Augustin, Sermons 307

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SERMON CCCVII. DÉCOLLATION DE SAINT JEAN-BAPTISTE. I. DU SERMENT.

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ANALYSE. - C'est pour avoir prêté un serment téméraire qu'Hérode est amené à commettre le crime énorme de la décollation de saint Jean-Baptiste. N'est-ce donc pas avec raison que l'Évangile nous interdit toute espèce de serment? Sans doute tout serment n'est pas coupable; Dieu lui-même fait des serments dans l'Écriture. Mais le faux serment est un si grand crime, et notre fragilité si connue, que pour nous préserver plus efficacement du faux serment, Dieu a voulu nous interdire le serment quel qu'il soit. Détruisons en nous la funeste habitude du serment; mon expérience personnelle prouve qu'on y peut réussir.

1. La lecture du saint Evangile nous a mis sous les yeux un spectacle sanglant; nous avons vu, en haine de la vérité et servi par la cruauté, un mets funèbre, la tête même de Jean-Baptiste présentée dans un bassin, Une jeune fille danse, sa mère a la rage dans le coeur, au milieu des délices et des dissolutions d'un banquet, on prête, puis on accomplit un serment téméraire et impie.

Ainsi se réalisa dans la personne de saint Jean ce que saint Jean avait prédit. Il avait dit, en parlant de Notre-Seigneur Jésus-Christ: «Il faut qu'il croisse et que je diminue (Jn 3,20)». Jean fut donc diminué de la tête, et Jésus élevé sur la croix. La haine contre Jean naquit de la vérité même. On ne pouvait souffrir avec calme les avertissements que donnait ce saint homme de Dieu, et qu'il ne donnait qu'en vue du salut de ceux à qui il les adressait; et on lui rendit le mal pour le bien. Pouvait-il faire entendre autre chose que ce qui remplissait son coeur; et eux pouvaient-ils répondre autre chose aussi que ce qu'ils avaient dans l'âme? Jean sema le bon grain, mais il recueillit des épines. «Il ne vous est pas permis, disait-il au roi, de garder l'épouse de votre frère (Mc 6,17-28)». Esclave de sa passion, le roi en effet retenait chez lui, malgré la loi, la femme de son frère; mais la passion ne l'enflammait pas jusqu'à lui faire répandre le sang. Il honorait même le prophète qui lui disait la vérité. Quant à la femme détestable qu'il gardait, elle nourrissait une haine secrète qui devait finir par éclater dans l'occasion. Comme elle nourrissait cette haine, elle fit paraître sa fille, elle la fit danser; et le roi qui regardait Jean comme un saint, qui le craignait même par respect pour Dieu, sans toutefois lui obéir, s'affligea lorsqu'il vit qu'on lui demandait de livrer dans un bassin la tête de Jean-Baptiste; mais, par égard pour son serment et pour les convives, il envoya un archer et accomplit ce qu'il avait promis.

2. Ce passage nous invite, mes frères, à vous dire quelques mots du serment, afin de mieux régler votre conduite et vos moeurs.

Le faux serment n'est pas un péché léger; c'est même un péché si grave que pour le prévenir le Seigneur a interdit tout serment. Voici ses paroles: «Il a été dit: Tu ne te parjureras point, mais tu tiendras au Seigneur tes serments. Et moi je vous dis de ne jurer en aucune façon; ni par le ciel, parce que c'est le trône de Dieu; ni par la terre, parce qu'elle est l'escabeau de ses pieds; ni par tout autre objet; ni par ta tête, parce que tu ne peux pas rendre un seul de tes cheveux blanc ou noir. Que votre langage soit: Oui, oui; non, non; car, ce qui est en plus vient du mal (Mt 5,33-37)».

3. Nous trouvons néanmoins, dans les saintes Écritures, que le Seigneur jura lorsque Abraham lui obéit jusqu'à immoler son fils bien-aimé. Un ange, en effet, lui cria du haut du ciel: «Je le jure par moi-même, dit le Seigneur; parce que tu as été docile à ma voix et qu'en ma considération tu n'as pas épargné ton bien-aimé fils, je te comblerai de mes bénédictions et je multiplierai ta postérité comme les étoiles du ciel et comme - 520 - le sable de la mer, et dans ta race seront bénies toutes les nations (1)». Si maintenant vous voyez les chrétiens remplir tout l'univers, c'est un effet de ce fidèle serment de Dieu. Dans les Psaumes il était dit également et par avance, de. Notre-Seigneur Jésus-Christ: «Le Seigneur a fait ce serment, dont il ne se repentira point: Vous êtes le prêtre éternel, selon l'ordre de Melchisédech (2)». Ceux qui connaissent l'Ecriture savent ce qu'offrit Melchisédech, quand il bénit Abraham (3). A cause des catéchumènes nous ne devons pas le rappeler; mais les fidèles reconnaissent ici la prédiction de ce que nous voyons accompli aujourd'hui. Or, d'où vient cet accomplissement? Du serment prêté par le Seigneur. «Le Seigneur a fait ce serment, et il ne s'en repentira point» comme Hérode s'est repenti de celui qu'il avait fait.

4. Puisque Dieu a juré, pourquoi le Christ Notre-Seigneur, défend-il aux siens de jurer? Le voici. Ce n'est pas un péché d'assurer la vérité par serment; mais comme il y a un crime énorme à affirmer par serment le mensonge, n'est-il pas vrai qu'on n'est pas exposé à commettre ce crime quand on ne jure pas du tout, et qu'on y est exposé davantage quand on jure pour la vérité? En t'interdisant de jurer, le Seigneur te défend donc de marcher sur le bord étroit du précipice, dans la crainte que ton pied venant à glisser, tu n'y tombes. Le Seigneur pourtant a juré, reprend-on. - Il jure sans danger, puisqu'il ne sait mentir. Ne te préoccupe pas des serments que Dieu a

1. Gn 22,16-18 - 2. Ps 109,4 - 3. Gn 14,18-20

faits; il n'y a peut-être que lui qui doive en faire. Que fais-tu en jurant? Tu prends Dieu à témoin. Tu le prends à témoin; lui s'y prend lui-même. Mais à toi qui n'es qu'un homme et qui te trompes fréquemment, il arrive bien souvent de prendre la vérité à témoin de tes erreurs. De plus, on se parjure quelquefois même sans le vouloir, c'est quand on croit vrai ce qu'on affirme avec serment. Sans doute le péché n'est pas alors aussi grave que le péché commis quand on affirme par serment ce qu'on sait être faux. Qu'on fait bien mieux, et qu'on est moins exposé à commettre ce grave péché, lorsqu'on écoute le Christ Notre-Seigneur, et que jamais on ne jure!

5. Je sais que c'est pour vous une habitude difficile à détruire; en nous aussi elle a été difficile à extirper. Cependant la crainte de Dieu nous a aidé à bannir le serment de notre bouche. Nous vivons au milieu de vous: qui nous a jamais entendu jurer? Et pourtant n'avais-je pas l'habitude de jurer chaque jour? Mais après avoir lu l'Evangile, j'ai craint, j'ai lutté contre cette habitude, et tout en luttant, j'invoquais l'appui du Seigneur. Le Seigneur m'a accordé la grâce de ne plus jurer, et rien ne m'est plus facile que de m'en abstenir. Je fais cette communication à votre charité pour empêcher qui que ce soit de dire: Qui peut s'en empêcher? Oh! si on craignait Dieu! Oh! si les parjures tremblaient devant lui! Bientôt la langue aurait un frein, on s'attacherait à la vérité et le serment aurait disparu (1).

1. Voir ci-dev. serm. CLXXX.




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SERMON CCCVIII. DÉCOLLATION DE SAINT JEAN-BAPTISTE. II. DU SERMENT.

ANALYSE. - 1. On doit éviter de se jeter dans l'embarras inextricable où s'est jeté Hérode en faisant un serment téméraire. 2. Si la chose promise avec serment est mauvaise, mieux vaut ne pas la faire, à l'exemple de David. 3. On se rend bien coupable lorsqu'on provoque un faux serment. Histoire de Tutelymène.

1. Le trait évangélique que nous avons entendu aujourd'hui, me donne occasion de dire à votre charité: Vous voyez que ce misérable Hérode aimait saint Jean, l'homme de Dieu; mais que dans l'ivresse de la joie et des séductions d'une danseuse, il jura témérairement et promit de donner tout ce que lui demanderait cette jeune fille, qui l'avait captivé en dansant devant lui. Il s'affligea néanmoins lorsqu'il vit qu'on lui faisait une demande cruelle et criminelle; à ses yeux c'était un crime horrible: mais placé entre son serment et la requête de la jeune fille, craignant tout à la fois et de commettre un forfait sanglant et de se rendre coupable de parjure, pour ne pas offenser Dieu en se parjurant, il prit le parti de l'offenser en versant le sang (1).

Que devait-il donc faire? me demande-t-on. Répondrai-je: Il ne devait pas s'engager par serment? Mais qui ne voit cette vérité? D'ailleurs, on ne me consulte pas pour savoir s'il devait prêter ce serment; mais ce qu'il devait faire après l'avoir prêté. La question est grave. Son serment était téméraire: qui l'ignore? Il ne l'en a pas moins prêté; et la jeune fille vient de requérir la tête de saint Jean. Que doit faire Hérode? Donnons-lui un conseil. Lui dirons-nous: Epargne Jean, ne commets pas ce crime? C'est conseiller le parjure. Lui dirons-nous: Ne te parjure pas? C'est exciter au crime. Triste embarras!

1. Mc 6,17-28

Avant donc de vous jeter dans ce filet inextricable, renoncez aux serments téméraires; oui, mes frères; oui, mes enfants, je vous en supplie, renoncez-y avant d'en avoir contracté la funeste habitude. Est-il besoin de vous précipiter dans une impasse où nous ne savons quel conseil vous donner?

2. Toutefois, en examinant avec plus de soin les Écritures, j'y rencontre un exemple qui me montre un homme pieux et saint tombant dans un serment téméraire et aimant mieux ne pas accomplir ce qu'il avait promis, que d'être fidèle à son serment en répandant le sang humain. Je vais rappeler ce trait à votre charité.

Pendant que Saül persécutait le saint homme David, celui-ci, pour échapper à Saül et à la mort, allait où il pouvait. Or, un jour il demanda à un homme riche, nommé Nabal, occupé de la tonte de ses brebis, les aliments nécessaires pour le soutenir, lui et ses compagnons d'armes. Cet homme sans entrailles les lui refusa, et, ce qui est plus grave, il répondit en l'outrageant. Le saint jura de le mettre à mort. Il avait des armes, en effet, et sans réfléchir assez il fit serment de tirer de lui une vengeance qui lui était facile et que la colère lui représentait comme juste. Il se mit donc en route pour accomplir son serment. L'épouse de Nabal, Abigaïl vint à sa rencontre, lui amenant les aliments qu'il avait demandés. Elle le supplia humblement, le gagna et le détourna de répandre le sang de son mari (1S 25). Ainsi, après avoir fait un serment téméraire, David ne l'accomplit point, inspiré par une piété plus grande.

Je reviens donc, mes très-chers frères, à la leçon que je vous dois. Il est vrai, le saint roi dans sa colère ne répandit pas le sang de cet homme: mais qui peut nier qu'il ait fait un - 522 - faux serment? De deux maux il a choisi le moindre; le dernier étant moins grave que n'eût été le premier. Bien que considéré en lui-même, le faux serment fait un grand mal. Vous devez donc travailler d'abord et lutter contre votre funeste, funeste, funeste et très-funeste habitude, et faire disparaître les serments que vous avez à la bouche.

3. Cependant si un homme demande de toi un serment, si cet homme n'exige que ce serment pour se convaincre que tu n'as point fait ce qu'il t'attribue et dont il est possible que tu sois innocent, et que tu jures pour le délivrer de ce mauvais soupçon, tu ne pèches pas autant que celui qui exige ce serment, attendu que le Seigneur Jésus a dit: «Que votre langage soit: Oui, oui; non, non. Ce qui est en plus vient du mal (1)». C'est du serment que parlait alors le Sauveur, et il a voulu nous faire entendre ici que le serment vient d'un principe mauvais. Quand on y est provoqué, le principe mauvais est dans celui qui provoque et non dans celui qui jure. Ce principe, d'ailleurs, n'est-il pas commun au genre humain? Ne repose-t-il pas sur l'impossibilité où nous sommes de voir réciproquement nos coeurs? Jurerions-nous jamais si nous les voyions? Qui exigerait de nous un serment, si chacun voyait clairement la pensée même dé son prochain?

4. Ecrivez dans vos coeurs ce que je vais vous dire: Provoquer à faire un serment quand on sait que ce serment sera faux, c'est être plus qu'homicide car alors on tue l'âme, ou plutôt on tue deux âmes: l'âme de celui qui provoque et l'âme de celui qui jure; au lieu que l'homicide ne tue que le corps. Tu sais que tu dis vrai, que ton interlocuteur dit faux: et tu le forces à jurer? Le voilà donc qui jure, qui se parjure, qui se perd: qu'y as-tu gagné? Ah! tu t'es perdu aussi, en te rassasiant de sa mort.

1. Mt 5,37

5. Je vais vous citer un trait dont je n'ai point parlé encore à votre charité, et qui est arrivé au milieu de ce peuple, de cette église. Il y avait ici un homme simple, innocent, bon chrétien, et connu de beaucoup d'entre-vous, habitants d'Hippone, ou plutôt connu de vous tous sous le nom de Tutelymène. Qui de vous, citoyens de cette ville, n'a connu Tutelymène? Eh bien! voici ce que j'ai appris de lui-même.

Quelqu'un, je ne sais qui, refusa de lui rendre ce que Tutelymène lui avait confié, ou ce qu'il devait à Tutelymène, qui d'ailleurs s'était fié à lui. Tutelymène ému lui demanda de faire serment. Le serment fut prêté, Tutelymène perdit son bien, mais l'autre se perdit lui-même. Or, Tutelymène, homme grave et fidèle, ajoutait que la même nuit il fut cité devant le juge, que tout tremblant il fut emporté avec rapidité devant un homme très-grand et admirable qui siégeait sur un trône, et à qui obéissaient de très-grands serviteurs aussi; que dans son trouble on le fit passer par derrière et qu'on l'interrogea en ces termes: Pourquoi as-tu excité cet homme à jurer, puisque tu savais qu'il ferait un faux serment? C'est qu'il me refusait ce qui était à moi, répondit-il. Ne valait-il pas mieux, lui fut-il répliqué, faire le sacrifice de ce que tu réclamais, que de perdre par un faux serment l'âme de cet homme? On le fit étendre alors et frapper, frapper si fortement qu'à son réveil on voyait sur son dos la trace des coups reçus. Après cette correction, on lui dit: On t'épargne à cause de ton innocence; à l'avenir, prends garde de recommencer.

Cet homme avait commis un péché grave, et il en fut châtié; mais bien plus grave encore sera le péché de quiconque fera ce qu'il a fait après avoir entendu ce discours, cet avertissement, cette exhortation. Prenez garde au faux serment, prenez garde au jugement téméraire. Or, vous éviterez sûrement ces deux maux, si vous détruisez en vous l'habitude de jurer.




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SERMON CCCIX. FÊTE DE SAINT CYPRIEN, MARTYR. I. CIRCONSTANCES DE SON MARTYRE.

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ANALYSE. - Si le jour de sa mort fut pour son peuple un jour de deuil, le jour de sa fête n'excite en nous que la joie, car toutes les circonstances de son martyre ont contribué à sa gloire. On l'envoie d'abord eh exil, mais y a-t-il un exil pour le chrétien, qui trouve Jésus-Christ partout? Revenu de l'exil, il attend avec bonheur le moment de la mort que le ciel lui a annoncée. Saisi par deux bourreaux, il est heureux de marcher au milieu d'eux comme Jésus-Christ au milieu des deux larrons. Durant la nuit qu'il passe en attendant l'heure du martyre, il commande en pasteur vigilant de mettre en sûreté les jeunes filles qui se trouvent mêlées au peuple accouru autour de lui. Ah! qu'il réfléchissait à ses intérêts bien mieux que ne le lui conseillait le juge qui voulait l'amener à sacrifier aux idoles! Pour veiller sur nos propres intérêts, passons chacun de nos jours comme s'il était le dernier de notre vie; et nous unissant à saint Cyprien qui accepte la mort de grand coeur, avec lui rendons grâces à Dieu.

1. Une solennité si belle et si religieuse, consacrée à célébrer la mort d'un bienheureux martyr, demande que nous vous adressions le discours que nous devons faire entendre à vos oreilles et à vos coeurs. Sans aucun doute l'Eglise alors fut affligée, non du malheur de ce martyr, mais du regret de le perdre; elle aurait voulu jouir toujours de la présence d'un tel pasteur, d'un tel docteur. Mais après s'être affligés et inquiétés du combat, les fidèles se consolèrent en voyant le vainqueur couronné. Et maintenant ce n'est pas seulement sans tristesse, c'est de plus avec une joie immense que nous nous rappelons et que nous lisons avec amour ce qui s'est alors accompli; ce jour enfin n'est plus un jour de crainte, c'est un jour de joie; nous ne redoutons point de le voir se lever avec un appareil menaçant, nous attendons plutôt son gai retour. Ainsi donc, contemplons avec bonheur toute la carrière parcourue par ce fidèle, par ce courageux, par ce glorieux martyr, que nos frères considéraient avec alarmes au moment où il allait y entrer.

2. Le premier pas qu'il y fit, fut d'être envoyé en exil à Curube, pour avoir confessé le Christ avec foi: mais sans nuire à saint Cyprien, cet exil profita grandement à cette ville. Eh! où pouvait-on l'envoyer, sans qu'il y trouvât Celui à qui on le punissait d'avoir rendu témoignage? Le Christ a dit: «Voici que je suis avec vous tous les jours jusqu'à la consommation du siècle (1)»; aussi accueillait-il ce membre de son corps partout où le jetait la rage de l'ennemi. O aveugle infidélité du persécuteur, si tu cherches pour le chrétien un lieu qui soit vraiment pour lui un lieu d'exil, découvre d'abord, si tu le peux, un lieu d'où il te soit possible de faire sortir le Christ. Tu veux jeter cet homme de Dieu de sa patrie sur une terre étrangère; mais avec le Christ il n'est exilé nulle part, et avec son propre corps il l'est partout sur la terre.

Après avoir parlé de ce voyage que l'ennemi considérait comme un exil et dont Cyprien ne ressentit point la peine, rappelons et contemplons avec joie ce qui vient ensuite dans l'histoire de son martyre. Lorsque ce saint confesseur, lorsque cet élu de Dieu fut revenu de la ville de Curube où il avait été exilé par l'ordre du proconsul Aspase-Paterne, il resta quelque temps dans ses propres jardins: mais là il espérait chaque jour qu'on allait venir se saisir de lui, comme le lui avait prédit une révélation.

3. Pourquoi frémirait maintenant la rage du persécuteur? Ce grand coeur est prêt, le Seigneur même l'a affermi en lui envoyant une révélation céleste. Comment Dieu l'abandonnerait-il dans la souffrance, puisqu'il n'a pas voulu qu'on s'emparât de lui sans qu'il fût prévenu? Ainsi donc, lorsque pour le transporter sur le théâtre de, son martyre, deux envoyés le prirent avec eux et le placèrent au milieu d'eux sur le même char, Cyprien en avait été, aussi, divinement averti d'avance Dieu voulant, en le prévenant, qu'il se réjouit à la pensée d'appartenir au corps de Celui qui

1. Mt 28,20.

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fut compté parmi les scélérats. Aussi voyait-il, pour lui servir de modèle de patience, le Christ attaché à la: croix entre deux larrons (1); et conduit également entre deux bourreaux, Cyprien sur son char marchait sur les traces du Christ.

4. Quand ensuite, remis au lendemain pour son supplice, et passant la nuit dans la maison des gardes, aux portes de laquelle s'était réunie, pour y passer également la nuit, une grande multitude de frères et de soeurs, il ordonna qu'on gardât avec soin les jeunes filles, quel exemple il donna! avec quelle attention ne faut-il pas l'étudier! comme il faut louer et exalter ce trait! Son corps allait mourir, mais dans son âme ne mourait pas sa vigilance de pasteur; il y conservait avec une sérénité parfaite l'attention à protéger, jusqu'à son dernier souffle, le troupeau du Seigneur, et sous la mails cruelle du bourreau, il ne renonçait pas au zèle d'un fidèle dispensateur. Tout en se voyant sur le point d'être martyr, il n'oubliait pas qu'il était évêque; plus occupé du compte qu'il allait rendre, au Prince des pasteurs, des ouailles qui lui avaient été confiées, que des réponses qu'il aurait à faire, sur sa propre foi, à l'infidèle proconsul. Ah! c'est qu'il aimait Celui qui a dit à Pierre: «M'aimes-tu? Pais mes brebis (2)»; c'est qu'il paissait réellement le troupeau du Sauveur à l'imitation duquel il se préparait, pour ce même troupeau, à répandre son sang. Il savait, en ordonnant de mettre les jeunes filles sous bonne garde, que s'il avait affaire à un Seigneur qui aime la simplicité, il avait aussi en face de lui un ennemi rusé. Ainsi donc, pendant qu'en confessant sa foi il montrait courageusement sa poitrine au lion qui rugissait aux yeux de tous, il prémunissait le sexe faible contre les desseins perfides que formait le loup contre le troupeau sacré.

5. C'est ainsi qu'on réfléchit véritablement à ses propres intérêts, lorsqu'on songe au jugement de Dieu, devant qui chacun doit rendre compte et de la conduite personnelle qu'il a tenue, et de la manière dont il a accompli les devoirs d'état imposés par lui; devant qui chacun recevra, comme l'atteste l'Apôtre, «conformément à ce qu'il a fait de bien ou de mal pendant qu'il était uni à son corps (3)». C'est ainsi qu'on réfléchit à ses

1. Mc 15,17-28 - 2Jn 22,17 - 3. 2Co 5,10

intérêts, quand, vivant de la foi et travaillant à n'être pas surpris par le dernier jour, on compte chaque jour comme le dernier, et que jusqu'au dernier on persévère à se rendre agréable à Dieu. C'est dans ce sens aussi que le bienheureux Cyprien, évêque si compatissant et si fidèle martyr, réfléchissait à ses intérêts; car il ne les comprenait point comme les comprenait le diable, dont la langue perfide lui disait, par l'organe du juge impie qu'il possédait: «Pense à toi». Quand, en effet, il le vit inébranlable devant cette sentence: «Les princes te commandent de sacrifier aux dieux»; et que Cyprien eut répondu: «Je ne sacrifie pas», il ajouta: «Pense à toi». C'était dans la pensée du diable un langage perfide: la perfidie pouvait n'être pas dans celui qui parlait; elle était dans celui dont il était l'organe; car le proconsul était moins l'interprète des princes humains dont il se vantait d'accompli les ordres, que du prince des puissances de l'air de qui l'Apôtre a dit: «Il agit dans les fils de la défiance (1)», et que saint Cyprien voyait mouvoir, à l'insu du proconsul, la langue du proconsul même. Oui, en entendant ce dernier lui dire: «Pense à toi», Cyprien savait que ce que la chair et le sang lui conseillaient dans un sens grossier, le diable le lui conseillait avec malice: il voyait deux agents appliqués à la même oeuvre; il voyait l'un des yeux du corps et l'autre des yeux de la foi. Le premier ne voulait pas qu'il mourût; le second, qu'il reçût. la couronne; aussi, calme vis-à-vis du premier, sur ses gardes vis-à-vis du second, il répondait hautement à fun et secrètement triomphait de l'autre.

6. «Fais, dit-il au premier, ce qui t'est commandé: en matière aussi juste il n'y a pas à réfléchir». Le juge avait dit en effet: «Songe à toi»; et à cette invitation se rapporte la réponse: «En matière aussi juste il n'y a pas à réfléchir». On réfléchit pour donner ou pour prendre conseil. Or, le proconsul ne demandait pas conseil à Cyprien, il prétendait plutôt que Cyprien suivît le conseil qu'il lui donnait. «En matière aussi juste, reprit celui-ci, il n'y a pas à réfléchir». Je n'ai plus à réfléchir, car je ne suis pas dans le doute; la justice de la cause dissipe en moi toute ombre d'hésitation. Or, le juste, pour

1. Ep 2,2

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subir eu paix la mort corporelle, vit avec certitude de la foi. Beaucoup de martyrs avaient précédé Cyprien, et, par ses exhortations brûlantes, il les avait portés à triompher du diable. N'était-il pas juste qu'après les avoir précédés en quelque sorte en leur disant la vérité, il les suivît en souffrant avec intrépidité? C'est ainsi qu'en matière aussi juste, il n'y avait pas à réfléchir.

A cela, que répondre? comment faire éclater notre joie? Le coeur aussi rempli d'allégresse, comment exprimer ce que nous ressentons, sinon en recourant à la dernière parole du vénérable martyr? Quand, en effet, Galère-Maxime eut lu cette sentence: «Il nous plaît de frapper du glaive Tascius Cyprien», celui-ci répondit: «Grâces à Dieu». Nous aussi qui devons à ce grand événement et le monument élevé dans ce lieu, et cette fête si solennelle, et l'édification d'un exemple si salutaire, crions également de tout notre coeur: Grâces à Dieu.




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SERMON CCCX. FÊTE DE SAINT CYPRIEN, MARTYR. II. GLOIRE DE SAINT CYPRIEN.

ANALYSE. - La naissance, au ciel, de saint Cyprien, est connue aujourd'hui dans tout l'univers, des Juifs mêmes et des païens. A Carthage, en particulier, quel contraste entre la foule menaçante qui demandait autrefois l'effusion de son sang, et la foule pieuse qui pour l'honorer boit aujourd'hui le sang de Jésus-Christ! Serait-il honoré comme il l'est par toute la terre, si sa mort n'eût été précieuse devant Dieu? Il faut pourtant reconnaître encore que ses écrits vraiment délicieux ont aussi contribué beaucoup à sa célébrité. Cherchons à mériter le bonheur de le voir et de l'entendre dans l'Eglise du ciel.

1. Que l'Esprit-Saint daigne nous enseigner ce que nous devons dire en ce moment; car nous voulons parler un peu à la louange du glorieux martyr saint Cyprien, dont, vous le savez, nous célébrons aujourd'hui la naissance. Ce terme de naissance est souvent employé dans l'église pour désigner la mort précieuse des martyrs; et, à force d'être employé par elle dans ce sens, il est pris dans ce même sens par ceux mêmes qui ne sont pas ses enfants. Est-il aujourd'hui, je ne dis pas dans cette ville, mais dans l'Afrique entière et dans les pays d'outre-mer, non-seulement un chrétien, tuais un païen, un juif ou un hérétique, qui ne dise pas avec nous que c'est la naissance du martyr Cyprien? Pourquoi cela, mes frères? Nous ignorons le jour où il est venu au monde; et parce qu'il a été martyrisé aujourd'hui, nous célébrons aujourd'hui le jour de sa naissance. Connussions-nous le jour où il est né, nous n'en ferions pas une fête, car il est né avec le péché originel, au lieu qu'aujourd'hui il a triomphé de tout péché. Au jour de sa naissance il a quitté le sein fatigué de sa mère pour se montrer à la lumière qui charme les yeux du corps; mais en sortant aujourd'hui du sein profond de la nature, il s'est élancé vers cette autre lumière qui éclaire la vue de l'âme et fait son bonheur parfait.

2. Durant sa vie il a gouverné l'église de Carthage; il l'a glorifiée par sa mort. Il a, dans cette église, porté la charge épiscopale; il y a également consommé son martyre. Dans le lieu sacré où il a laissé la dépouille de son corps, on voyait alors une multitude en fureur accourue pour verser le sang de Cyprien en haine du Christ; et dans ce même lieu se presse aujourd'hui une foule pieuse pour boire le sang du Christ en célébrant la naissance de Cyprien. En l'honneur de Cyprien elle y boit le sang du Christ avec d'autant plus de bonheur, qu'avec plus de dévotion Cyprien a répandu son sang pour le Christ. Vous savez aussi, vous tous qui connaissez Carthage, que dans ce même lieu on a élevé une table au Seigneur; on l'appelle pourtant table de (526) Cyprien; non que Cyprien y ait mangé, mais parce que Cyprien, ayant été immolé en cet endroit, a disposé par son immolation même à l'érection de cette table où il ne doit ni donner ni se donner à manger lui-même, mais où on doit offrir, comme lui-même s'est offert, le sacrifice au Seigneur. Voici néanmoins pour quel motif on nomme table de Cyprien cette table qui est à Dieu: c'est que, dans le lieu même où cette table est aujourd'hui environnée de fidèles, là Cyprien était autrefois entouré de persécuteurs; dans le lieu où cette table est vénérée par des amis en prières, là Cyprien était outragé par des ennemis en fureur; dans le lieu enfin où elle a été élevée, a été abattu Cyprien. «Chantez le Seigneur, célébrez des hymnes en son honneur: lui qui s'élève vers le couchant» a fait ces merveilles en l'honneur d'un homme renversé par la mort.

3. Cependant, puisqu'à Carthage est la chaire, puisqu'à Carthage est le monument de Cyprien; ici célébrerions-nous sa naissance, si la mort de ses saints n'était précieuse devant le Seigneur (1)? Sa voix a retenti par toute la terre, et ses paroles jusqu'aux extrémités de l'univers (2). Il a fidèlement enseigné ce qu'il devait faire, et fait courageusement ce qu'il a enseigné. La justice de sa vie l'a conduit à une précieuse mort, et l'iniquité de sa mort l'a fait parvenir à la vie glorieuse; et pour avoir combattu jusqu'au sang en faveur de la vérité, il a obtenu le titre victorieux de martyr.

4. De plus, il n'a pas seulement parlé pour être entendu, il a écrit aussi pour être lu; ils été porté en certains lieux par des langues étrangères, dans d'autres il l'a été par ses propres ouvragés; il est connu au loin, soit par la renommée de sa courageuse mort, soit par l'attrait attaché à ses suaves écrits. Célébrons donc avec joie ce beau jour, et prions tous avec tant d'unanimité, que nous méritions d'entendre et de voir ce commun père dans une plus ample Eglise: ainsi sa parole nous charmera et nous profiterons de la gloire de son martyre, par Jésus-Christ Notre-Seigneur. Ainsi soit-il.

1. Ps 115,15 - 2. Ps 18,5




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SERMON CCCXI. FETE DE SAINT CYPRIEN, MARTYR. 3. MÉPRIS DES BIENS DU MONDE.

ANALYSE. - Ce mépris nous est inspiré par plusieurs motifs: 1. L'exemple des martyrs et notamment de saint Cyprien nous invite à mépriser les biens du monde et à nous en éloigner comme d'une glu fatale qui ôte à l'âme son énergie. 2. L'Ecriture avec laquelle nous devons mettre nos moeurs en harmonie, comme le danseur se met en harmonie avec le musicien, nous prescrit de ne pas nous attacher au monde. 3. En ne nous y attachant pas, nous ferons un bon usage des richesses du monde, nous n'en serons pas les esclaves pour faire le mal. 4. En distribuant les biens du monde aux méchants comme aux bons, Dieu montre que ces biens ne sont pas de grands biens, qu'il les regarde comme peu dignes de son estime et de la nôtre. 5. Enfin, ce qui doit nous en détacher complètement et nous porter à nous amasser un trésor dans le ciel, ce sont les maux dont ils sont mêlés.

1. C'est le martyre du bienheureux Cyprien qui pour nous a fait de ce jour un jour de fête; c'est l'éclat de sa victoire qui nous a réunis avec tant de dévotion dans ce lieu. sMais la célébration de la fête des martyrs doit être l'imitation de leurs vertus. Il est facile d'honorer un martyr, il est grand de reproduire sa foi et sa patience. Remplissons le premier de ces devoirs en aspirant à accomplir le second; célébrons la gloire afin surtout de nous attacher à l'imitation.

Que louons-nous dans la foi d'un martyr? c'est qu'en faveur de la vérité il a combattu jusqu'à la mort, et par conséquent vaincu; c'est qu'il a dédaigné les caresses du monde, c'est qu'il n'a point cédé à ses fureurs et que (527) victorieux du monde il s'est élevé jusqu'à Dieu. Que d'erreurs et de terreurs dans ce siècle! Notre saint martyr a triomphé, et de ces erreurs par sa sagesse, et de ces terreurs par sa patience. Quelle merveille il a accomplie! En marchant à la suite de l'Agneau, il a vaincu le lion. La rage du persécuteur était le rugissement du lion; mais en fixant l'Agneau placé au ciel, le martyr écrasait sous ses pieds le lion sur la terre; car c'est cet Agneau qui par sa mort a anéanti la mort; suspendu au gibet, il y a versé son sang et racheté le monde.

2. En avant ont marché les bienheureux Apôtres, les béliers du troupeau sacré: après avoir vu le Seigneur Jésus attaché à la croix, après avoir pleuré sa mort et s'être effrayés de le voir ressuscité, ils. l'ont aimé avec sa puissance et ont répandu leur sang pour affirmer ce qu'ils ont vu en lui. Songez, mes frères, ce que c'était pour ces Apôtres d'être envoyés dans l'univers, de prêcher la résurrection d'un homme mort et son ascension au ciel, de souffrir enfin, pour prêcher cela, tout ce qu'était capable d'infliger le monde en fureur, les privations, l'exil, les chaînes, les tortures, les flammes, la dent des bêtes, le crucifiement, la mort. Pour qui souffraient-ils ainsi? Je vous le demande, mes frères, est-ce donc pour sa propre gloire que mourait Pierre? Pierre se prêchait-il lui-même? Il mourait, mais pour la gloire d'un autre; il se laissait mettre à mort, mais pour le culte d'un autre. Ah! aurait-il fait cela si, avec la conscience de posséder la vérité, il n'eût été embrasé des flammes de la charité? Les Apôtres avaient vu ce qu'ils enseignaient; s'ils- ne l'avaient vu, seraient-ils morts pour le soutenir? Et après l'avoir vu, devaient-ils le nier? Ils ne l'ont point nié; ils ont proclamé la mort de Celui qu'ils savaient être vivant. Ah! ils savaient pour quelle vie ils méprisaient cette vie; ils savaient pour quelle félicité ils souffraient une infortune éphémère, pour quels dédommagements ils subissaient tant de privations. Ce qu'ils croyaient, ne pouvait entrer en comparaison avec l'univers entier; car on leur avait dit: «Que sert à l'homme de gagner l'univers entier, et de perdre son âme (1)?» Le siècle avec ses charmes ne les a point retardés dans leur course, sa félicité en passant

1. Mt 16,26

ne les a point empêchés de passer; aussi, quelque brillante qu'elle soit, faudra-t-il la laisser ici, on ne pourra la transporter dans une autre vie; souvent même elle nous quitte ici pendant que nous y vivons encore.

3. Chrétiens, méprisez donc ce siècle; méprisez-le, méprisez-le. Les martyrs l'ont méprisé, les Apôtres l'ont méprisé; il a, été méprisé aussi par ce bienheureux Cyprien dont nous célébrons aujourd'hui la mémoire. Vous voulez des richesses, des honneurs, de la santé: il a méprisé tout cela, et pourtant vous vous réunissez sur son tombeau. Pourquoi, je vous le demande, aimer autant ce qu'a méprisé si fort celui que vous honorez avec tant de solennité, et quand vous n'honoreriez pas de la sorte s'il n'avait méprisé tout cela? Comment se fait-il que je te trouve aussi attaché aux biens dont tu vénères le contempteur, le contempteur, que tu ne vénérerais sûrement pas, s'il ne les avait dédaignés? Toi aussi, garde-toi de les aimer: il n'est pas entré pour te fermer la porte; méprise-les donc aussi, et entre à sa suite. L'ouverture est au large, le Christ lui-même est la porte, cette porte t'a été ouverte quand il a eu le côté percé d'une lance. Rappelle-toi ce qui en a coulé, et regarde comment tu pourras y entrer. Lorsque suspendu et mourant sur la croix le Seigneur eut le côté ouvert avec une lance, il en jaillit de l'eau et du sang (1): l'une te purifie, l'autre te sert de rançon.

4. Aimez et n'aimez pas: aimez sous un rapport, n'aimez pas sous un autre. On peut aimer avec profit, et on peut aimer pour s'entraver. N'aime point ce qui entrave, si tu veux ne rencontrer pas ce qui torture. Ce qu'on aime sur la terre devient entraves: c'est comme la glu des vertus, ailes spirituelles avec lesquelles on s'envole jusqu'à Dieu. Tu ne veux pas te laisser prendre, et tu aimes la glu? Pour être pris doucement, en seras-tu moins pris?, Plus tu aimes, plus tu étouffes. - A ces mots, vous applaudissez, vous acclamez, vous vous montrez contents. Ecoutez, non pas moi, mais la Sagesse. Je veux des actes, dit-elle, et non du bruit. Loue la sagesse par ta vie; loue-la, non pas en criant, mais en t'accordant avec elle.

5. Le Seigneur dit dans l'Evangile: «Nous vous avons chanté, et vous n'avez pas dansé (2)».

1. Jn 19,34 - 2. Mt 11,17

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M'aviserais-je de prononcer ici ces paroles, si je ne les avais lues? Les esprits vains rient de moi, mais j'ai pour moi l'autorité. Si je n'avais pas rappelé qui a prononcé ces mots «Nous vous avons chanté, et vous n'avez pas dansé», qui d'entre vous les aurait supportés dans ma bouche? Signifieraient-ils qu'on doit danser ici quand on y chante quelque psaume? Il y a quelques années seulement, d'insolents danseurs avaient envahi ce sanctuaire même. Oui, ce lieu si saint où repose le corps d'un si saint martyr, ainsi que s'en souviennent ceux qui sont déjà avancés en âge, ce lieu si saint avait été envahi par d'insolents et corrompus danseurs. Pendant toute la nuit on chantait ici des choses infâmes, et la danse accompagnait ces chants. Mais quand le Seigneur eut manifesté sa volonté par votre évêque, notre saint frère, à dater du jour où on se mit à célébrer ici de saintes veilles, ce fléau, après avoir résisté quelque temps, a fini par céder devant le zèle, par disparaître avec confusion devant la sagesse.

6. Maintenant donc, par la grâce de Dieu, ces désordres ne se commettent plus ici: aussi ne célébrons-nous pas en faveur des démons, des jeux où se renouvellent ces scènes pour le plaisir de ces démons qu'on vénère et qui communiquent à leurs adorateurs leur dépravation et leur souillure; mais nous célébrons la sainteté et la fête des martyrs. Ici donc on ne danse plus, et quoiqu'on n'y danse plus, on y lit ces mots de l'Evangile: «Nous vous avons chanté, et vous n'avez pas dansé»: on y reprend, on y blâme; on y accuse ceux qui n'ont pas dansé. Loin de nous la pensée de rappeler ces insolents; écoutez plutôt ce que veut vous faire entendre la divine Sagesse.

Chanter, c'est commander; danser, c'est pratiquer. Qu'est-ce que danser, sinon mettre les mouvements des membres en harmonie avec le chant? Maintenant donc, quel est notre chant, à nous? Je ne le dirai pas, je ne veux pas le dire de moi-même; il me sied mieux d'être répétiteur que docteur. Voici notre chant: «N'aimez ni le monde ni ce qui est dans le monde. Si quelqu'un aime le monde, la charité du Père n'est pas en lui; car tout ce qui est dans le monde, est convoitise de la chair, convoitise des yeux et ambition du siècle. Or, cette convoitise ne vient pas du Père, elle vient du monde. Et le monde passe, et sa convoitise aussi: mais celui qui a accompli la volonté de Dieu subsiste éternellement, comme éternellement subsiste Dieu lui-même (1)».

7. Quel chant, mes frères! Vous venez d'entendre le chanteur, faites-nous entendre maintenant les danseurs; faites, par la régularité de votre vie, ce que font les danseurs par les mouvement réguliers de leurs membres; faites cela intérieurement, mettez l'harmonie dans vos moeurs; arrachez-en la cupidité et plantez-y la charité. Tout ce que produit cet arbre de la charité, est bon. Au lieu que la cupidité ne produit aucun bien, la charité ne produit aucun mal. On répète cette doctrine, on la loue, et nul pourtant ne change. Qu'ai-je-dit? Ce n'est pas la vérité. Les pécheurs ont changé, beaucoup de sénateurs ont changé ensuite; Cyprien aussi a changé, lui dont nous honorons aujourd'hui la mémoire. Lui-même écrit, lui-même atteste quelle vie il menait d'abord, combien elle était infâme, impie, horrible et détestable (2). - Il entendit le chanteur et il dansa d'accord avec lui, non corporellement, mais spirituellement. Il se mit en harmonie avec le saint cantique, avec le cantique nouveau; il se mit d'accord avec lui, il aima, il persévéra, combattit et triompha.

8. Et vous direz encore: Les temps sont mauvais, les temps sont durs, les temps sont malheureux! Vivez sagement, et en vivant de la sorte vous changez les temps; vous changez le temps et vous n'avez plus sujet de murmurer. Qu'est-ce, en effet, que le temps, mes frères? Le temps est l'étendue et la succession des siècles. Le soleil s'est levé, et après douze heures écoulées il s'est couché à un point opposé du monde; le lendemain il se lève encore pour se coucher également; compte combien de fois il fait cela: voilà le temps. Eh bien! qui a été blessé du lever du soleil? qui a été blessé de son coucher? Le temps donc ne blesse personne. Ce sont les hommes qui blessent les hommes. O douleur profonde! On voit des hommes blessés, des hommes dépouillés, des hommes opprimés. Par qui le sont-ils? Ce n'est ni par des lions, ni par des serpents, ni par des scorpions, mais par des hommes. Ceux qui sont blessés gémissent; mais eux-mêmes, s'ils le peuvent, ne font-ils pas ce qu'ils condamnent dans autrui? C'est quand le murmurateur peut faire ce qui l'excitait au

1. Jn 2,15-17 - 2. Ep 2 à Donat.

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murmure, que nous apprenons ce qu'il est. Je le loue, je le loue, mais quand il ne fait pas ce qu'il a reproché.

9. Aussi, mes très-chers frères, voyez comme sont exaltés ceux qui paraissent puissants dans le siècle, lorsqu'ils ne font pas tout le mal qu'ils peuvent. L'Ecriture applaudit à celui «qui a pu transgresser et qui n'a point transgressé; qui de plus n'a pas couru à la remorque de l'or (1)». C'est toi que doit suivre l'or et non pas toi qui dois le suivre. L'or est bon en soi, puisque Dieu n'a créé rien de mauvais. Ne sois pas mauvais, et l'or ne le sera pas. Je vais mettre de l'or sous la main d'un homme de bien, et sous la main d'un méchant. Que le méchant s'en empare: il opprime l'indigent, corrompt les juges, pervertit les lois, met le trouble dans la société. Tels sont les effets produits par l'or entre les mains des méchants. Que l'homme de bien prenne cet or: il nourrit les pauvres, donne des vêtements à qui n'en a pas, délivre les opprimés et rachète les prisonniers. Combien de bons effets produit l'or au pouvoir d'un homme de bien! et combien il en produit de mauvais quand il est la propriété du méchant! Pourquoi donc vous arrive-t-il de dire parfois avec humeur: Oh! si seulement il n'y avait pas d'or? Ne l'aime pas, toi: mauvais, tu es son esclave, homme de bien, il t'obéit. Il t'obéit? qu'est-ce à dire? C'est-à-dire que tu en disposes, sans qu'il dispose de toi; que tu en es le maître et non l'esclave.

10. Revenons aux paroles du texte sacré. «Il n'a point marché à la remorque de l'or. Il pouvait transgresser, et il n'a point transgressé. Quel est celui-là, et nous le louerons (2)?» L'Ecriture porte: Quis est hic? Faut-il traduire: Cet homme est-il ici, ou Quel est cet homme? Beaucoup m'écoutent; est-il parmi eux un homme qui fasse ainsi? Loin de moi, néanmoins, la pensée qu'il n'y en ait ni un ni même plusieurs parmi eux! Loin de moi une idée si mauvaise de l'aire du grand Père de famille! Quand de loin on aperçoit une aire, il semble qu'elle ne contienne que de la paille; mais on y voit du grain quand on sait regarder de près. C'est dans cette paille que tu aperçois avec peine que se cache une masse de leurs grains; c'est dans cette paille brisée par le fléau, que se trouve le grain qu'on en

1. Si 31,8 - 2. Si 31,10

détache; il y en a là, sois-en sûr, il y en a là. C'est ce que voit Celui qui a semé, qui a moissonné, qui a amassé sa récolte sur l'aire; il voit là de quoi remplir son grenier, quand le van y aura passé. Le temps des persécutions a un peu vanné: combien de grains n'a-t-on pas vus alors? C'est alors qu'on a vu couverte de gloire la Masse-Blanche d'Utique (1); c'est alors que s'est montré le bienheureux Cyprien, comme un grain magnifique et choisi. Combien de riches ont alors méprisé leurs richesses! Combien de pauvres, au contraire, ont succombé à la tentation! Au moment de cette tentation, qui fut comme un coup de van, il y eut des riches à qui ne nuisit point l'or qu'ils possédaient, et des pauvres qui ne profitèrent point de n'en pas avoir. Les uns furent vainqueurs et les autres vaincus.

11. Une vie réglée ne dépend que d'un amour réglé. Supprimez L'or de la société humaine, ou plutôt, ne le supprimez pas, afin d'éprouver la société. Si, pour éviter le blasphème, Dieu fait perdre aux hommes leur langue, qui d'entre eux le louera? Est-ce de la langue même que tu dois te plaindre? Donne-moi un homme qui chante bien comme la langue alors est un bel instrument! Que cette langue obéisse ensuite à une âme vertueuse: je vois la notion du bien répandue, la paix rétablie, les affligés consolés, les libertins corrigés, les colères réprimées, Dieu loué, le Christ prêché, l'âme embrasée d'amour, d'amour divin et non pas d'amour humain, d'amour spirituel et non d'amour charnel. Tels sont les bons effets produits par la langue. Pourquoi les produit-elle? Parce qu'elle sert d'instrument à une âme vertueuse. Suppose, au contraire, qu'elle appartient à un méchant: voici des blasphèmes, des querelles, des calomnies, des délations. Tous ces maux viennent de la langue, parce que cette langue est l'instrument d'un méchant.

N'ôtez pas à la société ses biens, ne les lui ôtez pas; seulement, qu'elle en fasse bon usage. Il y a, en effet, des biens qui ne sont que pour les bons; et il y en a qui sont pour les bons et pour les méchants. Les biens quine sont que pour les bons, sont la piété, la foi, la justice, la chasteté, la prudence, la modestie, la charité et autres vertus semblables. Les

1. Voir serm. CCCVI.

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biens qui sont pour les bons et pour les méchants, sont les richesses, les honneurs, la puissance du siècle, la conduite des affaires; la santé même du corps. Ce sont des avantages réels, mais ils ont besoin d'être aux mains des hommes de bien.

12. Mais voici ce murmurateur qui cherche constamment à blâmer, même en Dieu, et qui ferait beaucoup mieux de rentrer en lui-même, de se voir, de se reprendre et de se corriger; ce censeur, ce raisonneur va donc me faire cette objection: Pourquoi Dieu, qui gouverne toutes choses, donne-t-il ces biens aux méchants? Il devrait ne les donner qu'aux gens de bien. - Prétends-tu que je t'initierai aux desseins de Dieu? Qui es-tu? à qui t'adresses-tu? que demandes-tu? Selon moi; cependant, autant du moins que je puis saisir et que Dieu daigne m'éclairer, voici un motif qui, peut-être, ne te satisfera pas, mais qui satisfera sûrement quelqu'un d'ici. Je vais donc chanter; il est impossible que je ne trouve pas, dans une si grande foule, quelqu'un pour danser. Ecoute, homme sage, sage à l'envers, écoute. Quand Dieu donne ces biens, même à des méchants, c'est pour t'instruire, si tu veux t'appliquer à comprendre, ce n'est pas en Dieu une faute. Je vois que tu ne me comprends pas encore: écoute donc ce que je viens de dire, toi à qui je m'adressais, toi qui blâmes Dieu, foi qui accuses Dieu de faire part, même aux méchants, de ces biens terrestres et temporels que, selon toi, il ne devrait accorder qu'aux bons. C'est, en effet, sur cela que s'appuie l'impiété mortelle de ces hommes qui vont jusqu'à croire que Dieu ne s'occupe pas des choses humaines. Voici ce qu'ils disent et comment ils raisonnent: Si Dieu était attentif aux choses humaines, un tel serait-il riche? celui-ci serait-il en honneur et celui-là dépositaire du pouvoir? Dieu ne prend point souci de nos affaires; s'il en prenait souci, aux bons seulement il accorderait ces biens.

13. Rentre en ton coeur, et de là élève-toi jusqu'à Dieu, car tu es bien près de Dieu, une fois rentré dans ton coeur. Quand tu es choqué de cette distribution, tu es sorti de toi-même, tu es exilé de ton propre coeur. Tu te perds en te préoccupant de ce qui est hors de toi. Toi; tu es en toi-même, ces biens sont en dehors; ce sont des biens, il est vrai, mais ils sont en dehors. L'or, l'argent, toute autre monnaie, les vêtements, la clientèle, les serviteurs, les troupeaux, les dignités, tout cela n'est-il pas hors de toi? Eh bien! si ces choses infimes, terrestres, temporelles, éphémères, n'étaient aussi octroyées aux méchants, les bons mêmes les prendraient pour des biens de haute valeur. Dieu donc, en les donnant aux méchants, t'apprend à désirer des biens meilleurs. Je le déclare: en gouvernant ainsi les choses humaines, Dieu, ton Père, semble te parler; il t'adresse, pour te donner le sens qui te manque comme à un enfant, ces mots que je vais te faire entendre avec d'autant plus de confiance qu'il daigne demeurer en moi plus intimement. Suppose donc que te parle ainsi ce Dieu qui t'a renouvelé et adopté: O mon fils, pourquoi te lever chaque jour et prier, et fléchir le genou, et frapper du front la ferre, pleurer même quelquefois et me dire: Mon Père, mon Dieu, donnez-moi des richesses? Si je t'en donne, tu t'estimeras beaucoup et tu croiras avoir beaucoup reçu.

Mais, pour les avoir demandées, tu en as reçu; fais-en bon usage. Avant d'en avoir, tu étais humble; depuis que tu - en as, tu t'es mis à mépriser les pauvres. Quel est donc ce bien qui t'a rendu pire? Il t'a rendu pire, car tu étais mauvais déjà; et ne sachant ce qui pourrait ajouter à ta méchanceté, tu implorais de moi ces biens. Je te les ai donnés, et je t'ai éprouvé; tu les as trouvés, et tu t'es trouvé toi-même; tu te méconnaissais quand tu ne les avais pas. Corrige-toi, vomis cette cupidité et bois la charité. Que me demandes-tu là de si grand, te crie ton Dieu? Ne vois-tu pas à qui, à quels hommes j'ai donné cela? Si ce que tu sollicites de moi avait tant de prix, est-ce que les larrons le posséderaient? Est-ce qu'on le verrait aux mains des infidèles, de ceux qui me blasphèment, de cet infâme comédien, de cette impudique courtisane? Est-ce que tous ces gens auraient de l'or, si l'or était un si grand bien? - L'or n'est donc pas un bien? me diras-tu. L'or est un bien assurément; mais avec cet or qui est un bien, les méchants font le mal et les bons font le bien. Ainsi, en voyant à qui j'en fais part, demande-moi quelque chose de meilleur, quelque chose de plus grand; demande-moi les biens spirituels, demande-moi à moi.

14. Mais, reprends-tu; il se fait dans le monde des iniquités, des cruautés, des infamies et des choses détestables. Le monde est laid, ne l'aime donc pas. Quoi! il est tel, et on l'aime à ce (531) point! C'est une maison qui tombe en ruines, et on hésite d'en sortir! Quand, les mères ou les nourrices voient que les enfants ont déjà grandi et qu'il ne convient plus de les nourrir de lait; si ces enfants leur demandent le sein avec importunité, afin de ne pas le leur donner trop longtemps, elles mettent au bout quelque chose d'amer qui repoussera l'enfant et l'empêchera de le demander davantage. Si le monde est pour toi si amer, pourquoi le goûter encore avec tant de plaisir? Dieu l'a rempli d'amertumes; et tu soupires encore après; tu t'y attaches, tu le suces en quelque sorte, tu ne trouves de jouissance que là et là encore? Combien de temps cela durera-t-il? Eh! si tout dans le monde était douceur, comme on l'aimerait!

Ses amertumes te déplaisent? Fais choix d'un autre genre de vie; aime Dieu, méprise les biens du monde, dédaigne les biens que recherchent les hommes; car tu dois quitter ces biens, tu ne demeureras pas toujours ici. Et toutefois, si mauvais que soit ce monde, si amer, si rempli qu'il soit de calamités, je suppose que Dieu te promette de t'y laisser toujours, tu ne te posséderais pas de joie, tu tressaillerais, tu lui rendrais grâces: de quoi? de ne voir plus de fin à ta misère. Ah! la plus grande infortune est bien celle qui se fait aimer; elle serait moindre; si on ne l'aimait pas; elle est d'autant plus déplorable qu'on l'aime davantage.

15. Il y a, mes frères, une autre vie; après celle-ci il en est une autre, soyez-en sûrs. Préparez-vous-y, méprisez tous les biens présents. En avez-vous? Faites-en le bien. N'en avez-vous pas? Ne les désirez pas avec convoitise. Envoyez-les, faites-les transporter devant vous; envoyez où vous devez aller ce que vous avez ici. Ecoutez le conseil que vous donne votre Seigneur: «Ne vous amassez point de trésors sur la terre, où les vers et la rouille dévorent, où les voleurs fouillent et emportent; mais amassez-vous un trésor dans le ciel, où n'aborde pas le voleur, où ne rongent pas les vers. Car où est ton trésor, là aussi est ton coeur (1)». On te dit chaque jour, fidèle: Elève ton coeur; mais comme si on te disait le contraire, tu ensevelis ton coeur dans la terre. Sortez. Avez-vous des richesses? Faites le bien. N'en avez-vous pas? Gardez-vous de murmurer contre Dieu. Ecoutez-moi, ô pauvres: Que n'avez-vous pas, si vous avez Dieu? Riches, écoutez-moi aussi: Qu'avez-vous, si vous n'avez pas Dieu?

1. Mt 6,19-21





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