Augustin, Sermons 285

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SERMON CCLXXXV. SAINT CASTE ET SAINT ÉMILE, MARTYRS. IMITER LES MARTYRS.

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ANALYSE. - Si nous célébrons la fête des martyrs, c'est pour nous exciter à marcher sur leurs traces. Or, ce qui fait le martyr, ce n'est précisément ni la souffrance ni la force d'âme c'est premièrement la cause pour laquelle il souffre, vérité que rendent manifeste les trois croix du Calvaire; c'est secondement la grâce de Dieu, ce dont on voit des preuves convaincantes dans la chute et la victoire de saint Pierre, dans la chute et la victoire de saint Caste et de saint Emile. Donc, implorons la grâce de Dieu en nous adressant à Jésus et à ses martyrs, qui sont avec lui nos intercesseurs. Donc aussi restons fidèlement attachés à l'unité catholique: c'est là seulement qu'on peut être martyr, parce que là seulement se trouve la bonne cause qui sert à faire les martyrs.

1. Le courage qu'ont déployé les saints martyrs n'est pas seulement un grand courage, c'est un courage pieux; car il ne serait ni salutaire, ni véritable et ne mériterait pas même le nom de courage si l'on combattait par orgueil au lien de combattre pour Dieu. Ce courage donc des saints martyrs nous invite à adresser la parole à votre charité et à lui faire observer que nous devons célébrer les solennités des martyrs, en travaillant à nous faire un bonheur de les imiter et de marcher sur leurs traces. S'ils se sont montrés si forts, ce n'est pas à eux-mêmes qu'ils le doivent. La source où ils ont puisé n'est pas pour eux seulement; car Celui qui leur a donné peut nous donner aussi, puisqu'une même rançon a été versée pour nous tous.

2. Il faut donc vous rappeler d'abord, ce que vous devez vous rappeler souvent et n'oublier jamais, que ce qui fait le martyr de Dieu, ce n'est point le supplice qu'il endure, mais la cause qu'il défend. Ce ne sont point nos tourments, c'est notre justice qui plaît à Dieu; et en jugeant avec autant d'autorité que d'infaillibilité, il examine, non pas ce que chacun souffre, mais pourquoi on souffre. Si la croix du Seigneur est devenue notre symbole, ce n'est point à cause de ce qu'a enduré le Seigneur, c'est à cause du motif pour lequel il a souffert. Si c'était à cause des souffrances elles-mêmes, les souffrances des larrons qui enduraient le même supplice, auraient mérité le même honneur. Il y avait au même lieu trois crucifiés; au centre était le Seigneur, «mis au nombre des scélérats (1)», et de chaque côté les deux larrons; mais la cause de chacun, des trois n'était pas la même. Tout près qu'ils fussent du Sauveur, les larrons étaient fort, loin de lui. Leurs crimes les avaient attachés à la croix; Jésus y était attaché pour les nôtres.

Que dis-je? On vit assez clairement, dans la personne de l'un d'entre eux, ce que pouvait produire, non le supplice de la croix, mais la piété d'un aveu. Sous le poids de la douleur un larron gagna ce qu'avait perdu Pierre sous l'impression de la crainte. Ce larron coupable fut attaché à la croix; mais ayant changé le motif de ses souffrances, il acquit le paradis même. Ce qui lui mérita ce changement, c'est qu'il ne méprisa point le Christ tout en le voyant condamné au même supplice. Les Juifs le méprisaient pendant qu'il faisait des miracles; le larron crut en lui quand il était au gibet Dans son compagnon de supplice il reconnut le Seigneur, et il fit en croyant en lui violence au royaume des cieux. Le larron s'attacha donc au Christ au moment où tremblait la foi des Apôtres. Il mérita alors d'entendre ces mots: «Tu seras aujourd'hui avec moi dans le paradis». Ah! il ne s'était pas promis autant. Sans doute il se recommandait à une miséricorde immense; mais d'autre part il songeait à ce qu'il avait mérité. «Seigneur, dit-il, souvenez-vous de moi lorsque «vous serez entré dans votre royaume». Ainsi donc il s'attendait à souffrir jusqu'à l'entrée

1. Is 53,12

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du Seigneur dans son royaume, et tout ce qu'il demandait, c'était qu'au moins alors il lui fût fait miséricorde. Pénétré du souvenir de ses crimes, le larron par conséquent ajournait sa délivrance. Mais le Seigneur lui offrit ce qu'il était loin d'espérer; il semblait lui dire: Tu demandes que je me souvienne de toi lorsque je serai parvenu dans mon royaume; «en vérité, en vérité je te le déclare, aujourd'hui même tu seras avec moi en paradis (1)». Sache à qui tu te recommandes. Tu supposes que je dois arriver; mais avant de- me mettre en marche je suis partout. Aussi, quoique sur le point de descendre aux enfers, je te mets en paradis aujourd'hui; sans te confier à personne, je te gardé avec moi. Il est vrai, mon humilité est descendue au milieu des mortels, au milieu même des morts; mais jamais ma divinité ne quitte le paradis.

C'est ainsi que les trois croix, représentaient trois causes bien différentes. L'un des larrons outrageait le Christ; l'autre confessait ses crimes et se recommandait à la miséricorde du Sauveur. Quant au Christ, sa croix placée entre les deux était moins un instrument de supplice qu'un tribunal; car c'est du haut de cette croix qu'il condamna le larron outrageux et qu'il délivra le larron devenu croyant. Redoutez d'outrager, soyez heureux de croire: ce qui vient de se faire au jour de l'humiliation s'accomplira au jour de la gloire.

3. Dieu distribue ses faveurs selon des desseins profonds; nous pouvons ici admirer, nous ne saurions comprendre. D'ailleurs «qui a connu la pensée du Seigneur? Combien aussi ses jugements sont incompréhensibles et ses voies impénétrables (2)!» Même en suivant partout le Christ, Pierre se trouble et le renie; le Sauveur le regarde ensuite et il pleure; ses larmes effacent en lui les taches qu'y a faites la crainte. Ce n'était pas abandonner Pierre, c'était l'instruire. Au moment où le Seigneur lui demandait s'il l'aimait, Pierre avait présumé en lui-même qu'il était capable de mourir pour lui, et il s'en croyait capable par ses propres forces. Si donc son Guide divin ne l'avait laissé tant soi peu à lui-même, il n'aurait pas appris à se connaître. «Pour vous je donne ma vie», avait-il osé dire. Il y avait présomption à s'écrier ainsi qu'il donnerait sa vie pour le Christ, quand

1, Lc 23,42-43 - 2. Rm 11,31-33

le Christ libérateur n'avait pas donné encore la sienne pour lui. Aussi se trouble-t-il, comme le Seigneur le lui avait prédit, sous l'impression de la crainte, et il le renie jusqu'à trois fois, après avoir promis de mourir pour lui. «Le Seigneur le regarda» ensuite, est-il écrit; et lui, pleura amèrement (1)». Le souvenir de son reniement devait lui être amer, pour lui rendre plus douce la grâce de sa délivrance. S'il n'eût été laissé à lui-même,:, il n'eût pas renié; et s'il n'eût été regardé, il n'aurait pas pleuré. Dieu déteste ceux qui présument de leurs forces, et comme un habile médecin il enlève cette espèce de tumeur à ceux qu'il aimé. Cette opération est douloureuse; mais elle rétablit la santé.

Aussi le Sauveur, après sa résurrection, confie-t-il ses brebis à Pierre, à ce renégat. Renégat pour avoir présumé, il devient pasteur pour avoir aimé. Pourquoi en effet le Seigneur lui demande-t-il trois fois s'il l'aime, sinon pour le pénétrer de componction sur son triple reniement? Aussi Pierre obtint-il ensuite par la grâce de Dieu ce qu'il n'avait pu obtenir par la confiance en soi. Quand effectivement le Seigneur eut recommandé à Pierre, non pas les brebis de Pierre, mais ses propres brebis; quand il l'eut invité à les paître, non pas dans son intérêt propre, mais en vue du Seigneur, il lui annonça qu'il aurait la gloire, d'abord manquée par lui pour s'y être porté avec précipitation, de souffrir pour son honneur. «Lorsque tu auras vieilli, lui dit-il, un autre te ceindra et te portera où tu ne veux point. Or il parla ainsi pour désigner par quelle mort il glorifierait Dieu (2)». C'est ce qui eut lieu. Après avoir effacé son reniement par ses larmes, Pierre parvint au martyre; le tentateur ne put lui faire manquer ce que lui avait promis le Sauveur.

Quelque chose d'analogue est arrivé, selon moi, aux saints martyrs Caste et Emile, dont nous célébrons aujourd'hui la fête. Il est possible qu'eux aussi avaient présumé de leurs forces et que ce fut le motif de leur défection. Le Seigneur leur montra ainsi ce qu'ils étaient et ce qu'il était. Il réprima leur présomption et appela à lui leur foi, les secourut dans le combat et les couronna après la victoire. Déjà l'ennemi triomphait, à la première attaque; il les comptait parmi ses conquêtes,

1. Lc 22,33 Lc 61,63 - 2. Jn 21,18-19

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quand ils cédèrent devant les tortures. Cependant le Seigneur eut pitié d'eux, et que ne leur accorda-t-il pas? D'autres martyrs ont vaincu le diable au moment de la tentation; ceux-ci le vainquirent au moment de son triomphe.

Par conséquent, nies frères, souvenons-nous de ceux dont nous solennisons aujourd'hui la fête; cherchons à les imiter, non dans ce qui a amené leur défaite, mais plutôt dans ce qui a assuré leur victoire, Si les chutes des grands hommes ne restent pas ignorées, c'est pour inspirer quelque crainte aux présomptueux. Partout, du reste, on met avec soin l'humilité du Christ en relief devant nous; car le salut que nous procure le Christ vient de son humilité. N'en serait-ce pas fait de nous, si le Christ n'avait daigné s'humilier pour nous? Rappelons-nous donc qu'il ne faut pas nous fier à nous. Remettons entre les mains de Dieu ce que nous avons, et sollicitons de lui ce qui nous manque.

5. La justice des martyrs est parfaite; ils se sont perfectionnés dans leur martyre même aussi lie prie-t-on pas pour eux dans l'Eglise. On y prie pour les autres fidèles défunts, on n'y prie pas polir les martyrs; ils étaient si parfaits en nous quittant, qu'au lieu d'être nos clients ils sont nos avocats. Ce n'est point par eux-mêmes, c'est par leur union avec le Chef dont ils sont des membres sans tache. Car notre Avocat véritable est Celui-là seul qui intercède en notre faveur, assis qu'il est à la droite du Père (1).

Il est notre Avocat unique, comme il est notre unique Pasteur; car «il faut, dit-il, que j'amène encore les brebis qui ne sont pas de ce bercail (2)». Dès que le Christ est Pasteur, Pierre ne l'est-il pas? Pierre sûrement l'est aussi; les autres qui ont les mêmes titres que lui sont également et sans aucun doute pasteurs. S'il n'était pas pasteur, Jésus lui aurait-il dit: «Pais mes brebis (3)?» Toutefois le vrai pasteur est celui qui paît ses propres brebis. Or il a été dit à Pierre: «Pais mes brebis», non pas les tiennes. Si donc Pierre est pasteur, ce n'est pas en lui-même, c'est comme membre du corps du Pasteur divin. Car en voulant paître ses propres brebis, à l'instant même il en aurait fait des boucs.

1. 1Jn 2,1 Rm 8,34 - 2. Jn 10,16 - 3. Jn 21,17

6. Pour répondre à ces mots adressés à Pierre: «Pais mes brebis», il est dit au Cantique des cantiques: «Si tu ne te connais toi-même, ô la plus belle des femmes». Nous savons assurément à qui s'adresse ce langage, c'est même dans son sein que nous prêtons l'oreille. C'est à l'Eglise, en effet que parle ainsi le Christ, l'Epoux à l'épouse. «Si tu ne te connais toi-même, ô la plus belle des femmes, sors (1)». Quel langage désagréable: «Sors!» - «Ils sont sortis du milieu de nous, est-il dit, mais ils n'étaient pas d'entre nous (2)». A cette sombre parole: «Sors», est heureusement opposée cette parole de félicitation: «Entre dans la joie de ton Seigneur (3)». - «Si tu ne te connais toi-même, ô la plus belle des femmes», ô Eglise catholique qui l'emportes en beauté sur les hérésies; «si tu ne te connais toi-même, ô la plus belle des femmes, sors»; je ne te chasse point, mais «sors». Aussi nous ont-ils quittés, «ceux qui se séparent eux-mêmes du troupeau, hommes de vie animale, qui n'ont pas l'Esprit (4)». Il n'est pas écrit: ils ont été chassés, mais: «Ils nous ont quittés». C'est ce que fit d'ailleurs la divine justice dans la personne des premiers pécheurs. Comme s'ils fussent déjà entraînés par leur propre poids, Dieu les laissa aller du paradis terrestre, il ne les chassa point.

«Si donc tu ne te connais toi-même, ô la plus belle des femmes, sors»; je ne te chasse pas, «sors». Je voudrais te guérir en te conservant unie à mon corps; tu veux, toi, qu'on en retranche ce membre pourri. Ceci s'applique à ces hommes qui devaient sortir afin de pouvoir se connaître et prendre ensuite des précautions pour rester unis. Eh! pourquoi sont-ils sortis, sinon parce qu'ils ne se sont pas connus? S'ils s'étaient connus, ils auraient compris que ce qu'ils administraient n'était pas à eux, mais à Dieu. - Je donne, dis-tu; je donne ce qui est à moi, et comme c'est moi qui le donne, c'est chose sainte. Tu ne te connaissais pas, et pour ce motif tu es sorti. Tu n'as pas voulu prêter l'oreille à ces mots: «Si tu ne te connais toi-même, ô la plus belle des femmes». Tu étais belle jadis, mais c'est quand tu demeurais unie aux membres de ton Epoux. Tu n'as donc voulu ni entendre ni méditer ces paroles: «Si tu ne te

1. Ct 1,7 - 2. 1Jn 2,19 - 3. Mt 25,21 - 4. Jud 19 - 5. Gn 3,23

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connais toi-même», si tu ne sais qu'il t'a rencontrée toute souillée, que de laide il t'a rendue belle, et blanche de noire que tu étais. «Qu'as-tu, en effet, que tu ne l'aies reçu (1)?» Tu ne réfléchis pas au sens de ces mots; «Si c tu ne te connais toi-même, sors».

Tu t'es imaginé aussi que tu devais paître tes propres brebis, sans comprend b la portée de ces expressions adressées à Pierre: «Pais a mes brebis». Vois donc ce qu'ajoute pour toi Celui qui pour toi avait tenu ce langage: «Sors sur les traces des troupeaux»; non pas du troupeau, mais «des troupeaux». Les brebis du Christ sont dans les pâturages où il n'y a qu'un seul troupeau sous un seul pasteur. «Sors», toi, «sur les traces des troupeaux»; en proie à la division, aux dissensions, aux déchirements; tu sors sur les traces des troupeaux et pais tes boucs»; non pas «mes brebis», comme Pierre, mais «tes boucs, sous les tentes des pasteurs», non sous la lente du Pasteur. Pierre entre avec charité; tu sors avec animosité. Parce que Pierre s'est connu lui-même, il s'est pleuré pour avoir présumé de lui, aussi a-t-il mérité de recevoir

1. 1Co 4,7

du secours. Toi, au contraire, «sors». Lui paissait «mes brebis; - pais tes boucs». Il était sous la tente du pasteur; va «sous les tentes des pasteurs». Pourquoi te vanter de tes souffrances funestes, puisque ta cause n'est pas la bonne cause?

7. Ainsi donc honorons les martyrs à l'intérieur, sous la tente du Pasteur, parmi les membres du Pasteur, comptant sur la grâce et non sur l'audace, sur la piété et non sur la témérité, avec constance et non avec opiniâtreté, avec l'esprit d'union et non de division. Donc encore, si vous voulez imiter les vrais martyrs, embrassez la cause qui vous permettra de dire au Seigneur: «Jugez-moi, Seigneur, et séparez ma cause de celle d'un peuple qui n'est pas saint (1)». Séparez, non pas mes souffrances, car le peuple qui n'est pas saint en endure aussi; mais ma cause, car elle n'est pas celle de ce peuple. Oui, embrassez cette cause, tenez à la bonne et juste cause; puis, avec l'aide du Seigneur, ne redoutez aucun tourment.

Unis au Seigneur notre Dieu, etc.

1. Ps 42,1




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SERMON CCLXXXVI. SAINT GERVAIS ET SAINT PROTAIS, MARTYRS. GLOIRE DES SAINTS MARTYRS.

ANALYSE. - Martyr signifie témoin. Or, la première gloire des saints martyrs est d'avoir rendu à Dieu le plus haut témoignage qui se puisse imaginer. Une autre gloire des saints martyrs est d'être aujourd'hui aussi honorés dans le monde qu'ils y ont été décriés de leur vivant. Une autre gloire enfin, ce sont les miracles que Dieu accorde souvent à leur intercession: j'ai été témoin de plusieurs prodiges opérés à Milan par saint Gervais et saint Protais. Ne vous étonnez pas cependant de n'obtenir pas toujours les faveurs et les guérisons que vous sollicitez. Vous êtes souvent mieux exaucés quand Dieu parait ne pas vous exaucer. Ainsi il a accordé beaucoup plus aux Macchabées en ne pas les délivrant de la fureur d'Antiochus, qu'aux trois jeunes Hébreux préservés miraculeusement des atteintes de la flamme dans la fournaise de Babylone. Prenez donc courage et sachez que même sur votre lit vous pouvez arriver à la gloire du martyre.

l. Le mot martyr est un terme grec que fon emploie habituellement comme s'il était latin, et qui signifie témoin. Il y a donc de frais martyrs et il y en a de faux, comme il y a de vrais, et de faux témoins. «Le faux témoin, dit l'Ecriture, ne restera pas impuni (1)». Si le faux témoin ne doit pas rester sans châtiment, le témoin véridique ne restera pas sans couronne.

1. Pr 19,5-9

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Sans doute il était facile de rendre témoignage à Jésus-Christ Notre-Seigneur et de confesser la vérité de sa divinité; l'affaire importante était de la confesser jusqu'à la mort. Il y avait, observe l'Evangile, des notables parmi les Juifs qui croyaient au Seigneur Jésus, mais que la peur des autres Juifs empêchait de l'avouer publiquement. Mais l'écrivain sacré fait aussitôt cette remarque: «C'est qu'ils aimaient la gloire des hommes plus que la gloire de Dieu (1)». Ainsi plusieurs ont rougi de confesser le Christ devant les hommes. Il y en a eu d'autres qui valaient mieux et qui n'ont pas rougi de le confesser publiquement, mais qui n'ont pu le confesser jusqu'à la mort. Ces différents degrés de dévouement sont des grâces de Dieu, et ces grâces parfois ne se développent que peu à peu dans l'âme.

Arrêtez-vous d'abord ici, et comparez entre eux ces trois sortes de témoins: l'un, qui croit au Christ et ose à peine murmurer son nom; l'autre, qui croit également au Christ, mais qui le confesse publiquement; un autre enfin qui croit aussi au Christ et qui est tout disposé à mourir pour lui en le confessant. Le premier est si faible que la timidité plutôt que la crainte suffit pour le vaincre; le second a du front et de la fermeté, mais pas encore jusqu'au sang; le troisième a tout ce qu'il faut et on ne peut lui souhaiter plus que ce qu'il a, car on voit en lui la fidélité à ce commandement: «Combats pour la vérité jusqu'à la mort (2)».

2. Que disons-nous de Pierre? Qu'il a prêché le Christ, après en avoir reçu la mission, et qu'avant la passion même il a publié l'Evangile. Nous savons en effet que le Seigneur envoya ses Apôtres prêcher l'Evangile: Pierre fut envoyé et prêcha comme eux. Combien donc il l'emportait sur ces Juifs qui n'osaient se prononcer publiquement pour le Christ! Alors toutefois il ne ressemblait point encore ni à saint Gervais ni à saint Protais. Il était Apôtre, le premier des Apôtres et intimement uni au Seigneur, qui lui adressa même cette parole: «Tu es Pierre (3)»; mais il n'était encore ni Gervais ni Protais, il n'était pas même ce que fut Némésien, un enfant; Pierre n'était pas cela encore; il n'était pas ce que furent des femmes, de jeunes filles, une Crispine,

1. Jn 12,43 - 2. Si 4,35 - 3. Mt 16,18

une Agnès; Pierre n'était pas encore ce que fut la faiblesse de ces femmes.

Je loue Pierre; mais je commence par rougir pour lui. Quelle âme ardente! mais il ne sait se modérer. Si son âme n'était une âme ardente, il ne dirait pas au Sauveur: Je mourrai pour vous; «me fallût-il mourir pour vous, je ne vous renierai point (1)». Mais le Médecin qui voyait les pulsations de son coeur, lui fit connaître le danger de cette ardeur. «Toi, lui dit-il, tu mourras pour moi. En vérité je te le déclare, avant que le coq ait chanté tu me renieras trois fois (2)». Ainsi le Médecin avertissait-il le malade de ce qu'ignorait celui-ci; et le malade reconnut qu'il avait faussement présumé de lui-même, quand on lui demanda: «Es-tu l'un d'entre eux (3)?» La question venait d'une servante: c'était comme la fièvre. La fièvre donc s'avance, elle saisit le malade; que dis-je? le voilà en danger, il meurt. N'est-ce pas mourir que de renoncer à la vie? Pierre a renié le Christ, il a renoncé à la vie, il est mort.

Cependant Celui qui ressuscite les morts «regarda Pierre, et il pleura amèrement (4)». Il était mort en reniant, il ressuscita en pleurant. Le Seigneur ensuite mourut d'abord pour lui, comme il le fallait; plus tard Pierre mourut pour le Seigneur, comme le demandait la convenance, et les martyrs l'ont suivi. Une fois tracée et aplanie sous les pieds des Apôtres, la voie est devenue plus douce pour ceux qui ont marché derrière eux.

3. Les martyrs ont été sur toute la terre comme une semence de sang, et cette semence a produit la moisson de l'Eglise. Morts, ils ont plus glorifié le Christ que pendant leur vie; aujourd'hui encore ils le publient, ils le prêchent: leur langue se tait, mais leurs actions parlent. On les arrêtait, on les garrottait, on les emprisonnait, on les traduisait, on les torturait, on les brûlait, on les lapidait, on les flagellait, on les exposait à la dent des bêtes, et malgré tant de genres de mort on se riait d'eux comme de gens de rien: mais «devant Dieu est précieuse la mort de ses saints (5)». C'était seulement aux yeux du Seigneur qu'elle était précieuse alors, aujourd'hui c'est aussi devant nous. Quand, alors, c'était un opprobre d'être chrétien, la mort des saints était aux yeux des hommes une

1. Mt 27,35 - 2. Jn 13,37-38 - 3. Mt 26,69 - 4. Lc 22,61-62 - 5. Ps 115,15

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mort ignominieuse; on les détestait, on les exécrait, et on souhaitait comme une malédiction de mourir, d'être crucifié, d'être brûlé comme eux. Quel fidèle n'ambitionne aujourd'hui ce genre de malédiction?

4. Aujourd'hui donc, mes frères, nous célébrons la mémoire, vivante en ce lieu, de saint Gervais et de saint Protais, martyrs de Milan. Nous ne solennisons par le jour où leur monument a été élevé parmi nous, mais le jour où leurs cendres précieuses devant le Seigneur ont été découvertes par l'évêque Ambroise, un homme de Dieu. Je fus témoin alors de la gloire immense de ces martyrs; j'étais là, j'étais à Milan; je connais les miracles que Dieu y a opérés, pour rendre témoignage à la mort précieuse de ses saints; car ces miracles devaient faire que cette mort, déjà précieuse devant Dieu, devint précieuse aussi aux yeux des hommes. Un aveugle fort connu de toute la ville recouvra la vue; il accourut, se fit conduire et retourna sans guide. Nous n'avons pas encore entendu dire qu'il soit mort; peut-être vit-il encore. Il se dévoua à servir toute sa vie dans la basilique où reposent leurs corps. Que nous étions heureux de lui voir la vue rendue! nous l'avons laissé occupé de son service (1).

5. Dieu ne cesse de se rendre témoignage, et il sait comment il doit faire ses miracles; lisait prendre les moyens de les rendre éclatants, empêcher qu'on ne vienne à les dédaigner. Il n'accorde pas à tous la santé par l'intercession des martyrs; mais à tous ceux qui imitent les martyrs il promet l'immortalité. S'il ne donne pas à tous, que ne s'en inquiète point celui à qui il ne donne pas, afin d'obtenir ce qui est promis au terme, qu'il ne murmure point de ce que Dieu refuse. Ceux que Dieu guérit miraculeusement aujourd'hui ne meurent-ils pas quelque temps après? Mais ceux qui ressusciteront plus tard vivront éternellement avec le Christ.

Comme chef il nous a précédés et il attend que ses membres le suivent; le corps entier, le Christ et l'Eglise, sera complet alors. Ah! qu'il nous voie marqués sur son livre et que durant cette vie il nous donne ce qui nous est utile. Il sait en effet ce qui convient à ses enfants. «Si donc, dit-il, tout méchants que vous soyez, vous savez faire à vos fils des dons

1. Voir Cité de Dieu, liv. 22, ch. 8; Conf. liv. 9, ch. 7.

utiles, à combien plus forte raison votre Père qui est aux cieux donnera-t-il ce qui est bon à ceux qui lui en feront la demande (1)?» Or, qu'est-ce qui est bon? Les choses temporelles? Dieu les donne aussi; mais il les donne également aux infidèles. Il les donne aussi; mais il les donne également et aux impies et aux blasphémateurs de son nom. Cherchons ce qui est bon, mais ce que les méchants ne sauraient posséder comme nous. Ce Père sait donner à ses enfants ce qui leur est avantageux. Voici un fils qui lui demande la santé du corps; il ne la lui donne pas, il continue à le frapper. Est-ce qu'un père, même en frappant, ne fait pas du bien? Il emploie la verge, mais aussi pense au patrimoine qu'il réserve. «Il frappe, dit l'Ecriture, tous les enfants qu'il accueille; car le Seigneur corrige qu'il aime (2)».

Si je vous parle ainsi, mes frères, c'est pour vous détourner de vous laisser aller à la tristesse lorsque vous demandez sans obtenir, et de croire que Dieu vous perd de vue, si pendant quelque temps il n'exauce pas vos désirs. Est-ce que le médecin fait toujours la volonté de son malade? Il n'est pas douteux néanmoins qu'il ne travaille et n'aspire à lui rendre la santé. Il ne lui donne pas ce qu'il demande; mais il lui assure ce qu'il ne demande pas. Il lui refuse l'eau froide: est-ce cruauté de sa part? Il est venu pour guérir le malade; il suit les règles de son art, il n'est pas cruel. Il ne lui donne pas ce qui pour le moment lui ferait plaisir. mais s'il lui refuse quelque chose pendant qu'il est malade encore, c'est afin de pouvoir lui laisser toute liberté quand il sera guéri.

6. Réfléchissez, mes frères, aux divines promesses. Croyez-vous qu'à ces martyrs Dieu ait toujours donné ce qu'ils demandaient? Non. Beaucoup d'entre eux lui ont demandé d'être mis en liberté et d'y être mis miraculeusement, comme y furent mis les trois jeunes hommes jetés dans la fournaise. Que dit alors le roi Nabuchodonosor? «C'est qu'ils ont espéré en Dieu et ont résisté à l'ordre du roi». Quel aveu dans un prince qui cherchait à leur ôter la vie! Il voulut d'abord les livrer aux flammes, puis ils firent de lui un croyant! Mais s'ils étaient morts dans ces flammes, ils eussent été couronnés à l'insu et sans profit

1. Mt 7,11 - 2. He 12,6

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pour ce prince. Dieu donc leur conserva la vie quelque temps encore, afin d'amener à la foi cet infidèle, afin de le porter à louer Dieu après les avoir condamnés à mort.

Le Dieu des jeunes hébreux était aussi le Dieu des Macchabées. Il délivra des flammes les Premiers (1), et y laissa mourir les seconds (2). Aurait-il changé? Aimerait-il les uns plus que les autres? La couronne donnée aux Macchabées était plus belle. Sans doute les jeunes Hébreux échappèrent aux flammes; mais ils restèrent exposés aux dangers de ce siècle, tandis que les autres trouvèrent au milieu des flammés la cessation de tout danger. Pour eux, plus de tentation, mais uniquement la couronne. Il est donc bien vrai que les Macchabées reçurent davantage.

Réveillez votre foi, ouvrez les yeux du mur et non ceux du corps; car vous avez au dedans d'autres yeux que ceux-ci: le Seigneur vous les a formés quand il vous a ouvert les yeux du coeur en vous donnant la foi. Demandez donc à ces yeux du corps si ce sont les Macchabées ou les jeunes Hébreux qui ont reçu davantage. C'est à la foi que je m'adresse. Si j'interrogeais les amis de ce siècle: Pour moi., me dirait une âme faible, j'aurais voulu être du nombre de ces jeunes Hébreux. Rougis, malheureux, devant cette mère des Macchabées qui voulut voir mourir ses fils devant elle, parce qu'elle savait qu'ils ne mourraient point.

1. Da 3,95 - 2. 2M 7

7. Je me rappelle quelquefois les relations des miracles faits par les martyrs, qu'on lit sous vos yeux (1). On a lu, il y a quelques jours, dans une de ces relations, qu'une malade en proie aux douleurs les plus vives ayant dit: Je ne puis les supporter, le martyr qui était. venu. pour la guérir répondit: Que serait-ce si tu prolongeais ton martyre? Beaucoup donc souffrent le martyre sur leur couche; oui, beaucoup. Satan les y persécute d'une manière plus dissimulée et plus adroite qu'il ne faisait alors. Voici un fidèle étendu sur son lit, il souffre cruellement, il prie et n'est pas exaucé; ou plutôt il est exaucé, mais il est éprouvé, exercé; et pour être reçu comme un fils, il est frappé de verges. Or, pendant qu'il souffre ainsi cruellement, voici une langue de tentateur: c'est une petite femme, c'est peut-être un homme, si toutefois on mérite alors le nom d'homme, qui s'approche du lit et qui dit au patient: Fais telle ligature, et tu seras guéri; recours à tel enchantement, et la santé te sera rendue. C'est par là que se sont trouvés guéris, tu peux t'en assurer, un tel, un tel et encore un tel. Le malade ne se laisse point ébranler, il ne suit pas ce conseil, il ne consent pas à cette recommandation, mais il combat. Il est sans force, et pourtant il triomphe du diable; sur son lit il devient martyr et il est couronné par Celui qui est mort pour lui attaché à la croix.

1. Voir Cité de Dieu, liv. 22, ch. 8.




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SERMON CCLXXXVII (1). NATIVITÉ DE SAINT JEAN-BAPTISTE. I. JÉSUS-CHRIST ET SAINT JEAN.

ANALYSE. - Jésus-Christ et saint Jean sont les seuls dont nous célébrions la naissance. C'est que parmi les enfants des hommes il n'y a que le Fils de Dieu qui soit au-dessus de saint Jean. Malgré les rapprochements qui se rencontrent dans l'annonciation et dans la naissance de l'un et de l'autre, à quelle distance prodigieuse néanmoins Jésus n'est-il pas élevé au-dessus de Jean-Baptiste?

1. Ce récit est long, mais les charmes de la vérité dédommagent de la peine de l'écouter. Nous avons assisté, pendant la lecture du saint Evangile, à l'illustre naissance du bienheureux Jean, le héraut et le précurseur du Christ. Que votre charité considère ici quel grand homme vient de naître.

L'Eglise ne célèbre le jour natal d'aucun prophète, d'aucun patriarche, d'aucun apôtre: elle ne célèbre que deux nativités, celle de Jean et celle du Christ. L'époque même ou chacun d'eux est né figure un grand mystère. Jean était un grand homme, mais après tout un homme. C'était un si grand homme que Dieu seul était au-dessus de lui. «Celui qui nient après moi est plus grand que moi (2)». C'est Jean lui-même qui a dit: «Celui qui vient après moi est plus grand que moi». S'il est plus grand que toi, comment lui avons-nous entendu dire, à lui qui est plus grand que toi: «Parmi les enfants des femmes, il qu'en est aucun qui soit plus grand que Jean-Baptiste (3)?» Si nul d'entre les hommes n'est plus grand que toi, qu'est-ce que Celui que tu dis plus grand? Tu veux savoir ce qu'il est? «Au commencement était le Verbe., et le Verbe était en Dieu, et le Verbe était Dieu».

2. Mais ce Dieu, ce Verbe de Dieu par qui tout a été fait, qui est né avant l'origine du temps et par qui ont été faits les temps mêmes, comment

1. On lit dans le Bréviaire Romain, le jour de la Nativité de saint Jean-Baptiste, trois leçons qui sont attribuées à saint Augustin, et qu'on ne trouvera dans aucun des sermons suivants. Déjà l'édition de Louvain avait rejeté à l'Appendice le discours dont ces leçons sont a traites; les Bénédictine ont fait de même, et tout porte à croire que ce discours est plutôt de Fauste que de saint Augustin. On peut le lire d'ailleurs dans l'édition des Bénédictins (Tom. 5, Append, sans. CXCVI. Migne, ibid), et dans l'édition de Louvain (Append. serm. LXXVI). - 2. Mt 3,11 - 3. Mt 11,11

se fait-il qu'il ait dans le temps le jour de sa nativité? Oui, comment ce Verbe qui a créé les temps a-t-il dans le temps son jour natal? Tu veux savoir comment? Ecoute encore l'Evangile: «Le Verbe s'est fait chair, et il a habité parmi nous (1)». La naissance du Christ n'est donc pas la naissance du Verbe, mais de sors humanité; ou si c'est la naissance du Verbe, c'est en tant que «le Verbe s'est fait chair». Le Verbe est né, mais dans la chair et non en lui-même. En lui-même, sans doute, il est né du Père; mais, sous ce rapport, sa naissance ne compte pas dans le temps.

3. Jean est né, le Christ est né aussi; Jean a été annoncé par un ange, le Christ aussi a été annoncé par un Ange. Grand miracle de côté et d'autre! C'est une femme stérile qui avec le concours d'un vieux mari donne le jour au serviteur., au précurseur; c'est une Vierge qui sans le concours d'aucun homme devient mère du Seigneur; du maître. Jean est un grand homme; mais le Christ est plus qu'un homme, car il est l'Homme-Dieu. Jean est un grand homme; mais pour exalter Dieu cet homme devait s'abaisser. Apprends de lui-même combien l'homme devait s'abaisser. «Je ne mérite pas de dénouer la courroie, de sa chaussure», dit-il (2). S'il estimait le mériter, combien il s'humilierait! Il dit qu'il ne le mérite même pas.. C'est se prosterner complètement, c'est s'abaisser sous la Pierre. Jean était un flambeau (3); il craignait de s'éteindre au souffle de l'orgueil.

4. Oui, il fallait que tout homme et par conséquent Jean lui-même, s'humiliât devant

1. Jn 1,14 - 2. Jn 1,27 - 3. Jn 5,35

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le Christ; il fallait aussi que le Christ, que l'Homme-Dieu fût exalté: c'est ce que rappellent le jour natal et le genre de mort de Jésus et de Jean. C'est aujourd'hui qu'est né saint Jean: à partir d'aujourd'hui les jours diminuent. C'est le huit des calendes de Janvier qu'est né le Christ: à partir de ce jour les jours grandissent. Pour mourir, Jean fut décapité, le Christ fut élevé en croix.

Combien aussi de convenance, de vérité, de sainteté, dans la manière dont il fut annoncé à la Vierge Marie! «Comment cela se fera-t-il? car je ne connais point d'homme». Marie croyait, mais elle voulait connaître le mode de naissance. Quelle réponse? «L'Esprit-Saint surviendra en vous; et la vertu du Très-Haut», l'Esprit-Saint lui-même, «la vertu du Très-Haut vous couvrira de son ombre. Aussi ce qui naîtra de saint en vous sera appelé le Fils de Dieu (1)». - «La vertu n du Très-Haut vous couvrira de son ombre». Vous concevrez, mais sans aucune atteinte de concupiscence. Comment sentir quelque ardeur de passion, quand l'Esprit-Saint couvre de son ombre? - Mais nos corps étant en proie à de vives chaleurs, assez pour votre charité: bien méditées, ces pensées se multiplieront.

1. Lc 1,34-35





Augustin, Sermons 285