Augustin, Sermons 140

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SERMON CXL. ÉGALITÉ DU FILS AVEC LE PÈRE (1).

ANALYSE. - Un évêque Arien, du nom de Maximin, et protégé par le comte Ségisvult, opposait à l'enseignement catholique, sur l'égalité du Fils avec le Père, ces paroles de saint Jean: «Qui croit en moi, ne croit pas en moi, mais en Celui qui m'a envoyé;» et ces autres: «Mon Père qui m'a envoyé m'a prescrit lui-même ce que je dois dire et ce dont je dois parler; et je sais que son commandement est la vie éternelle.» Pour réfuter l'évêque Arien, saint Augustin établit que le Père en engendrant son Fils lui communique une égalité parfaite avec lui-même. C'est à quoi le Fils rend hommage en faisant remonter à son Père la foi que nous avons en sa parole. Quant au commandement qu'il déclare avoir reçu de son Père dès que ce commandement est appelé par lui la vie éternelle et que de lui-même l'Écriture dit ailleurs qu'il est la vie éternelle, ce commandement n'est autre chose que l'être divin qu'il doit à son Père.

1. Pourquoi, nies frères, venons-nous d'entendre dire au Seigneur: «Qui croit en moi ne croit pas en moi, mais en Celui qui m'a envoyé?» Il nous est salutaire de croire au Christ, surtout parce que c'est lui qui a dit expressément ce qu'on vient de répéter devant vous, savoir qu'il était venu dans le monde pour en être la lumière, et que croire en lui ce n'était pas marcher dans les ténèbres, mais avoir la lumière de la vie (2). Il est donc utile, il est extrêmement avantageux de croire au Christ, et c'est un grand malheur de n'y pas croire. Cependant, comme le Christ, Fils

1. Jn 12,44-50 - 2. Jn 8,12

de Dieu, tient de son Père tout ce qu'il est, comme le Père ne procède pas du Fils, puisqu'au contraire il en est le Père, tout en nous recommandant d'avoir foi en lui, le Fils en reporte toute la gloire à son Père.

2. Effectivement, si vous voulez demeurer catholiques, croyez d'une manière ferme et inébranlable que Dieu le Père a engendré, avant le temps, Dieu le Fils et que, dans le temps, il l'a fait naître d'une Vierge. La première naissance devance tous les temps, la seconde les éclaire; toutes deux néanmoins sont admirables, car pour la première il n'y a point de mère, ni de père pour la (473) seconde. En engendrant son Fils, Dieu l'a engendré de sa substance, sans le concours d'aucune femme, et la Vierge sa mère, en l'enfantant, l'a enfanté sans la participation d'aucun homme. Le Fils est né du Père sans avoir eu de commencement; et aujourd'hui même il a eu un commencement certain en naissant de sa mère. Fils du Père il nous a faits, Fils de sa mère il nous a refaits. Il est né du Père pour nous donner l'être, il est né de sa mère pour nous empêcher de le perdre.

Or le Père l'a engendré son égal et tout ce qu'est le Fils, il le lient de son Père, tandis que Dieu le Père ne doit pas à son Fils tout ce qu'il est; ce qui nous fait dire que Dieu le Père n'a point de principe, et que Dieu le Fils procède du Père. De là vient que le Fils attribue au Père tous les miracles qu'il opère, toutes les vérités qu'il énonce, et il ne saurait différer de l'Auteur de son être. Le premier homme a pu devenir autre chose que ce qu'il était par la création: la création l'avait formé juste, et il est devenu pécheur; mais le Fils unique de Dieu ne saurait changer rien à ce qu'il est: il ne peut ni le transformer, ni le diminuer, il lui est impossible de n'être pas ce qu'il était, impossible de n'être pas l'égal de son Père. Le Père qui a tout donné à son Fils dès sa naissance et sans qu'il éprouvât aucun besoin, lui a donné aussi et sans aucun doute d'être son égal. Comment lui a-t-il donné d'être son égal? L'a-t-il engendré inférieur à lui, pour ajouter ensuite à sa nature et l'élever jusqu'à lui? S'il eût agi ainsi, il l'aurait laissé manquer pour lui donner ensuite. Or je vous l'ai déjà dit et vous devez en être parfaitement sûrs, c'est dès sa naissance et sans qu'il éprouvât aucun besoin que le Père a donné tout son être à son Fils. Mais s'il lui a donné alors tout son être, il lui a certainement donné l'égalité avec lui-même, et pouvait-il en lui conférant cette égalité, ne l'engendrer pas son égal? Aussi, bien que le Père soit autre que le Fils, il n'est pas autre chose que lui; l'un est ce qu'est l'autre. L'un n'est pas l'autre, mais l'un est ce qu'est l'autre.

3. «Celui qui ma envoyé,» a-t-il dit et vous l'avez entendu. «Celui qui m'a envoyé m'a prescrit ce que j'ai à dire et ce dont je dois parler; et je sais que son commandement est la vie éternelle.» Ainsi s'exprime l'Evangilede saint Jean, retenez-le. «Celui qui m'a envoyé m'a prescrit lui-même ce que j'ai à dire et ce dont je dois parler; et je sais que son commandement est «la vie éternelle.» Ah! s'il m'était donné par Dieu d'exprimer ce que je veux! Ce qui me met dans la gêne, c'est son abondance et ma propre indigence. «C'est lui, dit le Sauveur, qui m'a prescrit ce que j'ai à dire et ce dont je dois parler; et je sais que son commandement est la vie éternelle.» Dans l'Épître de ce même Jean l'Évangéliste, cherche ce qui est dit du Christ. «Croyons, y est-il écrit, en Jésus-Christ, son vrai Fils. Il est vrai Dieu et éternelle vie (1).» - «Vrai Dieu et éternelle vie,» qu'est-ce à dire? Que le vrai Fils de Dieu est en même temps vrai Dieu et éternelle vie. Pourquoi l'appeler vrai Fils de Dieu? C'est que Dieu a beaucoup d'enfants de qui il fallait le discerner en disant qu'il est, lui, «le vrai Fils de Dieu.» Il ne suffisait pas de le nommer son Fils, il fallait ajouter qu'il est son Fils véritable, afin de le distinguer des nombreux enfants que Dieu a d'autre part. Effectivement, si nous sommes fils de Dieu par grâce, lui l'est par nature. Par lui le Père nous a créés; il est, lui, tout ce qu'est son Père; pouvons-nous dire que nous sommes tout ce qu'est Dieu?

4. Mais voici un aveugle qui nous prend en travers et qui crie, sans savoir ce qu'il dit: S'il est écrit: «Mon Père et moi nous sommes un (2),» c'est pour exprimer l'accord de la volonté et non la communauté de nature. Les Apôtres mêmes, c'est l'assertion de l'adversaire (3) et non la mienne, ne font non plus qu'un avec le Père et avec le Fils. Affreux blasphème! Oui, dit-on, les Apôtres ne sont qu'un avec le Père et avec le Fils, parce qu'ils obéissent à la volonté du Père et du Fils. Est-il possible qu'on ait osé avancer une telle assertion? Paul donc pourrait dire: Dieu et moi nous sommes un! Pierre aussi pourrait dire, ainsi que tout prophète Dieu et moi nous sommes un! Mais ils ne parlent pas de la sorte, à Dieu ne plaise! Ils savent qu'ils sont d'une autre nature, d'une `nature qui a besoin d'être guérie; ils savent qu'ils sont d'une autre nature, d'une nature qui a besoin d'être éclairée. Aucun d'eux ne dit: Dieu et moi nous sommes un. Quels que soient leurs progrès, quelle que soit l'éminence de leur sainteté, quelle que soit la sublimité de leur vertu, jamais ils ne disent: Dieu et moi nous sommes un; et s'ils ont réellement de la vertu, il leur suffirait pour tout perdre de tenir ce langage.

5. Croyez donc que le Fils est égal au Père,

1. Jn 5,20 - 2. Jn 10,30 - 3. De Maximin, dans la conférence qu'il eut avec Saint Augustin, Voir contre Maximin liv. 2. chap. 22.

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mais aussi que le Fils procède du Père et non pas le Père du Fils. Dans l'un est le principe, et dans l'autre l'égalité. Car si le Fils n'est pas égal au Père, il n'est pas son Fils véritable. Voici en effet comme nous raisonnons, mes frères. Si le Fils n'est pas égal au Père, il lui est inférieur; s'il lui est inférieur, comment a-t-il pu naître son inférieur? Réponds, nature malade dont la foi est pervertie: Ce Fils inférieur au Père grandit-il, oui ou non? S'il grandit, c'est que le Père vieillit. Mais s'il doit rester tel qu'il est né, en le supposant inférieur, à sa naissance, il restera inférieur toujours; ainsi sa perfection sera l'imperfection, puisque parfait et non perfectible à sa naissance, il ne parviendra jamais à égaler son Père. Est-ce ainsi, ô impies, que vous outragez le Fils? Est-ce ainsi que vous le blasphèmez, ô hérétiques? Qu'enseigne au contraire la foi catholique? Dieu le Fils procède de Dieu le Père et non Dieu le Père de Dieu le Fils. Dieu le Fils est toutefois égal au Père; il est né son égal, et non son inférieur; il est né son égal, et ne l'est pas devenu. Ce qu'est le Père, le Fils l'est aussi. Le Père a-t-i1 été jamais sans Fils? Non, et qu'on ne parle pas de temps là où il n'y a pas de temps. Le Père est toujours, le Fils toujours. Le Père est sans commencement; le Fils aussi sans commencement; jamais le Père ne fut ni avant, ni sans son Fils. Néanmoins, comme Dieu le Fils procède de Dieu le Père, et non pas Dieu le Père de Dieu le Fils, ne craignons pas d'honorer le Fils dans le Père; car, l'honneur du Fils rejaillit sur le Père, sans amoindrir sa divinité.

6. Mais il faut expliquer ces paroles citées par moi: «Je sais, est-il ait, que son commandement est l'éternelle vie.» Remarquez bien ces mots, mes frères: «Je sais que son commandement est l'éternelle vie.» Le même saint Jean nous dit aussi du Christ: «Il est vrai Dieu et vie éternelle.» Or, si le commandement du Père est vie éternelle, si de plus le Christ son Fils est également éternelle vie, il s'ensuit que le Fils est le commandement du Père. Comment ne serait-il pas son commandement, puisqu'il est son Verbe? Entendrez-vous d'une manière charnelle que le Père a donné un commandement à son Fils, en lui disant, par exemple, je t'ordonne ceci, je veux que tu fasses cela? Mais quelles paroles aura-t-il employées pour se faire comprendre de Celui qui est son unique Parole? Lui l'allait-il des paroles pour commander à sa Parole? Mais non, le commandement du Père étant l'éternelle vie et son Fils étant aussi l'éternelle vie, croyez-le et l'admettez, croyez-le et le comprenez, car un Prophète a dit: «Si vous ne croyez, vous ne comprendrez pas (1).» Vous ne saisissez pas? Dilatez-vous; écoutez l'Apôtre: «Dilatez-vous, dit-il, pour ne traîner pas le joug avec les infidèles (2);» car c'est être infidèle, que de refuser croyance à ce mystère avant de le comprendre. Infidèles, en voulant rester tels, vous demeurerez dans l'ignorance; croyez donc pour avoir l'intelligence. Oui, le commandement du Père est l'éternelle vie. C'est que le Fils, dont nous honorons aujourd'hui la naissance, est aussi le commandement du Père, non pas un commandement donné dans le temps, mais un commandement né de toute éternité. .

L'Evangile de saint Jean sert à exercer l'esprit, il le purifie et le spiritualise pour nous former sur Dieu, non pas des idées charnelles, mais des idées spirituelles. Assez donc pour vous aujourd'hui, mes frères; il serait à craindre que la longueur de la discussion ne produisit le sommeil de l'oubli.

1. Is 7,9 sel. LXX. - 2. 2Co 6,13-14




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SERMON CXLI. JÉSUS NOTRE VOIE (1).

1. Jn 14,6 (575)

ANALYSE. - Les philosophes ont pu avec les lumières de la raison se faire quelque idée de la grandeur et de la majesté de Dieu. Mais au lieu de prendre le chemin qui les aurait conduits à la possession de ce bien suprême, ils se sont égarés jusqu'à adorer les idoles. Ah! que nous sommes heureux que la Vérité même se soit faite notre voie dans la personne de Jésus-Christ! Attachons-nous inséparablement à Lui.

1. Pendant qu'on lisait l'Evangile saint, vous avez entendu, entre autres, ces paroles du Seigneur Jésus: «Je suis la voie et la vérité et la vie.» Quel homme n'aspire à la vérité et à la vie? Mais chacun n'en découvre pas la, voie.

Quelques philosophes même profanes ont vu en Dieu une vie éternelle et immuable, intelligible et intelligente, sage et principe de toute sagesse; en lui aussi ils ont vu une vérité ferme, stable, invariable et comprenant les idées et les formes de toutes les créatures. Malheureusement ils ne l'ont vue que de loin et du sein de l'erreur; aussi n'ont-ils point découvert la route qui conduit à la possession de ce magnifique, de cet heureux et ineffable héritage.

Ce qui prouve en effet qu'ils ont vu réellement, autant du moins que l'homme en est capable, le Créateur à travers la créature, l'ouvrier à travers son ouvrage et dans le monde l'auteur même du monde, c'est le témoignage, irrécusable pour les Chrétiens, de l'Apôtre saint Paul. Il dit donc en parlant d'eux: «La colère de Dieu éclate du haut dit ciel contre toute l'impiété.» Vous reconnaissez bien ici le langage de l'Apôtre. «La colère de Dieu éclate du haut du ciel contre toute l'impiété et l'injustice de ces hommes qui retiennent la vérité dans l'iniquité.» L'Apôtre dit-il que ces hommes ne possèdent pas la vérité? Non, mais ils «la retiennent dans l'iniquité.» Ce qu'ils possèdent est bon, mais ils ont tort de le garder ainsi: «ils retiennent la vérité dans l'iniquité.»

2. On pouvait demander à saint Paul: comment ces impies sont-ils parvenus à la vérité? Dieu a-t-il adressé la parole à quelqu'un d'entre eux? Ont-ils reçu de lui la loi, comme le peuple d'Israël par le ministère de Moïse? Comment alors peuvent-ils retenir la vérité, fût-ce dans l'iniquité même? - Prêtez l'oreille à ce qui suit, c'est la réponse. «Parce que ce qui est connu de Dieu est manifeste en eux; Dieu le leur a manifesté.» - Comment! il le leur a manifesté et il ne leur a pas donné sa loi? - Voici de quelle manière. «En effet, ses invisibles perfections; rendues compréhensibles par ses oeuvres, sont devenues visibles.» Interroge le monde et la magnificence du ciel, l'éclat et la disposition des astres, le soleil qui suffit pour former le jour, et la lune qui nous ranime pendant la nuit; interroge cette terre qui produit en abondance et la verdure et les arbres, qui se couvre d'animaux et qu'embellit le genre humain; interroge 1a mer, les grands et nombreux poissons qui la remplissent; interroge l'atmosphère et les oiseaux qui en font la vie; interroge enfin tous les êtres et dis-moi si tous ne te répondent pas à leur manière C'est Dieu qui nous a faits. De nobles philosophes ont ainsi interrogé l'univers, et cet oeuvre leur a fait connaître l'ouvrier.

Mais alors, comment dire que la colère de Dieu éclate contre leur impiété? C'est qu' «ils retiennent la vérité dans l'injustice.» Venez, Apôtre, expliquez-vous. Déjà vous avez montré comment ils sont parvenus à connaître Dieu. «Ses invisibles perfections, dit-il, rendues compréhensibles par ses oeuvres, sont devenues visibles, aussi bien que sa puissance éternelle et sa divinité: de sorte qu'ils sont inexcusables. Car après avoir connu Dieu ils ne l'ont point glorifié comme Dieu ni ne lui ont rendu grâces; mais ils se sont perdus dans leurs pensées et leur coeur insensé s'est obscurci.» C'est toujours l'Apôtre qui parle et non pas moi. «Et leur coeur insensé s'est obscurci. Ainsi en disant qu'ils étaient sages ils sont devenus fous.» L'orgueil leur a fait perdre ce que la curiosité leur avait fait découvrir. «En disant qu'ils étaient sages,» en s'attribuant les dons de Dieu, «ils sont devenus fous.» Encore une fois c'est l'Apôtre qui l'assure: «En disant qu'ils étaient sages, ils sont devenus fous.»

3. Montrez maintenant, prouvez qu'ils étaient fous. O Apôtre, vous nous avez fait voir (576) comment ils ont pu parvenir à connaître Dieu, «c'est que rendues compréhensibles par ses oeuvres, ses invisibles perfections sont devenues visibles.» Montrez-nous de la même manière comment «en se disant sages ils sont devenus fous.» - Le voici: C'est parce qu' «ils ont changé, répond-il, la gloire du Dieu incorruptible contre une image représentant un homme corruptible, des oiseaux, des quadrupèdes et des reptiles (1).» Les Païens en effet se sont faits (les dieux des figures de ces animaux. Quoi! tu connais Dieu et tu adores une idole! Tu connais la vérité et tu la retiens dans l'injustice! Ce que te révèle l'oeuvre de Dieu, tu le sacrifies à l'oeuvre d'un homme! Tu as tout examiné, tu as saisi l'harmonie du ciel et de la terre, de la mer et de tous les éléments; et tu ne veux pas remarquer que comme le monde est l'ouvrage de Dieu, cette idole est simplement l'ouvrage d'un homme. Si cet homme pouvait donner un coeur à son idole comme il lui a donné une physionomie, cette idole adorerait son auteur. N'est-il par vrai, mon ami, que cette idole est l'oeuvre d'un homme, de même que tu es l'oeuvre de Dieu? Qu'est-en effet ton Dieu? Celui qui t'a formé. Et le Dieu de l'ouvrier en idoles? Celui également qui l'a formé. Le dieu de l'idole n'est-il donc pas aussi l'auteur de l'idole, et ne s'ensuit-il pas que si cette idole avait un coeur, elle adorerait aussi l'ouvrier qui l'a formée?

C'est ainsi que ces philosophes ont retenu la vérité dans l'iniquité et qu'après l'avoir vue, ils n'ont point trouvé le chemin qui conduit à elle.

1. Rm 1,18-23

4. Mais le Christ est dans le sein de son Père la vérité et la vie, il est le Verbe de Dieu et c'est de lui qu'il est écrit: «La vie, était la lumière des hommes(1);» il est donc dans le sein de son Père la vérité et la vie, et comme nous n'avions pas le moyen de nous réunir à cette vérité,, lui, le Fils de Dieu, qui est éternellement avec son Père la vérité et la vie, s'est fait homme pour devenir notre voie. Suis cette voie de son humanité, et tu arrives à la divinité. C'est lui qui te conduit à lui-même, et pour y parvenir ne cherche personne que lui. Hélas! nous serions toujours égarés, s'il n'avait daigné se faire notre voie; il est réellement devenu la voie où tu dois marcher. Je ne te dirai donc pas: Cherche la voie. Cette voie s'est présentée elle-même devant toi; en avant, marche! Ce sont les moeurs qui doivent marcher en toi en non les pieds; car il en est beaucoup dont les pieds vont bien, tandis que leur conduite va mal, et tout en courant bien ils se précipitent hors de la voie. Tu rencontreras effectivement des hommes dont la conduite est régulière, mais qui ne sont pas chrétiens: ils courent bien, mais hélas! hors de la voie, et plus ils courent, plus ils s'égarent, puisqu'ils s'éloignent de leur chemin. Ah! si ces hommes entraient dans la voie, s'ils s'y tenaient, quelle sûreté pour eux, puisqu'ils courraient sans s'égarer! Combien au contraire ils sont à plaindre de tant marcher sans être dans la voie! Mieux vaut y marcher en boitant, que de n'y être pas en marchant d'un pas ferme. Que votre charité veuille se contenter de ceci. Tournons-nous, etc.

1. Jn 1,4 - 2. Voir. Ser. I.




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SERMON CXLII. NÉCESSITÉ DE LA GRACE (1).

1. Jn 14,6

ANALYSE. - Jésus-Christ est la voie sûre que nous devons suivre. Or Jésus-Christ est humble et nous devons nous attacher à l'imiter dans son humilité. 1. En effet, l'amour-propre nous ayant détachés de Dieu pour nous répandre dans les créatures, il faut peur revenir à Dieu, que nous rougissions de nos égarements, il faudrait même que nous pussions nous oublier pour nous rattacher intimement à lui. L'orgueil est une enflure énorme qui nous empêche d'entrer au ciel par Celui qui en est la porte, par Jésus-Christ. 2. Ce que Jésus-Christ demande principalement de nous, c'est que nous reproduisions les exemples d'humilité qu'il a donnés au monde. 3. Enfin, la charité est incompatible avec l'orgueil. Or la charité est indispensable, puisque sans elle rien ne profite et que la perfection de la charité est la perfection du chrétien. Donc à ce titre encore nécessité de l'humilité.

1. Pour nous préserver de l'abattement du désespoir les divines Ecritures nous raniment, et d'autre part elles nous effraient pour que nous ne nous laissions pas emporter par l'orgueil. Mais il nous serait fort difficile de tenir le juste milieu, de marcher entre le désespoir à notre gauche et la présomption à notre droite, si le (577) Christ ne disait: «Je suis la voie.» Où veux-tu aller, semble-t-il dire? «Je suis la voie.» Où veux-tu parvenir? «Je suis 1a vérité.» Où veux-tu demeurer? «Je suis la vie.»

Ainsi donc marchons avec sécurité dans cette, voie; mais craignons les dangers qui l'avoisinent. L'ennemi n'ose nous attaquer lorsque nous y marchons, attendu que nous sommes alors unis au Christ; mais à côté de la voie il ne cesse de tendre des pièges; c'est pourquoi nous lisons dans un Psaume: «Près du chemin ils m'ont dressé des embûches (1);» et dans un autre livre de l'Ecriture: «Souviens-toi que tu marches au milieu des filets (2).» Ces filets au milieu desquels nous marchons ne sont pas dans le chemin, mais auprès. Que crains-tu donc, que redoutes-tu si tu es dans la voie? Mais tremble, si tu la quittes. S'il est permis à l'ennemi de l'environner de pièges, c'est pour modérer la sécurité d'une joie trop vive qui te porterait à la déserter et à tomber dans le précipice.

2. Mais quelle humilité dans cette voie! Quelle humilité dans le Christ qui est en même temps la vérité et la vie, le Très-Haut et Dieu même! Si tu marches dans l'humilité du Christ, tu parviendras jusqu'à sa grandeur; si ta faiblesse ne dédaigne pas ses humiliations, devenu fort tu demeureras au sein de sa gloire. Eh! pourquoi s'est-il abaissé, sinon pour te guérir? Tu étais effectivement sous le poids d'une maladie irrémédiable et c'est pour t'en délivrer qu'est venu, jusqu'à toi ce céleste médecin. Ton mal aurait pu sembler tolérable s'il t'eût permis d'aller jusqu'à lui; mais comme il t'en rendait incapable, c'est Lui qui est venu jusqu'à toi.

Or il est venu nous enseigner l'humilité nécessaire à notre guérison; car l'orgueil nous empêchait de recouvrer la vie comme déjà il nous l'avait fait perdre. En effet le coeur de l'homme s'est élevé contre Dieu, et foulant aux pieds les préceptes salutaires qu'il avait reçus dans l'état de santé, l'âme est tombée malade. Que la maladie lui apprenne donc à écouter Celui qu'elle a dédaigné dans sa vigueur. Qu'elle l'écoute pour se relever, puisqu'elle est tombée en ne l'écoutant pas. Que son, expérience lui persuade enfin ce qu'elle a refusé de croire à la voix du commandement. Sa misère, hélas! ne lui a-t-elle pas appris combien il est malheureux de se prostituer loin du Seigneur? N'est-ce pas se prostituer en effet que de se détacher du

1. Ps 139,6 - 2. Si 9,20

Bien suprême et unique pour se jeter éperdument au milieu des voluptés, dans l'amour du siècle et la corruption de la terre? Aussi bien, lorsque le Seigneur rappelle à lui cette âme égarée, il la considère comme souillée de prostitutions; on lit très souvent dans les prophètes les reproches qu'il lui adresse à ce titre. Toutefois il ne veut pas qu'elle désespère; car tout en la reprenant de ses désordres, il tient en main de quoi l'en purifier.

9. Son but en effet n'est pas alors de l'irriter, il veut seulement la couvrir d'une confusion qui soit salutaire. Voyez dans 1.'Ecriture quelle vivacité d'objurgations! Certes, elle ne flatte pas les coupables, mais elle veut les réhabiliter et les guérir. «Adultères, s'écrie-t-elle, ignorez-vous que l'ami de ce monde se fait l'ennemi de Dieu (1)?» L'amour du monde rend l'âme adultère, comme l'amour de l'auteur du monde la rend chaste; mais si elle ne rougit de son ignominie, elle n'a même pas le désir de retourner à ces chastes embrassements. Que la confusion la prépare donc au retour, autant que l'en détournait son orgueil, car c'est bien l'orgueil qui l'en détournait. Aussi, loin d'être coupables, les reproches qui lui sont adressés lui montrent combien elle l'est, on lui met devant les yeux ce qu'elle rejetait derrière le dos. Ah! considère-toi en toi-même. «Tu vois une paille dans l'oeil de ton frère, et dans le tien tu ne vois pas une poutre (2)!» Les reproches donc rappellent l'âme en elle-même, car elle en était sortie, et autant elle se quittait, autant elle quittait Dieu même.

Cette âme en effet s'était regardée, s'était plu, et enflammée d'amour pour son indépendance, elle s'est éloignée de Dieu, mais sans rester en elle-même; car elle en est repoussée, bannie et se jette à l'extérieur, aimant le monde, aimant les choses temporelles, aimant les choses terrestres: et pourtant si elle se contentait de s'aimer elle-même au mépris de son Créateur, elle s'amoindrirait déjà, elle s'épuiserait par cet amour si rabaissé. N'est-elle pas inférieure en effet et d'autant plus inférieure à Dieu que l'oeuvre est au dessous de l'ouvrier? Elle devait donc aimer Dieu et nous devons l'aimer jusqu'à nous oublier nous-mêmes, s'il est possible. Comment alors se doit faire la conversion? L'âme s'était perdue de vue, mais pour aimer le monde; qu'elle se perde de vue encore, mais pour aimer

1. Jc 4,4 - 2. Mt 7,3

578

son Auteur. Sortie d'elle-même elle s'est comme oubliée, ne se rendant point compte de ses actes et justifiant ses crimes; s'emportant et s'enorgueillissant au milieu de la colère, des voluptés, recherchant les honneurs, la puissance les richesses et la vanité du pouvoir. Mais qu'on la reprenne, qu'on la corrige, qu'on la montre elle-même à elle-même; elle se déplaît alors, avoue sa laideur, désire recouvrer sa beauté perdue; et autant la dissipation l'éloignait de Dieu, autant a confusion l'y ramène.

4. Est-ce contre elle ou pour elle que semble s'élever cette prière: «Couvrez-leur la face d'ignominie?» On croirait voir ici un adversaire, un ennemi. Mais écoute ce qui suit et dis si ce n'est pas plutôt un ami. «Couvrez-leur la face d'ignominie, et ils rechercheront votre nom, Seigneur (1).» N'était-ce pas les haïr, d'appeler sur eux la confusion? Mais aussi n'est-ce pas les aimer, de vouloir qu'ils recherchent le nom du Seigneur? Qu'y a-t-il donc ici? Est-ce l'amour? Est-ce la haine? N'y a-t-il pas l'un et l'autre? Oui, il y a en même temps haine et amour: haine contre ce qui vient de toi et amour pour toi. Qu'est-ce â dire: haine contre ce qui vient de toi et amour pour toi? C'est-à-dire qu'il y a haine contre tes oeuvres et amour pour l'oeuvre de Dieu. Mais qu'elles sont tes oeuvres, sinon tes péchés? Et quelle est l'oeuvre de Dieu, sinon toi-même, formé par lui à son image et à sa ressemblance: Tu dédaignes, hélas! cette oeuvre et tu te prends d'affection pour les tiennes. Tu aimes hors de toi ce que tu as fait et tu négliges en toi l'oeuvre de Dieu. Ainsi tu mérites de t'égarer, de tomber, de courir loin de toi et de t'entendre appeler un «esprit qui s'en va et qui ne revient point (2).» Ah! tourne plutôt la vue vers Celui qui t'appelle et qui te crie: «Revenez à moi et je reviendrai à vous (3).» Car Dieu ne se détourne point quand on le regarde, il demeure, il est immuable, pour reprendre et pour corriger. S'il est loin de toi, c'est que tu t'es éloigné de lui; c'est toi qui t'es séparé, ce n'est pas Lui qui s'est éclipsé (4). Ainsi donc prête l'oreille à sa voix: «Revenez à moi et je reviendrai à vous.» En d'autres termes: Quand je reviens à vous, c'est vous qui revenez à moi. Le Seigneur effectivement poursuit les fuyards et s'ils se retournent vers lui ils se trouvent éclairés. Où fuiras-tu, malheureux, en fuyant loin de Dieu? Où fuiras-tu, en t'éloignant de Celui qui n'est enfermé dans

1. Ps 82,17 - 2. Ps 78,39 - 3. Za 1,3 - 4. Voir traité 2e sur Saint Jean, n. 8.

aucun lieu et qui n'est absent nulle part? En s'attachant à lui on trouve la liberté et le châtiment en s'en détachant. Pour qui s'éloigne il est juge et père pour qui revient.

5. L'orgueil avait produit une enflure énorme et cette enflure ne permettait point au pécheur de revenir, car il lui fallait passer par un lieu fort étroit. Aussi j'entends Celui qui s'est fait notre voie s'écrier: «Entrez par la porte étroite (1).» Ou fait effort pour pénétrer, mais l'enflure empêche, et les efforts sont d'autant plus dangereux que l'enflure résiste davantage. Cette enflure en effet se trouve blessée pas l'étroitesse même du passage qu'elle veut franchir; ainsi blessée elle augmente, et augmentant toujours comment entrera-t-elle? Qu'elle décroisse donc. Mais par quel moyen? Qu'elle prenne l'humilité comme remède; qu'elle en boive le breuvage, il est amer, mais salutaire; oui qu'elle épuise la coupe de l'humilité. Qui l'empêche de pénétrer? Son volume même. Or l'enflure n'est pas de la grandeur, car la grandeur implique la solidité, ce que ne fait pas l'enflure. Que l'homme orgueilleux ne se croie donc pas grand; qu'il désenfle pour le devenir, pour être en même temps solide et ferme. Ah! qu'il ne se désire point ces biens temporels; qu'il ne se glorifie point de l'éclat de ces choses passagères et corruptibles; qu'il prête l'oreille à Celui qui a dit: «Entrez par la porte étroite,» et encore: «Je suis la voie.»

En effet, comme si le Seigneur supposait que l'orgueilleux lui demande: Quelle est cette porte étroite par laquelle j'entrerai, il ajoute: «Je suis la voie,» entre par moi, et pour entrer par la porte, tu ne saurais suivre que moi. Car si j'ai dit: «Je suis la voie,» j'ai dit aussi. «Je suis la porte (2).» Pourquoi chercher par où passer, où revenir, par où entrer? Ne va pas ici et là, tu trouves tout en Celui qui pour toi s'est fait tout, et il dit tout dans ces deux mots: Sois humble, sois doux. Ces paroles sont claires, écoutons-les et sache ainsi où est la voie, ce quelle est et où elle mène. Où veut-tu aller? Ton avarice te porterait-elle â vouloir tout posséder? «Tout, dit le Sauveur, m'a été donné par mon Père (3).» Diras-tu que si tout a été donné au Christ, ce n'est pas à toi? Ecoute l'Apôtre; écoute-le pour ne te laisser pas abattre par le désespoir, ainsi que je l'ai dit déjà; apprends de lui combien tu as été aimé quand tu étais tout couvert de laideur et d'ignominie,

1. Mt 7,13 - 2. Jn 10,7 - 3. Mt 11,27

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quand enfin tu ne méritais aucune affection, car c'est pour t'en rendre digne qu'il t'en a été accordé. «Le Christ, dit donc l'Apôtre, est mort pour les impies (1).» Quel amour méritait l'impie? Ou plutôt que méritait-il? - D'être damné réponds-tu. - «Le Christ» cependant «est mort pour des impies.» Voile ce qu'il a fait pour toi dans ton impiété, que ne te réserve-t-il donc pas, si tu deviens pieux? Qu'as-tu reçu dans ton impiété? «Le Christ est mort pour des impies.» Mais tu aspirais à tout avoir; eh bien! n'y travaille point par avarice, travailles-y par piété, travailles-y par humilité. Ainsi tu parviendras à posséder Celui qui a fait tout, et tu posséderas tout en le possédant.

6. Ce n'est pas sur le raisonnement que nous appuyons cette doctrine; écoute l'Apôtre dire lui-même: «S'il n'a pas épargné son propre Fils, s'il l'a livré pour nous tous, comment ne nous aurait-il pas donné tout avec lui (2)?» C'est ainsi, ô avare, que tu es maître (le tout. Afin donc de n'être pas éloigné du Christ, méprise tout ce que tu aimes et attache-toi à Celui dont la puissance t'assure la jouissance de tout. Aussi qu'a fait ce Médecin généreux? Pour exciter le courage de son malade et sans avoir besoin pour lui-même d'un semblable remède, il a bu la coupe qui ne devait-lui faire aucun bien; il l'a bue le premier, comme pour vaincre nos résistances et dissiper nos frayeurs, «C'est, dit-il, le calice que je dois boire (3).» Ce breuvage n'a rien à guérir en moi, je le prendrai pourtant, afin de t'animer à le prendre, car tu en as besoin.

Je vous le demande, mes frères, l'humanité devait-elle être malade encore quand on lui a donné un tel remède? Dieu est humble, et l'homme encore orgueilleux! Ah! qu'il écoute, qu'il entende enfin. «Tout, dit le Sauveur, m'a été donné par mon Père.» Si tu veux avoir tout, en moi tu le trouveras. Veux-tu le Père? Tu l'auras par moi et en moi. Nul ne connaît le Père, si ce n'est le Fils.» Point de découragement, viens au Fils, car il ajoute: «Et celui à qui le Fils aura voulu le révéler.» Tu lui disais: Je ne pourrai donc y parvenir; vous m'invitez à passer par un chemin trop étroit, je ne saurais entrer par là. «Venez à moi, répond-il, vous tous qui avez de la peine et qui êtes chargés;» chargés du poids de votre orgueil; «Venez à moi, vous tous qui avez de la peine et qui êtes chargés, et je vous soulagerai. Prenez

1. Rm 5,6 - 2. Rm 8,33 - 3. Mt 20,22

sur vous mon joug et apprenez de moi.»

7. Ainsi crie le Maître des Anges, le Verbe de Dieu, qui nourrit sans s'épuiser toutes les intelligences, et que l'on mange sans le consumer; il crie donc: «Apprenez de moi.» Peuple, écoute le quand il dit: «Apprenez de moi;» réponds: Que devons-nous apprendre de vous? Que ne va pas nous enseigner effectivement ce grand Maître quand il crie: «Apprenez de moi!» Quel est en effet Celui qui dit: «Apprenez de moi?» C'est Celui qui a formé la terre, qui a séparé la mer et l'aride, qui a créé les oiseaux, qui a créé les animaux terrestres et tous les poissons, qui a placé les astres dans le ciel, qui a distingué le jour de fa nuit, qui a affermi le firmament même et séparé la lumière des ténèbres; c'est Celui-là qui dit: «Apprenez de moi.» Eh! veut-il que nous formions ces merveilles avec lui? Qui de nous le pourrait? Dieu seul en est capable. Ne crains pas, dit-il, je ne demande rien qui soit au dessus de tes forces. Apprends seulement de moi ce que je suis devenu pour toi.

«Apprenez de moi,» non pas à créer, puisque c'est moi qui ai créé; ni même à faire ce qu'il m'a plu d'accorder à quelques-uns seulement le pouvoir de faire, comme de ressusciter les morts, d'éclairer les aveugles et d'ouvrir l'oreille aux sourds; ceci n'est pas pour vous fort important à savoir et je ne demande pas que vous cherchiez à l'apprendre de moi. - Les disciples en effet étant revenus un jour pleins de joie et d'allégresse, et s'étant écriés: «Voilà qu'en votre nom des démons même nous sont soumis;» le Seigneur répliqua: «Ne vous réjouissez point de ce que les démons vous sont soumis; réjouissez-vous plutôt de ce que vos noms sont écrits dans le ciel (1).» Dieu donc a donné à qui il a voulu le pouvoir de chasser les démons, elle pouvoir de ressusciter les morts à qui il a voulu. Même avant l'incarnation on voyait ces sortes de miracles; des morts étaient alors ressuscités et des lépreux guéris, l'histoire en fait foi (2). Or quel autre opérait ces prodiges, sinon ce même Christ qui s'est incarné après David et qui était Dieu avant Abraham? C'est lui qui donnait alors ce pouvoir, qui faisait ces miracles par le moyen des hommes; mais à tous il n'accordait pas cette puissance. Ceux qui ne l'ont pas reçue doivent-ils se décourager et dire qu'ils lui sont étrangers puisqu'ils n'ont pas mérité de lui cette faveur? Il y a dans un même corps

1. Lc 10,17-20 - 2. 2R 4,5

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plusieurs membres et chacun d'eux peut faire ce que ne saurait un autre. Le Créateur, en formant ce corps; n'a donné ni à l'oreille de voir, ni à l'oeil d'entendre, ni au front de flairer, ni à la main de goûter, non; mais il a donné à tous les membres la santé, l'harmonie entre eux et l'union; il les a tous animés et unis par un même souffle. C'est ainsi que parmi les hommes il n'a pas donné aux uns de ressusciter les morts ni à d'autres le pouvoir d'enseigner; à tous cependant il a donné quelque chose. Quoi? «Apprenez de moi que je suis doux et humble de coeur (1).» Ainsi nous l'avons entendu nous dire: «Je suis doux et humble de coeur.» Eh bien! mes frères, tout le remède qui nous guérira consiste à apprendre de lui qu'il est «doux et humble de coeur.» Que sert de faire des miracles et d'être orgueilleux, de n'être ni doux ni humble de coeur N'est-ce pas se mettre au nombre de ces malheureux qui viendront, à la fin des siècles, lui dire: «N'avons-nous pas prophétisé en votre nom et en votre nom fait beaucoup de merveilles?» Que leur sera-t-il répondu? «Je ne vous connais pas. Eloignez-vous de moi, vous tous artisans d'iniquité (2).»

8. Que nous importe-t-il donc d'apprendre? «Que je suis doux, reprend le Sauveur, et humble de coeur.» Ainsi nous inspire-t-il la charité, mais la charité la plus sincère, une charité qui ne rougit pas, qui ne s'enfle pas, qui ne s'enorgueillit pas, qui ne trompe pas, et cette inspiration est contenue dans ces paroles: «Apprenez de moi que je suis doux et humble de coeur.» Comment pourrait avoir cette charité pure un homme orgueilleux et hautain? Il ne peut se défendre de l'envie. Un envieux aime-t-il réellement, et nous trompons-nous en disant le contraire? Que personne ne s'avise jamais de supposer la charité à un coeur envieux. Aussi que dit l'Apôtre? «La charité n'est point envieuse.» Pourquoi? «Elle ne s'enfle point (3);» c'est le motif pour lequel saint Paul éloigne l'envie du caractère de la charité; c'est dire: Elle n'est point envieuse, parce qu'elle ne s'enfle point. Il a dit d'abord «La charité n'est point envieuse;» et comme si on lui en demandait la raison, il ajoute: C'est qu'elle «ne s'enfle point.» Si donc l'envie naît de l'orgueil; quand il n'y a pas d'orgueil, il n'y a pas d'envie non plus. Mais si la charité n'est ni orgueilleuse, ni envieuse; c'est enseigner la charité que de dire: «Apprenez de moi que je suis doux et humble de coeur.»

1. Mt 11,27-29 - 2. Mt 7,22-23 - 3. 1Co 13,4

9. Que chacun maintenant possède ce qui lui plaît et se vante comme il veut; «quand même je parlerais les langues des hommes et des Anges, si je n'ai pas la charité, je suis comme un airain sonore ou une cymbale retentissante.» Qu'y a-t-il de plus beau que de pouvoir parler tant de langues? On n'est pourtant alors, sans la charité, qu'un airain ou une cymbale faisant du bruit. Voici d'autres dons: «Quand je connaîtrais tous les mystères.» Qu'y a-t-il de plus élevé, ode plus magnifique? Ecoute encore: «Quand j'aurais tous les dons prophétiques et toute la foi, jusqu'à transporter les montagnes, si je n'ai point la charité, je ne suis rien.» Voici quelque chose de plus grand encore mes frères. Qu'est-ce? «Quand je distribuerais tous mes biens aux pauvres.» Se peut-il rien de plus parfait? N'est-ce pas le moyen de perfection prescrit par le Seigneur à ce riche auquel il dit: «Si tu veux être parfait, va, vends tout ce que tu possèdes et le donne aux pauvres?» Mais est-on parfait pour avoir tout vendu et tout donné aux pauvres? Non, car le Sauveur ajoute: «Viens ensuite et suis-moi.» - Pourquoi vous suivre? J'ai tout vendu, distribué tout aux pauvres; ne suis-je donc point parfait? Qu'ai-je besoin de vous suivre? - Suis-moi pour apprendre que «je suis doux et humble de coeur.» - Mais peut-on vendre tout et tout donner aux pauvres sans être encore doux et humble de coeur? - On le peut assurément. - Si pourtant j'ai tout distribué aux pauvres? - Ecoute encore. Car il en est qui après avoir tout abandonné et s'être mis à la suite du Seigneur, sans toutefois l'avoir suivi parfaitement, puisque le suivre parfaitement c'est l'imiter, n'ont pu supporter l'épreuve de la souffrance.

Voyez Pierre: il était, mes frères, du nombre de ceux qui avaient tout abandonné et s'étaient mis à la suite du Seigneur. Car en voyant le jeune homme riche s'éloigner avec tristesse, et après avoir demandé avec émotion au Seigneur, qui les consola, quel était donc celui qui pourrait être parfait, ils ne craignirent pas de lui dire «Voici que nous avons tout laissé pour vous suivre; quelle récompense devons-nous donc attendre (1)?» Et le Seigneur leur fit connaître ce qu'il leur donnerait, ce qu'il leur réservait pour l'avenir. Pierre donc était dès lors du nombre de ceux qui avaient fait ces sacrifices. Et toutefois, quand fut arrivé le moment de la passion, il renia jusqu'à trois fois, à la voix d'une servante, Celui avec lequel il avait promis de mourir.

1. Mt 19,21-29

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10. Que votre charité remarque donc bien ces paroles: «Va, vends tout ce que tu as donne-le aux pauvres, et tu auras un trésor dans le ciel; «viens ensuite et me suis.» Pierre est devenu parfait; mais il s'est mûri quand le Seigneur était déjà assis à la droite de son Père. Il ne l'é tait point, lorsqu'il suivait le Seigneur marchant vers sa passion; et il l'est devenu quand il n'avait plus personne à suivre sur la terre. Que dis-je? Tu as toujours devant toi quelqu'un à suivre. Le Seigneur en te donnant l'Évangile t'a donné un modèle, il y est lui-même avec toi, et il n'a point trompé lorsqu'il a dit: «Voici que je suis avec vous tous les jours jusqu'à la consommation du siècle (1).» Ainsi donc suis le Seigneur. Qu'est-ce à dire? Imite-le. Qu'est-ce à dire encore? «Apprenez de moi que je suis doux et humble de coeur.» En effet, «quand je distribuerais

1. Mt 28,20

tous mes biens aux pauvres, et que je livrerais mon corps pour être brûlé, si je n'ai pas la charité, cela ne me sert de rien (1).»

C'est donc à la charité que j'excite votre charité, et je ne le ferais pas si vous n'en aviez déjà quelque peu. Je vous invite ainsi à poursuivre ce que vous avez entrepris, à perfectionner ce que vous avez commencé. Je vous prie aussi d'intercéder pour moi afin qu'en moi également se consomme la vertu que je vous enseigne. Tous en effet nous sommes imparfaits, et là seulement où tout est parfait nous atteindrons la perfection. «Mes frères, dit l'Apôtre Paul, je ne crois pas être arrivé.» Il s'explique: «Non que déjà j'aie atteint jusque là ou que je sois déjà parfait (2).» Quel homme oserait donc se vanter de l'être? Ah! plutôt, pour mériter d'être parfaits, confessons que nous sommes imparfaits.

1. 2Co 13,1-3 - 2. Ph 3,12-13





Augustin, Sermons 140