Augustin, Sermons 280

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SERMON CCLXXX. POUR LA FÊTE DES SAINTES PERPÉTUE ET FÉLICITÉ, MARTYRES. I.

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ANALYSE. - Ce qui doit nous donner ta plus haute idée de la gloire méritée et obtenue par les saints martyrs, c'est que 1. Ils doivent cette gloire à Jésus-Christ; 2. S'ils jouissent de tant d'honneurs dans ce monde, que ne reçoivent-ils pas de l'autre? 3. Ils ont effectivement triomphé de ce à quoi l'homme est le plus attaché, de l'amour de la vie et de la crainte der douleurs; 4. S'il leur arrivait, au moment même de leur martyre, de n'en point ressentir les souffrances à cause des consolation divines dont ils étaient remplis, quelle idée ne doit-on pas se faire des délices dont ils sont enivrés dans leur état glorieux! 5. Quels que soient cependant leur bonheur et leur gloire d'aujourd'hui, ce n'est que comme un songe, en présence de ce qui les attend après la résurrection. Faisons-nous donc un honneur de célébrer la mémoire de ces illustrés membres de notre corps, lesquels d'ailleurs sont morts et prient pour nous. Associons-nous dans notre faiblesse aux hommages qu'ils rendent à Dieu.

1. Le retour anniversaire de ce jour nous rappelle à la mémoire et nous représente en quelque sorte le jour solennel où, ornées de la couronne du martyre, les saintes servantes de Dieu Perpétue et Félicité commencèrent à jouir de la félicité perpétuelle, et où, pour s'être montrées ensemble fidèles au Christ au milieu des combats, elles méritèrent que leurs noms fussent unis pour désigner leur récompense. Le lecteur vient de nous redire les encouragements qui leur furent adressés dans leurs visions divines et les triomphes remportés par elles sur les souffrances. Tout cela, exprimé et éclairé par la lumière de la parole, a été écouté attentivement, regardé avec intérêt, religieusement honoré et loué par nous avec amour. Cependant une solennité si pieuse réclame encore de nous le discours de chaque année. Si ce discours, fait par moi, se trouve bien au-dessous des mérites de ces saintes martyres, il n'en sera pas moins un témoignage de l'ardeur de mon zèle à me mêler aux joies d'une fête si solennelle.

Se peut-il en effet rien de plus glorieux que ces femmes, qu'il est plus facile aux hommes d'admirer que d'imiter? Mais cette gloire appartient surtout à Celui à qui elles ont donné leur foi, au nom de qui elles ont combattu avec une émulation généreuse et fidèle, et près de qui il n'y a, pour l'homme intérieur, aucune distinction de sexe. Aussi semble-t-il que dans ces saintes femmes le sexe disparaisse sans la vigueur de l'esprit, et on ne s'arrête point à considérer dans leur corps ce qu'on ne voit pas dans leurs actes. C'est ainsi que sous leurs pieds chastes et victorieux a été foulé le dragon, au bas de l'échelle montrée à Perpétue pour la conduire à Dieu; et la tête de cet antique serpent, qui fut comme un abîme où se jeta la première femme, leur servit d'échelon pour monter au ciel.

2. Est-il rien de plus attachant que ce spectacle, de plus animé que ce combat, de plus honorable que cette victoire? Quand alors ces corps sacrés étaient exposés aux bêtes, les païens frémissaient dans tout l'amphithéâtre, ces populations entières méditaient de vains projets; mais Celui qui habite au ciel se riait d'eux, le Seigneur les jouait. Aujourd'hui les enfants de ces aveugles, dont les cris impies appelaient les tourments sur les corps des martyrs, exaltent par des chants pieux les mérites de ces héros de la foi. Quand il s'agissait de les mettre à mort, on ne courait pas avec autant d'empressement à ces spectacles de cruauté, qu'on court aujourd'hui dans l'église pour les honorer avec piété. La charité contemple avec religion, chaque année, l'acte commis en un seul jour par l'impiété et le sacrilège. Alors aussi il y avait des spectateurs; mais que leurs dispositions étaient différentes des nôtres! Ils achevaient par leurs cris ce qu'épargnaient les morsures des bêtes. Pour nous au contraire nous n'avons que de la pitié pour ce qu'ont fait ces impies, que du respect pour ce qu'ont souffert ces pieux martyrs. Les impies voyaient, des yeux du corps, de quoi nourrir la férocité de leurs coeurs; nous voyons, (409) nous, des yeux du coeur, ce qu'il ne leur a pas été donné de contempler. Eux applaudissaient il a mort des martyrs; et nous, nous pleurons la mort des âmes de ces païens. Privés des lumières de la foi, ils s'imaginaient que ces saints étaient anéantis; éclairés par la vérité, nous voyons, nous, qu'ils sont couronnés. Leurs insultes mêmes sont devenues notre triomphe, avec cette différence que c'est un triomphe religieux et éternel, tandis que des insultes impies d'alors il n'est plus question aujourd'hui.

3. Nous croyons, mes frères, et nous croyons avec raison qu'immenses sont les récompenses des martyrs. Si cependant nous considérons avec soin la nature de leurs combats, nous ne serons point étonnés que Dieu les rende si brillantes. En effet toute laborieuse et toute courte qu'elle soit, cette vie a pour nous tant de douceur, que dans l'impossibilité de ne jamais mourir, on fait de nombreux et de grands efforts pour mourir un peu plus tard. Pour échapper il a mort on ne peut rien; mais pour l'ajourner on fait tout ce q u'on peut. Le travail assurément pèse à l'âme; pourtant ceux mêmes qui n'espèrent rien, qui n'espèrent ni bien ni mal au-delà de cette vie, n'épargnent aucuns travaux pour empêcher que la mort ne mette sitôt fin à leur travail. Pour ceux à qui l'erreur fait soupçonner, pour après la mort, de fausses et charnelles jouissances, ou à qui la vraie foi lait espérer un repos d'ineffable tranquillité et parfaitement heureux, ne travaillent-ils pas aussi, ne s'appliquent-ils pas avec les plus grands soins, à retarder la mort? Que prétendent-ils en effet lorsque, pour se procurer la nourriture de chaque jour, ils se livrent à tant de labeurs, s'assujettissent à tant de dépendance soit pour les remèdes, soit pour d'autres précautions qu'ils prennent étant malades ou qu'ils font prendre aux malades? Leur but n'est-il pas d'éloigner tant soit peu (arrivée de la mort? Combien donc ne faut-il pas acheter, pour la vie future, l'exemption absolue de cette mort dont le seul retard est estimé si cher dans cette vie? Nous avons, même pour cette existence calamiteuse, un tel et si inexplicable attrait; nous avons, dans cette vie telle quelle, une horreur de la mort, si vive et si naturelle, que ceux-là mêmes voudraient ne pas mourir, pour qui la mort est un passage à cette vie où désormais ils seront inaccessibles à la mort.

4. Eh bien! la vertu qui distingue surtout les martyrs du Christ, c'est le mépris qu'ils professent, avec une charité sincère, une solide espérance et une foi non feinte, pour cet immense amour de la vie et pour cette crainte de la mort. Quelles que soient sous ce rapport les promesses ou les menaces que leur adresse le monde, ils les dédaignent et s'élancent en avant. Quels que soient les sifflements que le serpent fasse entendre, ils lui foulent la tête aux pieds et s'élèvent sur elle. On triomphe en effet de toutes les passions, quand on dompte, comme un tyran farouche, l'amour de cette vie, à qui toutes les passions servent de satellites. Quel lien en effet pourrait attacher encore à la vie, celui qui n'a plus en lui l'amour de la vie?

Jusqu'à un certain point on assimile ordinairement les douleurs corporelles à la crainte de la mort. C'est tantôt l'une et ce sont tantôt les autres qui l'emportent dans l'homme. Celui-ci ment au milieu des tortures pour échapper à la mort; celui-là, sûr de mourir, ment encore pour s'épargner des supplices. On dit vrai aussi, quand on n'endure pas la question, plutôt que de s'y exposer en se défendant par le mensonge.

Mais quelle que soit, de ces deux craintes, celle qui l'emporte dans les autres hommes, les martyrs du Christ les ont domptées toutes les deux pour soutenir la gloire et la justice du Christ: ils n'ont redouté ni. la mort ni la douleur. C'est qu'en eux triomphait Celui qui vivait en eux; et pour avoir vécu, non pour eux mais pour lui, ils ne sont pas morts en mourant.

Aussi leur faisait-il éprouver des délices spirituelles qui leur ôtaient le sentiment des souffrances corporelles, autant qu'il leur était nécessaire pour mériter sans succomber. Où était effectivement cette jeune femme, quand elle ne s'apercevait point qu'elle luttait contre une vache indomptée et quand elle demanda à quel moment aurait lieu cette lutte déjà accomplie? Où était-elle? Que voyait-elle quand elle ne remarquait pas ce combat? De quoi jouissait-elle quand elle n'était pas sensible à ses blessures? Quel amour l'emportait? Quel spectacle la ravissait? De quel breuvage était-elle enivrée? Et pourtant elle était prise encore dans les noeuds de la chair, elle portait encore des membres mourants, elle était toujours appesantie par un corps corruptible.

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Que goûtent donc les âmes des martyrs, une fois qu'échappées des liens du corps, après les fatigues et les dangers du combat, elles sont reçues en triomphe avec les anges et nourries comme eux; une fois qu'on ne leur dit plus: Pratiquez ce que j'ai prescrit; mais Recevez ce que j'ai promis? Quelles délices spirituelles ne savourent-elles pas au banquet divin! Avec quelle sécurité elles reposent en Dieu! Quelle sublime gloire n'éclate pas en elles! Rien sur la terre ne peut nous le faire comprendre.

5. Ajoutez que, si incomparable qu'elle soit avec ce qu'il y a de plus heureux et de plus doux sur la terre, la vie dont jouissent actuellement les saints martyrs n'est qu'une faible partie de ce qui leur est promis; ce n'est même qu'un allégement destiné à les consoler de n'en pas jouir encore. Viendra donc le jour de la récompense, où réuni à son corps chacun recevra tout ce qu'il mérite, où les membres de ce riche, ornés autrefois d'une pourpre éphémère, seront livrés en proie aux feux éternels, tandis que toute transformée la chair du pauvre couvert d'ulcères brillera d'un vif éclat au milieu des anges; quoique dès aujourd'hui l'un demande avec ardeur que l'autre fasse tomber de son doigt une goutte d'eau sur sa langue embrasée, tandis que celui-ci repose délicieusement dans le sein du juste (1). Autant il y a de différence entre les joies ou les souffrances de ceux qui rêvent et de ceux qui veillent, autant il y en a entre les tourments ou les jouissances de ceux qui sont morts et de ceux qui sont ressuscités. Ce n'est pas que l'esprit des morts soit assujetti à l'illusion comme les esprits qui rêvent; c'est que le repos des âmes privées de leurs corps est bien différent de la félicité et de la gloire dont on jouit au milieu des anges lorsqu'on est réuni à un corps tout céleste; car la multitude des fidèles ressuscités sera élevée au niveau des anges. Or, dans cette multitude brilleront d'un éclat particulier les glorieux martyrs, et comme ils ont subi dans leurs corps d'indignes tourments, ces corps deviendront pour eux des ornements de gloire.

6. Par conséquent, continuons à célébrer

1. Lc 16,19-24

leurs solennités, avec un grand zèle et avec une joie contenue, par des réunions chastes, des pensées de foi et des prédications pleines d'espérance. C'est déjà imiter sérieusement les saints que d'applaudir à leurs vertus. Eux sont grands, nous sommes petits; mais le Seigneur a béni les petits avec les grands (1). Ils nous devancent, ils s'élèvent bien au-dessus de nous: si nous ne pouvons les suivre par nos actions, suivons-les en désir; si nous n'approchons pas de leur gloire, partageons leur joie; si nous n'avons pas leurs mérites, formons-en le voeu; si nous ne souffrons pas ce qu'ils ont souffert, compatissons; si nous ne nous élevons pas comme eux, tenons à eux. Croirions-nous que c'est peu pour nous d'être avec ces héros, auxquels nous ne pouvons clous comparer, les membres d'un même corps? «Si un membre souffre, est-il écrit, tous les autres souffrent avec lui; et quand un membre est dans la joie, avec lui y sont aussi tous les autres (2)». C'est la gloire du Chef divin qui veille également sur les mains et sur les pieds, sur les membres supérieurs et sur les membres inférieurs.

Seul il a donné sa vie pour tous; à son exemple, les martyrs ont donné la leur pour leurs frères; ils ont pour produire cette immense et fertile moisson des peuples chrétiens, arrosé la terre de leur sang. C'est ainsi que nous sommes aussi le fruit de leurs sueurs. Nous élevons vers eux notre admiration, ils ont pour nous de la pitié. Nous leur applaudissons, ils prient pour nous. Sous les pieds de l'ânesse qui conduisait Jésus à Jérusalem, ils ont étendu leurs corps comme des vêtements; pour nous, détachons au moins les rameau des arbres, et cherchant dans l'Ecriture des hymnes et des louanges, faisons-les retentir pour ajouter à la joie commune (3).

N'oublions pas toutefois que nous obéissons au même Seigneur, que nous suivons-le même Maître, que nous escortons le même Prince, que nous sommes unis au même Chef, que nous marchons vers la même Jérusalem, que nous pratiquons la même charité et que nous gardons la même unité.

1. Ps 113,13 - 2. 1Co 12,26 - 3. Mt 21,7-9




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SERMON CCLXXXI. SAINTE PERPÉTUE ET SAINTE FÉLICITÉ, MARTYRES. II. LEUR VICTOIRE MERVEILLEUSE.

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ANALYSE. - Le courage viril qu'elles déploient dans leurs combats, malgré la faiblesse de leur sexe, ne peut être attribué qu'à Jésus-Christ, à qui elles étaient intimement unies. Ce qui rend ce courage plus digne encore d'admiration, c'est qu'en triomphant de tout, l'une triomphe de son vieux père en lui témoignant la plus filiale tendresse, et que l'autre triomphe miraculeusement d'un enfant nouveau-né.

1. Ce qui brille, ce qui l'emporte éminemment dans cette société de martyrs, c'est la vertu, c'est le nom de Perpétue et de Félicité, ces saintes servantes de Dieu; car la couronne est plus glorieuse, quand le sexe est plus faible, et l'âme se montre assurément plus virile dans le corps d'une femme, lorsque celle-ci ne succombe pas sous le poids de sa fragilité. Combien elles avaient raison de se tenir intimement unies à l'Epoux unique à qui l'unique Eglise se présente comme une vierge chaste (1)! Avec quelle raison elles lui demeuraient unies, puisqu'en lui elles puisaient la force de résister au démon, puisqu'ainsi, on voyait des femmes renverser l'ennemi qui par la femme avait abattu l'homme. En elles se montra invincible Celui qui s'est rendu faible pour elles. Pour les moissonner il les remplit de sa force, Lui qui pour les semer s'est anéanti lui-même. C'est lui qui les a élevées a tant de gloire et d'honneur, quand pour elles il a voulu entendre des outrages et des blasphèmes. C'est lui enfin qui a donné à ces femmes de mourir victimes de leur courage et de leur fidélité, après que pour elles il a daigné dans sa miséricorde prendre une femme pour Mère.

2. Une âme pieuse aime à contempler comment la bienheureuse Perpétue, ainsi qu'elle assure l'avoir vu dans une de ses révélations, se trouva changée en homme pour lutter contre le démon. C'est que dans cette lutte elle aussi travaillait à devenir un homme parfait, à atteindre la mesure de l'âge et de la plénitude

1. 2Co 11,12

du Christ (1). Aussi, pour n'oublier aucun moyen de la surprendre, dès que l'antique et opiniâtre ennemi qui avait trompé l'homme par la femme, se sentit aux prises avec cette femme d'un mâle courage, il essaya de la vaincre en recourant à un homme. 1 ne s'adressa point à son mari, dans la crainte que déjà citoyenne des cieux par l'élévation de ses pensées, elle ne soupçonnât en lui des désirs charnels qui la feraient rougir et dont elle triompherait aisément; c'est sur les lèvres de son père qu'il mit des paroles de séduction; il espérait qu'incapable de mollir sous les impressions de la volupté, le tueur religieux de la fille serait vaincu par la force même de sa piété. Mais la sainte répondit à son père avec une telle sagesse que, sans violer le précepte qui commande d'honorer les parents, elle ne se laissa point prendre aux ruses profondes où se cachait l'ennemi. Vaincu ainsi de tous côtés, l'ennemi fit frapper d'une verge le père de Perpétue; il voulait que si elle avait méprisé ses paroles elle souffrît au moins de ses douleurs. La fille gémit de l'injure faite à son vieux père; pour n'avoir pas cédé à ses représentations, elle n'avait rien perdu de son affection pour lui. Car ce qu'elle haïssait en lui, était l'aveuglement et non la nature, l'infidélité et non l'auteur de ses jours. Elle mérita donc plus de gloire en repoussant les remontrances insensées de ce père bien-aimé, qu'elle ne put voir frapper sans jeter un cri de douleur. Ainsi ce témoignage de sensibilité n'ôta rien à l'énergie de son courage, et

1. Ep 4,13

412

il ajouta à son martyre un nouveau titre de louanges. Car «tout coopère au bien de ceux qui aiment Dieu (1)».

3. Pour Félicité, elle était enceinte dans sa prison. Ses gémissements, quand elle accoucha, montraient bien qu'elle était femme; mais si elle ne fut pas exempte du châtiment infligé à Eve, elle fut secourue par la grâce accordée à Marie. Femme, elle souffrait ce qu'elle devait endurer; mais elle était soutenue par le Fils de la Vierge. Un mois avant d'être à terme, elle donna donc le jour à un enfant. Si la Providence voulut ainsi que le temps de ses couches fût devancé, c'était pour ne pas retarder le jour ni la gloire de son martyre. Oui, la Providence voulut que son enfant vînt au monde avant l'époque ordinaire, afin que Félicité fût rendue, comme il était juste, à ses illustres compagnons; sans elle, effectivement, ne semble-t-il pas que ces martyrs auraient manqué, non-seulement d'une compagne de plus, mais encore de la récompense qui leur était due? Les noms réunis de ces deux femmes désignent en effet le bon. heur assuré à tous ces saints. Pourquoi ont-ils tout bravé, sinon pour jouir d'une Félicité Perpétuelle? Il est donc bien vrai que les noms de celles-ci expriment la destinée à la quelle tous sont appelés. Aussi quoique ces martyrs fussent nombreux, ces deux noms ex. primaient seuls l'éternité, le bonheur de tous.

1. Rm 8,28




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SERMON CCLXXXII. SAINTE PERPÉTUE ET SAINTE FÉLICITÉ, MARTYRES. 3. POURQUOI RÉUNIES DANS UN MÊME MARTYR?

ANALYSE. - Si la divine Providence a voulu que sainte Perpétue et sainte Félicité souffrissent ensemble le martyre, c'est parce que leurs noms réunis désignent la récompense promise à tous les martyrs. Femmes et mères l'une et l'autre, elles ont montré un courage supérieur à leur sexe. D'autres martyrs ont souffert héroïquement avec elles; mais les noms de celles-ci ont du rester à ce jour, soit parce que leur énergie a mieux éclaté dans leur faiblesse, soit parce que leurs noms expriment la récompense assurée aux martyrs.

1. Nous célébrons aujourd'hui la fête de deux saintes martyres qui se sont distinguées par les vertus qu'elles ont fait éclater au milieu des tourments, et qui de plus désignent par leurs noms la récompense assurée à leurs pieux et généreux combats ainsi qu'à ceux de leurs compagnons. En effet Perpétue ou Perpétuelle et Félicité sont à la fois les noms de ces dent femmes et la récompense de tous les martyrs. Tous les martyrs déploieraient-ils momentanément tant de courage pour lutter contre la souffrance et pour confesser la foi, si ce n'était pour jouir d'une Perpétuelle Félicité? Aussi la divine Providence a fait en sorte que ces deux femmes fussent, non-seulement martyres, mais associées étroitement dans un même martyre; et il en devait être ainsi, afin qu'elles donnassent à un même jour la gloire de leurs noms, et qu'elles invitassent la postérité à célébrer leur mémoire dans une solennité commune. De même que l'exemple de leur glorieux combat nous- excite à les imiter; ainsi leurs noms témoignent de l'impérissable récompense que nous devons recevoir. Ah! qu'elles se tiennent, qu'elles demeurent attachées l'une à l'autre; sans l'une nous n'espérons pas l'autre. Que servirait la Perpétuité sans la Félicité? et sans la Perpétuité la Félicité ne serait que passagère. C'est assez, vu le temps dont nous pouvons disposer, sur le nom des martyres auxquelles ce jour est consacré.

2. Quant aux personnes mêmes qui portaient ces noms, on nous l'a dit en lisant leurs Actes et la tradition nous l'a appris: ces personnes de tant de mérite et de si hautes (413) vertus n'étaient pas seulement des personnes du sexe, c'étaient des femmes. Toutes deux mêmes étaient mères, nouvelle circonstance qui s'ajoutait à l'infirmité du sexe, pour les rendre plus sensibles à la souffrance, pour inspirer à l'ennemi, qui allait les attaquer sur tous les points, l'espérance qu'elles ne pourraient soutenir le poids accablant d'une persécution cruelle, qu'elles fléchiraient bientôt et deviendraient sa proie. Mais intérieurement aussi fortes que sages, elles surent déjouer ses ruses et abattre sa rage.

3. Au nombre de ces glorieux martyrs se trouvèrent aussi des hommes qui le même jour triomphèrent également des tourments avec un indomptable courage. Ce ne sont pas eux toutefois qui ont donné leurs noms à cette fête. Serait-ce que les deux saintes l'emportaient sur eux par la dignité de leurs moeurs? Non, c'est que ce fut pour le sexe faible un plus grand miracle de vaincre l'antique ennemi; c'est encore parce qu'en combattant, la mâle vertu avait les yeux ouverts sur la Perpétuelle Félicité.




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SERMON CCLXXXIII. FÊTE DES SAINTS MARTYRS MASSILITAINS. LES VRAIES VERTUS.

ANALYSE. - Les martyrs ont besoin principalement de deux vertus: de la patience pour supporter les tourments sans fléchir, et de la tempérance pour résister aux séductions de la volupté. Or, c'est Dieu, dit l'Écriture, qui peut seul donner ces deux vertus. Donc il n'y a de vrais martyrs que ceux qui souffrent pour la cause de Dieu, ou qui souffrent au sein de l'Église.

1. En admirant la force déployée par les saints martyrs dans leurs souffrances, ayons soin d'y montrer la grâce du Seigneur. Ces martyrs ne veulent pas qu'on les loue en eux-mêmes, mais uniquement dans Celui à qui nous disons: «Dans le Seigneur se glorifiera mon âme». Ceux qui comprennent cela ne se laissent point aller à l'orgueil; ils demandent avec tremblement, ils reçoivent avec joie, ils persévèrent et ne perdent pas la grâce. En effet, dès qu'ils ne s'enflent point d'orgueil, ils sont doux. Or, après avoir dit: «Dans le Seigneur se glorifiera mon âme», le prophète ajoute: «Que les hommes doux prêtent d'oreille et soient remplis d'allégresse (1)». Eh! que serait-ce que cette chair infirme, que cette masse de vers et de pourriture, si nous n'avions dit la vérité en chantant: «Mon âme sera soumise au Seigneur, car de lui vient ma patience (2)?» C'est la vertu qu'il a

1. Ps 33,3 - 2. Ps 61,6

fallu aux martyrs pour supporter tant de maux en vue de la foi.

Deux choses en effet attirent ou poussent les hommes au péché: c'est la volupté ou la douleur; la volupté y attire, la douleur y pousse. Pour résister à la volupté, il faut la tempérance; la patience, pour résister à la douleur. Voici comment on porte au péché l'âme de l'homme: tantôt on lui dit: Fais cela et tu te procureras tel bien; et tantôt Fais cela, pour t'épargner cette peine. Ainsi la promesse précède la jouissance et la menace précède la douleur, et quand on pèche, c'est pour se procurer du plaisir ou éviter la souffrance. Afin donc de combattre ces deux genres de tentations, dont l'une consiste dans des promesses flatteuses, et l'autre dans de terribles menaces, le Seigneur a daigné nous faire aussi des. promesses et des menaces: il a promis le royaume des cieux; il a menacé des supplices de l'enfer. Si douce que soit la volupté, Dieu n'est-il pas plus doux? (414) Si cuisante que soit la douleur temporelle, le feu éternel n'est-il pas plus affreux? Au lieu donc de l'amour du monde ou plutôt de l'amour immonde, tu as autre chose à aimer, et autre chose à craindre que ce qui effraie dans le monde.

2. C'est peu d'être instruit, tu dois obtenir encore d'être secouru. Aussi le psaume que nous venons de chanter, nous a-t-il enseigné que de Dieu vient en nous la patience à opposer aux souffrances. Mais comment savons-nous que de lui nous vient aussi la tempérance nécessaire pour résister aux voluptés? Voici un témoignage fort clair: «Dès que je sus que nul ne peut être tempérant si Dieu ne le lui accorde, et que connaître l'auteur de ce don était déjà un effet de la sagesse (1)». Ne s'ensuit-il pas que, si tu possèdes quelque grâce de Dieu sans reconnaître de qui elle te vient, tu ne seras point récompensé, puisque tu es un ingrat? Effectivement, si tu ne connais pas l'auteur de ce bienfait, tu ne l'en remercies pas; or, en ne l'en remerciant pas, tu perds même ce que tu possèdes. «A celui qui a, on donnera encore». Qu'est-ce qu'avoir dans toute la force du terme? C'est connaître de qui on a reçu ce que l'on a. «Mais à celui qui n'a pas», qui ne sait pas à qui il est redevable, «on ôtera même ce qu'il a (2)». D'ailleurs, ce qu'expriment ces paroles du Sage: «Connaître l'auteur de ce don, était déjà un effet de la sagesse», l'apôtre saint Paul nous le redit en parlant de la grâce de Dieu conférée par l'Esprit-Saint.

3. «Pour nous, dit-il, nous n'avons pas reçu l'esprit de ce monde, mais l'Esprit qui vient de Dieu». Puis, comme si on lui eût demandé: Comment les discerner? il ajoute: «Afin que nous connaissions les dons que Dieu nous a faits (3)». Ainsi l'Esprit de Dieu est un Esprit de charité, tandis que l'esprit de ce monde est un esprit d'orgueil. ceux donc qui en sont animés résistent à Dieu et sont ingrats envers lui. Beaucoup possèdent des dons de lui, mais ils ne le servent pas: de là vient qu'ils sont malheureux. Parfois l'un a reçu des dons plus considérables, et l'autre, des dons moindres. Ces dons, par exemple, sont l'intelligence, la mémoire, car c'est Dieu qui les accorde. Ainsi tu rencontres homme dont l'esprit est pénétrant au plus

1. Sg 8,21 - 2. Mt 13,12 - 3. 1Co 2,12

haut degré, dont la mémoire incroyable excite la plus vive admiration: en voici un autre qui a peu d'intelligence et dont la mémoire est peu fidèle, il n'est sous ce double rapport que médiocrement doué. Mais le premier est orgueilleux, le second est humble; l'un rend grâces à Dieu du peu qu'il a reçu, l'autre s'attribue à lui-même ses grandes facultés. Celui qui rend grâces à Dieu du peu qu'il a reçu, vaut incomparablement mieux que celui qui s'enorgueillit de ses grands dons. Aussi Dieu accorde-t-il beaucoup à celui qui lui rend grâces de peu; tandis que celui qui ne le remercie pas de beaucoup, perd même tout ce qu'il a. «Car à celui qui a, on donnera encore; mais à celui qui n'a pas, on ôtera même ce qu'il a». Comment peut-il avoir et n'avoir pas? Il a sans avoir, quand il ne sait de qui il a reçu. C'est alors que Dieu lui retire son bien et lui laisse son iniquité.

Il est donc bien vrai que «nul n'est tempérant, si Dieu ne le lui accorde». C'est la grâce à opposer aux voluptés. D'ailleurs «connaître quel est l'auteur de ce don est déjà un effet de la sagesse». Non, «nul n'est tempérant si Dieu ne le lui accorde». Voici maintenant la grâce à opposer aux douleurs: «Car c'est de lui, est-il dit, que vient en moi la patience».

Par conséquent a espérez en lui, vous tous «qui formez l'assemblée du peuple». Espérez en lui, ne vous appuyez pas sur vos forces. Confessez-lui les maux qui sont en vous, espérez de lui les biens qu'il vous faut. Si orgueilleux que vous soyez, sans son secours vous ne serez rien. Afin donc de pouvoir devenir humbles, «répandez devant lui vos coeurs»; et pour ne pas demeurer en vous, ajoutez ce qui suit: «Dieu est notre aide (1)».

4. C'est sur lui en effet que s'appuya pour vaincre le bienheureux martyr que nous admirons, dont nous honorons aujourd'hui la mémoire. Sans lui il n'aurait pas vaincu. Eût-il même sans lui triomphé des tortures, il n'eût pas triomphé du diable. Parfois en effet des hommes vaincus parle démon surmontent les tourments; en eux ce n'est pas patience, c'est dureté. Mais Dieu vint en aide à notre saint martyr pour lui donner la vraie foi, pour le faire entrer dans la bonne cause, et, en faveur de cette bonne cause, le soutenir par la

1. Ps 61,9

415

patience; car il n'y a de patience qu'autant qu'on est dans la bonne cause, et nul autre que Dieu ne donne la foi véritable.

L'Apôtre exprime en peu de mots que de Dieu nous viennent à la fois et la bonne cause pour laquelle nous devons souffrir, et la patience à supporter les souffrances. Il dit en effet, pour exhorter au martyre: «Car il vous a été donné pour le Christ». Voilà la bonne cause: pour le Christ; pour le Christ, et non pour les sacrilèges qui s'élèvent contre le Christ, et non pour le schisme et l'hérésie qui combattent le Christ; car c'est le Christ qui a dit: «Qui ne recueille pas avec moi, dissipe (1)». - «A vous donc il a été donné pour le Christ, non-seulement de croire en lui, mais encore de souffrir pour lui (2)». Telle est la vraie patience. Aimons-la, tenons-y; et si nous ne l'avons pas encore, demandons-la; ainsi nous pourrons chanter: «Mon âme sera soumise à Dieu, car de lui me vient la patience».

1. Lc 11,23 - 2. Ph 1,29



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SERMON CCLXXXIV. LES SAINTS MARTYRS MARIEN ET JACQUES. DE DIEU NOUS VIENT LA PATIENCE.

ANALYSE. - 1. N'oublions pas, en louant les martyrs, de faire remonter jusqu'à Dieu la constance qu'ils ont montrée au païen des tourments; car c'est de Dieu que vient la patience, comme de lui viennent les autres dons faits aux hommes: l'Écriture ne cesse de le redire. 2. Afin donc de pratiquer la patience, les martyrs ont retiré leurs pensées de cette multitude d'objets où des se sont égarées depuis le péché, et ils ont fixé leur attention sur les délices que procure la possession de Dieu. C'est par là qu'ils ont remporté une victoire si complète, que l'Église se recommande à leurs prières au lieu de prier pour eux. La victoire complète en effet est de triompher des tourments comme en a triomphé Jésus-Christ, pour nous servir de modèle. Par conséquent, n'imitons pas la présomption de Pierre, car elle l'a perdu; et demandons au Sauveur, dont le regard l'a converti, la patience dont nous avons besoin.

1. C'est aujourd'hui le moment de nous acquitter, avec la grâce de Dieu, de ce que nous devons. Quand les débiteurs sont d'aussi bonne volonté, pourquoi cette agitation parmi les créanciers? Que tous les esprits soient tranquilles, et chacun pourra profiter de ce que nous déboursons.

C'est des souffrances et de la gloire des saints martyrs que nous devons vous parler. Puisqu'ils ont souffert avec tant de gloire, ne nous prêchent-ils pas la patience? Ils avaient affaire ides multitudes en fureur; ayons affaire, nous, à des peuples bien disposés, car nous avons été témoins de leur foi. Il nous faut louer la constance des martyrs; mais quelle éloquence suffirait à cet éloge? Comment exprimer par ma parole ce qu'a déjà produit la foi dans ses coeurs?

D'où vient donc cette grande vertu de patience? D'où vient-elle, sinon de l'auteur de tout don excellent? Et quel est l'auteur de tout don excellent, sinon l'auteur de tout don parfait? Aussi est-il dit dans l'Écriture: «La patience produit une oeuvre parfaite. Tout don excellent et tout don parfait descend du Père des lumières, en qui il n'y a ni changement ni ombre de vicissitude (1)». C'est de la source immuable que descend la patience dans l'esprit muable de l'homme pour le rendre immuable. Comment l'homme peut-il plaire à Dieu, sinon par la grâce de Dieu? Comment l'homme peut-il bien vivre, sinon en puisant à la fontaine de vie? Par quoi l'homme peut-il être éclairé, sinon par l'éternelle lumière? «Car c'est en vous, dit le prophète, qu'est la source de vie. - En vous»; je pourrais dire

1. Jc 1,4-17

que la vie vient de moi, mais en parlant ainsi je me séparerais de vous. «C'est donc en vous qu'est la source de vie. - A votre lumière» encore, et non pas à la nôtre, «nous verrons la lumière (1)». Donc «approchez de lui, et vous serez éclairés (2)». Il est la source de vie approche, bois et vis. Il est la lumière, approche, saisis et vois. En ne buvant pas à cette fontaine, tu seras dans l'aridité.

2. Aussi est-ce là qu'ont puisé, qu'on bu nos martyrs; c'est là qu'ils se sont enivrés pour ne plus reconnaître leurs proches. Combien n'y a-t-il pas en effet de ces saints martyrs que leurs proches ont travaillé à séduire par leurs caresses, aux approches de leur passion, et de rappeler aux vaines et fugitives jouissances de cette vie temporelle? Mais eux, après avoir bu avec avidité à cette source qui jaillit du sein de Dieu et s'être saintement enivrés, ne pouvaient que confesser le Christ; ils ne reconnaissaient plus ces parents charnels qu'ils voyaient troublés par le vin de l'erreur, épris pour eux d'un amour aveugle et s'appliquant par leurs caresses à les détourner de la vie véritable, ils ne faisaient plus attention à eux.

Telle n'était point la mère de Marien; cette sainte femme n'était point du nombre de ces parents qui travaillent à persuader l'erreur, à flatter la chair, à témoigner un amour trompeur. Elle ne portait pas un vain nom, ce n'est pas en vain qu'elle s'appelait Marie. Sans doute elle n'était pas vierge, elle n'avait pas été fécondée par le Saint-Esprit; mais c'est en conservant sa pudeur qu'avec le concours de son mari elle était devenue mère d'un tel fils; et au lieu de l'en détourner par de perfides caresses, elle l'animait plutôt, par ses encouragements, à marcher vers l'éclatante gloire du martyre. Vous êtes donc sainte aussi, ô Marie: si vous n'avez pas tout le mérite de votre homonyme, vous en avez les désirs; vous aussi vous êtes bienheureuse. Elle a donné le jour au Chef des martyrs; vous avez mis au monde un martyr de ce Chef. Elle est devenue la Mère du Juge souverain; et vous, la mère d'un témoin de ce Juge.. Enfantement fortuné! coeur plus fortuné encore! Vous gémissiez en devenant mère; vous triomphiez de bonheur en perdant votre fils. Vous gémissiez en devenant mère? Vous triomphiez en perdant votre fils? Pourquoi cela? Ah! ce n'est point sans

1. Ps 35,10 - 2. Ps 33,6

raison; car vous ne le perdiez réellement pas. Vous ne souffriez point alors, parce que vous aviez la foi: c'est cette foi toute spirituelle qui éloignait de votre coeur la douleur charnelle. Vous saviez que vous ne perdiez pas votre fils, mais que vous l'envoyiez en avant; tout votre bonheur eût été de le suivre.

3. Nous admirons, nous louons, nous aimons de tels sentiments. O fortunés martyrs, qui vous les a inspirés? Je sais que vous avez des coeurs d'homme; d'où vous viennent ces sentiments divins? Selon moi, c'est de Dieu. Qui oserait dire que c'est de vous? Qui voudrait vous perdre en vous donnant de fausses louanges? On vous dirait que c'est de vous? Répondez: «Dans le Seigneur se glorifiera mon âme». On vous dirait que c'est de vous? Répondez, si vous êtes doux; répondez: «Dans le Seigneur se glorifiera mon âme»; répondez encore, au milieu du peuple de Dieu: «Que les hommes doux prêtent l'oreille et soient dans l'allégresse (1)». On vous dirait que c'est de vous? Répondez: «L'homme ne peut rien recevoir qui ne lui ait été donné du ciel (2)». D'ailleurs à vous comme à nous le Seigneur Jésus a dit: «Sans moi vous ne pouvez rien faire (3)». - «Sans moi vous ne pouvez rien faire». C'est à vous également que s'adressent ces mots: reconnaissez le langage de votre Pasteur, évitez les flatteries du séducteur: je sais que vous déplait cet orgueil impie, inique, ingrat. Saints martyrs, vous avez souffert pour le Christ; mais c'est à vous et non au Christ qu'ont profité vos souffrances. Que vous manquerait-il, dit-on, si vous n'aviez pas reçu? Ah! repoussez loin de vous ce poison du serpent ennemi. La langue qui parle ainsi est celle qui a dit: «Vous serez comme des dieux (4)». C'est l'ingratitude du libre arbitre qui a jeté l'homme dans l'abîme: que l'arbitre délivré dise maintenant au Seigneur: «Vous êtes, Seigneur, la patience d'Israël (5)».

Pourquoi tant d'orgueil, infidèle? Tu supposes, en louant la patience des martyrs, que c'est par eux-mêmes qu'ils sont patients? Ecoute plutôt l'Apôtre, le Docteur des Gentils et non le séducteur des infidèles. Tu loues donc dans les martyrs leur patience pour le Christ et tu la leur attribues? Ecoute plutôt l'Apôtre s'adressant aux martyrs et apaisant le coeur des hommes. Ecoute-le, il dit: «Car il

1. Ps 33,3 - 2. Jn 3,27 - 3. Jn 15,5 - 4. Gn 3,5 - 5. Jr 17,15

vous a été donné pour le Christ». Ecoute: c'est la piété qui exhorte, ce n'est pas l'adulation qui séduit: «Il vous a été donné». Remarque ce mot: donné. «Il vous a été donné pour le Christ, non-seulement de croire en lui, mais encore de souffrir pour lui (1). - Il vous a été donné». Que peut-on ajouter à ces mots? «Il vous a été donné»: reconnais que c'est un don, pour n'être pas dépouillé si tu venais à usurper. «Il vous a été donné pour le Christ». Pour le Christ, quoi, sinon de souffrir? Ce n'est pas une simple conjecture, écoute ce qui suit: «Non-seulement de croire en lui»: cette foi est aussi un don, ce n'est pas le seul; «mais aussi de souffrir pour lui», cela aussi vous a été donné». Tourne le dos, martyr, à ce flatteur ingrat et infidèle; regarde ton Bienfaiteur généreux et attribue à Dieu le privilège d'avoir souffert pour lui, sans toutefois que tu lui aies offert ce qui vient de toi; dis-lui plutôt: «Dans le Seigneur se glorifiera mon âme; que les hommes doux, prêtent l'oreille et soient dans l'allégresse». Si on demande à ce martyr: Que signifie: «Dans le Seigneur se glorifiera mon âme?» N'est-ce pas te glorifier en toi? Il répondra: «Mon âme ne sera-t-elle pas soumise à Dieu? C'est de lui que me vient ma patience (2)»; pourquoi ma patience? Parce que j'ai ouvert mon coeur et que je l'ai reçue avec joie. C'est ainsi qu'elle, est de lui et de, moi; elle est à moi d'autant plus sûrement que, j'avoue qu'elle vient de lui: Elle est à moi, mais je ne la tiens pas de moi. Pour garder le bienfait, je reconnais mon divin Bienfaiteur. Si je ne le reconnais pas, il me reprend le bien qu'il m'a donné, et par la faute de mon libre arbitre je reste avec le mal qui vient de moi.

4. Il est dit dans un livre digne de foi: «Dieu a fait l'homme droit, et les hommes se sont jetés d'ans des pensées sans nombre (3). - Dieu a fait l'homme droit, et les hommes»: comment, sinon. par leur libre arbitre? «Et les hommes se sont, jetés dans des pensées sans nombre». Après avoir dit que «Dieu a fait d'homme droit», l'écrivain sacré n'ajoute pas, comme on pouvait s'y attendre: Et les hommes se sont jetés dans des pensées perverses ou dans des pensées injustes, mais: «dans des pensées sans nombre». A cause de cette multitude de pensées, «le corps qui se

1. Ph 1,29 - 2. Ps 61,6 - 3. Si 7,30

corrompt, appesantit l'âme, et cette habitation terrestre abat l'esprit livré à la multitude de ses pensées (1)». Que Dieu nous délivre de cette multitude de pensées humaines; qu'il nous élève vers l'unité pour nous rendre un en lui au lieu de la multitude divisée que nous sommes. Qu'il nous embrase du feu de sa charité, pour nous attacher à lui dans l'unité d'un même coeur, pour ne pas nous laisser tomber de l'unité dans la division ni nous laisser aller à tout vent quand nous aurions laissé l'unité. C'est effectivement de cette unité que parlait l'Apôtre quand il disait: «Mes frères, je ne crois pas avoir atteint encore»; quoi? «L'unité» Qu'elle unité? «Oubliant ce qui est en arrière, je m'étends et je marche vers ce qui est en avant (2)». C'est vers l'unité, vers l'unité que je marche, dit-il; mais je ne crois pas y être parvenu, car le corps qui se corrompt abat l'esprit livré à la multitude de ses pensées.

Voilà de quel côté allaient les martyrs; pleins d'ardeur, ils ne s'inquiétaient pas du bruit de la multitude, parce qu'ils aimaient l'unité. Reconnaissez quel désir les animait: «J'ai demandé au Seigneur une seule chose. - «Une seule». Adieu, ô multitude du siècle; «j'ai demandé une seule chose»; sans aucun doute une seule béatitude, une seule félicité, la seule raie et non la multitude des fausses. «J'ai demandé une seule chose au Seigneur, je la lui demanderai encore». Quelle est cette, seule grâce? «C'est d'habiter dans la maison de Dieu tous les jours de ma vie». Et pourquoi? «Pour y contempler les joies du Seigneur (3)». Lorsque les saints martyrs réfléchissaient à ces joies, tous les maux, toutes les amertumes, toutes les cruautés n'étaient plus, rien à leurs yeux. C'était le plaisir opposé au plaisir, le plaisir encore opposé à la douleur; car ce plaisir luttait à la fois et contre les rigueurs et contre les caresses du monde. Ils répondaient: Pourquoi me flatter? Ce que j'aime a plus de charmes que ce que tu me promets. J'entends Dieu ou plutôt son Ecriture qui me dit: «Qu'elles sont immenses, Seigneur, les jouissances que vous tenez en réserve pour ceux qui vous craignent (4)» Ici sans doute c'est encore une multitude, mais dans le bon sens, une multitude où il n'y a point de désaccord,

1. Sg 9,15 - 2. Ph 3,13 - 3. Ps 26,4 - 4. Ps 30,20-27

418

une multitude reposant sur l'unité.

5. Ne vous étonnez donc pas de ceci, mes frères. Savez-vous à quel moment on fait mention des martyrs? L'Eglise ne prie pas pour eux; l'Eglise a raison de prier pour les autres fidèles défunts, endormis; elle ne prie pas pour les martyrs, elle se recommande plutôt à leurs prières, attendu qu'ils ont combattu fus qu'au sang contre le péché, ayant observé fidèlement cette parole de l'Ecriture: «Lutte pour la vérité jusqu'à la mort (1)». Ils ont méprisé les promesses du mondé c'est peu; car c'est peu de dédaigner la mort, c'est peu, d'endurer des tourments; la victoire la plus glorieuse, la victoire coin pète est de, lutter jusqu'au sang.

Aussi bien pour tenter Notre-Seigneur, le prince des martyrs, l'ennemi commence par lui proposer ce qui le flatte: «Dis à ces pierres de se changer en pains. - Je te donnerai tous ces royaumes. - Voyons si les anges te recevront, car il est écrit: De peur que tu ne te blesses le pied contre la pierre». Voilà bien les plaisirs du monde: le pain représente la concupiscence de la chair; la promesse des royaumes, l'ambition du siècle; l'excitation à la curiosité, la convoitise des yeux; tout cela vient du siècle, ce sont ses caresses et non ses rigueurs. Considérez le Chef des martyrs luttant pour nous apprendre a combattre, et nous soutenant dans sa miséricorde lorsque nous combattons. Pourquoi a-t-il souffert qu'on le tentât, sinon pour nous enseigner à résister au tentateur? Le monde te promet-il des voluptés charnelles? Réponds-lui: Il y a plus de charmes en Dieu. Te promet-il des honneurs et des dignités profanes? Réponds: Rien n'est élevé comme le royaume de Dieu. Te promet-il de vaines et condamnables curiosités? Réponds: Seule, la vérité de Dieu ne s'égare pas. Le Seigneur ayant subi cette triple tentation, par là raison que dans toutes les séductions du monde il y a toujours volupté, curiosité ou orgueil, que dit l'Evangéliste? «Toute tentation achevée»; toute, c'est-à-dire toute tentation propre à flatter; car il restait un autre moyen de le tenter; c'était de recourir à ce, qu'il y a de douloureux, de dur, de cruel, d'atroce, de plus affreux. Aussi l'Evangéliste sachant ce qui venait de se faire et ce qui devait se

1. Si 4,33

faire encore, écrivit: «Toute tentation achevée, le diable s'éloigna de lui pour un temps (1)». Il s'éloigna de lui, comme un serpent insidieux; pour revenir à lui, comme un lion rugissant. Mais il sera vaincu par Celui qui a foulé aux pieds le lion et le dragon (2). Il reviendra, il entrera dans Juda, et il en fera le traître de son Maître; contre lui il amènera les Juifs, non plus avec; des flatteries, mais avec dès menaces, et devenu maître de ses instruments, il criera parles lèvres de la multitude: «Crucifie-le, crucifie-le (3)». Pourquoi nous étonner de voir ici encore le Christ victorieux? N'était-il pas le Dieu tout-puissant?

6. C'est pour nous que le Christ a voulu souffrir. «Il a souffert pour vous, dit l'Apôtre, saint Pierre, en vous laissant son exemple, afin que vous marchiez sur ses traces (4)». Il t'a appris à souffrir et c'est en souffrant qu'il te l'a appris. C'était trop peu de sa parole, s'il n'y avait joint son exemple. Mais quel exemple nous a-t-il, donné, mes frères? Il était suspendu à la croix, et les Juifs étaient remplis clé fureur contre lui; il était attaché par des clous aigus, mais sans rien perdre de sa douceur. Or, pendant qu'il était ainsi suspendu, contre lui ses ennemis se livraient à la fureur, ils vociféraient, ils le couvraient d'outrages. Il était au milieu d'eux comme leur unique et suprême médecin, et eux enrageaient contre lui de tous côtés comme des frénétiques. Tout suspendu qu'il fût, il les guérissait. «Mon Père, disait-il, pardonnez-leur, car, ils ne savent ce qu'ils font (5)». Il priait ainsi, et pourtant il était sur la croix; il n'en descendait pas, car il formait avec son sang un remède pour ces furieux. Il priait et tout à la fois il exauçait sa prière compatissante, car s'il implorait son Père il exauçait avec lui. Or, Comme ses supplications ne pouvaient se répandre inutilement, il guérit âpres sa résurrection les égarés qu'il avait tolérés sur la croix. Il monta au ciel, il envoya l'Esprit-Saint; s'il ne s'était pas montré à ces aveugles, mais seulement à ses disciples, fidèles, c'était pour ne paraître pas insulter en quelque sorte ses meurtriers. Ne valait-il pas mieux enseigner l'humilité à ses amis, que de reprocher des torts trop réels à ses ennemis? Il ressuscita donc; il fit plus alors que n'avaient demandé ces incrédules lorsque

1. Mt 4,1-11 Lc 4,1-13 - 2. Ps 111,13 - 3. Lc 23,21 - 4. 1P 2,21 - 5 Lc 23,34

d'un air injurieux, ils s'écriaient:«S'il est le Fils de Dieu, qu'il descende de la croix ()». Il ne voulut pas descendre de la croix et il sortit plein de vie du tombeau.

Il monta donc au ciel, il envoya delà. l'Esprit-Saint, il remplit de lui ses Apôtres, corrigea leur crainte et leur inspira la confiance. Ce fut alors qu'au lieu de continuer à trembler, Pierre acquit tout à coup l'énergie d'un prédicateur. D'où lui venait cette force? Examine Pierre quand il présume de lui-même, il renie; examine-le, quand Dieu lui vient en aide, il prêche. Si sa faiblesse a chancelé un instant, c'était pour abattre en lui la présomption et non pour détruire sa piété. Le Sauveur le remplit de son Esprit et fait de lui un prédicateur invincible. Il lui avait prédit, lorsqu'il présumait de lui-même, qu'il le renierait trois fois; c'est que Pierre comptait alors sur ses forces; il comptait, non sur la grâce de Dieu, mais sur son libre arbitre. Il s'était écrié effectivement: «Je resterai avec vous jusqu'à la mort (2)»; il avait dit, dans son abondance: «Jamais je ne fléchirai». Mais Celui dont la bonne volonté lui avait donné ce courage généreux, détourna de lui sa face et il se troubla (3). «Le Seigneur, «est-il écrit, détourna sa face»; il montra Pierre a lui-même. Ensuite cependant il le regarda de nouveau et il affermit Pierre sur la Pierre.

Par conséquent, mes frères, imitons, autant que nous en sommes capables, l'exemple que le Seigneur nous a donné dans sa passion.

1. Mt 27,40 - 2. Mt 26,33-35 - 3. Ps 29,7-8

Nous le pourrons, si nous lui demandons secours; non pas en le devançant, comme Pierre présomptueux, mais en le suivant et en le priant, comme Pierre marchant dans la vertu. Lorsque Pierre eut jusqu'à trois fois renié son Maître, que dit l'Evangéliste? Remarquez-le: «Et le Seigneur regarda Pierre, et Pierre se rappela (1)». Que signifie: «Il le regarda?» Réellement le Seigneur ne le regarda point corporellement comme pour réveiller ses souvenirs; non, ce n'est point là le sens: lisez l'Evangile. C'était dans l'intérieur de la maison qu'on jugeait le Sauveur, et c'était dans la cour que Pierre était tenté. Ce n'est donc point un regard corporel, c'est un regard divin que Jésus jeta sur Pierre; ce ne fut point un regard matériel, mais un regard de profonde miséricorde. Jésus, après avoir détourné la face, le considéra et il fut délivré. Ah! c'en était fait de ce présomptueux, si le Rédempteur ne l'avait regardé. Mais le voilà lavé dans ses larmes; corrigé et tiré de l'abîme, il prêche. Il prêche; après avoir renié; et d'autres croient, après s'être égarés. C'est l'effet produit sur ces frénétiques par le remède du sang divin. Ils boivent avec foi ce qu'ils ont répandu avec fureur.

C'est trop pour moi, dit-on, d'imiter le Seigneur. Eh bien! avec la grâce du Seigneur, imite un autre serviteur, imite Etienne; imite Marien et Jacques. C'étaient des hommes, c'étaient des serviteurs comme toi; ils sont nés comme toi; mais ils ont été couronnés par Celui qui n'est pas né de la même manière.

1. Lc 22,61





Augustin, Sermons 280