Augustin, Sermons 300

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SERMON CCC. FÊTE DES SAINTS MACCHABÉES, MARTYRES. I. LE CHRISTIANISME DES MACHABÉES.

ANALYSE. - Le peuple juif était chrétien puisqu'il était le peuple de Dieu et le peuple du Christ. A ce titre les Macchabées étaient chrétiens aussi. Mais en souffrant pour la défense de la loi de Moïse ce qu'ont souffert pour le Christ les martyrs postérieurs à l'incarnation, eux aussi méritent le titre de martyrs chrétiens. La loi en effet contenait le Christ; il y était voilé, mais il n'y était pas moins, et le Christ assure en personne que croire Moïse c'est le croire. Donc, chrétiens, sachons mourir pour la vérité, comme les Macchabées; et vous, mères chrétiennes, inspirez-vous de la foi et du courage de leur mère, martyre sept fois avant de mourir.

1. L'éclat et la solennité de ce jour viennent pour nous de la gloire des Macchabées. Pendant qu'on lisait le récit de leurs souffrances héroïques, non-seulement nous prêtions l'oreille, mais nous regardions en quelque sorte, nous étions spectateurs.

C'est dans les temps anciens, avant l'incarnation, avant la passion de notre Seigneur et Sauveur Jésus-Christ; que se sont accomplis ces faits; les Macchabées appartenaient an peuple qui a produit les prophètes de qui nous Tenons la prédiction des événements actuels. Irait-on croire qu'avant l'existence du peuple chrétien Dieu n'avait point de peuple? Mais, si je puis parler ainsi, c'est du reste la vérité, bien que ce ne soit pas la dénomination habituelle, le peuple juif était chrétien alors. Ce n'est pas à l'époque de sa passion que le Christ a commencé à avoir un peuple; son peuple était la postérité d'Abraham, d'Abraham de qui lui-même a dit en lui rendant témoignage: «Abraham a désiré voir mon jour; il l'a vu et s'est réjoui (1)». Voilà pourquoi ce peuple issu d'Abraham, ce peuple qui fut esclave en Egypte, qui fut délivré avec puissance de cette maison de servitude par le

1. Jn 8,56

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ministère de Moise le serviteur de Dieu, qui fut conduit à travers la mer Rouge, dont les vagues se retiraient devant lui, exercé ensuite dans le désert et soumis à la loi, est appelé le peuple du royaume. De ce peuple donc qui a produit les prophètes, comme je l'ai rappelé, sont issus nos glorieux martyrs. Sans doute le Christ n'était pas mort encore; mais à ce Christ qui devait mourir ils n'en durent pas moins la gloire du martyre.

2. La première chose que je voudrais donc faire observer à votre charité, c'est qu'en admirant ces martyrs vous ne croyiez pas qu'ils n'étaient pas chrétiens. Ils l'étaient, et si le nom de chrétien ne se répandit que plus tard, bien auparavant ils se montrèrent chrétiens par leurs actes. Sans doute, et c'est ce qui semblerait faire croire qu'ils ne confessaient pas le Christ, le roi impie qui les persécutait ne les contraignait pas à renier le Sauveur, comme y furent contraints plus tard les martyrs qui se couvrirent d'une gloire aussi éclatante pour ne pas obéir; car c'était à renier le Christ que les persécuteurs du peuple chrétien poussaient leurs victimes; et constamment attachés à publier la gloire du Christ, nos martyrs ont enduré des tourments analogues à ceux dont nous venons d'entendre la lecture. A ces martyrs plus récents qui ont par milliers empourpré la terre de leur sang, les persécuteurs disaient donc avec menaces Renie le Christ, et en ne le reniant pas ces chrétiens généreux enduraient ce qu'ont enduré les Macchabées. Mais à ceux-ci on criait: Renonce à la loi de Moïse; ils ne le faisaient pas, et c'est pour cette loi qu'ils souffraient. Les uns donc furent martyrisés pour le Christ, et les autres pour la loi de Moïse.

3. Mais voici un juif qui vient nous dire Comment regardez-vous nos martyrs comme vôtres? Avec quelle imprudence osez-vous célébrer leur mémoire? Lisez leur profession de foi; voyez s'il y est question du Christ. Nous répondons: Tu es vraiment un de ces malheureux qui n'ont pas cru au Christ, et qui, tombés, comme des rameaux brisés, de l'olivier qu'a remplacé l'olivier sauvage, sont restés sans sève au dehors du jardin (1): eh bien! que vas-tu répliquer, toi qui es du nombre de ces perfides? Si ces martyrs ne confessaient pas encore manifestement le

1. Rm 11,17

Christ, c'est que le mystère du Christ était voilé encore. L'Ancien Testament est-il autre chose que le Nouveau voilé; et le Nouveau, autre chose que l'Ancien dévoilé? Remarque donc ce que dit l'apôtre saint Paul de ces juifs infidèles qui sont tes pères, et malheureusement tes frères pour le mal. «Jusque maintenant ils ont un voile sur le coeur quand ils lisent Moïse. Ce voile demeure sans être levé, pendant qu'ils lisent l'Ancien Testament, et s'il n'est pas enlevé, c'est que le Christ seul le fait tomber. Une fois converti au Christ, dit saint Paul, ton voile disparaîtra (1)». Ces mots: «Le voile reste pendant qu'ils lisent l'Ancien Testament, et s'il n'est pas enlevé, c'est que le Christ seul le fait tomber»; ne s'entendent pas de la lecture même de l'Ancien Testament, mais du voile qui le recouvre. Ce n'est donc pas l'Ancien Testament qui est détruit; au contraire, il est complété par Celui qui a dit: «Je ne suis pas venu abolir la loi, mais l'accomplir (2)». Et quand le voile disparaît, c'est pour montrer ce qu'il recouvrait; et si ces secrets n'étaient pas ouverts, c'est qu'on n'en avait, pas approché encore la clef de la croix.

4. Aussi, contemple la passion du Seigneur; regarde-le suspendu au gibet, s'endormant quand il le veut, comme un lion, et mourant, non par contrainte, mais parce qu'il en ale pouvoir et pour mettre à mort la mort même, Considère bien ce spectacle; vois comment, sur sa croix, le Christ dit: «J'ai soif». Sans savoir à quoi ils servaient, ni ce qui s'accomplissait par leurs mains, les Juifs attachèrent une éponge à un roseau, après l'avoir trempée dans le vinaigre, et ils la lui présentèrent. Après avoir pris ce vinaigre, Jésus s'écria «J'ai fini, et baissant la tête il rendit l'esprit (3)». Qui se met en route avec autant de calme que meurt Jésus? Où voir autant de vérité, autant de puissance, que dans Celui qui avait dit «J'ai le pouvoir de déposer ma vie, j'ai aussi le pouvoir de la reprendre; nul ne me l'enlève, je la dépose de moi-même, et de moi-même je la reprends (4)». Réfléchir sérieusement à la puissance déployée par ce mourant, c'est reconnaître qu'il est vivant et qu'il règne. Eh bien! c'est ce que lui-même avait prédit aux Juifs par le ministère d'un prophète: «Je me suis endormi (5)», avait-il

1. 2Co 3,14-16 - 2. Mt 5,17 - 3. Jn 19,28-30 - 4. Jn 10,17-18 - 5. Ps 3,6

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dit, Ces paroles ne reviennent-elles pas à celles, ci: Pourquoi vous vanter de ma mort? Pourquoi vous glorifier vainement comme si vous m'aviez vaincu? «Je me suis endormi». Je me suis endormi parce que je l'ai voulu, et non parce que vous m'avez frappé; j'ai fait ce que j'ai voulu, et vous êtes restés dans votre crime. - Donc, après avoir pris le vinaigre, il s'écria: «J'ai fini». Qu'ai-je fini? Ce qui est écrit de moi. Qu'est-il écrit? «Ils m'ont donné du fiel pour nourriture, et dans ma soif ils m'ont abreuvé de vinaigre (1)».

Ainsi donc il regarde tout ce qui s'est fait déjà dans le cours de sa passion; déjà les Juifs ont secoué la tête devant sa croix; ils lui ont présenté du fiel; suspendu et étendu comme il est, ils ont compté ses os, se sont partagé ses vêtements, ont tiré au sort sa tunique sans couture. Quand il a regardé tout cela et mis en face tout ce que les prophètes avaient prédit touchant sa passion, il voit cette dernière et comme imperceptible circonstance qui n'est pas réalisée encore: «Dans ma soif, ils m'ont abreuvé de vinaigre». Afin donc que s'accomplisse aussi ce dernier point, il dit: «J'ai soif», et après avoir pris le vinaigre: «C'est fini», s'écria-t-il; puis, «inclinant la tête, il rendit l'esprit». Alors s'ébranla la terre jusque dans ses fondements, les rochers des enfers s'entr'ouvrirent et laissèrent à nu leurs sombres profondeurs, les tombeaux rendirent leurs morts; et, pour arriver au point que j'ai eu en vue en rapportant ces détails, comme le moment était venu d'éclairer à la lueur du mystère de la croix tout ce qui était voilé dans l'Ancien Testament, le voile du temple se rompit.

5. Ce fut aussi à dater de ce moment et après la résurrection, qu'on se mit à prêcher le Christ ouvertement, que commencèrent à s'accomplir avec éclat les autres prophéties relatives à lui, et que les martyrs le confessèrent avec une invincible constance. Ceux-ci après tout ne firent que confesser explicitement Celui qu'implicitement confessaient les Macchabées; que mourir pour le Christ dévoilé dans l'Evangile, quand les autres étaient morts pour le Christ encore voilé sous la loi. Les uns et les autres appartiennent au Christ, ils ont été les uns et les autres fortifiés par le Christ, couronnés par le Christ. Semblable à

1. Ps 68,22

un potentat qui marche précédé et suivi d'une armée de serviteurs, le Christ les compte à son service les uns et les autres; vois-le surtout lui-même assis en quelque sorte sur le char de son humanité, servi par ceux qui le précèdent, uniquement aimé par ceux qui le suivent. Veux-tu d'ailleurs te convaincre et te convaincre avec évidence qu'en mourant pour la loi de Moïse on mourait pour le Christ? Ecoute le Christ lui-même; Juif, écoute-le puisse enfin s'ouvrir ton coeur et le voile tomber de tes yeux! «Si vous croyiez Moïse, dit-il, vous me croiriez aussi». Entends cela, accueille cela, si tu le peux. Si réellement j'ai fait tomber ton voile, regarde. «Si vous croyiez Moïse, vous me croiriez aussi, car il a parlé de moi (1)». Mais si Moïse a parlé du Christ dans ses écrits, il s'ensuit qu'être mort réellement pour la loi de Moïse, c'est avoir donné sa vie pour le Christ. «Il a parlé de moi dans «ses écrits». J'ai été béni par la langue de mes confesseurs, je l'ai été aussi parle roseau des écrivains véridiques. Comment pouvez-vous discerner ce qu'écrivit le roseau de Moïse, vous qui avez attaché au roseau une éponge de vinaigre? Puissiez-vous boire enfin le vin mystérieux de Celui à qui vous avez présenté du vinaigre en blasphémant!

6. Les Macchabées sont donc réellement des martyrs du Christ. Aussi n'est-il ni déplacé ni inconvenant, mais fort convenable, au contraire; de célébrer avec éclat leur fête, surtout parmi les chrétiens. Les Juifs savent-ils en célébrer de semblables? On dit qu'il y a à Antioche, dans la ville qui doit son nom au prince qui les a persécutés, une église dédiée aux saints. Macchabées. Antiochus, en effet, a été leur impie persécuteur, et la mémoire de leur martyre se perpétue surtout à Antioche: ainsi sont réunis et le souvenir de la persécution, et la mémoire du couronnement. Cette église appartient aux chrétiens, elle a été bâtie par eux. C'est donc nous qui avons entrepris et qui avons le privilège de les glorifier; parmi nous aussi des milliers de martyrs, répandus dans tout l'univers, ont souffert comme eux.

Que nul donc, ires frères, n'hésite d'imiter les Macchabées, et qu'on se garde de croire qu'en les imitant on n'imite pas des chrétiens. Que l'ardeur à les imiter bouillonne en quelque sorte dans nos cours. Que les hommes

1. Jn 5,46

496

apprennent à mourir, pour la vérité; que les femmes fixent les veux sur la patience incomparable, sur l'ineffable courage de cette mère qui sut conserver ses enfants. Ah! elle savait les posséder, puisqu'elle ne craignait pas de les perdre. Chacun d'eux souffrit ce qu'il ressentait en lui-même; leur mère endura ce qu'elle voyait endurer à tous. Mère de sept martyrs, elle fut martyre sept fois; elle ne voulut pas se séparer d'eux en cessant de les regarder, elle les rejoignit en mourant. Elle les voyait tous, tous elle les aimait; le spectacle qu'elle avait sous les yeux lui faisait éprouver ce due tous ressentaient dans leur corps, et loin de s'intimider elle les encourageait.

7. Le persécuteur Antiochus la considérait comme une mère pareille aux autres mères. Détermine ton fils, lui dit-il, à ne pas se perdre. Oui, reprit-elle, je le déterminerai à vivre en l'exhortant à la mort; au lieu qu'en l'épargnant tu veux le faire mourir. Quelles paroles elle lui adressa! que de piété, que de tendresse maternelle y respirent! On ne sait qu'y admirer le plus, du sentiment naturel ou du sentiment surnaturel. «Mon fils, prends pitié de moi. Prends pitié de moi, mon fils, que j'ai porté neuf mois en mon sein, que j'ai allaité durant trois ans, et que j'ai amené jusqu'à cet âge, prends pitié de moi (1)». Tous attendaient qu'elle ajoutât: Cède à Antiochus et n'abandonne pas ta mère. Elle dit au contraire: Obéis à Dieu et garde-toi d'abandonner tes frères. Si tu sembles me quitter, c'est alors que tu ne me quittes pas; car je te posséderai dans un séjour où je ne craindrai plus de te perdre; là tu me seras conservé par le Christ, sans que puisse t'enlever Antiochus. Le jeune homme craignit Dieu, il écouta sa mère, répondit au roi, s'unit à ses frères et attira sa mère avec eux.

1. 2M 7,27




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SERMON CCCI. FÊTE DES SAINTS MACHABÉES, MARTYRS. II. LA PROSPÉRITÉ DES MÉCHANTS.

ANALYSE. - La mère des Macchabées exhortant ses enfants au martyre est une image touchante de l'Eglise notre mère, nous excitant à mourir généreusement pour Jésus-Christ. Pourquoi, demandera-t-on, Dieu n'a-t-il pas préservé les Macchabées de la mort comme il a su en préserver les trois jeunes Hébreux jetés dans la fournaise? Evidemment il a traité les Macchabées avec plus de bonté, puisqu'en ne les préservant pas de la mort il les a délivrés de tous les dangers que l'on court dans la vie. Antiochus a donc été pour eux, à son insu, l'instrument de la divine bonté, tout en se perdant lui-même. Par conséquent, pourquoi envier la prospérité des impies? C'est d'abord une témérité, tout au moins, puisque tu ne sais à quoi ils sont réservés après cette vie. C'est de plus un aveuglement étrange: Dieu a ses raisons pour leur laisser une place dans ce monde. Souvent en effet ils doivent donner le jour à des enfants vertueux; souvent aussi ils servent à exercer, à purifier et à sanctifier les justes. Mais dans l'autre monde, dans la vie bienheureuse, il n'y a pour eux aucune place. Pourquoi donc se scandaliser de leur prospérité si éphémère? Pourquoi ne pas s'occuper davantage de l'éternelle et ineffable félicité réservée aux justes après une vie si courte?

1. Un grand spectacle vient de passer sous les yeux de votre foi. Nous venons d'entendre, nous venons de voir en quelque sorte une mère faisant des voeux ardents pour que ses fils quittent cette vie avant elle: que ces voeux sont contraires aux voeux que font ordinairement les parents! Tous, en effet, veulent sortir de cette vie avant leurs enfants, et non pas après; tandis que cette mère généreuse voulait ne mourir qu'après les siens. Ah! c'est qu'elle ne perdait pas ses fils, elle s'en faisait précéder; c'est qu'elle considérait moins la vie qu'ils quittaient que celle où ils entraient. Ils cessaient de vivre, mais dans une région où ils devaient un jour mourir; et ils commençaient à vivre dans une patrie où leur vie (497) devait se prolonger sans fin. Peu contente de les regarder, ne les exhortait-elle pas avec un courage que nous avons admiré? Plus riche en vertus qu'en enfants, elle combattait avec eux en les voyant combattre, et leur victoire était également sa victoire. Dans son unité, cette femme, cette mère nous représente donc sensiblement une autre mère, la sainte Eglise, exhortant partout ses enfants à mourir pour le nom de l'Epoux divin qui les lui a donnés. C'est ainsi qu'arrosé par le sang des martyrs, le champ de l'univers, déjà ensemencé, a produit à l'Eglise d'amples moissons. Comment l'homme a-t-il obtenu ce bonheur? N'est-ce pas de Celui «qui sauve les justes et qui se déclare leur protecteur au jour de l'affliction (1)?»

2. Nous l'avons vu, nous le savons, Dieu s'est montré, au jour de l'affliction, le protecteur de ces trois Hébreux qui marchaient au milieu des flammes inoffensives, et qui sans en recevoir d'atteinte y louaient le Seigneur. Envers eux l'homme était cruel, et le feu indulgent. Nous avons vu, nous savons comme le Seigneur à sauvé ces justes: jetés dans la fournaise, ils ont converti, en y conservant la vie, le prince barbare qu'avait irrité leur langage. Car il crut en Dieu, et il édicta que quiconque blasphémerait le Dieu de Sidrach, de Misach et d'Abdénago, serait mis à mort et sa maison livrée au pillages (2). Que cet ordre ressemblait peu au premier! Quel était le premier? Périsse quiconque n'adorera pas la statue d'or! Et le second? Périsse quiconque aura blasphémé contre le vrai Dieu! Ainsi, sans avoir fléchi en rien, ces hommes fidèles changèrent le prince infidèle. Pour être restés fermes dans la foi, ils ne le laissèrent point persévérer dans son infidélité. Manifestement leur conservation vint de Dieu. Dieu était là, quand, sans brûler, ils le louaient.

Mais où Dieu était-il quand en le confessant aussi les Macchabées brûlaient et mouraient? Les uns étaient-ils des justes, et les autres des pécheurs? Lorsque tout à l'heure on lisait le martyre des Macchabées, nous les avons entendus confesser leurs péchés et reconnaître que s'ils souffraient tout cela, c'est que Dieu était irrité contre eux et contre les désordres de leurs pères (3). Et les trois Hébreux? Lisez,

1. Ps 36,39 - 2. Da 3,96 - 3. 2M 7

vous constaterez qu'eux aussi avouaient leurs propres iniquités et confessaient qu'ils souffraient justement. Egalement justes les uns et les autres, ils confessaient également leurs péchés, si même ils étaient également justes, c'est qu'également ils se reconnaissaient pécheurs; et ils étaient irrépréhensibles, parce qu'ils ne mentaient pas. «Si nous prétendons, dit saint Jean, être sans péché, nous nous trompons nous-mêmes, et la vérité n'est pas en nous. Mais si nous confessons nos péchés, Dieu est fidèle et juste pour nous les remettre et pour nous purifier de toute iniquité (1)». Aussi le caractère des justes est-il d'avouer leurs fautes, et le caractère des orgueilleux de soutenir leurs mérites.

Tous ces justes donc confessaient également leurs péchés, glorifiaient également Dieu, étaient également disposés à mourir pour ses lois. Comment alors les uns sont-ils délivrés des flammes et les autres y sont-ils consumés? Dieu protégeait-il les uns et abandonnait-il les autres? Loin de nous cette idée! Dieu a protégé les uns et les autres; les uns secrètement, et les autres ostensiblement. Il délivrait visiblement ceux-ci, invisiblement il couronnait ceux-là. Les premiers, en effet, furent délivrés de la mort, mais ils restèrent au milieu des tentations de cette vie; sauvés du feu, combien de dangers ils avaient à courir encore; vainqueurs d'un tyran, il leur fallait lutter encore contre le diable. Appliquez ici, mes frères, votre intelligence de chrétiens. Oui, les Macchabées ont été délivrés d'une manière plus désirable et plus sûre. Les trois jeunes Hébreux, en surmontant une tentation, avaient à courir encore toutes les autres; les Macchabées, en terminant leur vie, se trouvaient préservés de toutes. Ajoutons que, d'après un arrêt divin, arrêt mystérieux sans doute, mais pourtant juste, Nabuchodonosor mérita de se convertir, tandis qu'Antiochus s'endurcit; que l'un trouva miséricorde, et que l'autre ne fit que croître en orgueil.

3. Mais combien et jusqu'à quel degré s'éleva son orgueil? «J'ai vu l'impie s'élever au-dessus des cèdres du Liban». Jusques à quand? combien de temps durera cette élévation? «J'ai passé, et voilà qu'il n'était plus; je l'ai cherché, et je n'ai point trouvé sa place (2)». Je le comprends, tu l'as cherché sans le trouver,

1. 1Jn 1,8-9 - 2. Ps 36,35-36

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parce que tu es monté plus haut. Veux-tu, mon frère, te convaincre que l'impie n'est plus là? Veux-tu le chercher et ne trouver pas sa place? Passe. Qu'ai-je entendu par ce mot, Passe? Ne tremble point; je n'ai pas voulu dire: Meurs. Tu croyais que je te disais: Sors de cette vie, et comme tu n'en es pas sorti, tu tremblais. Comment n'en es-tu pas sorti? C'est que tu n'as pas élevé ton coeur au-dessus des charmes de la prospérité temporelle, tu ne l'as pas élevé au-dessus des séductions de la chair, de ces attraits du siècle qui le provoquent et lui inspirent la crainte des humaines adversités. Car tu t'imagines que le bonheur est dans ce inonde, et tu ne songes point que c'est plutôt le malheur. Ah! la félicité du royaume des cieux n'a fait aucune impression sur ton coeur; du ciel il n'est descendu sur tes passions aucun vent rafraîchissant. Te dit-on que la prospérité du monde est une prospérité trompeuse? Tu n'oserais contredire; mais je vois ce qui se passe dans ton coeur; peut-être même te moques-tu de ce langage, peut-être en ris-tu et vas-tu jusqu'à t'écrier: Oh! si seulement je jouissais de ce bonheur! J'ignore ce qui m'arrivera plus tard. Non content même de dire: J'ignore, ne vas-tu pas jusqu'à ajouter: «Le temps de notre vie est court et plein d'ennui; l'homme une fois mort ne reparaît plus, et l'on n'en connaît point qui soit revenu des enfers (1)». Dis au moins que tu n'en connais point, l'aveu de son ignorance est un pas fait vers la connaissance. Je suppose donc que tu me dises: J'ignore ce qui arrivera après la mort; j'ignore si les justes seront heureux et les pécheurs malheureux, ou bien si les uns et les autres seront également rentrés dans le néant. Eh bien! quand même tu ignorerais cela, tu n'oseras avancer que les pécheurs seront heureux après la mort, et les justes malheureux. Et quand tu serais porté à croire que les uns et les autres auront également perdu toute existence, tu ne peux dire que le sort des impies après la mort sera préférable à celui des justes, et que ceux-ci seront plongés dans le malheur. Non, ton ignorance ne saurait te suggérer cette idée. Tu peux donc dire: J'ignore si les justes seront heureux après leur mort et les impies malheureux, ou bien si les uns et les autres sont insensibles; si seulement j'étais heureux ici, pendant

1. Sg 2,1

que j'ai vie et sensibilité! Mais parler ainsi, ce n'est pas t'être élevé encore; ce n'est pas être allé au-delà des pensées de terre, de poussière, de fumée, de vapeur, de chair, de mort; et si l'impie te semble élevé encore au-dessus des cèdres du Liban, si tu cherches encore sa place et que tu la trouves, c'est que tu n'es pas sorti d'ici encore.

4. Tu cherches sa place, tu la trouves; mais ici effectivement il a sa place en ce monde. Serait-ce sans raison qu'il a été créé par Dieu qui connaît l'avenir, que ce même Dieu le nourrit, fait lever sur lui son soleil et tomber la pluie, l'épargne avec tant de patience malgré sa perversité et ses crimes? Sûrement non. Il a donc ici sa place. Sans doute, nous ne pouvons découvrir toutes les raisons de cette disposition divine, mais Dieu les connaît, lui qui sait disposer toutes choses. Ainsi, pour ne parler pas des autres persécuteurs, quelle place n'occupait pas ici ce misérable Antiochus? Par lui le peuple de Dieu a été châtié et éprouvé; par lui encore ont été couronnés nos jeunes et saints Macchabées. Voilà pourquoi il avait ici sa place. C'était un méchant prince, mais Celui qui est nécessairement tout bon l'a fait servir au bien. De même, en effet, que les méchants font mauvais usage des créatures qui sont bonnes, ainsi le Créateur qui est bon fait bon usage des méchants. Créateur du genre humain tout entier, il sait quel parti tirer d'eux. C'est l'orfèvre qui porte, qui pèse et qui place le minerai. Pour embellir un tableau, le peintre sait où placer les ombres; et Dieu, pour faire l'ordre dans la création, ne saurait où placer les pécheurs?

D'ailleurs, si dans les siècles précédents la patience divine n'avait conservé des pécheurs, d'où naîtraient aujourd'hui tant de fidèles? Il épargne donc des méchants, afin qu'ils donnent le jour aux bons, à ceux qui deviennent bons par la grâce de Dieu, attendu que toute la masse du péché est une masse condamnée.

Qu'y a-t-il de plus pervers que le démon? Que de biens cependant Dieu n'a-t-il pas tirés de sa perversité? Sans la méchanceté du traître, le sang du Rédempteur n'eût pas coulé pour notre salut. Lis l'Evangile et vois ces mots qui y sont écrits: «Le diable mit au coeur de Judas le dessein de livrer le Christ (1)». Le diable est méchant, Judas l'est

1. Jn 13,2

499

aussi; l'instrument est bon pour la main qui l'emploie. Ainsi le démon fit de son instrument un usage mauvais; mais le Seigneur les fit servir au bien l'un et l'autre. Eux voulaient notre ruine: le Seigneur daigna tirer d'eux notre salut.

5. Judas a livré le Christ et a été condamné; il l'a livré, et il est damné encore: le Père aussi l'a livré, et on l'en glorifie. Je le répète, Judas a livré son Maître, et il est condamné; le Fils est livré lui-même et on l'en bénit. Nous savons tous comment Judas a livré le Christ. Peut-être vous attendez-vous à apprendre comment le Père a livré son Fils? Mais vous le savez aussi. Je le redirai néanmoins afin de réveiller vos souvenirs. Ecoute l'Apôtre, il dit de Dieu le Père: «Il n'a pas épargné son propre Fils, mais il l'a livré pour nous tous (1)». Ecoute aussi ce qu'il dit du Fils: «Il m'a aimé, et pour moi il s'est livré lui-même (2)». Voilà déjà le Père qui livre le Fils et le Fils qui se livre lui-même; mais en livrant ainsi ils sont l'un et l'autre Sauveurs, parce qu'ils sont créateurs l'un et l'autre. Qu'a donc fait Judas? Eh! quel bien a-t-il fait? De lui on a tiré du bien, ce n'est pas lui qui l'a fait, car il ne se disait pas: Je vais livrer le Christ pour délivrer genre humain. Judas était inspiré par l'avarice, et Dieu par sa miséricorde. Aussi Judas n'a-t-il été payé que de ce qu'il a fait, et non pas de ce que Dieu a fait par lui.

6. Pourquoi ces réflexions? C'est que l'impie a réellement sa place en ce monde; c'est que Dieu connaît sûrement ceux qui sont à lui (3); c'est qu'il sait quel parti tirer en leur faveur de ceux qui ne sont pas à lui. Mais toi, si tu l'élèves, si tu foules aux pieds les choses de la terre, si tu ne réponds pas à tort que tu as le coeur au ciel, tu y chercheras la place de l'impie, et tu ne la trouveras pas. Eh! quelle place aurait-il dans cette vie future? Aurons-nous besoin d'y être exercés encore par les méchants? L'or y a-t-il besoin d'être purifié encore avec la paille? Le monde entier est comme un immense atelier d'orfèvre; les justes y sont comme l'or, et les impies comme la paille; les tribulations y sont comme le feu, et Dieu même y est l'orfèvre. Quand l'homme religieux loue Dieu, c'est l'or qui brille; quand l'impie le blasphème, c'est la paille qui fume. Sous le poids de la même affliction comme à

1. Rm 8,32 - 2. Ga 2,20 - 3. 2Tm 2,19

la chaleur du même feu, l'un se purifie, l'autre se consume, et tous deux néanmoins font éclater la gloire de Dieu.

7. Un mot maintenant, mes bien-aimés, pour vous encourager et moi aussi. Elevons-nous, avec l'aide de Dieu, au-dessus des pensées charnelles, tenons au ciel notre coeur, pensons a la vie future: on y est quand on y a le coeur. Où vois-tu l'impie? Il n'y sera point. Ici on avait besoin de lui; là tu le chercheras, mais sans trouver sa place. Vous donc qui vivez de la foi, vous dont le coeur est droit, vous qui comptez sur la félicité future, félicité vraie et éternelle; lorsque vous voyez les humains s'attacher et prendre plaisir aux vaines et trompeuses félicités de cette vie, si vous êtes pieux, gémissez; si vous avez la santé, pleurez.

Voici comment s'accuse lui-même cet homme qui sans doute était déjà au-dessus de la terre, mais qui n'y était pas entièrement, qui n'y était pas assez, et dont les pieds avaient chancelé. Il ne, niait point que Dieu connût tout; mais comme s'il avait eu les pieds ébranlés, il chancela. Il chancela? Qu'est-ce à dire? Il hésita. Or, que dit-il en se reprochant de n'avoir pas eu le coeur droit? Pourquoi nies pieds ont-ils chancelé? «Parce que je me suis indigné contre les pécheurs, en voyant la paix dont ils jouissent». Je me suis indigné contre les impies; en les voyant riches; j'ai même dit que je ne gagnais, rien à pratiquer la justice, «qu'inutilement je m'étais purifié le coeur et lavé les mains parmi les innocents». Mais dans cette incertitude, voici comment j'ai commencé à voir la vérité. «Voici comment j'ai commencé à connaître; ç'a été pour moi un rude travail»; un rude travail pour résoudre cette question. Il y a vraiment fatigue à voir le méchant dans la prospérité et le juste dans l'adversité, pendant que Dieu siège sur son tribunal au-dessus de l'un et de l'autre. C'est donc ce juste Juge qui dispense aux méchants la fortune, et l'infortune aux bons. «C'est pour moi un travail». Mais jusqu'à quand dure-t-il? «Jusqu'à ce que je sois entré dans le sanctuaire de Dieu et que j'aie jeté les yeux sur les fins dernières». C'est donc en jetant les yeux sur les fins dernières que tu parviendras au repos que donne la découverte, et que tu échapperas aux tourments de la recherche.

8. Ah! considère cet avenir suprême où il (500) n'y aura ni méchant heureux ni bon malheureux. Que dit en effet le prophète? «Que n'ai-je pas au ciel?» Je le sais maintenant, mais c'est depuis que je suis entré dans le divin sanctuaire et que j'ai médité les dernières fins. «Que n'ai-je pas au ciel?» J'y ai l'incorruptibilité, l'éternité, l'immortalité, sans douleur, sans crainte, sans terme à mon bonheur. «Que n'ai-je pas au ciel?» Que ne m'y est-il pas réservé? «Et hors de vous, qu'ai-je voulu sur la terre (1)? - Que n'ai-je pas au ciel?» Puis-je dire ce qui m'y attend? Comment l'expliquer? Aussi ces mots: «Que n'ai-je pas au ciel?» sont plutôt un cri d'admiration qu'un commencement d'énumération. Pourquoi ne pas dire ce qui t'y est réservé? Eh! comment dire «ce que l'oeil n'a point vu, ce que l'oreille n'a point entendu, ce que le coeur de l'homme n'a point pressenti (2)?» Foulez aux pieds ce qui est en bas, car ce n'est rien; espérez ce qui est en haut, car on ne saurait l'expliquer; puis, avec cette foi, ne vous indignez pas à propos des pécheurs quand ils vous paraissent heureux; c'est un faux bonheur, ils sont malheureux réellement. Pour vous, «réjouissez-vous dans le Seigneur (3)»; et si vous avez des richesses, des honneurs, des dignités temporelles, gardez-vous d'y placer pour vous le bonheur.

Quand on sait se réjouir dans le Seigneur et considérer ses fins dernières, la félicité de ce monde n'est pas un honneur, c'est un fardeau. La prospérité du siècle est un danger; il est à craindre que celui qui en jouit ne se corrompe, non pas le corps, mais le coeur, car c'est une fausse félicité. Aussi les hommes pieux qui semblent être quelque chose dans ce monde ne se réjouissent pas de cela, ils mettent leur joie à accomplir les préceptes du Seigneur. Aux caresses et aux menaces du monde ils

1. Ps 72,3-25 - 2. 1Co 2,9 - 3. Ps 31,11

préfèrent les divins commandements; tout ce qui est visible, ils le foulent aux pieds; ils s'élèvent au dessus, ils s'y élèvent en esprit et non de corps. Non-seulement ils s'élèvent au-dessus de ce qui est visible, car il est facile de s'élever au-dessus de ce qu'on foule aux pieds; mais ils s'élèvent au-dessus de tout ce qui est muable. Il est vrai: tout ce qui est visible est muable; mais tout ce qui est muable n'est pas visible; ainsi tout invisible qu'elle soit, l'âme est muable. Elève-toi donc au-dessus de tout ce qui se voit, au-dessus également de tout ce qui ne se voit pas et qui change, pour arriver jusqu'à Celui qui ne se voit pas et qui ne change pas. Arriver jusqu'à lui, c'est arriver jusqu'à Dieu.

9. Maintenant donc vis de la foi, règle ta vie; comme Dieu est si élevé, nourris tes ailes; crois ce que tu ne peux voir encore, pour mériter de voir ce que tu crois. Vivons comme des voyageurs, songeons que nous passons et nous pécherons moins. Rendons grâces surtout au Seigneur notre Dieu, de ce qu'il a voulu que le dernier jour de notre vie ne fût ni éloigné ni certain. De la première enfance à la vieillesse décrépite, l'espace est court, en effet. Qu'importerait à Adam d'avoir tant vécu, s'il était mort seulement aujourd'hui? Qu'y a-t-il de long une fois qu'on est au terme? On ne peut rappeler le jour d'hier; aujourd'hui est poussé par demain, il faut qu'il passe. Durant une vie si courte, conduisons-nous bien, et allons dans cette autre vie d'où l'on ne sort pas. - Maintenant même, tout en parlant, ne passons-nous pas? Les paroles se précipitent en tombant des lèvres; ainsi en est-il de nos actions, de nos honneurs, de notre misère, de notre félicité. Tout passe; mais ne tremblons point: «Le Verbe de Dieu subsiste éternellement (1)».

1. Is 40,8





Augustin, Sermons 300