Augustin, Sermons 203

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SERMON CCIII. POUR L'ÉPIPHANIE. V. L'HUMILITÉ.

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ANALYSE. - C'est à pareil jour que les Gentils ont commencé à devenir chrétiens. Si les Juifs ont eu le privilège d'avoir été appelés les premiers à cette grâce, les Gentils semblent, d'après l'Ecriture, y avoir apporté une humilité plus profonde, et la douze jours qui se sont écoulés entre la naissance du Sauveur et l'adoration des Mages, paraissent désigner que les Gentils devaient se convertir dans le monde entier.

1. Le mot Epiphanie, qui vient du grec, peut se traduire par manifestation. C'est donc pour s'être aujourd'hui manifesté aux Gentils que le Rédempteur de tous les Gentils a établi cette fête pour la Gentilité tout entière; et après avoir, il y a quelques jours, célébré sa naissance, nous célébrons aujourd'hui sa manifestation. Né il y à treize jours, Jésus-Christ Notre-Seigneur à été aujourd'hui même, dit la tradition, adoré par les Mages. L'adoration a eu lieu, nous en avons pour garant la vérité évangélique; quel jour a-t-elle eu lieu? Une fête aussi solennelle le proclame partout avec autorité. Puisque les Mages ont connu, les premiers d'entre les Gentils, Jésus-Christ Notre-Seigneur; puisque, sans avoir encore entendu sa parole, ils ont suivi l'étoile qui leur a apparu (1), et dont l'éloquence céleste et visible leur a tenu lieu de la parole du Verbe encore enfant; ne semblait-il pas, n'était-il pas véritablement juste que les Gentils vissent avec reconnaissance le jour où fut accordée la grâce du salut aux premiers d'entre eux, et qu'ils le consacrassent à Notre-Seigneur Jésus-Christ pour le remercier et le servir solennellement? Les premiers d'entre les Juifs qui furent appelés à la foi et à la connaissance du Christ, sont ces pasteurs qui le jour même de sa naissance vinrent de près le contempler. Ils y furent invités par les Anges, comme les Mages par une étoile. Il leur fut dit: «Gloire à Dieu au plus haut des cieux (2)»; et pour les Mages s'accomplit cet oracle: «Les cieux racontent la gloire de Dieu (3)». Les uns et les autres, toutefois, furent comme les premières pierres de ces deux murs de direction différente, la

1. Mt 2,1-12 - 2. Lc 2,14 - 3. Ps 18,2

circoncision et l'incirconcision; ils coururent se réunir à la pierre angulaire, afin d'y trouver la paix et de se confondre dans l'unité (1).

Cependant les premiers louèrent Dieu de ce qu'ils avaient vu le Christ, et non contents d'avoir vu le Christ les seconds l'adorèrent, Les uns furent appelés les premiers à la grâce, les autres montrèrent une humilité plus pro. fonde. Ne dirait-on pas que moins coupables les bergers ressentaient une joie plus vive du salut qui leur venait du ciel, tandis que plus chargés de crimes les Mages imploraient plus humblement le pardon? Aussi les divines Ecritures montrent-elles dans les Gentils plus d'humilité que dans les Juifs. N'était-il pas gentil ce centurion qui après avoir fait au Seigneur un accueil si cordial, se proclama indigne de le recevoir dans sa demeure, ne voulut pas qu'il y vînt voir son serviteur malade, mais seulement qu'il décrétât sa guérison (2), le retenant ainsi dans son coeur, quand pour l'honorer davantage il l'éloignait de sa demeure? Aussi le Seigneur s'écria-t-il: «Je n'ai pas découvert une telle foi en Israël». N'était-elle pas une gentille aussi, cette Chananéenne qui après avoir entendu le Seigneur la traiter de chienne, et déclarer qu'elle n'était pas digne qu'on lui jetât le pain des enfants, ne laissa pas de demander les miettes qu'on ne refuse pas à une chienne, méritant ainsi de n'être plus ce qu'elle ne nia point avoir été? Elle aussi entendit le Seigneur s'écrier «O femme, que ta foi est grande (3)» Oui, parce qu'elle s'était rapetissée elle-même, l'humilité avait agrandi sa foi.

1. Ep 2,11-22 - 2. Mt 8,5-10 - 3. Mt 15,21-28

3. Ainsi donc les bergers viennent de près voir le Christ, et les Mages viennent de loin l'adorer. Cette humilité a mérité au sauvageon d'être greffé sur l'olivier franc et, contre sa nature, de produire des olives véritables (1); la grâce changeant ainsi la nature. Le monde entier était couvert de ces sauvageons amers; et une fois greffé par la grâce le monde entier s'est adouci et éclairé. Des extrémités de la terre accourent des hommes qui disent avec Jérémie: «Il n'est que trop vrai, nos pères ont adoré le mensonge (2)». Et ils viennent, non pas d'un côté seulement, mais comme l'enseigne l'Evangile de saint Luc «de l'Orient cet de l'Occident, du Nord et du Midi», pour prendre place avec Abraham, Isaac et Jacob, au festin du royaume des cieux (3).

Ainsi c'est des quatre points cardinaux que à grâce de la Trinité appelle à la foi l'univers entier. Or ce nombre quatre multiplié par unis, est le nombre sacré des douze Apôtres, lesquels paraissaient figurer ainsi que le salut serait accordé aux quatre parties du monde

1. Rm 11,17 - 2. Jr 16,19 - 3. Lc 13,29

par la grâce de l'auguste Trinité. Ce nombre était marqué aussi par cette nappe immense que saint Pierre aperçut remplie de toutes sortes d'animaux (1), représentant tous les Gentils. Suspendue aux quatre coins elle fut à trois reprises descendue du ciel puis remontée: trois fois quatre font douze. Ne serait-ce pas pour ce motif que durant les douze jours qui suivirent la naissance du Seigneur, les Mages, les prémices de la Gentilité, furent en marche pour aller voir et adorer le Christ, et méritèrent d'être sauvés eux-mêmes ainsi que d'être le type du salut de tous les Gentils?

Ah! célébrons donc ce jour encore avec la plus ardente dévotion; si nos pères dans la foi ont adoré le Seigneur Jésus couché dans un humble réduit, nous aussi adorons-le maintenant qu'il habite au ciel. Car cette gloire que les Mages saluaient dans l'avenir, nous la voyons dans le présent. Les prémices des Gentils adoraient l'Enfant attaché au sein de sa Mère; les Gentils adorent aujourd'hui le Triomphateur siégeant à la droite de Dieu son Père.

1. Ac 10,11




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SERMON CCIV. POUR L'ÉPIPHANIE. VI. LA PIERRE ANGULAIRE.

ANALYSE. - Déjà le jour même de Noël les Juifs s'étaient attachés au Sauveur; c'est aujourd'hui le tour des Gentils, représentés par les Mages. Ainsi s'accomplit la prophétie qui montre Jésus-Christ comme la pierre angulaire où viennent s'unir les Juifs et les Gentils. S'il est dit que les Juifs ont rejeté cette pierre, c'est qu'il y avait au sein de ce peuple deux partis figurés par le patriarche Jacob, que l'Ecriture nous représente comme étant à la fois boîteux et comblé des bénédictions divines.

1. Nous célébrions, il y a quelques jours, la naissance du Seigneur; nous célébrons aujourd'hui son Epiphanie, expression d'étymologie grecque qui signifie manifestation, et qui rappelle ces mots de l'Apôtre: «Il est grand sans aucun doute le mystère de piété qui s'est manifesté dans la chair (1)». Il y a donc deux jours où le Christ s'est manifesté.

1. 1Tm 3,16

Dans l'un il a quitté, comme homme, le sein de sa Mère, lui qui est éternellement, comme Dieu, dans le sein de son Père. C'est à la chair qu'il s'est montré alors, puisque la chair ne pouvait le voir dans sa nature spirituelle. Au jour donc de sa naissance il a été contemplé par, des bergers de la Judée; et aujourd'hui, le jour de son Epiphanie ou de sa manifestation, il a été adoré par des Mages de la Gentilité. Aux uns il fut annoncé par des anges, aux (190) autres par une étoile; et comme les anges habitent le ciel et que les astres en sont l'ornement, on peut dire qu'aux bergers et aux Mages les cieux ont raconté la gloire de Dieu.

2. C'est que pour les uns et les autres venait d'apparaître la pierre angulaire, «afin de fonder sur elle, comme s'exprime l'Apôtre, les deux peuples dans l'unité de l'homme nouveau, d'établir la paix, de les changer tous deux en les réconciliant avec Dieu par le mérite de la croix, pour en former un seul corps».. Qu'est-ce en effet qu'un angle, sinon ce qui sert à lier deux murs qui viennent de directions différentes et qui se donnent là comme le baiser de paix? La circoncision et l'incirconcision; en d'autres termes, les Juifs et les Gentils étaient ennemis entre eux, à cause de la diversité, de l'opposition même qu'établissaient, d'une part le culte du seul vrai Dieu, et d'autre part le culte d'une multitude de faux dieux. Ainsi les uns étaient rapprochés, les autres éloignés de lui; mais il a attiré à lui les uns comme les autres «en les réconciliant avec Dieu pour former un seul corps, détruisant en lui-même leurs inimitiés, comme ajoute immédiatement l'Apôtre. Il a aussi, en venant, annoncé la paix et à vous qui étiez éloignés, et à ceux qui étaient près de lui; car c'est par lui que nous avons accès les uns et les autres auprès du Père dans un même Esprit (1)».

N'est-ce pas mettre en quelque sorte sous nos yeux ces deux murs qui partent de points opposés et ennemis; puis cette pierre angulaire, Jésus Notre-Seigneur, auquel se rattachent les deux ennemis et en qui ils font la paix? Je veux parler ici des Juifs et des Gentils qui ont cru en lui et à qui il semble qu'on ait dit: Et vous qui êtes près, et vous qui êtes loin, «approchez de lui, et soyez éclairés, et vous n'aurez point la face couverte de confusion». Il est écrit d'ailleurs: «Voici que je pose en Sion une pierre angulaire, choisie, précieuse; et quiconque aura foi en elle ne sera point confondu (3)». Les coeurs dociles et soumis sont venus des deux côtés, ils ont fait la paix et mis fin à leurs inimitiés; les bergers et les Mages ont été comme les prémices de ce mouvement. C'est en eux que le boeuf a commencé à connaître son maître et l'âne l'étable de son Seigneur (4). Celui de ces

1. Ep 11,11-22 - 2. Ps 33,6 - 3. 1P 2,6 - 4. Is 1,3

deux animaux. qui a des cornes représente les Juifs, à cause des deux branches de la croix qu'ils ont préparée au Sauveur; et celui qui a de longues oreilles rappelle les Gentils desquels une prophétie disait: «Le peuple que je ne connaissais point m'a obéi, il m'a prêté une oreille docile (1)». Quant au Maitre du boeuf et de l'âne, il était couché dans la crèche et semblait servir aux deux animaux une même nourriture. C'était donc la paix et pour ceux qui étaient loin et pour ceux qui étaient près. Aussi les bergers d'Israël, qui étaient tout près, se présentèrent au Christ le jour même de sa naissance, ils le virent et tressaillirent de bonheur ce jour-là. Plus éloignés, les Mages de la Gentilité n'arrivèrent à lui qu'aujourd'hui, plusieurs jours après sa naissance; aujourd'hui seulement ils le virent et l'adorèrent. Ne devions-nous donc pas, nous qui sommes l'Eglise recrutée parmi les Gentils, célébrer solennellement ce jour où la Christ s'est manifesté aux prémices de la Gentilité, comme nous célébrons solennellement aussi cet autre jour où il est né parmi les Juifs, et consacrer par une double fête la mémoire de si imposants mystères?

3. Quand on se rappelle ces deux murailles de la Judée et de la Gentilité qui viennent s'unir à la pierre angulaire pour y conserver l'unité d'esprit dans le lien de la paix (2), on ne doit pas s'étonner de voir le grand nombre des Juifs réprouvés. Parmi eux étaient des architectes, c'est-à-dire des hommes qui prétendaient être docteurs de la loi; mais, comme s'exprime l'Apôtre, «ils ne comprenaient ni ce qu'ils disaient, ni ce qu'ils affirmaient (3)», Cet aveuglement d'esprit leur fit rejeter la pierre placée au sommet de l'angle (4); cette pierre, néanmoins, ne serait pas la pierre angulaire si par le ciment de la grâce elle n'unissait dans la paix les deux peuples d'abord opposés. Ne voyez donc point dans la muraille formée par Israël les persécuteurs et les assassins du Christ, ces hommes qui ont renversé la foi sous prétexte d'affermir la loi, qui ont rejeté la pierre angulaire et attiré la ruine de leur infortunée patrie. Ne pensez pas à ces Juifs répandus en si grand nombre dans tout pays pour rendre témoignage aux saints livres qu'ils portent partout sans les comprendre. Ils sont pour ainsi dire la jambe boiteuse de

1. Ps 17,45 - 2. Ep 4,3 - 3. 1Tm 1,7 - 4. Ps 117,22

Jacob; car ce patriarche eut la jambe blessée et comme paralysée (1), pour figurer d'avance la multitude de ses descendants qui s'écarteraient de ses voies. Voyez au contraire, dans la sainte muraille formée par leur nation pour s'unir à la pierre angulaire, ceux qui représentent la personne génie de Jacob; car Jacob était à la fois boiteux et béni; boiteux pour désigner les réprouvés, béni pour figurer les saints. Voyez donc dans cette sainte muraille la foule qui précédait et qui suivait l'âne monté par le Sauveur, en s'écriant: «Béni Celui qui vient au nom du Seigneur (2)». Pensez aux disciples choisis parmi ce peuple et devenus les Apôtres. Pensez à Étienne, dont le nom grec signifie couronne et qui reçut le premier, après la Résurrection, la couronne du martyre. Pensez à tant de milliers d'hommes

1. Gn 32,25 - 2. Mt 21,9

qui sortirent des rangs des persécuteurs, après la descente du Saint-Esprit, pour devenir des croyants. Pensez à ces églises dont l'Apôtre parle ainsi: «J'étais inconnu de visage aux églises de Judée attachées au Christ. Seulement elles avaient ouï dire: Celui qui autrefois nous persécutait annonce maintenant la foi qu'il s'efforçait alors de détruire; et elles glorifiaient Dieu à mon sujet (1)».

Telle est l'idée qu'il faut se former de la muraille d'Israël pour la rapprocher de cette muraille de la Gentilité qui se voit partout; on comprendra ainsi que ce n'est pas sans raison que les Prophètes ont représenté d'avance Notre-Seigneur comme la pierre angulaire. de l'étable où elle fut posée d'abord, cette pierre s'est élevée jusqu'au haut des cieux.

1. Ga 1,22-24




205

SERMON CCV. POUR LE CARÊME. I. LE CRUCIFIEMENT CHRÉTIEN.

ANALYSE. - Le chrétien doit en tout temps crucifier ses vices et ses convoitises, être attaché à la croix avec Jésus-Christ pour ne tomber pas dans la boue; mais c'est surtout en carême qu'il doit se crucifier de la sorte. Bonnes oeuvres spéciales et détaillées auxquelles saint Augustin demande qu'on se livre. Indications intéressantes pour la discipline et les moeurs de l'antichrétienne.

1. Voici, aujourd'hui même, le retour solennel des observances quadragésimales, et aujourd'hui encore nous devons, comme chaque année, vous adresser la parole. Nourris ainsi par notre ministère d'un aliment spirituel et divin pendant que vous pratiquerez le jeûne corporel, votre coeur pourra livrer le corps à la mortification extérieure et en supporter le travail avec plus d'énergie.

La piété même ne demande-t-elle pas de nous qu'à la veille de célébrer la Passion et le crucifiement de Notre-Seigneur, nous nous fassions à nous-mêmes une croix pour y attacher les passions charnelles? «Ceux qui appartiennent à Jésus-Christ, dit l'Apôtre, ont crucifié leur chair avec ses passions et ses convoitises (1)». Il est vrai que durant tout le cours de cette vie, harcelée par des tentations continuelles, le chrétien doit être constamment attaché à la croix; jamais il n'y a de moment pour arracher les clous dont il est dit dans un psaume: «Que votre crainte enfonce ses clous dans mes chairs (2)». Les chairs sont ici les convoitises charnelles; les clous désignent les préceptes de justice que fait pénétrer en nous la crainte de Dieu, en nous attachant à la croix

1. Ga 5,24 - 2. Ps 118,120

192

comme une hostie agréable au Seigneur. Aussi le même Apôtre disait-il encore: «Je vous conjure donc, mes frères, par la miséricorde de Dieu, d'offrir vos corps en hostie vivante, sainte, agréable à Dieu (1)». Telle est la croix dont le serviteur de Dieu se glorifie, au lieu d'en rougir. «Loin de moi, s'écrie-t-il, de me glorifier, sinon de la croix de Notre-Seigneur Jésus-Christ, par qui le monde est crucifié pour moi, comme je le suis pour le monde (2)». A cette croix dont nous devons rester attachés, non l'espace de quarante jours, mais toute notre vie: car ce nombre mystérieux de quarante jours la désigne dans toute son étendue; soit parce qu'avant de vivre l'homme est quarante jours, selon l'opinion de plusieurs, à s'organiser dans le sein maternel; soit parce que les quatre Evangiles sont en accord parfait avec les dix préceptes de la loi, et que l'union de ces deux nombres dans le nombre quarante montre que nous avons besoin, durant le cours de cette vie, de l'un et de l'autre Testament; soit enfin pour d'autres raisons meilleures que saura découvrir un esprit plus pénétrant et plus clairvoyant. Aussi Moïse, Elie et le Seigneur lui-même ont jeûné quarante jours. C'était pour nous faire entendre que le but poursuivi par Moïse, par Elie et par Jésus-Christ, c'est-à-dire par la Loi, par les Prophètes et par l'Evangile, est de nous éloigner de l'imitation et de l'amour du siècle, de nous porter à crucifier en nous le vieil homme, sans nous laisser aller aux excès de table et à l'ivrognerie, aux dissolutions et aux impudicités, à l'esprit de contention et à l'envie; de nous déterminer à nous revêtir du Seigneur Jésus-Christ, sans chercher à contenter la chair dans ses convoitises (3).

C'est ainsi qu'il te faut vivre toujours, chrétien; si tu ne veux point te laisser prendre les pieds dans la boue dont la terre est couverte, garde-toi de descendre de la croix; et si tu dois y rester pendant toute ta vie, à combien plus forte raison durant ce temps de Carême, lequel est non-seulement une partie de la vie, mais le symbole de la vie.

2. En tout autre temps ne laissez appesantir vos coeurs ni par la crapule ni par l'ivresse; mais dans celui-ci pratiquez encore le jeûne. En tout autre temps évitez l'adultère, la fornication et tous les plaisirs défendus; dans celui-ci

1. Rm 12,1 - 2. Ga 6,14 - 3. Rm 13,13-14 - 4. Lc 21,34

ci, abstenez-vous même de vos épouses. Ce que vous vous retranchez par le jeûne, ajoutez-le à vos bonnes oeuvres ordinaires en en faisant des aumônes. Employez à la prière le temps que vous passez à rendre. le devoir conjugal. Au lieu de s'efféminer dans des affections charnelles, que le corps se prosterne pour s'appliquer aux supplications qui purifient. Qu'on étende pour prier les mains qui se croisaient pour embrasser.

Quant à vous qui jeûnez dans les autres temps, maintenant jeûnez encore plus. Vous qui d'ordinaire crucifiez vos corps par une continence perpétuelle, appliquez-vous en ce moment à implorer votre Dieu plus fréquemment et avec plus de ferveur. Vivez tous avec un plein accord, soyez tous fidèles l'un à l'autre, embrasés durant ce pèlerinage du saint désir de la patrie et brûlants d'amour. Que l'un n'envie pas à l'autre, ni ne tourne en dérision les faveurs divines qu'il ne possède pas lui-même. En fait de dons spirituels regarde comme à toi ce que tu aimes dans ton frère, et qu'à son tour il regarde comme sien ce qu'il aime en toi. Que sous prétexte d'abstinence on se garde de changer ses plaisirs plutôt que d'y renoncer, en se procurant soit des aliments recherchés, en place de la chair dont on s'abstient, soit des boissons rares, au lieu du vin dont on se prive: ne serait-ce pas favoriser la volupté quand il s'agit de dompter la chair? Sans doute, pour ceux qui sont purs tous les aliments le sont; mais il n'est personne pour qui la sensualité le soit.

3. Surtout, mes frères, abstenez-vous des querelles et des discordes. Souvenez-vous de ces vifs reproches adressés par un prophète; «On vous voit, quand vous jeûnez, suivre vos penchants, frapper et meurtrir de coups ceux qui portent votre joug; on vous entend crier sans cesse (1)». Après d'autres reproches de même nature, il ajoute: «Tel n'est pas le jeûne qui me plait, dit le Seigneur». Voulez-vous crier? Poussez souvent le cri dont il est dit: «J'ai crié vers le Seigneur (2)». Car ce cri ne ressent pas l'amertume, mais la charité; ce n'est pas le cri de la bouche, mais le cri du coeur; ce n'est pas un cri semblable à cet autre: «J'attendais qu'il accomplit la justice, et il a fait l'iniquité; au lieu d'être juste il a crié (3)».

1. Is 58,3-5 - 2. Ps 141,2 - 3. Is 5,7

193

«Pardonnez, et on vous pardonnera; donnez et on vous donnera (1)». Telles sont les deux des ailes sur lesquelles la prière s'élève jusqu'à Dieu: pardonner à qui nous offense, et donner à qui est dans le besoin.

1. Lc 6,3




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SERMON CCVI. POUR LE CARÊME. II. LA PRIÈRE, L'AUMÔNE, LE JEUNE.

ANALYSE. - Le chrétien doit en tout temps s'appliquer à la prière, à l'aumône et au jeûne; il le doit surtout en Carême. Que dans ces jours si rapprochés des humiliations du Sauveur il ne craigne donc pas de s'humilier plus profondément devant lieu. Qu'il pratique plus parfaitement la charité, soit en donnant, soit en pardonnant. Enfin qu'il ait grand soin d'accompagner son jeûne de la pratique de toutes les vertus, et plus sûrement ses prières seront exaucées.

1. Voici le retour annuel du temps de Carême; nous vous y devons une exhortation spéciale, comme à votre tour vous devez à Dieu des oeuvres en harmonie avec l'époque, quoique ces oeuvres ne puissent être d'aucune utilité au Seigneur, mais à vous seulement. En tout autre temps, il est vrai, le chrétien doit être plein d'ardeur pour la prière, le jeûne et l'aumône; mais cette grande époque du Carême doit réveiller la ferveur de ceux mêmes qui la laissent s'éteindre aux autres moments, et la ranimer encore dans ceux qu'elle porte constamment à ces oeuvres chrétiennes.

Toute cette vie doit être pour nous un temps d'humiliation; aussi est-elle figurée par cette époque solennelle où chaque année le Christ semble renouveler pour nous les souffrances qu'il a réellement endurées. Ce qu'il a fait une fois dans l'espace de tous les siècles, pour renouveler notre vie, est célébré chaque année pour en perpétuer la mémoire. Si donc, durant tout ce pèlerinage que nous traversons au milieu des épreuves, nous devons être sincèrement, affectueusement et pieusement humbles de coeur, à combien plus forte raison durant ces quelques jours qui sont tout à la fois une portion et un emblème mystérieux du temps que nous devons passer dans l'humilité! En se laissant mettre à mort par les impies, l'humilité du Christ nous a appris à être humbles; et en devançant, par sa Résurrection, la résurrection des fidèles pieux, il nous élève jusqu'à lui. «Si nous tommes morts avec lui, dit son Apôtre, nous vivrons aussi avec lui; si nous souffrons avec lui, avec lui nous régnerons (1)». De ces deux parts de notre existence nous consacrons pieusement à l'une, comme nous le devons, le temps présent, quand nous approchons en quelque sorte de sa Passion; et à l'autre, le temps, qui suit Pâques, quand il est en quelque sorte ressuscité. Alors en effet, quand sont écoulés les jours de nos humiliations actuelles, si nous ne pouvons voir encore réellement l'heureuse époque de notre triomphe; nous aimons à nous la représenter et à la méditer d'avance. Maintenant donc que nos gémissements soient plus profonds dans la prière, et nos joies seront alors plus abondantes dans l'action de grâces.

2. Mais pour donner à nos prières un essor plus facile et les faire arriver jusqu'à Dieu, attachons-y les ailes de la piété, l'aumône et le jeûne. Comme un chrétien comprend vivement l'obligation de ne pas usurper le bien d'autrui, quand il sent que c'est une espèce de larcin de rie pas donner son superflu à celui qui est dans le besoin!

«Donnez et on vous donnera, dit le Seigneur; remettez aussi et on vous remettra (2)».

1. 2Tm 2,11-12 - 2. Lc 6,37-38

194

Livrons-nous avec bonté et avec ferveur à ces deux espèces d'aumônes, qui consistent à distribuer et à pardonner; puisque nous demandons à Dieu de nous faire du bien et de ne pas nous faire le mal que nous méritons. «Donnez, dit-il, et on vous donnera». Est-il rien de plus convenable, rien de plus juste que de se priver soi-même, en ne recevant pas, lorsqu'on refuse de donner à autrui? De quel front un laboureur demanderait-il des moissons aux terres qu'il sait n'avoir pas ensemencées? De quel front aussi tendrait-on la main au Dieu des richesses, quand on a fermé l'oreille à la prière du pauvre? Sans avoir jamais faim, Dieu ne veut-il pas qu'on le nourrisse dans la personne de l'indigent? Ah! ne dédaignons point dans le pauvre les besoins de notre Dieu, afin que nos besoins soient un jour satisfaits par ce riche. Si nous rencontrons des indigents, nous sommes indigents nous-mêmes donnons donc pour recevoir. Eh! de quelle valeur est ce que nous donnons? Pour si peu néanmoins, pour ces biens visibles, passagers et terrestres, qu'ambitionnons-nous? «Ce que «l'oeil n'a point vu, ce que l'oreille n'a point entendu, ce qui ne s'est point élevé dans le coeur de l'homme (1)». Sans les divines promesses, n'y aurait-il pas impudeur à donner si peu pour recevoir autant? Que penser donc de qui refuse même de donner si peu, quand nous ne tenons ce peu que de la générosité de Celui qui nous excite à le donner? Et comment oser espérer encore les deux sortes de biens, quand on en dédaigne l'Auteur en ne se soumettant point à l'usage auquel il ordonne de consacrer les moindres?

«Remettez, et on vous remettra»: c'est-à-dire, pardonnez et on vous pardonnera; que

1. 1Co 2,9

le serviteur se réconcilie avec son compagnon, pour n'être pas châtié par son Maître. Pour faire cette espèce d'aumône, nul n'est pauvre; et on peut la faire, pour obtenir de vivre éternellement, lors même qu'on n'aurait pas de quoi vivre un moment. Ici on donne avec rien et on s'enrichit en donnant, puisqu'on ne s'appauvrit qu'en ne donnant pas. Si donc il est des inimitiés qui durent encore, qu'on les éteigne, qu'on y mette fin. Qu'on les tue, pour qu'elles ne tuent pas; qu'on les relâche, pour qu'elles n'enchaînent pas; qu'elles soient mises à mort par le Rédempteur, pour qu'elles ne mettent pas à mort l'âme qui les ferait vivre.

3. Que votre jeûne ne ressemble pas à celui que condamne un prophète quand il dit: «Tel n'est pas le jeûne que je demande, s'écrie le Seigneur (1)». Il ne veut pas du jeûne des querelleurs, mais de celui des hommes doux. Il condamne les oppresseurs; il veut qu'on ait le coeur large. Il condamne les semeurs d'inimitiés; il aime ceux qui affranchissent les esclaves. Aussi bien le motif pour lequel durant ces jours de salut vous détournez vos désirs de ce qui est même permis, c'est pour ne pas vous laisser aller à ce qui ne l'est pas. Que jamais donc ne se gorge de vin ni d'impureté, celui qui maintenant s'abstient da mariage.

Appuyée ainsi sur l'humilité et la charité, sur le jeûne et sur l'aumône, sur l'abstinence et le pardon, sur le soin de faire le bien sans rendre le mal, d'éviter le mal et de faire du bien, notre prière cherche la paix et y parvient (2); son vol est soutenu sur les ailes de ces vertus, et il la porte plus facilement au ciel, où nous a précédés Jésus-Christ notre paix.

1. Is 58,5 - 2. Ps 33,15




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SERMON CCVII. POUR LE CAREME. III. L'AUMÔNE, LE JEÛNE ET LA PRIÈRE.

ANALYSE. - C'est surtout en Carême qu'il faut se livrer à l'aumône, au jeûne et à la prière. A l'aumône, car le Carême va nous remettre sous les yeux l'aumône immense, 1a miséricorde infinie que Dieu a faite à la terre. Au jeûne, en ayant soin de mettre un frein à notre sensualité, et non pas seulement d'en changer l'objet. A la prière enfin, qui montera plus aisément vers le ciel, si elle est accompagnée de l'aumône et du jeûne spirituels aussi bien que de l'aumône et du jeûne matériels.

1. C'est par l'aumône, le jeûne et la prière qu'il nous faut triompher, avec le secours miséricordieux du Seigneur notre Dieu, des tentations du siècle, des perfidies du démon, des embarras du monde, des séductions de la chair, des tempêtes de nos temps agités, enfin de toutes les adversités du corps et de l'âme. Le chrétien, durant toute sa vie, doit s'appliquer avec ferveur à ces bonnes oeuvres; mais c'est surtout aux approches de la solennité pascale, dont le retour annuel inspire à nos âmes une vigueur nouvelle, en reproduisant en elles le souvenir salutaire de ce qu'a fait pour nous le Fils unique de Dieu, Jésus Notre-Seigneur, en faisant revivre en nous sa miséricorde, le jeûne et la prière auxquels il s'est livré pour nous.

Aumône en grec signifie miséricorde. Eh! quelle miséricorde saurait l'emporter pour des malheureux sur celle qui a fait descendre du ciel le Créateur du ciel, qui a revêtu d'un corps de terre le Fondateur de la terre, égalé à nous dans notre nature mortelle Celui qui demeure l'égal de son Père dans son éternelle nature, donné une nature d'esclave au Maître du monde, condamné le Pain même à avoir faim, la Plénitude à avoir soif, réduit la Puissance à la faiblesse, la Santé à la souffrance, la Vie à la mort; et cela pour apaiser en nous la faim, étancher la soif, soulager nos souffrances, éteindre l'iniquité, enflammer la charité? Quel spectacle plus touchant que de voir le Créateur devenir créature, le Maître se faire esclave, le Rédempteur se laisser vendre; que de voir encore si profondément abaissé Celui qui élève tout et mis à mort Celui qui ressuscite les morts? Il nous est commandé, pour faire l'aumône, de donner du pain à celui qui a faim (Is 58,7); mais lui, pour se donner à nous comme nourriture, s'est d'abord livré à la fureur de ses ennemis. Il nous est commandé d'accueillir l'étranger; et lui, venant chez lui-même, n'a pas été reçu par les siens (Jn 1,11). Ah! que notre âme le bénisse, car c'est lui qui efface toutes nos iniquités, qui guérit toutes nos langueurs, qui délivre notre vie de la corruption, qui la couronne dans sa miséricorde et sa bonté, qui comble de biens tous ses désirs (Ps 102,2-5). Ainsi donc faisons des aumônes d'autant plus larges et plus fréquentes que nous approchons davantage du jour où nous célébrons l'aumône immense que nous avons reçue. Rien ne sert de jeûner, si l'on n'est miséricordieux.

2. Jeûnons toutefois, mais en nous humiliant, puisque nous touchons au jour où le Maître même de l'humilité s'est abaissé jusqu'à la mort de la croix (Ph 2,8). Imitons son crucifiement en clouant par l'abstinence nos convoitises domptées. Châtions notre corps et le réduisons en servitude; et pour éviter que la chair rebelle nous entraîne à ce qui est défendu, sachons pour la dompter lui retrancher une partie même de ce qui est permis. Il faut, en tout autre temps, s'abstenir de toute débauche et de toute ivresse; renonçons, dans celui-ci, aux festins même légitimes. Toujours on doit détester et fuir l'adultère ainsi que la fornication; on doit maintenant s'abstenir même entre époux. La chair t'obéira aisément quand il s'agira de ne point s'attacher à ce - 196 - qui est à autrui, lorsqu'elle aura contracté l'habitude de s'abstenir de ce qui lui appartient à elle-même.

Mais prends garde de changer tes jouissances plutôt que de les restreindre. Tu pourrais voir des hommes rechercher des boissons rares pour remplacer le vin ordinaire demander à d'autres fruits pressurés des sensations plus douces que les sensations laissées par eux dans le raisin; se procurer, pour observer l'abstinence de gras, des aliments délicats et variés à l'infini; faire pour cette époque des provisions de sensualité qui leur paraissent convenables et dont ils auraient honte de s'occuper en tout autre temps; faire ainsi servir l'observance du Carême, non pas à réprimer les convoitises du vieil homme, mais à imaginer de nouvelles délices. Ah! mes frères, consacrez toute la vigilance dont vous êtes capables à ne vous laisser pas gagner par de tels abus. Joignez l'économie au jeûne. Si vous diminuez la quantité de vos aliments, évitez aussi ce qui provoque la sensualité. Ce n'est pas qu'on doive avoir horreur des aliments propres à nourrir l'homme, mais il faut mettre un frein aux plaisirs de la chair. Ce n'est pas en mangeant de veau gras ni de volailles engraissées, mais en convoitant sans modération quelques lentilles, qu'Esaü mérita d'être réprouvé de Dieu (Gn 25,30-34). Le saint roi David ne se repent-il pas d'avoir avec excès désiré un peu d'eau (2Ch 11,18-19)? Ainsi donc ce n'est pas avec une nourriture de prix ni laborieusement préparée, c'est avec des aliments communs et de peu de valeur qu’il faut en temps de jeûne restaurer ou plutôt soutenir le corps.

3. Ces aumônes vraiment religieuses et ce jeûne frugal aideront en ce moment notre prière à monter jusqu'au ciel: car il n'y a pas d'indiscrétion à implorer la miséricorde de Dieu quand soi-même on ne la refuse pas à un homme et lorsque la sérénité des désirs du coeur n'est point altérée par les représentations tumultueuses des plaisirs charnels. Que notre prière soit pure; gardons-nous de suivre les aspirations de la cupidité plutôt que celles de la charité; de souhaiter du mal à nos ennemis et de porter dans l'oraison l'aigreur que nous ne pouvons leur témoigner en leur faisant du mal ou en nous vengeant. Autant le jeûne et l'aumône favorisent en nous la prière, autant la prière à son tour rend agréable l'aumône lorsqu'elle s'élève du fond du coeur, dans l'intérêt de nos ennemis aussi bien que de nos amis, et qu'elle s'abstient de toute colère, de toute haine et des autres vices si nuisibles. Eh! si nous savons nous abstenir de nourriture, ne faut-il pas à bien plus forte raison qu'elle s'abstienne de ce qui est poison! Nous pouvons encore, quand le moment est arrivé, nous soutenir le corps en prenant nos aliments; ne lui permettons jamais ces jouissances à jamais interdites. Que sous ce rapport son jeûne soit perpétuel; car il y a pour elle une nourriture spéciale qu'elle ne doit pas cesser de prendre. Que toujours donc elle s'abstienne de haine, que toujours aussi elle vive d'amour.





Augustin, Sermons 203