Augustin, Sermons 242

242

SERMON CCXLII. POUR LA SEMAINE DE PAQUES. XIII. DE LA RESURRECTION DES MORTS. AUTRES OBJECTIONS.

282

ANALYSE. - Aucun fait n'a été mieux, constaté que celui de la résurrection de Jésus-Christ. Cependant les hommes charnels ne laissent pas de le nier, parce qu'ils ne croient que ce qu'ils voient, et ils élèvent contre la résurrection du corps plusieurs objections. Ils demandent si les corps ressuscités mangeront, s'ils auront alors leurs difformités actuelles, si les enfants resteront éternellement enfants. Un mot suffit pour réfuter chacune de ces objections. - Il n'en est pas de même de celle qu'ils tirent des lois de la pesanteur. D'après elles, disent-ils, il est impossible à un corps ressuscité d'habiter le ciel. Le Christ cependant est monté. D'ailleurs ne confessent-ils pas eux-mêmes la toute-puissance de Dieu? Enfin combien de faits même naturels opposés aux lois de la pesanteur! Ne voit-on pas se soutenir au-dessus de l'eau le bois et le plomb même? Les nuées se soutenir à leur tour au-dessus de l'air? Des corps massifs se montrer beaucoup plus légers dans leurs mouvements que des corps très-légers. - Si l'on dit que les corps ressuscités des saints seront tout spirituels, c'est pour exprimer combien ils seront souples au moindres inspirations de l'âme. Ce qui doit enfin éloigner de notre esprit tout doute au sujet de notre résurrection future, c'est la fidélité de Dieu à accomplir toutes ses autres promesses.

1. Durant ces jours consacrés à la résurrection du Seigneur, traitons, autant que nous le pourrons avec sa grâce, de la résurrection de la chair. Telle est en effet notre croyance; tel est le bienfait dont nous voyons la promesse et l'idéal dans la chair ressuscitée de Jésus-Christ Notre-Seigneur. Car il a voulu non-seulement nous annoncer, mais encore nous montrer ce qu'il nous réserve pour la fin du siècle.

En effet ceux qui l'accompagnaient alors le contemplèrent, et comme ils étaient frappés de stupeur et croyaient voir un esprit, ils s'assurèrent au toucher qu'il avait un corps solide. Il parla donc, non-seulement à leurs oreilles en faisant entendre des mots, mais encore à leurs yeux en leur montrant la réalité; non content même de se faire voir, il permit qu'on le touchât, qu'on le palpât. «Pourquoi ce trouble, dit-il, et ces pensées qui montent dans votre coeur?» C'est qu'ils s'imaginaient voir un esprit. «Pourquoi ce trouble et ces pensées qui montent dans votre coeur? Voyez mes mains et mes pieds; touchez et reconnaissez, car un esprit n'a ni os ni chair comme vous m'en voyez». Et c'est contre une telle évidence qu'on élève des doutes! Que peuvent d'ailleurs des hommes qui goûtent ce qui vient de l'homme, que de s'élever contre Dieu en parlant de Dieu? Car Jésus est Dieu, et eux sont des hommes. «Mais Dieu sait combien sont vaines les pensées de l'homme (1)». Toute la règle de l'homme char net est de ne croire que ce qu'il a l'habitude de voir. Eux donc croient aussi ce qu'ils voient,, mais non ce qu'ils ne voient pas. En dehors du cours ordinaire Dieu fait-il des miracles comme il le peut, puisqu'il est Dieu? Tant d'hommes qui naissent chaque jour, quand ils n'étaient rien, sont sans doute de plus grands prodiges que quelques hommes ressuscitant lorsque déjà ils existaient. On n'a pu considéré néanmoins ces premiers miracles comme miracles, l'habitude de les voir leu dépréciés. Le Christ est ressuscité; le fait est sûr. Il avait un corps; il avait une chair quia été suspendue à la croix, qui a rendu le der nier soupir et qui a été déposée dans un sépulcre. Lui qui avait vécu en elle l'a montrée ensuite pleine de vie. Pourquoi nous en étonner? Pourquoi ne croire pas? C'est Dieu qui a fait ce prodige; considère qu'il en est l'Auteur, et bannis le doute.

2. On demande si l'épuisement qui se fait sentir dans le corps, sera senti encore à la résurrection des morts? - Non. - Si c'est non, pourquoi mangera-t-on? Et si l'on ne doit pas manger, pourquoi le Seigneur a-t-il mangé après sa résurrection? On vient de lire l'Evangile et nous avons vu que ce fut trop peu pour lui, quand il voulut prouver avec évidence sa

1. Ps 93,11

283

résurrection, de se montrer plein de vie aux yeux de ses disciples et de se faire toucher par eux; il ajouta même: «Avez-vous ici quelque chose à manger? Et ils lui offrirent un morceau de poisson rôti et un rayon de miel; il en mangea puis leur donna le reste (1)». On nous objecte donc: Si le corps ne perdra plus rien à la résurrection, pourquoi le Christ votre Seigneur a-t-il mangé? - Vous avez lu qu'il a mangé; avez-vous lu qu'il ait eu faim? S'il a mangé, ce n'est pas par besoin, c'est qu'il le pouvait; au lieu que s'il avait eu faim, c'est qu'il aurait été dans le besoin. D'un autre côté, s'il n'avait pu manger, ne serait-ce pas une preuve de faiblesse? Des anges même n'ont-ils pas mangé en recevant l'hospitalité de nos pères (2), sans cesser néanmoins d'être incorruptibles?

3. Ou dit encore: Ressuscitera-t-on avec les difformités corporelles que l'on avait en mourant? Je réponds: Non. On ajoute: Pourquoi donc le Seigneur est-il ressuscité avec les cicatrices de ses plaies? - Que répondre, sinon encore qu'il l'a pu, sans que cela fût nécessaire? Il a donc voulu ressusciter et se montrer avec ses cicatrices pour dissiper bien des doutes; et ses plaies cicatrisées n'ont-elles pas fermé pour beaucoup la plaie de l'incrédulité?

4. On poursuit la discussion, on nous adresse encore cette demande: Les enfants qui meurent en bas âge ressusciteront-ils petits enfants, ou à la maturité de l'âge? Nous ne voyons pas que cette question soit résolue dans les Écritures. Il est bien promis que les corps ressusciteront incorruptibles et immortels; mais lors même que les enfants ressusciteraient en bas âge et avec leurs petits membres, s'ensuit-il qu'ils auraient la même faiblesse, qu'ils ne pourraient ni se tenir debout ni marcher? Il est plus croyable toutefois, plus probable, plus vraisemblable qu'ils ressusciteront dans la vigueur de l'âge et qu'ils recevront comme une grâce ce que devait leur procurer la prolongation de leur vie. Nous imaginerions-nous aussi que la vieillesse en ressuscitant sera essoufflée et courbée comme elle l'est? Enfin éloigne toute idée d'épuisement et suppose tout ce que tu voudras.

5. Pourtant, reprends-tu, est-il possible à un corps de terre de séjourner au ciel? C'est ici surtout que nous arrêtent ces grands philosophes de la Gentilité dont je vous ai rappelé les

1. Lc 24,37-43 - 2. Gn 18,1-9 Tb 12,19

opinions insensées, ou tout au moins humaines; attendu. qu'ils ont cherché à s'éclairer, non pas avec le secours de l'Esprit de Dieu, mais d'après les conjectures de leur propre raison. Pour nous embarrasser ils discutent habilement sur les lois de la pesanteur et sur l'harmonie des éléments; ils disent,, ce que du reste constatent nos regards, que le monde est tellement disposé, que la terre en occupe comme le fond; l'eau vient en second lieu et se répand au-dessus de la terre, l'air vient en troisième lieu, et l'éther en quatrième lieu s'élève au-dessus de tout. Ce dernier élément qu'ils nomment éther, est, disent-ils, un feu limpide et pur qui a servi à former les astres et où ne saurait, d'après les lois mêmes de la pesanteur, subsister rien de terrestre. Répondrons-nous que nos corps après la résurrection n'habiteront pas le ciel mais une terre nouvelle? Ce serait trop de hardiesse, ce serait témérité et parler même contre la foi. Car la foi nous enseigne que nos corps nous permettront alors de nous transporter partout et aussi rapidement que nous voudrons. D'ailleurs en affirmant, pour échapper à la difficulté tirée des lois de la pesanteur, que nous vivrons sur la terre, comment expliquer que Notre-Seigneur est monté au ciel avec sont corps?

6. Vous n'avez pas oublié ce que l'Evangile vient de vous rappeler encore: «Les mains élevées, il les bénit; et il arriva, pendant qu'il les bénissait, qu'il s'éloigna d'eux et monta au ciel (1)». Qui montait ainsi au ciel? Le Seigneur, le Christ. Quel Christ, quel Seigneur? Le Seigneur Jésus. Voudrais-tu séparer en lui l'humanité de la divinité, faire en lui deux personnes, l'une divine, l'autre humaine, supprimer ainsi la Trinité et introduire une espèce de quaternité? Homme, tu es à ta fois un corps et une âme; ainsi le Verbe Notre-Seigneur est-il aussi un âme et un corps. Mais comme Verbe il n'a point quitté soif Père; il est venu parmi nous sans s'éloigner de son Père, et tout en prenant un corps dans le sein maternel il n'a point abandonné le gouvernement du monde. Qu'est-ce donc qui dans sa personne montait au ciel, sinon ce qu'il avait pris sur la terre, cette chair, ce corps dont il disait à ses disciples: «Touchez et reconnaissez, car un esprit n'a ni os ni chair, comme vous m'en voyez». Croyons cela, mes frères,

1. Lc 24,51-52

284

et si nous réfutons difficilement les objections des philosophes, ajoutons foi sans difficulté à ce que le Seigneur a montré dans sa personne. Laissons-les à leur babil et croyons.

7. Pourtant, reprennent-ils, un corps terrestre ne saurait habiter le ciel. - Et si Dieu le voulait? Attaque-toi maintenant à Dieu et soutiens qu'il n'a pas ce pouvoir. Mais tout païen que tu sois, ne confesses-tu pas que Dieu est tout-puissant? Ne lit-on pas dans un livre de Platon ce que j'en citais hier, savoir que le Dieu suprême dit aux dieux que lui-même a formés: «Dès que vous avez commencé, vous ne sauriez être ni immortels ni indissolubles. Toutefois vous ne tomberez pas en décomposition et les arrêts de la mort ne pourront vous atteindre; ils ne l'emporteront pas sur ma volonté, laquelle sera plus puissante pour vous conserver l'immortalité, que ces arrêts qui ont empire sur vous (1)». C'est ainsi que Dieu soumet tout à sa volonté suprême, il peut même ce qui est d'ailleurs impossible. Quel est en effet le sens de ces paroles: Vous ne sauriez être immortels, mais je ferai que vous le soyez, sinon celui-ci: Je fais, moi, ce qui ne se peut faire?

8. Toutefois je veux bien encore examiner les différentes lois de la pesanteur. Dis-moi, je t'en prie, la terre n'est-elle pas la terre, l'eau n'est-elle pas l'eau, l'air n'est-il pas l'air et l'éther ou le ciel n'est-il pas ce feu limpide dont nous avons parlé? Ce sont là en effet les quatre éléments qui ont construit et élevé le monde, ou plutôt qui ont servi à le former. Eh bien! qu'y a-t-il en bas? La terre. - Au-dessus? - L'eau. - Au-dessus de l'eau? - L'air. - Au-dessus de l'air? - L'éther, le ciel. - Que sont maintenant les corps solides qu'on peut saisir et manier? Je ne parle pas des liquides qui tombent et qui coulent; je parle des corps solides proprement dits: à quel élément appartiennent-ils? Est-ce à la terre, à l'eau, à l'air ou à l'éther? - A la terre, répondras-tu. - Le bois est donc un corps terrestre? Sans aucun doute. Il se forme dans la terre, il s'y nourrit, il s'y développe; c'est un corps solide et non un corps liquide. - Revenons maintenant aux lois de la pesanteur. En bas est la terre; suis bien la progression. Et au-dessus de la terre? - L'eau. - Pourquoi donc le bois nage-t-il sur l'eau? C'est un corps

1. Voir Cité de Dieu, liv. 22, ch, 26.

terrestre, et d'après les lois de la pesanteur, on devrait le voir au-dessous et non pas au-dessus de l'eau. Voilà, l'eau qui sépare la terre de ce bois. Au-dessous, la terre, ensuite, l'eau; puis encore la terre au-dessus de l'eau, puisque ce morceau de bois est de la terre. C'en est fait de tes lois, attache-toi donc à la foi.

Ainsi quand le bois nage sur l'eau au lieu de s'y enfoncer, c'est un corps terrestre qui s'élève au-dessus du second élément de l'univers.

9. Observe un autre phénomène plus étonnant encore. Il y a des corps très-lourds qui pourtant viennent de la terre encore; ils s'enfoncent dans l'eau sitôt qu'on les jette dessus, et descendent jusqu'à ses dernières profondeurs: tels sont le fer et le plomb surtout. Qu'y a-t-il en effet de plus lourd que le plomb? Toutefois entre les mains d'un ouvrier ce plomb prend une forme concave et il nage au-dessus de l'eau. Et Dieu ne ferait pas pour mon corps ce que fait un ouvrier pour du plomb?

Où enfin placez-vous l'eau? Rappelez-vous dans quel ordre sont superposés les éléments. - L'eau, répondrez-vous, vient immédiatement au-dessus de la terre. - Mais pourquoi donc, avant de couler sur la terre, voit-on des fleuves suspendus aux nuées?

10. Reviens maintenant avec toute ton attention à ce que je vais dire encore, si Dieu m'en fait la grâce. Que voit-on se mouvoir plus facilement et plus rapidement s'élancer, d'un corps plus léger ou d'un corps plus lourd? Qui ne dirait que c'est le corps le plus léger? Il est bien vrai, les corps plus légers se meuvent avec plus de facilité, et s'élancent avec une rapidité plus grande que les corps lourds. Voilà bien la règle, et c'est après avoir considéra tout avec attention que tu as répondu: Les corps légers se meuvent plus facilement, et plus rapidement s'élancent que les corps lourds. Voilà ce que tu dis. Mais dis-moi encore: Pourquoi l'araignée légère se meut-elle si lentement, tandis que le lourd cheval court avec rapidité? Parlons des hommes eux. mêmes: Un grand corps n'est-il pas plus lourd et un petit corps plus léger, puisqu'il pèse moins? Saris doute, si un autre le porte. Mais si chacun porte son corps, l'homme vigoureux peut courir, tandis que l'homme épuisé de langueur peut à peine marcher. Pèse un homme maigre et un homme robuste;

285

l'un languissant et à qui quelques as suffisent pour faire équilibre, et l'autre bien portant et pesant beaucoup plus: essaie de les soulever tous deux, tu trouveras lourd le bien portant et le malade plus léger. Eloigne-toi maintenant, qu'ils essaient de marcher; laisse chacun d'eux conduire son corps; mais l'épuisé fait à peine un pas, tandis que court le vigoureux et le robuste. Ah! si telle est la puissance de la santé, que ne pourra l'immortalité?

11. Dieu donc donnera à ces corps une souplesse merveilleuse, une merveilleuse agilité, et ce n'est pas sans motif qu'on les nomme spirituels. S'ils portent ce nom, ce n'est pas qu'ils soient des esprits et qu'ils aient cessé de dire des corps. Ne dit-on pas de notre corps actuel qu'il est un corps animal? Pourtant il n'est pas une âme, mais un corps réel. Eh bien! comme on dit aujourd'hui que notre corps est un corps animal sans qu'il soit notre âme; ainsi on dit que seront spirituels les corps ressuscités, quoiqu'ils ne soient point des esprits mais des corps véritables. Pourquoi donc appeler ces corps spirituels, mes très-chers frères, sinon parce qu'ils obéiront au moindre mouvement de l'esprit? Alors en effet il n'y aura rien en toi pour s'opposer à toi, rien en toi pour se révolter contre toi. On ne pourra plus dire en gémissant avec l'Apôtre: «La chair convoite contre l'esprit et l'esprit contre la chair (1)»; ni: «Je vois dans mes membres une autre, loi qui résiste à la loi de mon esprit (2)». Il n'y aura plus de ces luttes; ce sera la paix, la paix parfaite. Tu seras où lu voudras, mais sans t'éloigner de Dieu; tu seras où tu voudras, mais où que tu ailles, ton Dieu sera avec toi, comme tu seras toujours avec cette source de ta félicité.

12. Que nul donc n'essaie ni de tromper, ni

1. Ga 5,17 - 2. Rm 7,23

d'argumenter, ni de se livrer à des raisonnements qui l'égarent; et soyons invinciblement sûrs que se réaliseront les divines promesses. Mes frères, quand on voyait le Christ en personne et qu'on le croyait un esprit, non-seulement il se montrait aux yeux, mais de plus il se faisait toucher de la main pour prouver qu'il avait un corps véritable. Non content même, pour convaincre de la vérité de la foi, d'avoir mangé, non par nécessité mais par condescendance; comme ses disciples étaient en quelque sorte tout tremblants de joie, il leur raffermit le coeur par les saintes Ecritures et il leur dit: «Je vous prévenais donc, quand j'étais encore avec vous, qu'il fallait que s'accomplît tout ce qui est écrit de moi dans la loi de Moïse, dans les prophètes et dans les psaumes. Alors il leur ouvrit l'intelligence, comme s'exprime l'Evangile qu'on a vient de lire, pour qu'ils comprissent les Ecritures, et il leur dit: Ainsi est-il écrit et c'est ainsi qu'il fallait que le Christ souffrît et qu'il ressuscitât d'entre les morts le troisième jour, et qu'on, prêchât en son nom la pénitence et la rémission des péchés à toutes les nations, en commençant par Jérusalem (1)». De ces deux événements nous n'avons pas vu l'un, nous voyons l'autre. Quand le Sauveur f lisait ses promesses, on ne les voyait pas encore réalisées. Les Apôtres voyaient bien le Christ, devant eux, mais ils ne, voyaient pas l'Eglise répandue par tout l'univers; ils voyaient le Chef et ne faisaient que croire au corps. A notre tour, aujourd'hui; nous aussi nous avons la grâce qui nous convient et le cours des siècles est destiné à appuyer la même foi sur les plus solides arguments. Les Apôtres donc voyaient le Chef et croyaient au corps, pour nous, nous voyons le corps, croyons au Chef.

1. Lc 24,44-47




243

SERMON CCXLIII. POUR LA SEMAINE DE PAQUES XIII. ÉTAT DES CORPS RESSUSCITÉS.

286

ANALYSE. - Après avoir expliqué pourquoi Jésus-Christ ressuscité défendit à Madeleine de le toucher quand il s'était laissé toucher par les autres saintes femmes, saint Augustin aborde la question de savoir ce que deviendront après la résurrection des membres de nos corps dont nous n'aurons plus à faire aucun usage. Il répond que comme aujourd'hui nous avons dans nom corps des parties pour nous servir et d'autres pour nous embellir; ainsi après la résurrection la plupart de nos membres seront, simplement destinés à jeter sur nos corps un vif éclat; car les membres intérieurs eux-mêmes seront visibles et transparents, et tout en nous sera d'une beauté ravissante. Mais qu'aurons-nous à faire? N'est-ce donc rien que de contempler, que de louer, que d'aimer Dieu? Seulement nous ne nous en lasserons pas, comme ici nous nous lassons de ce que nous avons le plus ardemment désiré.

1. On a commencé à lire aujourd'hui le récit de la résurrection de Notre-Seigneur Jésus-Christ d'après l'Évangéliste saint Jean. Vous savez en effet, et je vous en avais prévenu, que durant ces quelques jours on lit la résurrection du Sauveur dans les quatre Evangiles.

Il n'y a, dans ce que nous venons d'entendre, qu'une chose qui préoccupe ordinairement, c'est de savoir pourquoi le Seigneur Jésus a dit à cette femme qui eut le bonheur de le voir plein de vie quand elle cherchait simplement à découvrir son corps: «Garde-toi de me toucher, car je ne suis pas monté encore vers mon Père». Je vous ai fait remarquer, et vous devez vous en souvenir, que chacun des Evangélistes ne rapporte pas tout, mais que les uns disent ce qu'ont omis les autres. Il ne faut pourtant pas croire qu'ils se contredisent; mais il faut les étudier sans esprit de contention, avec intelligence et piété. Au témoignage donc de saint Matthieu, le Sauveur après sa résurrection se présenta à deux femmes, dont l'une était celle dont nous venons de parler; il leur dit: «Je vous salue. Mais elles s'approchèrent de lui, embrassèrent ses pieds, et l'adorèrent (1)»; il n'était pourtant pas monté encore vers son Père. Comment donc dit-il maintenant à l'une d'elles: «Garde-toi de me toucher, car je ne suis pas monté encore vers mon Père?» Ces paroles ne semblaient-elles pas indiquer que Marie pourrait le toucher

1. Mt 28,9

lorsqu'il serait monté au ciel? Et pourtant, si on ne peut le toucher sur la terre, quel mortel peut l'atteindre depuis qu'il trône dans le ciel?

2. Mais cet attouchement est une figure mystérieuse de la foi. Croire au Christ, c'est le toucher; aussi cette autre femme qui souffrait d'une perte de sang disait-elle en elle-même: «Si je touche le bord de son vêtement, je serai guérie (1)». Elle le toucha avec foi et recouvra aussitôt la santé qu'elle se promettait. Afin donc de nous faire connaître ce que c'est que de le toucher, le Seigneur dit aussitôt à ses disciples: «Qui m'a touché?» - «La foule vous presse, répondirent-ils, et vous demandez: Qui m'a touché? Quelqu'un m'a touché, reprit-il (2)». N'était-ce pas dire: la foule me presse, mais la foi me touche. Par conséquent, lorsque le Sauveur dit à Marie; «Garde-toi de me toucher, puisque je ne suis pas encore monté vers mon Père», Marie semblait personnifier l'Eglise qui ne crut en lui qu'après son ascension vers son Père, le vous le demande à vous-mêmes, de quelle époque date votre foi? J'adresse la même question à l'Eglise répandue par tout l'univers et elle me répond de concert: J'ai commencé à croire depuis que Jésus est monté vers son Père. Que signifie: J'ai commencé à croire, sinon: J'ai commencé à le toucher? Beaucoup d'hommes charnels n'ont vu dans le Christ que son humanité, leur regard n'a

1. Mt 9,21 - 2. Lc 8,43-46

287

point découvert la divinité voilée dans sa personne. Ceux-là ne l'ont pas bien touché, parce qu'ils n'ont pas cru comme il faut croire. Veux-tu le bien toucher? Sache qu'il est coéternel à son Père et tu l'as touché comme il convient. Mais si tu ne vois en lui qu'un bomme, il n'est pas encore, pour toi, monté vers son Père.

3. Si donc le Seigneur Jésus voulut faire constater par les sens de l'homme la réalité de son corps, c'était pour prouver davantage la résurrection de la chair: et en montrant, après sa résurrection, son corps plein de vie, il ne prétendait que nous amener à croire la résurrection des morts.

Mais comme tout sera alors réparé, dans nos corps, il est une question difficile, question relative à l'usage de nos membres, que soulèvent à la fois les esprits qui veulent s'instruire et les esprits qui cherchent à disputer. Quel que soit, disent-ils, le nombre des membres de notre corps, on sait bien à quoi chacun d'eux est destiné. Qui ne sait effectivement, qui ne voit que nous avons des yeux pour voir, des oreilles pour entendre, une langue pour parler, des narines pour flaire, des dents polir mâcher, des mains pour travailler, des pieds pour marcher, et à quoi sont appelées les parties nobles? Les organes même intérieurs que Dieu a voilés pour qu'ils ne fissent pas horreur à l'oeil, tout ce qui est en nous et jusqu'à nos intestins, tous ne remplissent-ils pas des fonctions que connaissent beaucoup d'hommes et surtout les médecins? Voici donc comment on argumente contre nous: Si nous devons avoir, après la résurrection, des oreilles pour entendre, des yeux pour voir et une langue pour parler; à quoi nous serviront, puisque nous ne mangerons pas, les dents, l'oesophage, les poumons, l'estomac, les intestins qui donnent passage aux aliments et où ils se transforment pour entretenir en nous la vie? A quoi nous serviront enfin les membres que l'on voile, puisqu'il n'y aura ni génération ni déjection?

4. Que leur répondre? Dirons-nous que nous n'aurons point en ressuscitant ces organes intérieurs, pas plus que des statues? Les dents s'expliqueront facilement, attendu qu'ils servent, non-seulement à mâcher, mais encore à parler, tirant de notre langue les sons ou les syllabes comme l'archet qui frappe sur les cordes d'une lyre. Quant à nos autres membres, ils seront donc pour la beauté et non pour le besoin, pour l'agrément de la vue et non pour la nécessité. Seront-ils déplacés pour n'avoir pas de fonctions à remplir? Aujourd'hui, il est vrai, en raison même de notre défaut d'expérience et de notre ignorance des raisons qui expliquent chaque chose, la vue des parties intérieures de notre corps nous ferait plutôt horreur qu'elle ne nous ravirait d'admiration. Qui connaît à fond les rapports de ces membrés entre eux et leurs proportions merveilleuses? Tout y est si beau, qu'on adonné à cet ensemble le nom d'harmonie; expression empruntée à la musique, qui sait tendre avec tant de précision les cordes d'une harpe. Si toutes ces cordes rendaient le même son, que pourrait-on jouer? C'est en les étendant diversement qu'on obtient des sons divers; et ces sons divers combinés par la raison produisent non pas pour les yeux, mais pour les oreilles une harmonie qui les ravit. En étudiant sous ce rapport les membres du corps humain, on est enchanté, ravi; et les hommes vraiment intelligents préfèrent cette beauté à toute beauté visible. Nous n'en avons pas conscience aujourd'hui, mais nous la verrons alors; non que nos membres intérieurs doivent être mis à nu, mais tout voilés qu'ils resteront, ils ne pourront se dérober à nos regards.

5. On me criera sans doute: Comment, s'ils sont voilés, ne pourront-ils se soustraire à nos regards? - Nos coeurs seront à découvert, et on ne verrait pas nos entrailles? Oui, mes frères, nos pensées mêmes, ces pensées que discerne maintenant le regard seul de Dieu, apparaîtront réciproquement aux yeux de tous dans cette société des saints. Nul ne cherche à y dissimuler ce qu'il pense, parce que nul n'y pense mal. Aussi l'Apôtre dit-il: «Gardez-vous de juger avant le temps»; en d'autres termes: Ne jugez pas témérairement quand vous ne savez dans quelle intention on agit. Pourquoi blâmer ce qui peut être fait avec de bonnes vues? Ne cherche pas au-delà de ce que petit l'humanité. A Dieu seul il appartient de lire dans l'âme; les hommes ne sauraient juger que de ce qui est extérieur. «Gardez-vous donc de juger avant le temps». Qu'est-ce à dire, «avant la temps?» Le voici dans la suite du texte: «Jusqu'à ce que le Seigneur vienne et jette la lumière sur ce qui est caché dans les ténèbres». Quelles sont ces ténèbres? L'Apôtre le dit clairement dans ce qui (288) suit: «Jusqu'à ce qu'il jette la lumière sur ce qui est caché dans les ténèbres». Et puis? Ecoute: «Alors il manifestera les pensées du coeur (1)». Ainsi, jeter la lumière sur ce qui est caché dans les ténèbres, c'est manifester les pensées du tueur. Pour chacun de nous ses propres pensées sont aujourd'hui en lumière, puisqu'il les connaît; mais elles sont pour notre prochain dans les ténèbres, puisqu'il ne les voit pas. Alors au contraire les autres sauront ce due tu auras conscience de penser. Que crains-tu? Si tu veux aujourd'hui cacher tes pensées, si tu redoutes qu'elles soient rendues publiques, n'est-ce point parce que tu en as quelquefois de mauvaises, de honteuses, de vaniteuses? Là, quand tu y seras, tu n'en auras que de bonnes, que d'honnêtes, que de vraies, que de pures, que de généreuses; et tu n'auras pas plus envie de soustraire aux regards ta conscience, que tu n'en as maintenant d'y soustraire ta face.

Effectivement, mes très-chers frères; n'est-il pas vrai que nous nous connaîtrons tous? Vous imaginez-vous que vous me reconnaîtrez alors parce que vous me connaissez aujourd'hui, mais que vous ne connaîtrez ni mon père, que vous n'avez jamais vu, ni aucun des évêques qui ont siégé dans cette église si longtemps avant moi? Vous connaîtrez tout le monde; et cette connaissance ne se bornera pas à distinguer chacun par l'extérieur; elle sera réciproquement aussi profonde que possible. Tous verront aussi bien et beaucoup mieux que ne voient maintenant les prophètes, ils verront à la manière de Dieu même, puisqu'ils seront remplis de lui; et il n'y aura rien pour échappera autrui ni pour blesser personne.

6. On aura donc tous ses membres, ceux mêmes que l'on appelle aujourd'hui honteux et qui ne le seront plus alors; et à l'abri de toute impression voluptueuse, on n'aura point à veiller pour conserver l'honneur de la pureté. Ici même, où la nécessité, qui aura complètement disparu alors, est comme la mère de toutes nos oeuvres, n'y a-t-il pas dans nos corps des parties qui ne servent absolument qu'à l'embellir?

Je jetais tout à l'heure un coup d'oeil sur nos membres; regardons-les maintenant avec un peu plus d'attention. Nous avons des yeux pour voir, des oreilles pour entendre, des

1. 1Co 4,5

narines pour flairer, une bouche et une langue pour parler, des dents pour mâcher, un gosier pour avaler, un estomac pour recevoir et digérer, des intestins pour conduire en bas nos aliments, les membres honteux pour servir à la génération ou aux déjections, les mains pour travailler et les pieds pour marcher. Mais à quoi sert la barbé, sinon et uniquement à embellir? Pourquoi Dieu a-t-il donné la barbe à l'homme? Je vois comme elle le pare, je ne cherche pas à quoi elle lui sert. On voit pour quoi la femme a des seins, c'est pour allaiter ses enfants; mais l'homme, pourquoi en a-t-il? Cherches-en l'utilité, il n'en est aucune; mais si l'idée de beauté se présente à toi, ne siéent-ils pas à la poitrine de l'homme lui même? Supprime-les, tu verras bientôt quelle beauté de moins, quelle laideur de plus.

7. Croyez donc, mes très-chers frères, croyez et soyez intimement convaincus que beaucoup de nos membres n'auront pas alors de fonctions à remplir, mais que chacun aura sa beauté propre. Là rien d'indécent, rien de discordant, mais une paix souveraine; rien de difforme, rien de blessant pour la vue, mais Dieu sera béni de tous. Si dès maintenant, malgré l'infirmité de notre chair et la faiblesse de nos membres, la beauté corporelle va jusqu'à provoquer la passion, exciter à l'étude et éveiller la curiosité; si pour celui à qui se révèle l'harmonie de nos organes, ils n'ont pu être formés que par Celui qui a formé les cieux, et s'il n'y a qu'un Créateur possible de ce qu'il y a de plus petit comme de ce qu'il y a de plus grand: à combien plus forte raison ce spectacle nous ravira-t-il dans ce séjour d'où sont bannis, et la passion, et l'épuisement, et la difformité, et les souffrances qu'engendre le besoin, pour faire place à l'interminable éternité, à la vérité qui enchante, à la félicité suprême!

8. Que ferai-je alors? me diras-tu, que ferai-je dès que je n'aurai plus à faire usage de mes organes? Eh! ne sera-ce pas agir que d'être là, de contempler, d'aimer et de bénir? Ces saints jours de fête qui s'écoulent après la résurrection du Seigneur, sont l'emblème de la vie que nous mènerons après être ressuscités nous-mêmes. Si le temps du Carême signifie avant Pâques l'existence laborieuse que nous font les afflictions et la mort qui nous attend; ces jours de joie sont l'indice de la vie future durant laquelle nous devons régner avec le Seigneur. Nous traversons maintenant (289) la vie représentée par la quarantaine qui précède la fête de Pâques; quant à la vie que symbolisent les cinquante jours qui suivent la résurrection du Sauveur, nous n'en jouissons pas, nous l'espérons; nous faisons plus, nous l'aimons en même temps que nous l'espérons; cet amour même est la louange de Dieu qui nous a fait ces grandes promesses, et cette louange se traduit par le chant de l'Alleluia. Que signifie Alleluia? Alleluia est une expression hébraïque qui signifie Louez Dieu: Allelu, louez; ia. Dieu. En chantant donc Alleluia ou Louez Dieu, nous nous excitons réciproquement à louer le Seigneur, et l'harmonie de nos coeurs, mieux encore que l'harmonie de la harpe, chante les louanges de Dieu, répète Alleluia. Mais après avoir chanté, la faiblesse de nos organes demande que nous réparions nos forces. Pourquoi les réparer, sinon parce qu'elles s'épuisent? De fait, telle est notre infirmité corporelle, telles sont les importunités de la vie, que les choses les plus admirables finissent par engendrer une espèce de dégoût. Comme nous regrettions ces jours de fête quand nous les voyions s'écouler, quoique néanmoins ils dussent revenir chaque année, et avec quel bonheur les voyons-nous revenir à l'époque déterminée! Eh bien! si on nous disait: Chantez l'Alleluia sans interruption, nous nous excuserions. Pourquoi? parce que la lassitude ne nous le permettrait pas; parce que, si beau qu'il soit, nous y trouverions l'ennui et la fatigue. Mais là, point d'épuisement ni de dégoût. Restez donc debout et chantez, «vous qui demeurez dans la maison du Seigneur, dans les parvis du sanctuaire de notre Dieu (1)». Pourquoi demander ce que tu pourras y faire? «Heureux, est-il écrit, ceux qui habitent dans votre maison, Seigneur; ils vous loueront dans les siècles des siècles (2)».

1. Ps 120,1 - 2. Ps 83,5





Augustin, Sermons 242