reins; être remplis d'ardeur et de lumière pour faire (463) le bien; en d'autres termes, tenir nos lampes allumées; car le Seigneur lui-même dit expressément dans une autre endroit de l'Évangile «Quand on allume un flambeau, on ne le met pas sous un boisseau, mais sur un chandelier, afin qu'il éclaire tous ceux qui sont dans la maison.» Et pour faire comprendre sa pensée, il ajoute: «Que votre lumière luise devant les hommes, de façon qu'ils voient vos bonnes oeuvres et qu'ils glorifient votre Père qui est dans les cieux (Mt 5,16).»

2. C'est dans ce sens qu'il nous commande d'avoir les reins ceints et les flambeaux allumés. Que signifient les reins ceints? «Évite le mal.» Que signifie luire, avoir des flambeaux allumés? Cela veut dire: «Et fais le bien.» Comment entendre aussi ce qu'ajoute le Sauveur: «Et soyez semblables à des hommes qui attendent que leur Maître revienne des noces?» N'est-ce pas le même sens que dans les paroles suivantes du même psaume: «Cherche la paix et poursuis-la?» Ces trois idées, s'abstenir du mal, faire le bien et espérer l'éternelle récompense, sont rappelées dans ce passage des Actes des Apôtres où il est écrit que Paul enseignait «la continence, la justice et l'espoir de l'éternelle vie (Ac 24,26).» La continence est dans ces mots: «Ayez les reins ceints;» la justice dans ceux-ci «Et les lampes allumées;» l'attente du Seigneur se confond avec l'espoir de la vie éternelle. Ainsi donc s'abstenir du mal, c'est pratiquer la continence et avoir les reins toujours ceints; faire le bien, c'est accomplir la justice et tenir ses lampes allumées; chercher la paix et la poursuivre, c'est attendre le siècle à venir, c'est être semblable aux hommes qui attendent que leur Maître revienne des noces.

3. Comment donc, après avoir reçu de tels avertissements et de telles promesses, cherchons nous encore sur la terre ces jours heureux que nous ne saurions y trouver? Car, je le sais, vous les cherchez, soit quand vous êtes malades, soit quand vous êtes sous le poids des afflictions qui sont si multipliées en ce monde. Quand l'âge est sur son déclin, ne voit-on pas le vieillard privé de toute jouissance et rempli de chagrins? Il est vrai, pourtant au milieu des souffrances qui accablent l'humanité, les hommes ne demandent que des jours heureux; ils cherchent constamment, sans pouvoir y parvenir, à allonger leur vie. Qu'est-ce en effet que la vie la plus longue, comparée à l'étendue des siècles? N'est-elle pas aussi petite qu'une goutte d'eau dans l'Océan? Ah! qu'est-ce donc que la vie, que la vie, vie même que l'on dit longue? On l'appelle longue, quoiqu'en face des siècles elle soit si courte, et, comme je l'ai déjà observé, elle est remplie de gémissements jusqu'à la suprême vieillesse. Dans son ensemble même, elle est donc très-peu de chose. Avec quelle ardeur, néanmoins, ne la recherche-t-on pas? A quelle activité, à quel labeur, à quels soins, à quelle vigilance, à quels travaux ne se dévoue-t-on pas pour vivre ici longtemps et parvenir à la vieillesse? Et pourtant qu'est-ce qu'une vie longue, sinon une longue course vers la mort? Tu étais hier et tu veux être demain; mais lorsque ce demain sera passé, un jour de moins encore. Quoi! tu appelles le lever de l'aurore pour approcher du terme où tu ne veux pas aboutir? Tu donnes une fête à tes amis, tu les entends alors te souhaiter une longue vie et tu souhaites l'accomplissement de leurs voeux. Ainsi tu veux que les années succèdent aux années, et tu ne veux pas que la dernière arrive? Voilà des désirs contradictoires, c'est vouloir marcher sans vouloir arriver.

4. Mais, comme je l'ai dit encore, si l'on est si empressé de se consacrer chaque jour à de rudes et continuels travaux pour mourir un peu plus tard, avec quelle sollicitude ne devrait-on pas travailler à ne mourir jamais? Personne toutefois n'y veut songer. On cherche ici, sans relâche, des jours heureux qu'on n'y trouve pas; et l'on ne veut pas vivre de façon à parvenir au lieu où on les trouve!

L'Écriture a donc raison de s'écrier: «Quel est l'homme qui veut vivre et qui aime à avoir des jours heureux?» Elle sait en adressant cette question, ce qui y sera répondu; elle sait que tous les hommes cherchent à vivre et à vivre heureux. Elle leur demande donc ce qu'ils désirent, elle entend en quelque sorte tous les coeurs lui répondre: C'est moi; et c'est dans ce dessein qu'elle s'écrie: «Quel est l'homme qui veut vivre et qui aime à avoir des jours heureux?» C'est ainsi que dans ce moment même où je vous parle, où vous m'entendez répéter: «Quel est l'homme qui veut vivre et qui aime à voir des jours heureux?» vous me répondez tous dans votre coeur: C'est moi. Moi qui vous parle, j'aime aussi la vie et des jours heureux; ce que vous cherchez, je le cherche comme vous.

5. Si nous avions tous besoin d'or, si je (464) voulais en trouver avec vous; s'il y en avait dans l'une de vos terres, dans un lieu qui vous appartint; si je vous y voyais fouiller et que je vous demandasse: Que cherchez-vous? Vous me répondriez: De l'or. Je vous dirais de mon côté Vous cherchez de l'or; j'en cherche comme vous; mais vous ne cherchez pas où nous en pourrons trouver. Apprenez donc de moi où il s'en rencontre. Je ne veux pas vous le ravir, mais vous montrer l'endroit où il est; ou plutôt, suivons tous Celui qui sait où se trouve ce que nous cherchons. Ainsi en est-il aujourd'hui: Vous êtes désireux de vivre et d'avoir des jours heureux; nous ne pouvons vous détourner de ce désir, mais nous vous disons: Ne cherchez pas dans ce monde cette vie ni ces jours heureux, car les jours n'y être sauraient heureux et la vie même n'y ressemble-t-elle pas à la mort? Ces jours passent en courant; aujourd'hui fait disparaître hier, et demain ne paraîtra que pour faire disparaître aujourd'hui; ils ne s'arrêtent pas, et conduit par eux tu voudrais t'arrêter? Ah! je suis loin de comprimer, j'enflamme plutôt en vous le désir de la vie et des jours heureux. Oui, cherchez la vie et des jours heureux; mais cherchez-les où ils se trouvent.

6. Voulez-vous prendre avec moi conseil de Celui qui sait où se rencontrent et cette vie en ces jours heureux? Écoutez, non, pas moi, mais lui avec moi. Il nous est dit par quelqu'un: «Venez mes enfants, écoutez-moi.» Courons et arrêtons-nous, prêtons l'oreille et comprenons le langage du Père qui nous dit: «Venez, mes enfants, écoutez-moi. Je vous enseignerai la crainte du Seigneur,» ajoute-t-il. Voilà donc ce qu'il veut nous apprendre. - Mais à quoi sert cette crainte? Le voici dans les paroles qui suivent: «Quel est l'homme qui veut vivre et qui aime à avoir des jours heureux?» Nous répondons tous: C'est nous. Écoutons alors ce qui vient ensuite: «Préserve ta langue du mal, et tes lèvres de toute parole artificieuse.» Ici encore réponds: Je le veux. Quand je disais tout à l'heure: «Quel est l'homme qui veut vivre et qui aime à voir des jours heureux?» nous répondions tous: C'est moi. Qu'ici donc on me réponde aussi: C'est moi. A ces mots: «Préserve ta langue du mal, et tes lèvres, de toute parole artificieuse,» réponds donc également: Je le veux. Quoi! tu veux la vie et des jours heureux, et tu refuses de préserver ta langue du mal et tes lèvres des paroles frauduleuses? Vif pour la récompense, tu es si lent pour le travail! Qui donc, sans travailler, obtient une récompense? Plut à Dieu que chez toi l'ouvrier fut toujours récompensé 1 Je sais que tu ne donnes rien à qui ne travaille pas. Pourquoi? Parce que tu ne lui dois rien, Dieu aussi nous offre une récompense. Laquelle? «La vie et les jours heureux» après lesquels nous soupirons tous et que tous nous essayons de nous procurer. Après l'avoir promise, il accordera aussi cette récompense, la récompense de la vie et des jours heureux. Et en quoi consistent ces jours heureux? Dans une vie sans fin, dans un repos sans fatigue.

7. La récompense est grande; à quelles conditions la met-il? Voyons-le, et pleins d'ardeur pour de telles promesses, préparons, pour lui obéir, toutes nos forces, et nos mains et nos bras. Va-t-il nous commander de porter des fardeaux énormes, de creuser la terre ou de dresser quelque puissante machine? Il n'ordonne rien de si laborieux; il te commande seulement de dompter le plus agile de tes membres: «Préserve, dit-il, ta langue du mal.» Il n'en coûte pas de bâtir une demeure, et il en coûte de retenir sa langue! «Préserve ta langue du mal;» évite le mensonge, évite les accusations, évite les calomnies, évite les faux témoignages, évite les blasphèmes: «Préserve ta langue du mal.» Considère comment tu te fâches quand on parle mal de toi. Eh bien! comme tu te fâches contre qui parle mal de toi, fâche-toi contre toi-même quand tu parles mal d'autrui. «Préserve tes lèvres de toute parole artificieuse.» Exprime simplement ce que tu as dans le coeur; qu'il n'y ait pas dans l'esprit autre chose que ce qui est sur la langue. «Evite le mal et pratique le bien.» Eh! comment dire à quelqu'un: Donne des vêtements à ce pauvre qui en manque, s'il cherche à dépouiller celui qui en a? Comment recueillir un étranger, quand on tourmente un concitoyen? L'ordre donc le demande: «Evite le mal, puis fais le bien;» ceins-toi les reins d'abord, puis allume ta lampe. Tu pourras alors attendre tranquillement «la vie et les jours heureux. Cherche «la paix et la poursuis (Ps 33,12-15);» et tu diras avec confiance au Seigneur: J'ai fait ce que vous m'avez commandé, accomplissez ce que vous m'avez promis.





Augustin, Sermons 106