Augustin, Sermons 253

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SERMON CCLIII. POUR LA SEMAINE DE PAQUES. XXIV. RÉHABILITATION DE SAINT PIERRE (1).

ANALYSE. - Saint Pierre ayant eu le malheur de renier son Maître jusqu'à trois fois, Jésus pour lui faire réparer sa faute lui demande une triple protestation d'amour. De plus il lui ordonne de paître son troupeau. Il l'invite enfin à le suivre jusqu'à la mort, en mourant crucifié comme lui, au lieu que saint Jean mourra d'une mort paisible et sans avoir le corps déchiré.

1. L'évangile de l'apôtre Jean, ou plutôt l'évangile selon saint Jean vient de finir avec l'histoire des apparitions du Seigneur à ses disciples après sa résurrection. Le Sauveur donc s'adresse à l'apôtre Pierre, qui l'a renié à la suite de sa présomption; il s'adresse à lui après avoir triomphé de la mort et recouvré la vie, il lui dit: «Simon, fils de Jean», ainsi se nommait Pierre, «m'aimes-tu?» Pierre répondait ce qu'il sentait dans son coeur. S'il répondait ce qu'il sentait au coeur, pourquoi le Seigneur le questionnait-il, puisqu'à ses yeux ce coeur était ouvert? Aussi Pierre s'étonnait-il, et il s'entendait avec quelque peine interroger de la sorte par Celui qu'il savait instruit de tout. Une première fois il lui est dit: «M'aimes-tu?» Lui de répondre: «Je vous aime, Seigneur, vous le savez». Une seconde fois: «M'aimes-tu?» Et une seconde fois: «Vous connaissez tout, Seigneur, vous savez que je vous aime». A cette troisième demande: «M'aimes-tu?» Pierre s'attriste. Pourquoi, Pierre, t'attrister de redire jusqu'à trois fois ton amour? As-tu oublié la triple manifestation de ta crainte? Laisse ton Seigneur te questionner; c'est ton médecin, il t'interroge pour te

1. Jn 21,15-25

319

guérir. Ne te laisse pas aller à la peine; attends, redis assez de fois ton amour pour effacer tous tes reniements.

2. Chaque fois cependant, chaque fois, chacune des trois fois qu'il l'interroge et que Pierre proteste de son amour, le Seigneur Jésus lui recommande ses agneaux; il lui dit: «Pais mes agneaux, pais mes brebis». N'est-ce pas comme s'il lui demandait: Que me rendras-tu pour cet amour que tu me portes? Eh bien! déploie cet amour même en faveur de mes brebis! Que me rendras-tu pour cet amour, puisque c'est moi qui te l'ai donné? Voici comment montrer, voici comment exercer cet amour que tu as pour moi: «Pais mes agneaux».

Maintenant, comment paître ces chers agneaux du Seigneur? Avec quel amour paître des brebis qu'il a rachetées à si haut prix? La suite le montre. Après que Pierre a répondu par trois fois, comme il le devait, qu'il aimait le Seigneur, et après que Jésus lui a confié ses brebis, il lui parle des souffrances qui l'attendent, et il montre ainsi que tous ceux à qui il conte ses brebis doivent les aimer jusqu'à être disposés à mourir pour elles. C'est d'ailleurs ce que dit encore saint Jean dans une épître où il s'exprime ainsi: «De même que île Christ a donné pour nous sa vie, de même devons-nous donner la nôtre pour nos frères (1)».

3. Avec une présomption superbe, Pierre avait répondu au Seigneur: «Je donnerai ma vie pour vous». Il n'avait pas encore la force d'accomplir sa promesse. Afin de l'en rendre capable, le Seigneur le remplit donc de charité; voilà pourquoi il lui demande m'aimes-tu?» et pourquoi Pierre répond: «Je vous aime»; il n'y a en effet que la charité qui puisse être fidèle à une semblable promesse. Qu'avais-tu donc, Pierre, quand tu reniais? Que redoutais-tu? Tout ce que tu redoutais, c'était la mort. Mais Celui que tu as vu mort te parle maintenant plein de vie; ne crains donc plus la mort; cette ennemie tant redoutée de toi a été vaincue par lui. Il a été suspendu à la croix, attaché avec des clous, il a rendu l'esprit, reçu un coup de lance, puis on l'a mis au tombeau. Voilà ce que tu craignais pour toi en le reniant; tu tremblais d'endurer ce qu'il a enduré, et c'est en redoutant

1. 1Jn 3,16

la mort que tu as renié la vie. Ouvre les yeux maintenant: N'es-tu pas mort en craignant de mourir?

Oui, il est mort en reniant son Maître, mais en pleurant il est ressuscité. Que lui dit encore le Sauveur? «Suis-moi». C'est qu'il connaissait combien il avait mûri. Vous vous rappelez ce trait, sans doute, ou plutôt parce que ceux qui l'ont lu se le rappellent, apprenons-le à ceux qui ne l'ont pas lu et rappelons-le à ceux qui l'ont perdu de vue. Pierre donc avait dit: «Je vous suivrai partout où vous irez»; et le Seigneur lui avait répondu: «Tu ne saurais me suivre maintenant, mais plus tard tu me suivras (1). - Tu ne le peux maintenant»; tu le promets bien, mais je connais ta force; je vois les pulsations de ton coeur, et je dis à mon malade ce qu'il en est: «Tu ne «saurais maintenant me suivre». En lui parlant ainsi le Médecin ne voulait pas le désespérer, car il ajouta aussitôt: «Mais plus tard tu me suivras». Tu guériras et tu me suivras. Aujourd'hui, au contraire, c'est parce qu'il voit ce qui se passe dans son coeur et quel amour il lui a inspiré qu'il lui dit: «Suis-moi». Je t'avais dit: «Tu ne le saurais maintenant»; je te dis aujourd'hui: «Suis-moi».

4. Il s'éleva alors une question que je ne dois pas passer sous silence. Quand le Seigneur eut dit à Pierre: «Suis-moi», Pierre jeta les yeux sur le disciple que Jésus aimait, sur Jean, l'auteur même de cet Evangile, et il dit à Jésus: «Celui-ci, Seigneur, que deviendra- t-il?» Je sais que vous l'aimez; ne vous suivra-t-il pas comme moi? Le Seigneur reprit: «Je veux qu'il demeure ainsi jusqu'à ce que je vienne: toi, suis-moi». Le même Evangéliste, celui qui a écrit ce trait et de qui il a été dit: «Je veux qu'il demeure ainsi jusqu'à ce que je vienne», rapporte aussitôt, en son nom, que cette parole fit courir parmi les frères le bruit que ce disciple ne mourrait point; et, pour détruire cette opinion, il ajoute: «Or, Jésus ne dit pas qu'il ne mourrait point, il dit seulement: Je veux qu'il demeure ainsi jusqu'à ce que je vienne: toi, suis-moi». C'est ainsi que pour dissiper le bruit qu'il ne mourrait point, Jean lui-même fait cette réflexion, et pour nous ôter cette idée: Ce n'est pas de telle manière, dit-il, que s'est exprimé le Sauveur, mais de telle autre.

1. Jn 13,36-37

320

Pourquoi maintenant le Seigneur a-t-il ainsi parlé? Jean ne l'explique pas; il nous invite donc à frapper pour nous faire ouvrir, s'il est possible.

5. Voici donc, autant que le Seigneur daigne me faire la grâce de le comprendre, de plus avancés comprennent mieux sans doute; voici comment il me semble qu'on peut résoudre cette difficulté. De deux manières, soit en rapportant au martyre de Pierre les paroles du Seigneur, soit en les appliquant à l'Evangile de saint Jean.

En les rapportant au martyre, «Suis-moi», souffre pour moi, souffre ce que j'ai souffert. Le Christ a été crucifié; Pierre l'a été aussi, et comme lui il a ressenti les clous, il a eu le corps déchiré. Jean au contraire, n'a point souffert cela; et «je veux qu'il demeure ainsi» signifierait donc: Je veux qu'il s'endorme sans avoir été meurtri ni déchiré, et qu'il m'attende ainsi: «Toi, suis-moi»; pour toi j'ai répandu mon sang, répands le tien pour moi. Voilà donc un premier sens qu'on peut donner à ces mots: «Je veux qu'il demeure ainsi jusqu'à ce que je vienne; toi, suis-moi»; je ne veux pas qu'il souffre, mais toi.

En les appliquant à l'Evangile de saint Jean, voici l'interprétation qu'on peut leur donner, me semble-t-il: Pierre a parlé du Seigneur dans ses écrits; les autres ont parlé de lui aussi, mais ils considèrent son humanité principalement. Le Seigneur Jésus est Dieu et homme. Qu'est-ce qu'un homme? Une âme et un corps. Et le Christ? Il est par conséquent Verbe, âme et corps. Quelle âme, puisque les bêtes mêmes ont des âmes? Le Christ est le Verbe, une âme raisonnable et un corps; il est tout cela. Il est bien question de sa divinité dans les écrits de Pierre, mais c'est surtout et éminemment dans l'Evangile de saint Jean; c'est lui qui a dit: «Au commencement était le Verbe». Il s'élève au-dessus des nues, au-dessus des astres, au-dessus des anges, au-dessus de toute créature, il arrive jusqu'au Verbe qui a tout fait. «Au commencement «était le Verbe, et le Verbe était en Dieu, et le «Verbe était Dieu; il était en Dieu dès le commencement. Tout a été fait par lui (1)». Mais qui voit ce Verbe? Qui s'en fait une idée? Qui comprend bien? Qui même prononce convenablement ces paroles? On les comprendra quand le Christ sera venu. «Je veux que cela reste ainsi jusqu'à ce que je vienne». J'ai expliqué comme j'ai pu; il peut, lui, parler plus clairement à vos coeurs.

1. Jn 1,1-3




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SERMON CCLIV. POUR LA SEMAINE DE PAQUES. XXV. TRISTESSE ET JOIE.

ANALYSE. - Dieu veut dans sa bonté que nous commencions par la tristesse pour aboutir à la joie. Or, de quoi nous attrister et de quoi nous réjouir? I. La tristesse qui ne s'applique pas à l'objet pour lequel elle est faite, est comme le fumier qui lest point à sa place, une saleté. Pour n'être pas une saleté, un poison même, il faut que la tristesse pleure le péché et non pas lei vaines calamités du siècle; et le temps à donner à la tristesse est figuré par les quarante jours qui précèdent la résurrection. - II. Quant à la joie, figurée par les cinquante jours du temps pascal, elle doit être produite en nous par la foi aux divines promesses, non-seulement parce que Dieu est fidèle, mais encore parce que Dieu nu nous doit absolument rien, puisque n'ayant de nous-mêmes que le mal, nous n'avons pu lui rien donner. qui ne vienne de lui. Ah! louons Dieu avec transports du bonheur immense qu'il nous réserve.

1. Il ressort, mes frères, il ressort de la misère de notre condition et de la miséricorde de Dieu que le temps de la tristesse précède celui de la joie; qu'on se réjouisse d'abord pour s'attrister ensuite, qu'on travaillé pour ensuite se reposer, qu'on souffre pour ensuite être heureux. C'est ce qui vient, nous le répétons, de la misère de notre condition et de la (321) miséricorde divine; car ce temps de tristesse, de travail et de misère, est l'oeuvre de nos péchés; tandis que le moment de la joie, du repos et de la félicité. n'est pas le fruit de nos mérites, mais de la grâce du Sauveur. Nous méritons l'un, nous espérons l'autre; nous méritons le mal, nous espérons le bien, le bien que nous accordera la miséricorde de Celui qui nous a créés.

2. Mais à l'époque de nos souffrances, ou, comme dit l'Ecriture, durant les jours de notre nativité, nous devons savoir de quoi il faut nous attrister. La tristesse est une espèce de fumier. Or, quand le fumier n'est pas à sa place, c'est une saleté, une saleté qui soulève, dans la maison où il est, tandis que bien placé il féconde les champs. Voyez où le divin Agriculteur veut qu'on place le fumier. «Et qui aurai-je pour me réjouir, dit l'Apôtre, sinon celui qui s'attriste à cause de moi (1)?» Ailleurs encore: «La tristesse qui est selon Dieu, dit-il, produit la pénitence pour un salut sans repentance». Etre triste comme Dieu le demande, c'est s'affliger de ses péchés par esprit de pénitence. Or, cette tristesse causée par l'iniquité produit la justice propre à l'âme. Rougis de ce que tu es, afin de pouvoir être ce que tu n'es pas.

«La tristesse qui est selon Dieu produit la a pénitence pour un salut sans repentance. - «Produit la pénitence pour un salut». Pour quel salut? «Pour un salut sans repentance». Sans repentance? Qu'est-ce à dire? C'est-à-dire qu'il est absolument impossible de se repentir de ce salut. Nous avons mené, hélas! une vie dont nous avons dû nous repentir, une vie à nous en repentir. Mais nous ne saurions arriver à une vie sans repentance, sans nous repentir de notre vie coupable. Trouvera-t-on, mes frères, j'avais commencé à le dire, du fumier dans un tas de blé bien nettoyé? Toutefois, c'est par le moyen du fumier que le blé parvient à cette pureté, à cette beauté qui réjouit l'oeil: ainsi la laideur conduit à la beauté.

3. C'est donc avec raison que le Seigneur parle ainsi, dans l'Evangile, d'un arbre stérile: «Voilà trois ans déjà que je viens chercher du fruit sur cet arbre, et je n'en trouve point; je vais le couper pour qu'il n'embarrasse point mon champ». Le vigneron intervient,

1. 2Co 2,2 - 2. 2Co 7,10

il intervient quand la hache est déjà levée sur ce tronc ingrat et que déjà elle le touche; il intervient comme Moïse intervint près de Dieu, et il s'écrie: «Ah! Seigneur, laissez-le cette année encore, je vais creuser autour de lui et y jeter une mesure de fumier, s'il porte ensuite du fruit, tant mieux! dans le cas contraire, vous le couperez (1)». Cet arbre désigne le genre humain. Dieu l'a visité à l'époque des patriarches; c'est comme la première année. Il l'a visité à l'époque de la loi et des prophètes; c'est comme la seconde. Avec l'Evangile parait la troisième. L'arbre devrait être abattu déjà; mais un Miséricordieux intercède près d'un Miséricordieux. Celui qui est venu faire miséricorde ne s'est-il pas fait intercesseur? Qu'on le laisse, dit-il, cette année encore; qu'on creuse une fosse autour de lui, symbole d'humilité; qu'on y mette une corbeille de fumier, peut-être donnera-t-il du fruit. Ou plutôt, comme il en donne d'un côté sans en donner de l'autre, le Maître viendra et le coupera en deux. Le coupera en deux? Pourquoi? Parce qu'il y a dans le monde des bons et des méchants, et que, mêlés maintenant, ils font en quelque sorte partie du même corps.

4. J'ai donc eu raison de le dire, mes frères, le fumier bien placé produit du fruit, tandis qu'ailleurs il n'est que saleté. Voici un homme triste, je rencontre un homme plongé dans la tristesse; c'est une espèce de fumier. Où est ce fumier? Dis-moi, mon ami, pourquoi es-tu triste? - J'ai perdu de l'argent. - Lieu sale, fruit nul. Ecoute l'Apôtre: «La tristesse de ce monde produit la mort (2)». Donc il n'y a pas seulement absence de fruit, il y a encore d'horribles dégâts. Je pourrais en dire autant de tout ce qui inspire les joies du siècle, mais ce serait trop long.

Je vois un autre homme affligé, gémissant et pleurant; c'est beaucoup de fumier. Quelle place occupe-t-il? Tout en le voyant triste et versant des larmes, je remarque de plus qu'il prie. Je ne sais quelle bonne idée il me suggère en priant; je cherche pourtant à savoir encore à quoi s'applique sa tristesse. Et s'il allait, dans sa prière, au milieu de ses gémissements et de ses sanglots, solliciter la mort de son ennemi? Oui, s'il pleure, s'il supplie, s'il prie de la sorte, lieu sale, fruit nul. Il y a

1. Lc 13,6-9 - 2. 2Co 7,10

322

même plus dans nos Ecritures: en demandant la mort de son ennemi, il tombe sous le coup de cette malédiction qui pèse sur Juda: «Que sa prière devienne un crime (1)!»

J'en aperçois un autre qui gémit, qui pleure, qui prie aussi; il y a du fumier; où est-il? je prête l'oreille à sa prière, je lui entends dire: «Seigneur, prenez pitié de moi, guérissez mon âme, car j'ai péché contre vous (2)». Cet homme déplore son péché; c'est le fumier placé dans le champ, j'ai droit d'espérer. Grâces à Dieu, ce fumier est bien placé, il n'est pas inutile, il produira. Nous voici réellement au moment de nous livrer à une tristesse salutaire, de déplorer notre assujettissement à la mort, la multitude de nos tentations, nos faiblesses coupables, les résistances de nos passions, les luttes de nos convoitises toujours mutinées contre nos inspirations saintes; affligeons-nous de tout cela.

5. Ce temps destiné pour nous à la misère et aux gémissements est figuré par les quarante jours qui précèdent Pâques; comme le temps destiné à la joie qui suivra, au repos, à la félicité, à l'éternelle vie, à ce règne éternel dont nous ne jouissons pas encore, est symbolisé par ces cinquante jours où nous chantons les louanges de Dieu. Deux époques en effet nous sont montrées: l'une qui précède la résurrection du Seigneur, l'autre qui vient après; l'une où nous sommes, l'autre où nous espérons être. L'époque de tristesse que rappellent les jours du Carême est pour nous figurée et actuelle; quant à l'époque de joie, de repos et de règne représentée par ces jours-ci, nous la figurons par le chant de l'Alleluia, mais nous ne possédons point encore l'objet de nos louanges, nous soupirons seulement après l'Alleluia véritable. Que signifie Alleluia? Louez Dieu. Mais nous ne te possédons point encore pour le louer; et si dans l'Eglise on multiplie ses louanges après la résurrection du Seigneur, c'est qu'après notre résurrection nous les chanterons sans nous interrompre. La passion du Sauveur rappelle le temps actuel, ce temps où coulent nos pleurs. Eh! que rappellent en effet ces verges, ces chaînes, ces outrages, ces crachats, cette couronne d'épines, ce vin mêlé de fiel, ce vinaigre au bout d'une éponge, ces insultes, ces opprobres, cette croix enfin, ces membres sacrés qui y

1. Ps 108,7 - 2. Ps 40,5

sont suspendus, sinon nos jours présents, nos jours de deuil, nos jours de mort, nos jours d'épreuves? Ainsi le temps est laid; puisse cette laideur être celle du fumier étendu dans la campagne et non laissé dans la maison! Gémissons de nos péchés et non des déceptions de nos vains désirs. Le temps est laid, mais il sera fertile si nous en faisons bon usage. Est-il rien de plus laid qu'un champ couvert de fumier? Il était plus beau avant de recevoir l'engrais; pour devenir fertile, il a dû s'enlaidir. Cette laideur rappelle le temps pré. sent; puisse-t-elle être pour nous une époque de fécondité!

Tournons nos yeux vers le prophète; que dit-il? «Nous l'avons vu». En quel état? «Sans éclat ni beauté (1)». Pourquoi? Demande-le à un autre. prophète: «Ils ont compté tous mes os (2)». Ils les ont comptés pendant qu'il était suspendu à la croix. Quel affreux spectacle que celui d'un crucifié! Mais cet opprobre conduit ici à la beauté. A quelle beauté? A la beauté de la résurrection. Aussi «est-il le plus beau des enfants des hommes (3)».

6. Donc, mes frères, louons le Seigneur; louons-le de ce qu'il nous a fait de fidèles promesses, quoique nous n'en ayons point reçu l'accomplissement encore. Estimez-vous peu ces promesses qui font de Dieu notre débiteur? Si ses promesses l'ont rendu notre débiteur, c'est l'effet de sa bonté et non le résultat d'aucune avance de notre part. Que lui avons-nous donné pour qu'il nous doive? Ne vous rappelez-vous point qu'il est dit dans un psaume: «Que rendrai-je au Seigneur?» Ces mots: «Que rendrai-je au Seigneur», dénotent un débiteur et non un créancier qui exige d'être payé. Des avances ont donc été faites; «Que rendrai-je au Seigneur? - Que rendrai-je au Seigneur» ne signifie-t-il pas: Comment m'acquitter envers lui? Et pour quoi? «Pour tout ce qu'il m'a donné». Je n'étais pas, il m'a créé; je me suis perdu, il m'a cherché; en me cherchant, il m'a trouvé; captif, il m'a racheté; vendu, il m'a délivré, et d'esclave que j'étais il a fait de moi son frère. «Que rendrai-je au Seigneur?» Tu n'as pas de quoi lui rendre. Que lui rendre, dès que tu attends tout de lui? Mais, un instant! Que veut-il dire? Pourquoi demande-t-il: «Que rendrai-je au Seigneur pour tout ce qu'il

1. Is 53,2 - 2. Ps 21,18 - 3. Ps 44,3

323

m'a donné?» Il regarde de tous côtés, et il semble avoir trouvé de quoi rendre. Qu'a-t-il donc trouvé? «Je recevrai le calice du salut». Tu songeais à rendre et tu veux recevoir encore! Réfléchis, je t'en prie. En voulant recevoir encore, tu augmentes tes dettes, quand les éteindras-tu? Oui, quand les éteindras-tu, si tu ne cesses d'en contracter? Tu ne le pourras jamais, puisque jamais tu n'auras rien qui Devienne de lui.

7. Ainsi donc, ces mots: «Que rendrai-je?» ne rappellent-ils pas que «tout homme est menteur (1)», comme tu le dis toi-même? Prétendre qu'on rendra à, Dieu quoi que ce soit, c'est être menteur, puisque nous devons tout attendre de Dieu, et que sans lui nous n'avons de nous que le péché peut être; c'est, de plus, parler de son propre fond. L'homme, hélas! ne possède que trop par lui-même; il y a en lui le mensonge, un trésor de mensonges. Qu'il emploie toutes ses forces à mentir, la source du mensonge ne tarit pas en lui: il peut sans l'épuiser feindre et mentir autant qu'il pourra. Pourquoi? Parce que c'est de lui que vient tout ce qui est pour lui sans mérite, il ne l'a point acheté. Mais pour embrasser la vérité et s'y conformer, il lui faut autre chose que lui-même.

Par lui-même Pierre fut menteur. Comment le fut-il? Le Seigneur promettait de souffrir pour nous. «A Dieu ne plaise! reprit Pierre; que cela ne vous arrive point!» C'était un homme menteur. Ecoute le Seigneur même: «Tu ne goûtes pas, lui dit-il, ce qui vient de Dieu, mais ce qui vient de l'homme». Pierre pourtant dit aussi une vérité. Quand? Quand il s'écria: «Vous êtes le Christ, le Fils du Dieu vivant». Comment ce menteur pouvait-il exprimer cette vérité? C'est bien un homme qui dit: «Vous êtes le Christ, le Fils du Dieu

1. Ps 115,11-13

vivant». En effet, qui a dit cela? Pierre. Qu'était-ce que Pierre? Un homme qui a dit cette vérité. Assurément «tout homme est menteur». Voilà, voilà bien ce qu'il est dans son langage, voilà bien ce que fait de lui sa langue. Comment «tout homme est-il menteur?» Ecoute: «Tout homme est menteur» par son propre fond. Comment donc Pierre put-il dire alors la vérité? Ecoute la Vérité même: «Tu es bienheureux, Simon, fils de Jonas». D'où lui vient ce bonheur? Est-ce de lui? Nullement. «Car ce n'est ni la chair ni le sang qui t'ont révélé cela, mais mon Père qui est dans les cieux (1)».

8. Ainsi donc, mes bien-aimés, louons le Seigneur, louons notre Dieu, répétons Alleluia. Représentons durant tous ces jours le jour qui sera sans fin; donnons une idée du séjour de l'immortalité, de ce que sera le temps de l'immortalité; hâtons notre marche vers l'éternelle demeure. «Heureux ceux qui habitent en votre maison, Seigneur; ils vous loueront durant les siècles des siècles (2)». Ainsi parle la loi, ainsi parle l'Ecriture, ainsi s'exprime la Vérité. Nous entrerons dans cette maison de Dieu qui est placée au ciel. Là nous louerons Dieu, non pas cinquante jours, mais, comme il est écrit, «durant les siècles des siècles». Nous verrons, nous aimerons, nous louerons; et ce que nous verrons ne s'évanouira pas, et ce que nous verrons ne nous échappera pas, et ce que nous verrons ne se taira jamais: tout sera éternel, tout sera sans fin. Louons, louons; mais ne louons pas seulement de la voix, louons aussi par nos oeuvres; que nos lèvres bénissent, que notre vie bénisse aussi, mais qu'elle soit animée de la charité qui ne s'éteint pas.

Tournons-nous avec un coeur pur, etc.

1. Mt 16,22-23 - 2. Ps 83,5




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SERMON CCLV. POUR LA SEMAINE DE PAQUES. 26. LE BONHEUR DU CIEL.

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ANALYSE. - Si pour nous consoler durant les fatigues du voyage nous chantons maintenant les louanges de Dieu, un jour viendra où, dans le ciel, nous n'aurons d'autre occupation que celle-là. En effet le bonheur du ciel est figuré, non par la vie active de Marthe, mais par la vie contemplative de Marie. Or, qu'est-ce que Dieu nous donnera une fois parvenus à cette vie? Il se montre si bon envers ses ennemis mêmes et les animaux; que ne donnera-t-il donc pas à ses amis? Il les fera participer à son propre bonheur, il leur accordera un plein et éternel rassasiement. Aussi Notre-Seigneur disait-il à Marthe qu'on ne doit tendre qu'à cette félicité. Craindrait-on de ne trouver pas dans cette union avec Dieu la satisfaction de tous les désirs que l'on éprouve? Comme les désirs d'un malade s'évanouissent quand il recouvre la santé, ainsi s'évanouiront dans la pleine santé du ciel toutes les vaines aspirations de la terre.

1. Le Seigneur ayant voulu que nous voyons votre charité pendant qu'on chante l'Alléluia, c'est de l'Alléluia que nous devons vous entretenir. Que je ne sois pas un importun, si je vous rappelle ce que vous connaissez: n'éprouvons-nous pas chaque jour du plaisir à répéter l'Alléluia? Vous savez effectivement que dans notre langue Alléluia signifie Louez Dieu; ainsi, en redisant ce mot avec l'accord sur les lèvres et dans le coeur, nous nous excitons mutuellement à louer le Seigneur. Ah! il est le seul que nous puissions louer avec sécurité, puisqu'il n'y a rien en lui qui puisse nous déplaire. Sans doute, à cette époque où s'accomplit notre pèlerinage, nous chantons l'Alléluia pour nous consoler des fatigues de la route; c'est pour nous le chant du voyageur; mais en traversant nos laborieux sentiers, nous cherchons le repos de la patrie, et là, toute autre occupation cessant, nous n'aurons plus qu'à redire l'Alléluia.

2. C'est le doux lot qu'avait choisi Marie, lorsque dans son loisir elle s'instruisait et bénissait Dieu, tandis que Marthe, sa soeur, s'appliquait à tant de soins. A la vérité, ce qu'elle faisait était nécessaire, mais ne devait pas durer toujours. c'était bon pour la route et non pour la patrie, bon pour le temps du pèlerinage et non pour le temps du séjour. Elle donnait l'hospitalité au Seigneur et à ceux de sa suite; car le Seigneur avait un corps, et dans sa condescendance il voulait avoir faim et soif, comme il avait voulu s'incarner dans osa bonté; dans sa bonté encore il voulait que sa faim et sa soif fussent apaisées par ceux qu'il avait enrichis, et quand il recevait, ce n'était pas par besoin, c'était par bienveillance. Ainsi donc Marthe s'occupait de préparer ce que réclamaient la faim et la soif; elle pourvoyait, avec un pieux empressement, à ce que devaient manger et boire, dans sa maison, les saints et le Saint des saints lui-même (1). C'était là une belle oeuvre, mais une oeuvre passagère. Aura-t-on faim et soif toujours? Dès que nous serons intimement unis à cette pure et parfaite Bonté, nous n'aurons plus besoin d'aucun service; nous serons heureux, ne manquant de rien; nous posséderons beaucoup, n'ayant rien à chercher. Et qu'aurons-nous, pour ne chercher rien? Je l'ai dit. Vous verrez alors ce que vous croyez maintenant. Mais comment posséderons-nous beaucoup sans avoir rien à chercher, sans manquer de quoi que ce soit? Qu'est-ce donc que nous aurons? Qu'est-ce que Dieu donnera à ceux qui le servent et qui l'adorent, qui croient en lui, qui espèrent en lui et qui l'aiment?

3. Nous voyons combien il donne durant cette vie à ceux mêmes qui se défient, qui se désespèrent, qui s'éloignent de lui et qui le blasphèment; de quels biens ne les comble-t-il pas? Il leur accorde d'abord la santé, bien si doux que nul ne le prend à dégoût jamais. Que manque-t-il au pauvre quand il en jouit? Que servent au riche tous ses trésors quand il ne l'a pas? C'est de lui, c'est du Seigneur notre

1. Lc 10,38-42

325

Dieu, du Dieu que nous adorons, du vrai Dieu à qui s'attachent notre foi, notre espérance et notre amour, c'est de lui que vient ce don précieux de la santé. Considérez avec soin que si précieux que soit ce don, il l'accorde aux Gons et aux méchants, à ceux qui le blasphèment et à ceux qui le louent. Pourquoi néanmoins s'en étonner autant? Les uns et les autres, après tout, ne sont-ils pas des hommes? Or, si méchant que soit un homme, il vaut mieux encore que tous les animaux. Eh bien! aux animaux encore, aux bêtes de somme et aux dragons, aux mouches mêmes et aux vermisseaux Dieu donne la santé; il la donne à tout ce qu'il a créé.

Ainsi donc, sans parler d'autres bienfaits, et comme nous n'en trouvons point de supérieurs icelui-là, Dieu donne la santé, non-seulement aux hommes, mais aux troupeaux mêmes, comme il est dit dans ces paroles d'un psaume: «Aux hommes et aux animaux, Seigneur, vous rassurerez la santé, en proportion de l'étendue immense de votre miséricorde, ô mon dieu». Comme vous êtes Dieu, votre bonté ne saurait rester en haut sans descendre en bas; elle va des anges aux derniers et aux plus petits des animaux. En effet la Sagesse atteint avec force d'une extrémité à l'autre, et elle dispose tout avec douceur (1). Or, c'est en disposant ainsi tout avec douceur, qu'elle donne à tous le doux bienfait de la santé.

4. Si Dieu fait à tous, aux bons et aux méchants, aux hommes et aux animaux, ce don si précieux, que ne réserve-t-il pas, mes frères, à ses serviteurs fidèles? Aussi, après avoir dit: «Aux hommes et aux animaux, Seigneur, vous assurerez la santé, d'après l'étendue immense de votre miséricorde», l'écrivain sacré ajoute: «Mais les enfants des hommes (2)». Que signifient ces expressions? Entre les hommes dont il vient de dire: «Aux hommes et aux animaux vous assurerez la santé», et les enfants des hommes, y aurait-il une différence? Les hommes ne sont-ils pas des enfants des hommes, et les enfants des hommes ne sont-ils pas des hommes? Pourquoi ces termes différents? Ne serait-ce pas pour faire entendre que ces hommes sont du parti de l'homme, et que les enfants des hommes sont du parti du Fils de l'homme; oui, que les hommes sont unis à l'homme, et au Fils de l'homme les

1. Sg 8,1 - 2. Ps 35,7-8

enfants des hommes? N'y a-t-il pas un homme qui n'est point fils de l'homme? Le premier homme, en effet, ne doit sa naissance à aucun homme. Eh bien! qu'avons-nous reçu de cet homme et qu'avons-nous reçu du Fils de l'homme?

Pour rappeler ce que nous devons à l'homme, je cite les termes de l'Apôtre «Par un homme, dit-il, le péché est entré dans le monde, et par le péché, la mort; ainsi la mort a passé à tous les hommes, «par celui en qui tous ont péché (1)». Voilà le breuvage que nous a présenté le premier homme, voilà ce que nous a fait boire notre père, et ce qu'il nous est si difficile de digérer. Si c'est là ce que nous devons à l'homme, que devons-nous au Fils de l'homme? Dieu «n'a pas épargné son propre Fils», est-il dit. S'il «n'a pas épargné son propre Fils, s'il l'a livré pour nous tous, est-il possible qu'il ne nous donne pas toutes choses avec lui (2)»? Il est dit encore: «De même que par la désobéissance d'un seul homme beaucoup ont été constitués pécheurs, ainsi beaucoup sont constitués justes par l'obéissance d'un seul (3)». Donc à Adam nous devons le péché, et la justice au Christ; et c'est ainsi que tous les pécheurs sont unis à l'homme, et au Fils de l'homme tous les justes.

Pourquoi maintenant vous étonner que ces pécheurs, que ces impies, que ces injustes, que ces blasphémateurs de Dieu, que ces hommes qui se détournent de lui, qui aiment le siècle, qui prennent parti pour l'iniquité, qui haïssent la vérité, en d'autres termes que ces hommes qui imitent l'homme; pourquoi vous étonner qu'ils jouissent de la santé, quand vous savez qu'il est dit dans le psaume «Aux hommes et aux animaux vous assurerez «la santé, Seigneur?» Ah! que ces hommes ne soient pas fiers de cette santé temporelle, puisque les animaux l'ont comme eux! Eh! pourquoi feu glorifier, mon ami? N'est-ce pas un bien que tu partages avec ton âne, avec ta poule, avec tout autre animal domestique, avec ces passereaux mêmes? N'est-ce pas avec tous ces animaux que t'est commune cette santé du corps?

5. Cherche donc quelle promesse est faite aux enfants des hommes; écoute ce qui suit «Mais les enfants des hommes espéreront à

1. Rm 5,12 - 2. Rm 8,32 - 3. Rm 5,19

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l'ombre de vos ailes». Ils espéreront tant qu'ils seront voyageurs. «Les enfants des hommes espéreront à l'ombre de vos ailes. - Car c'est en espérance que nous sommes sauvés (1)». Ce ne sont ni les hommes ni les animaux qui peuvent espérer de la:orle à l'ombre des ailes de Dieu. Or, cette espérance nous allaite en quelque sorte, elle nous nourrit, nous fortifie et nous soulage durant cette vie laborieuse; c'est elle qui nous fait chanter l'Alleluia. De quelle joie elle est la source? Que ne sera donc pas la réalité? Tu veux le savoir? Ecoute ce qui suit: «Ils seront enivrés de l'abondance de votre maison (2)». C'est là notre espoir. Nous avons faim et soif, nous avons besoin d'être rassasiés; mais la faim nous suivra durant tout le voyage, dans la patrie seulement nous serons rassasiés. Comment le serons-nous? «Je serai rassasié lorsque se manifestera votre gloire (3)». Aujourd'hui est voilée la gloire de notre Dieu, la gloire de notre Christ, et la nôtre est cachée avec la sienne; mais «lorsqu'apparaîtra le Christ, votre vie, vous aussi vous apparaîtrez avec lui dans la gloire (4)». Ce sera l'Alleluia dans la réalité, au lieu que nous ne l'avons maintenant qu'en espérance. Cette espérance chante maintenant la réalité, l'amour la chante aussi et la chantera plus tard; mais c'est aujourd'hui un amour affamé, tandis que ce sera alors l'amour rassasié. En effet, mes frères, que signifie le mot Alleluia? Je l'ai déjà fait observer, il signifie Louange à Dieu. Quand aujourd'hui vous entendez ce mot, vous y trouvez plaisir, et le plaisir fait éclater la louange sur vos lèvres. Ah! si vous aimez tant une goutte d'eau, comment n'aimerez-vous pas la source même? Comme le bien-être corporel vient de l'appétit satisfait, ainsi jaillit la louange quand le coeur est content. Si nous louons ce que nous croyons, comment ne louerons-nous pas quand nous verrons?

Tel est le sort que Marie avait choisi; mais elle donnait seulement une idée de cette vie céleste, elle ne la possédait pas encore.

6. Il y a deux vies: l'une regarde les jouissances de l'esprit et l'autre s'occupe des besoins du corps. Celle-ci est une vie de travail, l'autre une vie de délices. Mais rentre en toi-même, ne cherche pas le plaisir au dehors;

1. Rm 8,24 - 2. Ps 35,7-9 - 3. Ps 16,15 - 4. Col 3,4

prends garde aussi de t'enfler d'orgueil et de ne pouvoir entrer par la porte étroite. Considère comment Marie voyait le Seigneur dans son corps et comment, en l'entendant ainsi, elle le voyait en quelque sorte à travers ut voile, ainsi que le disait l'épître aux Hébreux qu'on vient de lire (1). Mais il n'y aura plus de voile quand nous le contemplerons face à face. Marie donc était assise, c'est-à-dire en repos; de plus elle écoutait et louait le Seigneur, tandis que Marthe s'appliquait à des soins nombreux. Le Seigneur lui dit alors: «Marthe, Marthe, tu t'occupes de bien des choses; mais il n'en est qu'une de nécessaire (2)». Non, il n'y en aura qu'une; les autres ne le seront pas. Mais avant de parvenir à cette uni. que, de combien d'autres n'avons-nous pas besoin maintenant? Que cette unique toute fois nous entraîne, pour que les autres ne nous en séparent pas en nous attirant à elles. L'Apôtre saint Paul disait de cette unique qu'il n'y était point parvenu encore. «Je ne crois pas l'avoir atteinte, dit-il; mais oubliant pour cette unique ce qui est en arrière et m'étendant vers ce qui est en avant». Il ne se dissipe pas, il s'étend; aussi bien le but unique attire à lui, il ne divise pas; c'est la pluralité qui divise, c'est l'unité qui attire. Pendant combien de temps ce but unique nous attire-t-il? Durant toute notre vie; car une fois que nous l'aurons atteint, il ne nous attirera plus, il nous tiendra. «Oubliant donc, pour ce but unique, ce qui est en arrière et m'étendant vers ce qui est en avant». Voilà bien l'Apôtre qui s'élance sans se répandre. «Je tends au terme, à la palme que me présente la vocation céleste de Dieu par le Christ Jésus (3)». Le texte signifie réellement tendance vers le but unique: unum sequor. Nous finirons donc par arriver et par jouir de l'unique nécessaire; mais cet unique sera tout pour nous.

Que disions-nous, mes frères, en commençant cet entretien? Nous demandions ce que nous posséderons de si précieux pour n'avoir plus aucun besoin; nous voulions connaître ce bien incomparable. Il s'agissait donc de savoir ce que Dieu nous donnera, ce qu'il ne donnera pas aux autres. «Que l'impie disparaisse, pour qu'il ne voie point la gloire de Dieu (4)». Dieu donc nous donnera sa gloire

1. He 10,20 - 2. Lc 10,38-42 -3. Ph 3,13-14 - 4. Is 26,10

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pour que nous en jouissions; et c'est pour ne pas la contempler que sera emporté l'impie. Dieu sera ainsi tout ce que nous posséderons. Avare, que voulais-tu de lui? Que demander à Dieu, quand Dieu ne suffit pas?

7. Ainsi donc nous posséderons Dieu et nous nous contenterons de lui, nous trouverons en lui seul tant de délices que nous ne chercherons rien au delà. C'est de lui que nous jouirons en lui, de lui encore que nous jouirons en nous réciproquement. Eh! que sommes-nous sans Dieu? Devons-nous aimer en nous autre chose que Dieu, soit pour l'y adorer, soit pour l'y attirer? Mais en apprenant que nous serons dépouillés de tout le reste et que nous ne jouirons que de Dieu, l'âme se resserre en quelque sorte, habituée quelle est à trouver des jouissances dans tant d'objets; âme charnelle, âme attachée à la chair, âme enveloppée dans des désirs charnels, âme dont les ailes sont prises à la glu des passions coupables et qui ne peut s'élever vers Dieu, elle se dit: Eh! qu'aurai-je encore lorsque je ne mangerai ni ne boirai plus, lorsque je serai éloigné de mon épouse? Quelle joie me restera-t-il? - Ah! cette sorte de joie vient de la maladie et non de la santé. Dis-moi, n'es-tu pas maintenant quelquefois malade de corps et quelquefois bien portant? Redoublez d'attention, afin que je puisse vous faire comprendre par un exemple une vérité que je ne puis expliquer autrement.

Les malades ont des désirs particuliers; ils soupirent ou après l'eau de telle fontaine, ou après le fruit de tel arbre et ils s'imaginent dans l'ardeur qui les tourmente, combien ils seraient heureux, s'ils étaient guéris, de contenter l'appétit qu'ils éprouvent. La santé revient, plus de ces désirs; ce qu'on convoitait n'inspire plus que dégoût; c'est que le désir n'était excité que par la fièvre. Quelle est pourtant cette santé qui n'empêche pas l'âme d'être convalescente et malade? Qu'est-ce que cette santé dont jouissent ceux qu'on dit se bien porter? Elle servira toutefois à nous instruire.

Cette santé, avons-nous dit, fait disparaître bien des désirs que nourrissaient les malades; de la même manière l'immortalité les anéantit tous, car l'immortalité même sera alors notre santé. Rappelez-vous l'Apôtre, considérez ce qu'il annonce: «Il faut, dit-il, que corruptible ce corps se revête d'incorruptibilité, et que mortel il se revête d'immortalité (1)». Nous serons alors égaux aux anges. Mais les anges sont-ils malheureux de ne pas manger? Ne sont-ils pas plus heureux pour n'avoir pas cette sorte de besoin? Quel riche sera jamais comparable aux anges? Les anges sont les vrais riches. Qu'appelle-t-on richesses? Les richesses sont des ressources. Or les anges ont d'immenses ressources puisqu'ils ont des facilités immenses. Quand on fait l'éloge d'un riche, on dit de lui: Qu'il est heureux! c'est un seigneur, c'est un homme riche, c'est un homme puissant. Qu'il est heureux pour aller où il veut! Combien de montures, d'équipages, de serviteurs, d'esclaves! Ce riche possède tout cela, et sans fatigue il va où il veut. L'ange aussi ne va-t-il pas où il veut, et sans dire: Attèle, arrête, comme ces opulents du siècle qui s'enorgueillissent de pouvoir répéter ces mots? Malheureux que tu es, ce langage est l'indice de ta faiblesse et non de ta puissance.

Nous donc nous n'aurons besoin de rien, et c'est ce qui sera notre bonheur. Nous serons pleinement satisfaits, mais de notre Dieu, et il nous tiendra lieu de tout ce que nous convoitons ici avec tant d'ardeur. Tu soupires après la nourriture? Dieu sera ta nourriture. Après des embrassements charnels? «Mon bonheur est de m'unir à Dieu (2)». Après des richesses? Comment ne posséderais-tu pas tout, puisque tu jouiras de Celui qui a fait tout? Pour te rassurer enfin par les paroles mêmes de l'Apôtre, c'est lui qui a dit de cette vie que «Dieu y est tout en tous (3)».

1. 1Co 15,53 - 2. Ps 72,28 - 3. 1Co 15,28





Augustin, Sermons 253