Augustin, Sermons 244

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SERMON CCXLIV. POUR LA SEMAINE DE PAQUES. XII. DIVINITÉ DE JÉSUS-CHRIST (1).

ANALYSE. - La passion et la mort de Jésus-Christ avait fait perdre à ses Apôtres mêmes la foi en sa divinité; et Marie-Madeleine en le cherchant ne paraît l'avoir cherché que comme homme et comme prophète. Ce qui prouve qu'il ne faut pas entendre à la lettre la défense que lui fit le Sauveur de le toucher, c'est qu'il se laissa toucher non-seulement par les Apôtres, mis encore par les saintes femmes et par elle-même. «Ne me touche pas, car je ne suis pas monté encore vers mon Père», signifie donc: Je veux qu'en m'approchant tu me considères comme le Fils de Dieu et comme devant bientôt retourner au ciel, tan patrie véritable. Les paroles de Jésus sont par conséquent la condamnation des disciples de Photin et d'Arius

1. On a commencé à lire aujourd'hui la résurrection de Notre-Seigneur d'après l'Evangile de saint Jean. On nous y a montré et nous avons vu des veux de la foi le tendre attachement d'une sainte femme pour sa personne sacrée. Elle le cherchait, mais son corps n'était encore pour elle que le corps d'un homme, et elle ne l'aimait que comme un Maître excellent. Elle ne comprenait pas, elle ne croyait

1. Jn 20,1-18

pas qu'il fût ressuscité d'entre les morts; et quand elle vit la pierre ôtée de l'entrée du sépulcre,, elle crut que le corps de Jésus avait été enlevé, et elle en porta aux disciples la triste nouvelle. Deux d'entre eux coururent aussitôt: c'étaient Pierre et Jean, Jean que Jésus aimait plus que les autres; car, comme leur Seigneur, il les aimait tous. Ils coururent donc pourvoir si, comme le disait Madeleine, le corps sacré avait été enlevé du tombeau. Ils arrivent, regardent, ne le trouvent pas, et ils (290) croient. Que croient-ils? Ce qu'ils ne devraient pas croire. Quand vous entendez ces mots «Et ils crurent», vous vous imaginez peut-être qu'ils crurent ce que réellement ils devaient croire, savoir, que le Seigneur était ressuscité d'entre les morts. Ce n'est point cela qu'ils crurent, mais ce que leur avait dit Madeleine; et pour vous en convaincre, l'Evangéliste ajoute immédiatement: «Car ils ne savaient encore, comme le disent les Ecritures, qu'il fallait qu'il ressuscitât d'entre les morts».

Où est leur foi? Où est la vérité si souvent attestée par eux? Le Seigneur Jésus ne leur avait-il pas déclaré lui-même, et plusieurs fois, avant sa passion, qu'il serait trahi, mis à mort et qu'il ressusciterait? Mais il parlait à des hommes encore sourds. Déjà Pierre lui avait dit: «Vous êtes le Christ, le Fils du Dieu vivant». Déjà il lui avait été répondu: «Tu es bienheureux, Simon, fils de Jonas car ce n'est ni la chair ni le sang qui te l'ont révélé, mais mon Père qui est dans les cieux. A mon tour je te déclare que tu es Pierre et que sur cette Pierre je bâtirai mon Eglise, et que les portes de l'enfer n'en triompheront pas (1)». Hélas! une foi si éclairée a comme sombré quand le Seigneur a été attaché à la croix Pierre a cru que Jésus était le Fils de Dieu, mais c'est seulement jusqu'à ce qu'il l'a vu suspendu au gibet, cloué, mort et enseveli; car alors il a perdu tout ce qu'il possédait. Qu'est devenue cette pierre? Qu'est devenue sa fermeté? Ah! la Pierre véritable était le Christ lui-même, et Pierre n'était pierre que par participation. Aussi la Pierre a dû ressusciter pour affermir Pierre, et c'en était fait de Pierre, si la Pierre n'avait recouvré la vie.

2. Lorsqu'ensuite le Seigneur dit à Madeleine: «Marie», elle se retourna, le reconnut et l'appela Maître, «Rabboni». Ainsi eut-elle connaissance de la résurrection du Sauveur. Que signifient donc ces mots: «Garde-toi de me toucher, car je ne suis pas monté encore vers mon Père?» A plusieurs points de vue cette question étonne. D'abord, pourquoi défendre de le toucher, comme si elle avait pu le toucher avec des intentions coupables? Pourquoi ensuite cette raison de la défense de le toucher: «Car je ne suis pas monté encore vers mon Père?» N'était-ce pas dire: C'est

1. Mt 16,16-18

quand je serai monté vers mon Père que tu pourras me toucher? Quoi! il lui défendait de le toucher pendant qu'il était sur la terre, et, elle pourrait le faire quand il serait dans le ciel?

Je me demandais ce que signifie: «Garde-toi de me toucher, car je ne suis pas monté encore vers mon Père». Je vais plus loin, Après sa résurrection même, il apparut à ses disciples, et nous en avons son propre témoignage et celui de tous les autres Evangélistes, ainsi que nous venons de le voir encore pendant les lectures sacrées. Comme ils voyaient en lui un esprit, il leur dit: «Pourquoi vous troublez-vous, et pourquoi ces pensées montent-elles dans votre coeur? Voyez mes mains et mes pieds. Touchez et voyez (1)». Etait-il déjà monté au ciel? Non, il n'était pas remonté encore vers son Père, et pourtant il leur disait: «Touchez et voyez». Est-ce là le «Garde-toi de me toucher?»

Quelqu'un dira peut-être ici: Il a bien voulu être touché par des hommes, mais non par des femmes. S'il avait tant d'horreur pour les femmes, il n'en aurait pas pris une pour Mère. Mais il n'y a pas même à se préoccuper tant soit peu d'entendre dire qu'avant de remonter vers son Père le Seigneur a bien voulu se laisser toucher par des hommes et non par des femmes. En effet l'Evangéliste saint Matthieu rapporte lui-même que des femmes pieuses, du nombre desquelles était Marie-Madeleine, rencontrèrent le Seigneur ressuscité et qu'elles lui embrassèrent les pieds (2). N'est-ce pas rendre de plus en plus difficile la réponse à cette question: Que signifie: «Garde-toi de me toucher, car je ne suis pas monté encore vers mon Père?» Ainsi tout ce que j'ai dit jusqu'alors n'a abouti qu'à rendre plus difficile cette réponse; vous voyez la question sérieuse et pour ainsi dire insoluble. Daigne le Seigneur m'aider à la résoudre. Il lui a plu de la présenter, qu'il lui plaise aussi de la décider. Demandez cette grâce avec moi; ouvrez moi les oreilles et à lui votre coeur; je vous ferai part de ce qu'il daigne me communiquer, Que celui qui comprend mieux veuille bien m'instruire, car je ne suis pas un docteur indocile. Quant à celui qui ne comprend pas mieux, qu'il ne refuse pas d'entendre de ma bouche ce qu'il comprend déjà.

1. Lc 24,37-39 - 2. Mt 28,9

291

3. Nous l'avons remarqué, et la chose est du reste évidente, les disciples ne voyaient qu'un homme dans le Seigneur Jésus; c'est là que s'arrêtait leur foi, ils ne l'élevaient pas plus haut. Ils marchaient sur la terre avec le Sauveur; ils connaissaient ce qu'il s'était fait pour nous et non pas ce qu'il a fait, car il est à la fois Créateur et créé. Créateur: «Au commencement était le Verbe, et le Verbe était en Dieu; et le Verbe était Dieu; il était en Dieu dès le commencement. Tout a été fait par lui». Crée: «Et le Verbe s'est fait chair, et il a habité parmi nous (1)». A ces traits nous reconnaissons Jésus, mais c'est depuis que nous a été prêchée la foi des Apôtres. Or, à l'époque dont nous parlons, ils ne savaient pas encore ce que nous savons. Mon langage ne les outrage point. le n'oserais les traiter d'ignorants, et toutefois ils publient qu'ils le sont. C'est ensuite seulement qu'ils apprirent ce qu'ils ne savaient pas et ce que nous savons aujourd'hui. Le Christ est à la fois Dieu et homme, producteur des êtres et créé parmi eux, Créateur de l'homme et homme créé: nous le savons, eux ne le savaient pas encore. Comme Dieu il est égal au Père, aussi grand que lui, parfaitement semblable à lui, un autre lui-même sans être lui-même. Un autre lui-même; car il est Dieu comme lui, tout-puissant comme lui et comme lui immuable. Il est un autre lui-même, sans être toutefois lui-même; car il est Fils, tandis que lui est Père. Pour quiconque sait cela, le Christ est monté vers son Père; il n'y est pas monté pour quiconque ne le sait, mais il reste encore petit avec cet homme et sur la terre avec lui, sans être l'égal du Tout-Puissant. Enfin pour celui qui progresse dans la foi, le Christ est en voie de monter, il monte pour ainsi dire avec lui.

Que signifie alors: «Garde-toi de me toucher?» L'attouchement désigne ici la foi, attendu que pour toucher quelqu'un on s'en approche. Voyez cette femme qui souffrait d'une perte de sang. Elle se disait: «Je serai guérie, si je touche la frange de son vêtement (2)». Elle s'approcha de lui, le toucha, fut guérie. Que signifie: Elle s'approcha de lui et le toucha? Qu'elle s'en approcha et qu'elle crut. Pour vous convaincre avec quelle foi elle le toucha, le Seigneur s'écria: «Quelqu'un m'a touché». Quelqu'un m'a touché?

1. Jn 1,2-3 - 2. Mt 2,21

Qu'est-ce à dire, sinon: Quelqu'un a cru en moi? Pour vous convaincre encore que m'a touché est synonyme de a cru en moi, «les disciples lui répondirent: La foule vous accable, et vous dites: Qui m'a touché (1)?» Si vous marchiez seul, si la foule vous faisait place sur le chemin, si près de vous il n'y avait personne, vous pourriez dire: «Quelqu'un m'a touché». Mais c'est la foule qui vous accable, et vous ne parlez que d'une main pour vous avoir touché. «Quelqu'un m'a touché», répéta encore le Sauveur. Cette foule peut me presser, elle ne sait me toucher. - Il est donc sûr qu'en disant: «Quelqu'un m'a touché; qui m'a touché?» telle a été la pensée du Christ, et qu'il a voulu nous enseigner que ce toucher est comme le rapprochement que la foi établit avec lui. Que signifie alors la phrase entière: «Garde-toi de me toucher, car je ne suis pas monté encore vers mon Père?» Tu ne vois en moi que ce qu'y découvrent tes regards. «Je ne suis pas monté encore vers mon Père». Tu vois en moi un homme et tu crois que je le suis. Je le suis, il est vrai, mais que ta foi ne s'arrête pas là. Ne me touche pas avec la pensée que je ne suis qu'un homme. «Car je ne suis pas monté encore vers mon Père». Voici que je monte vers lui; touche-moi alors; en d'autres termes, avance, comprends que je suis égal à mon Père, touche-moi avec cette pensée et tu seras sauvé. «Garde-toi de me toucher, car je ne suis pas monté encore vers mon Père». Tu vois en moi ce qui est descendu, tu ne vois pas ce qui est monté. «Car je ne suis pas monté encore vers mon Père». Je me suis anéanti moi-même «en prenant une nature de serviteur, en me faisant semblable aux hommes et en paraissant homme extérieurement». C'est cette nature que l'on voit en moi crucifiée, ensevelie et ressuscitée. Mais tu ne vois pas encore l'autre nature dont il est parlé ici: «Il avait la nature de Dieu et il n'a pas cru usurper en s'égalant à Dieu (2)». Tu ne vois pas ce qui est élevé en moi. Ah! prends garde de perdre le ciel en touchant la terre; prends garde de ne pas croire en Dieu en s'arrêtant à l'homme; «prends garde de «me toucher, car je ne suis pas monté encore a vers mon Père».

4. Vienne ici l'Arien; que le Photinien pourtant passe avant lui. Nous répondons au

1. Lc 8,45-46 - 2. Ph 2,6-7

292

Photinien: Garde-toi de le toucher. Qu'est-ce à dire? Ne crois pas ce que tu crois, car le Christ à tes yeux n'est pas monté encore vers son Père. A ton tour, Arien. Je crois, dit-il, que le Christ est Dieu, mais à un degré inférieur. Il n'est donc pas non plus monté vers son Père à tes yeux. Mais, puisqu'il y est monté réellement, hausse-toi, pour le toucher; hausse-toi, pour atteindre à sa divinité. - Moi aussi, répond-il, je confesse qu'il est Dieu. - Sans doute, mais tu veux qu'il soit d'une autre nature et d'une autre substance; créé et non pas Créateur de toutes choses; formé et non pas ce Verbe qui existe dès le commencement et en dehors de tout temps. Ainsi tu es bien au-dessous de la vérité, et pour toi il n'est pas monté encore vers son Père. Veux-tu qu'il y monte? Crois qu' «ayant la nature de Dieu, il n'a point estimé usurper en s'égalant à Dieu». Ce n'est pas une usurpation, puisque c'est sa nature même et il lui suffit de nous la faire connaître. «Ayant la nature de Dieu, il n'a point estimé usurper en s'égalant à Dieu». C'est dans cette égalité même qu'il est né, né éternellement; qu'il est né, né éternellement, né sans avoir jamais commencé.

Pour toi, Arien, que prétends-tu? - Qu'il fut un temps où le Fils n'existait pas. - Pour toi donc il n'est pas monté encore vers son Père. Garde-toi de le toucher, d'avoir de pareils sentiments. Entre le Père et le Fils il n'y a pas d'intervalle. Le Père a engendré, le Fils est né; le Père a engendré en dehors du temps, en dehors du temps aussi le Fils est né, puisque c'est lui qui a fait tous les temps. Touche-le avec cette croyance, et pour toi il est monté vers son Père. Il est le Verbe, mais ce Verbe est coéternel à Dieu; il est la Sagesse de Dieu, mais le Père n'a été jamais sans cette Sagesse.

Ta chair voudrait te répondre, elle voudrait s'entretenir avec toi et te dire dans l'obscurité; Comment ce Fils est-il né? Voilà le langage des ténèbres. - Qu'on me l'explique, t'écries-tu; je veux qu'on me l'explique. - Que veux-tu qu'on t'explique? - Si le Fils est né ou s'il n'est pas né. - Mais s'il n'était pas né, il ne serait pas le Fils. - Il est né? donc il fut un temps où il n'était pas? - Fausseté, fausseté; c'est toi, terre, qui parles: ce langage est tout terrestre. - S'il a été toujours, poursuit-il, explique-moi comment il est né. - Non, non, je ne l'explique pas, je ne le puis. Je ne l'explique pas, mais en ma faveur je cite un prophète: «Qui expliquera, dit-il, sa génération (1)?»

1. Is 53,8.




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SERMON CCXLV. POUR LA SEMAINE DE PAQUES. XVI. DIVINITÉ DE JÉSUS-CHRIST (1).

ANALYSE. - Dans ce discours, comme dans le précédent, saint Augustin constate d'abord que les Apôtres ne croyaient plu, après la passion, la divinité de Jésus-Christ. C'est pour la rappeler à Marie-Madeleine que le Sauveur lui dit: «Garde-toi de me toucher, car je ne suis pas monté encore vers mon Père».

1. Aujourd'hui encore on a lu la Résurrection du Seigneur dans le saint Evangile, et cet Evangile est celui de saint Jean. Nous y avons vu ce que ne disent pas les autres Evangélistes.

Tous sans doute publient la vérité, ils l'ont tous puisée à la même source; mais, comme je l'ai fait remarquer souvent à votre charité, parmi les faits évangéliques il en est qui sont rapportés par tous, d'autres par deux ou trois d'entre eux, d'autres enfin par un

1. Jn 20,1-18

293

seul. Ainsi ce trait que vient de rappeler l'Evangile selon saint Jean, savoir, que Marie Madeleine vit le Seigneur et que le Seigneur lui dit: «Garde-toi de me toucher, car je ne suis pas monté encore vers mon Père», ne se lit que dans cet Evangile. Je vais donc en entretenir votre sainteté.

Il y est dit encore qu'en voyant les linges dans le tombeau, on avait cru qu'au lieu d'être ressuscité le Seigneur avait été enlevé. Jean lui-même, car c'est lui qu'il désigne sous le nom du disciple «que Jésus aimait», ayant entendu dire aux saintes femmes: «On a emporté mon Maître du sépulcre», y courut avec Pierre, n'y vit que les linges et le crut. Que crut-il? Non pas que le Seigneur était ressuscité, mais qu'il avait été enlevé du tombeau. C'est ce que prouvent les paroles suivantes. Voici en effet ce qui est écrit, ce que nous venons d'entendre: «Il regarda, il vit cet il crut; car il ne savait pas encore que d'après les Ecritures il fallait qu'il ressuscitât d'entre les morts». Voilà qui montre ce qu'il crut; il crut ce qu'il ne devait pas croire; il crut ce qui était faux. Le Seigneur lui apparut ensuite, dissipa son erreur et lui fit connaître la vérité.

2. Quant à ces mots qui frappent tout lecteur et tout auditeur qui désire s'instruire au lieu d'être indolent: «Garde-toi de me toucher, car je ne suis pas monté encore vers mon Père», examinons, avec l'aide du Seigneur qui les a prononcés, quel en est le sens. Comment ne pas se préoccuper de ce que signifie: «Garde-toi de me toucher, car je ne suis pas monté encore vers mon Père?» Quand en effet y monta-t-il? Ce fut, comme le disent les Actes des Apôtres, le quarantième jour après sa Résurrection, jour que nous célébrerons bientôt en son honneur; ce fut alors qu'il monta vers son Père, alors encore qu'après l'avoir touché de leurs mains ses disciples le conduisirent du regard; alors enfin que se firent entendre ces paroles angéliques: «Hommes de Galilée, pourquoi rester là debout, regardant au ciel? Ce Jésus qui vient d'être enlevé du milieu de vous, reviendra de la même manière que vous l'avez vu allant au ciel (1)». Si donc ce fut alors qu'il monta vers son Père, que répondre, mes frères? Marie ne pouvait le toucher quand il

1. Ac 1,1-11

était sur la terre, et elle pourrait le toucher une fois monté au ciel? Si elle ne le pouvait ici-bas, combien moins le pourrait-elle si haut? Que signifient donc ces mots: «Garde-toi de me toucher, car je ne suis pas monté encore vers mon Père?» Le Sauveur ne semble-t-il pas dire: Attends pour me toucher que je sois monté, ne me touche pas auparavant? Quoi, Seigneur, je ne puis vous toucher ici, et je vous toucherai quand vous n'y serez plus?

Dira-t-on qu'avant de monter vers son Père il avait en horreur tout attouchement humain? Comment alors permit-il à ses disciples, non-seulement de le voir, mais encore de le toucher, quand il leur dit: «Voyez mes mains et mes pieds; touchez et reconnaissez, car un esprit n'a ni chair ni os, comme vous m'en voyez (1)?» Il n'y eut pas jusqu'à Thomas, le disciple incrédule, qui ne touchât son côté ouvert et qui ne s'écriât: «Mon Seigneur et mon Dieu!» Or, quand il le toucha ainsi, Jésus n'était pas monté encore vers son Père.

Un étourdi dira-t-il: Avant son ascension vers son Père, les hommes pouvaient le toucher, mais les femmes ne le peuvent que depuis cette ascension? Une telle idée serait absurde, ce sentiment serait erroné. Que l'Eglise écoute plutôt ce qu'entendit Madeleine; que tous l'entendent, le comprennent et le pratiquent.

Que signifie donc: «Garde-toi de me toucher, car je ne suis pas monté encore vers mon Père?» En me voyant, tu me regardes comme un homme, tu ne sais pas encore que je suis égal à mon Père; ne me touche point avec ces sentiments, ne vois pas seulement l'homme en moi, crois que je suis aussi le Verbe égal à Celui qui l'engendre. Que signifie: «Garde-toi de me toucher?» Garde-toi de croire. De croire, quoi? Que je ne suis que ce que tu vois. Je monterai vers mon Père; touche-moi alors. J'y monterai pour toi, quand tu comprendras que je suis son égal; car maintenant que tu m'estimes inférieur à lui, je n'y monte pas à tes yeux.

3. Toucher, c'est croire. Nous le verrons clairement, j'espère, dans l'histoire de cette femme qui toucha la frange du vêtement du Christ et se trouva guérie. Rappelez-vous ce

1. Lc 24,38-39

294

trait de l'Evangile. Notre-Seigneur Jésus-Christ allait visiter cette fille d'un prince de la synagogue dont on lui avait annoncé la maladie d'abord, puis la mort. Comme il poursuivait sa route, voici qu'arrive par derrière une femme qui souffrait depuis douze années d'une perte de sang, et qui avait tout dépensé, sans obtenir de guérison, pour les soins qu'elle recevait des médecins. Elle disait dans son coeur: «Ah! si je touche la frange de son vêtement, je serai guérie (1)». Parler ainsi, c'était déjà le toucher. Aussi, écoute la sentence du Maître. Dès qu'elle eut obtenu sa guérison, conformément à ce qu'elle croyait, Notre-Seigneur Jésus-Christ s'écria: «Quelqu'un m'a touché». - «La foule vous accable, répondirent les disciples, et vous dites: Qui m'a touché? - Quelqu'un m'a touché, reprit-il, car je sais qu'une vertu est sortie de moi (2)». C'était la grâce qui s'échappait de sa personne pour guérir cette femme sans l'appauvrir lui-même. Remarquez-le: Les disciples lui disent: La foule vous accable et vous n'avez senti que quelqu'un ou quelqu'une? «Quelqu'un m'a touché», réplique-t-il; les autres me pressent, mais celle-là m'a touché. Que signifient: Les autres me pressent, mais celle-là m'a touché? Les Juifs m'affligent, c'est l'Eglise qui croit en moi.

4. Ainsi donc, nous le voyons, toucher, pour cette femme, c'était croire. Tel est aussi le sens de ces paroles adressées à Madeleine: «Garde-toi de me toucher»; je monterai,

1. Mt 9,21 - 2. Lc 8,41-46

touche-moi alors. Touche-moi après avoir appris qu' «au commencement était le Verbe, que le Verbe était en Dieu, et que le Verbe était Dieu (1)». Il est vrai, le Verbe s'est fait chair, et ce Verbe sans souillure et sans tache demeure immuable et parfait. Mais comme tu ne vois en lui que l'humanité et non pas le Verbe, je ne veux pas que tu croies à la réalité de sa chair, en laissant de côté sa nature de Verbe. Considère le Christ tout entier, car il est, comme Verbe, égal à son Père. Ne me touche donc pas avec ces sentiments; tu ne sais encore qui je suis.

Que l'Eglise donc, personnifiée dans Marie, prête l'oreille à ce qui fut dit à Marie. Touchons tous le Christ en croyant en lui. Il est maintenant monté près de son Père et assis à sa droite. Aussi l'Eglise universelle répète aujourd'hui: «Il est monté au ciel, il est assis à la droite du Père». C'est ce qu'on enseigne à ceux qui reçoivent le baptême, c'est ce qu'ils croient avant de le recevoir. Quand donc ils croient ainsi, c'est Marie qui touche le Christ.

Ce sens est profond, mais vrai; inaccessible aux incrédules, mais il se révèle à ceux qui cherchent avec foi. Il s'ensuit donc que Jésus Christ Notre-Seigneur est en même temps là haut et avec nous, avec son Père et au milieu de nous; sans le quitter et sans nous laisser; comme Maître il nous enseigne à prier, et comme Fils de Dieu il nous exauce avec son Père.

1. Jn 1,1




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SERMON CCXLVI. POUR LA SEMAINE DE PAQUES. XVII. DIVINITÉ DE JÉSUS-CHRIST (1).

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ANALYSE. - En apparaissant à sainte Madeleine après sa résurrection, Jésus veut lui rappeler d'abord qu'il est vraiment le Fils de Dieu et qu'il n'accepte ses hommages qu'à ce titre. C'est pourquoi il lui dit: «Garde-toi de me toucher, car je ne suis pas monté encore vers mon Père». En ajoutant: «Je monte vers mon Père et votre Père, vers mon Dieu et votre Dieu», au lieu de dire simplement: vers notre Père, vers notre Dieu, il veut faire sentir de plus en plus combien sa nature est élevée au-dessus de la nôtre, et que Dieu n'est pas notre Père au même titre qu'il est le sien.

1. C'est de bien des manières que le Seigneur Jésus a apparu, après sa résurrection, à ses fidèles; et tous les Evangélistes y ont trouvé de quoi écrire en suivant l'inspiration de leurs souvenirs. L'un d'eux a rapporté une chose, l'autre une autre. Ils ont pu omettre quelque tait réel, mais non pas rapporter de fait controuvé. Croyez même que tout a été écrit par un seul, attendu que c'est le même Esprit qui a dicté à tous et qui les a tous animés.

Que vient-on de nous lire aujourd'hui? Que les disciples ne croyaient point que Jésus fût ressuscité; non, ils ne le croyaient point, quoique lui-même le leur eût annoncé auparavant. Ce fait n'est pas douteux; et s'il est écrit, c'est pour notas engager à rendre à Dieu d'immenses actions de grâces, de ce que nous avons cru en lui sans l'avoir vu sur la terre, au lieu qu'eux-mêmes y ont cru à peine, nonobstant le témoignage de leurs yeux et de leurs mains.

2. On vous a lu encore qu'un de ses disciples entra dans le tombeau, y «vit les linges placés à terre et qu'il crut; car il ne savait pas encore que d'après les Ecritures il fallait qu'il ressuscitât d'entre les morts». Voilà bien ce que vous venez d'entendre, ce qu'on vous a lu: «Il vit et il crut; car il ne savait pas encore que d'après les Ecritures». Ne devait-on pas écrire: Il vit et il ne crut pas, parce qu'il ne savait pas encore que d'après les Ecritures? Que signifie: «Il vit les linges et il crut?» Que crut-il? - Ce qu'avait dit une femme: «Ils a ont enlevé, le Seigneur et je ne sais où ils a l'ont placé». A ces mots il courut avec un autre, il entra dans le tombeau, y reconnut

1. Jn 20,1-18

les linges et crut, comme cette femme l'avait dit, que le Christ en avait été enlevé. Qui le porta à croire que le Christ avait été dérobé, emporté du tombeau? C'est qu' « il ne savait pas encore que d'après les Ecritures il fallait qu'il ressuscitât d'entre les morts». Sans doute il ne l'avait point vu après être entré; mais il aurait dû croire qu'il était ressuscité et non pas enlevé.

3. Que conclure de là? Chaque année nous vous entretenons de ce sujet; mais puisqu'on en fait chaque année la lecture, il convient que chaque année aussi nous vous en parlions, et que nous vous expliquions ce que le Christ Notre-Seigneur dit à cette femme, après en avoir été reconnu. Il lui avait dit d'abord: «Qui cherches-tu? Pourquoi pleures-tu?» Or, elle le prenait pour un jardinier. De fait, si l'on considère que nous sommes des plantes cultivées par lui, le Christ est jardinier. N'est-il pas jardinier pour avoir semé dans son jardin ce, grain de sénevé, la plus petite, mais aussi la plus active des semences, qui a grandi, qui s'est élevé, qui même est devenu un si grand arbre que les oiseaux du ciel se sont reposés sur ses rameaux. «Si vous aviez de la foi comme un grain de sénevé», disait le Sauveur en personne (1). Ce grain paraît fort peu de chose, rien de plus méprisable à la vue, mais au goût rien de plus acre. N'est-ce pas l'emblème de la ferveur brûlante et de la vigueur intime de la foi dans l'Eglise? Ce n'est donc pas sans motif que Madeleine prit Jésus pour un jardinier. Si elle lui dit: «Seigneur», c'est pour lui donner un terme honorifique et

1. Mt 17,19

296

parce qu'elle lui demandait un service. «Si c'est vous qui l'avez enlevé, montrez-moi où vous l'avez mis et je l'emporterai». C'était dire: J'en ai besoin, et vous, pas. O femme! tu crois avoir besoin du Christ mort; reconnais-le, il est vivant. Tu cherches un mort; mais ce mort est le vivant qui te parle. Que nous servirait sa mort, s'il n'était ressuscité d'entre les morts?

C'est alors que se montra plein de vie Celui qu'elle croyait mort. Comment prouva-t-il qu'il était vivant? En l'appelant par son nom propre: «Marie. - Rabboni», répondit-elle aussitôt après s'être entendu nommer. Un jardinier pouvait bien dire: «Qui cherches-tu? Pourquoi pleures-tu?» Il n'y avait que le Seigneur pour pouvoir dire: «Marie». Ainsi l'appelait par son nom Celui qui l'appelait au Royaume des cieux. C'était le nom inscrit par lui-même dans son livre. «Marie! - Rabboni!» reprit-elle, c'est-à-dire, Maître. Elle avait donc reconnu Celui qui l'éclairait pour se faire reconnaître; à ses yeux ce n'était plus un jardinier, c'était bien le Christ. Le Seigneur lui dit ensuite: «Garde-toi de me toucher, car je ne suis pas monté encore vers mon Père».

4. Que signifie: «Garde-toi de me toucher, car je ne suis pas monté encore vers mon Père?» Si elle ne pouvait le toucher quand il était debout sur la terre, le pourrait-elle quand il serait au ciel élevé sur son trône? Il semblait dire: Ne me touche pas maintenant; tu le feras quand je serai monté près de mon Père.

Rappelez à votre charité comment, dans la lecture d'hier, le Seigneur apparut à ses disciples, qui le prirent pour un esprit; et comment, pour dissiper leur erreur, il leur permit de le toucher. Que leur dit-il? On l'a lu hier, et ç'a été le sujet du sermon. «Pourquoi vous troublez-vous? leur demanda-t-il; et pourquoi ces pensées montent-elles dans votre coeur? Voyez mes mains et mes pieds; toua chez et reconnaissez (1)». Etait-il donc monté déjà près de son Père quand il disait: «Touchez et reconnaissez?» Il permet à ses disciples de le toucher, non pas de le toucher, mais de le palper, afin de leur apprendre que c'est vraiment de la chair, un corps véritable, afin que le toucher même s'assure en quelque sorte

1. Lc 24,37-39

de la solidité de la vérité. Oui, il permet à ses disciples de le toucher avec leurs mains, et il dit à cette femme: «Garde-toi de me toucher, car je ne suis pas monté encore vers mon Père!» Pourquoi cela? Est-ce parce que les hommes ne pouvaient le toucher que sur la terre, tandis qu'il serait donné aux femmes de le toucher dans le ciel?

Que signifie toucher, sinon croire? C'est par la foi que nous touchons le Christ; mieux vaudrait même ne pas le toucher de la main et s'approcher de lui par la foi, que de le presser de la main sans avoir foi en lui. Il n'eût pas grand bonheur à le toucher uniquement de la main. Les Juifs l'ont touché ainsi quand ils l'ont pris, quand ils l'ont garrotté, quand ils l'ont suspendu; ils l'ont touché alors, mais parce que leurs dispositions étaient mauvaises, ils ont perdu le trésor qu'ils avaient en main. Pour toi, ô Eglise catholique, tu le touches avec foi, et cette foi te sauve. Ah! ne le touche qu'avec foi, c'est-à-dire, approche-toi de lui avec foi et que cette foi demeure ferme. Si tu ne vois en lui qu'un homme, tu le touches sur la terre; crois-tu qu'il est Dieu égal à son Père? tu le touches élevé au ciel. Pour nous donc il est élevé, quand nous avons de lui une idée juste.

Une fois seulement il est monté alors vers son Père; maintenant il y monte chaque jour. Hélas! pour combien encore n'y est-il pas monté! pour combien reste-t-il sur la terre! Combien disent de lui: Ce fut un grand homme! Combien: Ce fut un prophète! Combien d'antéchrists sont venus dire avec Photin: C'était un homme, rien de plus, mais un homme élevé par l'excellence de sa sagesse et de sa justice au-dessus de tous les hommes sages el de tous les hommes pieux, car il n'était pas Dieu. O Photin, tu le touches sur la terre, tu t'es trop hâté de le toucher et tu es tombé; aussi égaré sur la route, tu n'es point arrivé dans la patrie.

5. Aussi méditons de lui ces autres paroles; «Je monte vers mon Père et votre Père, vers mon Dieu et votre Dieu». Pourquoi ne dit-il pas: Vers notre Père et notre Dieu, mais, en faisant une distinction: «Vers mon Père et votre Père?» Il dit: «Mon Père», parce qu'il est son Fils unique; «votre Père», parce que nous sommes ses fils par grâce et non par nature. Il dit: «Mon Père», parce que toujours il a été son Fils; «votre Père», (297) parce que lui-même nous a choisis. Il ajoute: «Mon e Dieu et votre Dieu». Comment Dieu est-il le Père du Christ? Il est son Père, pour l'avoir engendré. Comment est-il son Dieu? Pour l'avoir créé. Il l'a engendré comme Verbe et Fils unique, il l'a créé en le faisant naître, selon la chair, de la race de David. C'est ainsi qu'il est à la fois le Père et le Dieu du Christ; son Père, à cause de sa divinité; son Dieu, à cause de son humanité. Veux-tu te convaincre qu'à ce litre il est son Dieu? Interrogeons un psaume: «Depuis le sein de ma Mère, y est-il dit, vous êtes mon Dieu (1)». Auparavant vous étiez mon Père; depuis, vous êtes mon Dieu. Vois-tu maintenant pourquoi cette distinction: «Mon Père et votre Père?» C'est qu'à des titres divers, Dieu est le Père de son Fils unique et le nôtre; il est son Père par nature et le nôtre par grâce. - Il s'ensuit que le Sauveur a dû dire «vers mon Père et votre Père»; mais il devait dire aussi: Vers notre Dieu. En effet le terme de Dieu a rapport à la créature si donc Dieu est le Dieu du Christ, c'est que le Christ en tant qu'homme est une créature. Le nom du Père demandait pour le Christ une distinction, attendu que le Christ est Créateur comme le Père; mais pourquoi une distinction dans ce terme de Dieu quand il s'agit du Christ, puisqu'en tant qu'homme le Christ est une créature, une créature comme nous? Le Christ dans son humanité n'est-il pas même serviteur, puisque d'après l'Apôtre, il en a pris la nature (2)? Pourquoi donc distinguer en disant: «Mon Dieu et votre Dieu?» - Cette distinction s'explique clairement. Dieu nous a

1. Ps 21,11 - 2. Ph 2,7

tous fait naître d'une race de péché; il n'en est pas ainsi de l'humanité de son Fils, car il est né d'une Vierge, d'une Vierge qui l'a conçu, non pas avec convoitise mais par la foi; en sorte qu'il n'a point contracté en Adam la faute d'origine. Notre naissance à tous est l'oeuvre du péché; pour lui il est né sans péché, il a même effacé le péché. Voilà sur quoi est établie cette distinction: «Mon Dieu et votre Dieu». N'êtes-vous pas tous issus d'un homme et d'une femme, produits par la concupiscence et souillés du péché héréditaire, puisqu'il est dit: dans l'Ecriture: «Qui est pur devant lui? Pas même l'enfant qui ne vit sur la terre que depuis un jour (1)». Aussi s'empresse-t-on de porter les petits enfants pour faire effacer en eux ce qu'ils ont contracté en naissant et non pas ce qu'ils y ont ajouté par leur conduite. Bien différent est le Christ. Il dit: «Mon Dieu et votre Dieu. - «Mon Dieu», parce que je porte une chair semblable à la chair de péché; «votre Dieu», parce que vous avez vous-mêmes cette chair de péché.

6. Contentons-nous de ce qui vient d'être dit sur ce passage de l'Evangile écrit par saint Jean, relatif à la résurrection du Seigneur; parce qu'il faudra lire encore, dans le même Evangile, d'autres traits concernant le même événement. Aucun autre écrivain sacré n'a parlé plus longuement de la résurrection; aussi ne saurait-on lire tout le même jour; on lit un second et un troisième jour, jusqu'à ce qu'on ait épuisé tout ce qu'a dit le saint Apôtre sur ce sujet important.

1. Job. 14,4, sept.





Augustin, Sermons 244