Augustin, Sermons 290

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SERMON CCXC. NATIVITÉ DE SAINT JEAN-BAPTISTE. IV. RAPPORTER TOUT A DIEU.

ANALYSE. - Si Dieu a fait de saint Jean-Baptiste le plus grand des hommes, c'était pour qu'en s'abaissant devant le Christ il montrât visiblement que le Christ est plus qu'un homme. Si Zacharie est châtié pour avoir prononcé à peu près les mêmes paroles que Marie, c'est que Dieu voyait dans les deux coeurs des intentions bien différentes. Si enfin Marie est si grande et si sainte, c'est à la grâce de Dieu qu'elle en est redevable, et elle-même proclame que c'est aux humbles que Dieu accorde cette On, tandis qu'il rejette les orgueilleux. Tout donc nous prouve dans ce mystère qu'il faut tout rapporter à Dieu, éviter avec soin l'orgueil des Pharisiens et l'orgueil plus grand encore des Pélagiens actuels.

1. Saint Jean, non pas saint Jean l'Evangéliste, mais saint Jean-Baptiste, a été envoyé devant le Christ pour lui préparer les voies. Voici le témoignage que le Christ rend à Jean. «Nul d'entre les enfants des femmes ne s'est élevé au-dessus de Jean-Baptiste (1)». Voici d'autre part le témoignage que Jean rend au Christ: «Celui qui vient après moi est plus grand que moi, et je ne mérite pas de dénouer les courroies de sa chaussure (2)». Examinons ces deux témoignages, celui que rend le Seigneur au serviteur, et celui que le serviteur rend au Seigneur.

1. Mt 11,11 - 2. Jn 1,27

Quel est le témoignage rendu par le Seigneur 438 à son serviteur? «Parmi les enfants des femmes, nul ne s'est élevé au-dessus de Jean-Baptiste». Et quel est le témoignage rend a par le serviteur à son Seigneur? «Celui qui vient après moi est plus grand que moi». Mais si aucun des enfants des femmes n'est plus grand que Jean-Baptiste, que doit-on penser de Celui qui est plus grand que. lui? Jean est un grand homme, après tout ce n'est qu'un homme si le Christ est plus grand encore que Jean, c'est qu'il est Dieu et homme tout ensemble.

Tous deux sont nés d'une manière admirable, tous deux, savoir: le héraut et le Juge, le flambeau et le Jour, la voix et le Verbe, le serviteur et le Seigneur. C'est dans un sein stérile, avec le concours d'un père déjà vieillard et d'une mère qui depuis longtemps avait passé l'âge, que le Seigneur se forma un serviteur; et c'est dans le sein d'une Vierge, sans le concours d'aucun père, que le Seigneur se forma un corps, lui qui avait formé le premier homme sans le concours d'aucun père ni d'aucune mère. «Parmi les enfants des femmes nul ne s'est élevé plus haut que Jean-Baptiste». Jean paraissait si grand que plusieurs le prenaient pour le Christ. Mais l'orgueil ne le porta point à adopter cette erreur étrangère, il ne se permit point de dire: Je suis ce que vous pensez; mieux inspiré, il reconnut son néant jusqu'à se prosterner aux pieds du Seigneur, jusqu'à parier en serviteur des courroies de sa chaussure Humble flambeau, il ne voulait point s'éteindre au souffle de l'orgueil.

2. Aussi comme il était destiné, dès sa naissance, à révéler un grand mystère, il est le seul juste dont l'Eglise célèbre la nativité. On célèbre bien la naissance du Seigneur, mais c'est le Seigneur. Montrez-moi parmi les patriarches, parmi les prophètes, parmi les Apôtres, un serviteur de Dieu autre que saint Jean, dont l'Eglise du Christ solennise la naissance. Il en est plusieurs dont nous honorons le martyre; Jean est le seul dont nous fêtions le jour natal.

Vous avez remarqué, pendant la lecture de l'Evangile, dans quel ordre sont nés, l'un et l'autre, le précurseur et le Souverain, ou, comme je viens de dire, le héraut et le Juge, la voix et le Verbe. L'ange Gabriel annonce la naissance de Jean, le même ange Gabriel annonce l'avènement de Jésus-Christ Notre-Seigneur. L'un précède, l'autre le suit; l'un précède en obéissant, l'autre le suit en le dirigeant; car s'il lui est postérieur par l'âge, il lui est bien supérieur par l'autorité. Jean en effet n'a-t-il pas été créé par le Christ? Le Christ aussi n'a-t-il pas été créé après Jean, et n'est-il pas ainsi Créateur et créé, Créateur avant l'existence de sa Mère, Créateur de sa Mère et créé dans le sein de sa Mère? Pourquoi dire qu'il est Créateur avant l'existence de sa Mère? Parce que lui-même a dit, au rapport de l'Evangile: «Je suis avant Abraham (1)»; écoutez ou lisez cela. C'est peu de dire que dès avant Abraham il était Créateur; il l'était avant l'existence d'Adam, avant la formation du ciel et de la terre, avant la création de tous les anges et de toutes les créatures spirituelles, soit Trônes, soit Dominations, soit Principautés, soit Puissances, de tout enfin. Effectivement, «au commencement était» et ne fut pas fait «le Verbe, et le Verbe était en Dieu, et le Verbe était Dieu; il était en Dieu dès le commencement. Tout a été fait par lui (2)». Si c'est tout, ce sont donc les choses visibles et invisibles, le ciel et la terre et la Vierge Marie; puisque la Vierge Marie, elle aussi, a été formée de terre, et qu'ainsi le Christ qui a formé la terre a été formé de terre lui-même. Aussi «la Vérité s'est-elle élevée de terre (3)».

3. Je voudrais donc rappeler brièvement à votre charité quel est notre grand mystère, Beaucoup devaient s'imaginer que le Christ n'était qu'un homme, qu'il n'était rien de plus. C'est pour ce motif qu'un grand homme, que le plus grand des hommes, que Jean lui rendit témoignage en se soumettant à lui, en s'abaissant, en s'humiliant devant lui. Combien ne se serait-il pas humilié, s'il avait dit de lui-même qu'il méritait de dénouer les courroies de sa chaussure! Soyez attentifs, car c'est ici le grand mystère. Combien donc Jean se serait humilié s'il s'était reconnu digne de cette fonction! Que penser de lui quand il proclame qu'il n'en est pas digne? C'est pour ce motif qu'on a distingué le jour de sa naissance et qu'il a été recommandé à l'Eglise d'en faire la fête.

4. Néanmoins, si grande que soit la différence entre les deux mères, puisque l'une est Vierge et que l'autre est une femme stérile, puisque l'une a enfanté par l'opération du

1. Jn 8,58 - 2. Jn 1,1-3 - 3. Ps 124,3

439

Saint-Esprit le Fils même de Dieu, Notre-Seigneur, et que l'autre a conçu de son vieil époux le précurseur du Seigneur; en voici une autre que je vous prie de considérer: Zacharie manqua de foi. Comment en manqua-t-il? Il demanda, à l'Ange un moyen de s'assurer de la vérité de sa promesse, attendu qu'il était vieux déjà et que sa femme était fort avancée en âge. L'ange alors lui répondit: «Voilà que tu seras muet et que tu ne pourras parler jusqu'au jour où ces choses arriveront, parce que tu n'as pas cru à mes paroles, qui s'accompliront en leur temps». Le même ange arrive près de Marie, il lui annoncé que d'elle doit naître le Christ incarné, et Marie fait une réponse analogue. En effet, Zacharie demande: «Comment m'assurer de cela? car je suis un vieillard, et a mon épouse est fort avancée en âge». L'ange lui répond: «Voilà que tu seras muet, et tu ne pourras parler jusqu'au jour où ces choses s'accompliront, attendu que tu n'as point a cru à mes paroles». Puis, en punition de son manque de foi, Zacharie devient muet. Qu'est-ce que le prophète avait dit de Jean: «Voix de Celui qui crie dans le désert (1)». Zacharie devient donc muet quand il doit engendrer la voix! Il est muet pour n'avoir pas cru; il était juste qu'il le fût jusqu'à ce que naquît la voix. S'il a été dit avec raison, ou plutôt comme il a été dit avec raison: «J'ai cru, c'est pourquoi j'ai parlé (2)»; puisqu'il ne croyait point, il ne devait point parler. Cependant, Seigneur, je vous en prie, je vous en conjure conjointement avec ceux qui m'écoutent, ouvrez-nous, montrez-nous comment résoudre la question suivante. Zacharie demande à l'ange de quelle manière il peut s'assurer de ce qui vient de lui être annoncé, car il est vieux et son épouse est fort avancée en âge; on lui répond: «Parce que tu n'as point cru, tu seras muet». On annonce à la Vierge Marie la naissance du Christ; elle aussi interroge sur le moyen, et elle dit à l'ange: «Comment cela se fera-t-il? car je ne connais point d'homme». L'un dit: «Comment m'assurer de cela? car je suis vieux, et mon épouse est fort avancée en âge». L'autre: «Comment cela se fera-t-il? Car je ne connais point d'homme». Eh bien! au premier il est répondu: Tu seras muet pour

1. Is 40,3 - 2. Ps 115,10

avoir manqué de foi; quant à la seconde, au lieu de lui imposer silence, on lui fait connaître le moyen. «Comment cela se fera-t-il? car je ne connais point d'homme», dit-elle. Et l'ange reprend: «L'Esprit-Saint surviendra en vous, et la vertu du Très-Haut vous couvrira de son ombre». Voilà comment s'accomplira ce que vous demandez; voilà comment vous deviendrez mère sans connaître aucun homme; voilà le moyen: c'est que «l'Esprit-Saint surviendra en vous et que la vertu du Très-Haut vous couvrira de son ombre». A l'ombre d'une telle sainteté, ne crains pas les ardeurs de la passion.

Pourquoi cette différence? Si nous examinons les paroles, il semble que tous deux, Zacharie et Marie, ont également cru ou douté également. Mais si nous pouvons écouter les paroles, Dieu peut aussi interroger les coeurs.

5. Nous le comprenons, mes très-chers, quand Zacharie dit à l'ange: «Comment m'assurerai-je de cela? car je suis vieux, et mon épouse est fort avancée en âge», il ne cherchait pas à s'instruire, il exprimait son incrédulité; mais quand Marie dit au contraire: «Comment cela se fera-t-il? car je ne connais point d'homme», elle ne se défiait pas, elle demandait des renseignements, elle questionnait, mais elle ne doutait pas de la promesse qui lui était faite.

Ah! elle était vraiment pleine de grâce; aussi bien l'ange lui dit-il en l'abordant: «Je vous salue, pleine de grâce». Qui parlerait convenablement de cette grâce? Qui suffirait à en rendre grâces? L'homme est créé, puis il périt victime de son libre arbitre; le Créateur ensuite se fait homme, pour ne laisser pas périr entièrement l'homme fait par lui. Celui qui dès le commencement est le Verbe de Dieu, Dieu dans le sein de Dieu et le Créateur de toutes choses, celui-là se fait chair. «Le Verbe s'est fait chair et il a habité parmi nous (1)». Le Verbe donc se fait chair, en ce sens que la chair s'unit au Verbe, et non point en ce sens que le Verbe disparaisse dans la chair. O grâce divine! Etions-nous dignes, hélas! d'un tel bienfait?

6. Mais considérez ce que dit cette sainte Vierge, ce que dit Marie avec la foi, avec la grâce dont elle est pleine, elle qui doit demeurer

1. Jn 1,14

440s

vierge tout en devenant Mère. Que dit-elle parmi tant de vérités dont il nous serait trop difficile de parler en détail? Que dit-elle? «Il a rempli de biens les affamés et renvoyé les riches les mains vides (1)». Qu'entendre ici par les affamés? Les humbles, les pauvres. Et par les riches? Les orgueilleux, les superbes.

Nous n'irons pas chercher au loin: maintenant encore voyez dans le même temple un de ces riches que Dieu renvoie les mains vides, et un de ces pauvres qu'il remplit de biens. «Deux hommes montèrent au temple pour y prier. L'un était pharisien, et l'autre publicain. Le pharisien disait». Que disait-il? Ecoute ce riche plein de lui-même et exhalant le rassasiement de l'orgueil et non de la justice: «Dieu, dit-il, je vous rends grâces de ce que je ne suis point comme les autres hommes qui sont voleurs, injustes, adultères, ni comme ce publicain. Je jeûne deux fois la semaine; je donne la dîme de tout ce que je possède». Es-tu venu pour prier ou pour te louer? Tu prétends avoir tout, et ne te croyant pas dans le besoin, tu ne demandes rien. Comment dire que tu es venu prier? «Seigneur, je vous rends grâces». Il ne dit pas: Seigneur, faites-moi grâce. «Car je ne suis pas comme les autres hommes, qui sont voleurs, injustes, adultères». Il n'y a donc que toi de juste? «Ni comme ce publicain». C'est une insulte plutôt qu'un tressaillement de joie. «Je jeûne deux fois la semaine, je donne la dîme de tout ce que je possède». O riche! que tu as besoin d'être appauvri! Viens, pauvre; viens, publicain; ou plutôt reste où tu es. Car «le publicain se tenait éloigné». Mais le Seigneur s'approchait de cet humble. «Il n'osait pas même lever les yeux au ciel». Mais il avait le coeur là où il n'osait lever les yeux. «De plus il se frappait la poitrine en disant: Seigneur, prenez pitié de moi, qui suis un pécheur». O affamé, tu seras rempli de biens.

1. Lc 1

7. Seigneur, vous avez ouï la double plaidoierie; prononcez la sentence. Vous, mes frères, écoutez cette sentence qui décide entre les parties. Le condamné n'en appelle point, car il n'est personne à qui il puisse en appeler. Il n'en appelle pas du Fils au Père; attendu que «le Père ne juge personne; il a remis tout jugement au Fils (1)». Que la Vérité prononce donc entre les parties. «En vérité je vous le déclare, dit-elle, celui-ci sortit du temple justifié, plutôt que le pharisien». Pourquoi, je vous le demande? Où est sa justice? Veux-tu le savoir? «Parce que quiconque s'exalte sera humilié, et quiconque s'humilie sera exalté (2)». Par qui sera exalté celui qui s'humilie, et humilié celui qui s'exalte? Par Celui «qui remplit de biens les affamés et qui renvoie les riches avec les mains vides».

Va maintenant et vante tes richesses; flatte-toi et t'écrie: Je suis dans l'opulence; et dans quelle opulence, puisque je suis juste, si je veux l'être, comme je ne le suis pas, si je n'y aspire point! Il dépend de moi d'être juste ou de ne l'être pas. N'entends-tu pas ces paroles d'un psaume: «Ceux qui se confient dans leur vertu (3)?» Ainsi c'est Dieu qui t'a donné le corps, les sens, l'âme, l'esprit, l'intelligence; et c'est toi qui te donnes la justice? Sans la justice, qu'est-ce que le corps et les sens, qu'est-ce que l'âme, l'esprit et l'intelligence? N'est-il pas vrai que sans la justice tout cela ne fera que te conduire au supplice? Ainsi, Dieu t'aurait donné ce qu'il y a de moindre en toi, et tu serais assez riche pour te donner ce qu'il y a de plus précieux? Mauvais riche, ah! mauvais riche, tu seras appauvri, si toutefois tu possèdes ce que tu prétendais posséder. «Qu'as-tu en effet que tu ne l'aies reçu (4)?» Comment, tu n'as pas même appris, de ce pharisien orgueilleux et opulent, à rendre grâces à Dieu de ce que tu prétendais avoir?

1. Jn 5,22 - 2. Lc 18,10-14 - 3. Ps 48,7 - 4. 1Co 4,7




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SERMON CCXCI. NATIVITÉ DE SAINT JEAN-BAPTISTE. V. TOUT RAPPORTER A DIEU.

ANALYSE. - De même que les merveilles qui éclatent à la naissance de saint Jean sont destinées à mettre davantage en relief les grandeurs de Jésus-Christ, ainsi la conduite de Zacharie en face de l'ange fait mieux ressortir la vertu de Marie, que la foi rend mère sans qu'elle cesse d'être vierge. Mais aussi Marie proclame hautement qu'elle doit tout à la grâce de Dieu.

1. Il n'est pas besoin de vous dire quel jour nous célébrons aujourd'hui, puisque vous avez tous entendu lire l'Evangile. Aujourd'hui donc naît parmi nous saint Jean, le précurseur du Seigneur, le fils d'une mère stérile qui annonce le Fils de la Vierge, le serviteur qui annonce son Maître. En effet, l'Homme-Dieu devant avoir pour Mère une Vierge, s'est fait précéder d'un homme admirable qui a pour mère une femme stérile; afin que l'homme admirable se proclamant indigne de dénouer les courroies de ses souliers, on reconnût le Dieu fait homme. Admire Jean autant que tu en es capable; ton admiration tourne au profit du Christ: au profit du Christ, non pas en ce sens que tu lui donnes, mais en ce sens que tu fais en lui des progrès. Admire donc Jean autant que tu le peux.

Or, tu viens d'entendre de quoi admirer en lui. Un ange l'annonce au prêtre, son père, et celui-ci ne croyant pas, l'ange le rend muet; il reste ainsi sans parole jusqu'à ce que sa langue se délie à la naissance de son fils. Jean est conçu par une femme stérile et de plus avancée en âge: ce qui est l'infécondité ajoutée à l'infécondité. L'ange aussi prédit ce qu'il sera; la prophétie s'accomplit, et ce qu'il a d'extrêmement merveilleux, c'est que dès le sein de sa mère l'enfant est rempli du Saint-Esprit; puis à l'arrivée de sainte Marie, il tressaille dans les entrailles maternelles et salue par ses mouvements Celui qu'il ne saurait saluer encore par ses paroles. Il naît et rend à son père l'usage de la parole; le père, qui n'est plus muet, donne un nom à son fils, et tous admirent des grâces aussi éclatantes (1). Qu'était-ce en effet, si ce n'étaient des grâces?

1. Lc 1

Qu'est-ce que Jean avait jusqu'alors mérité de Dieu? Qu'a-t-il pu mériter de Dieu, puisqu'il n'existait pas encore? O grâce vraiment gratuite!

2. Tous sont dans l'étonnement, dans une sorte de stupeur, et sous l'impression qu'ils ressentent, ils disent ce qu'on a écrit pour que nous ayons à le lire: «Que pensez-vous que sera cet enfant? car la main du Seigneur était avec lui. - Que pensez-vous que sera cet enfant?» Il dépasse les bornes de la nature humaine. Nous connaissons les enfants; mais «que pensez-vous que sera celui-ci?» Pourquoi dire: «Que pensez-vous que sera cet enfant, car la main du Seigneur est avec lui?» C'est que si nous savons déjà que la main du Seigneur est avec lui, nous ignorons encore ce qu'il sera. Sans aucun doute il deviendra fort grand, puisqu'il est si grand au début. Que sera ce petit qui est si grand? Que sera-t-il? La faiblesse humaine est à bout, tous les esprits attentifs sont saisis d'effroi. «Que pensez-vous que sera cet enfant?» Il sera grand: que sera donc Celui qui l'emportera sur lui en grandeur? Il sera fort grand: que sera donc Celui dont la grandeur l'emportera sur sa grandeur? S'il doit être si grand, lui qui vient de commencer, que sera Celui qui était auparavant? Qui était auparavant? Que dis-je? Avant le précurseur était Zacharie; à plus forte raison Abraham, Isaac et Jacob, le ciel et la terre étaient avant lui. Que sera donc Celui qui était dès le commencement? En effet, «au commencement», avant l'existence de Jean et de tous les autres hommes, «Dieu fit le ciel et la terre (1)». Veux-tu savoir ce qu'il employa pour cela? Au commencement

1. Gn 1,1

442

Dieu ne fit pas le Verbe, car le Verbe était: «Au commencement était le Verbe», non pas un Verbe quelconque, car «le Verbe était Dieu. Tout a été fait par lui». Or, ce Verbe, qui était dès le commencement, s'est fait à son tour, pour ne laisser pas périr ce que lui-même avait fait: «Que pensez-vous que sera cet enfant? car la main du Seigneur est avec lui». Si un enfant doit être si grand parce que la main du Seigneur est avec lui, que sera la main du Seigneur elle-même? Car cette main du Seigneur n'est autre que le Christ, que le Fils de Dieu, que le Verbe de Dieu. La main du Seigneur, en effet, n'est-elle pas Celui par qui toutes choses ont été faites? «Que pensez-vous que sera cet enfant? car la main du Seigneur est avec lui». O faiblesse humaine! que feras-tu en face du Juge, puisque tu es si peu sûre en face de son héraut?:gais qu'est-ce que je viens de dire moi-même? Je rentre dans des considérations purement humaines. Qu'est-ce que je viens de dire? Je viens de parler de héraut, de juge. Un héraut n'est-il pas un homme? un juge n'est-il pas un homme-? J'ai donc parlé de ce qui était visible dans le Christ: qui parlera de ce qui restait caché? «Le Verbe s'est fait chair (1)», sans toutefois se changer en chair. Le Verbe s'est fait chair en prenant ce qu'il n'était pas, mais sans rien perdre de ce qu'il était.

Nous venons d'admirer la naissance de son héraut, que nous célébrons aujourd'hui: ne nous lassons pas de considérer Celui qui en était le but.

3. L'ange Gabriel descendit près de Zacharie; il, ne vint pas vers Elisabeth son épouse et la mère de Jean; l'ange Gabriel vint donc vers Zacharie et non vers Elisabeth. Pourquoi? Parce que c'était Zacharie qui devait donner Jean à Elisabeth. Or, il convenait qu'en annonçant la future naissance de Jean, l'ange s'adressât à celui qui le donnerait, plutôt qu'à celle qui le recevrait. Jean devait être le fils de l'un et de l'autre, le fruit de l'union d'un homme et d'une femme; mais, encore une fois, ce fut au père que l'ange l'annonça. Dans son message suivant, ce fut à Marie et non à Joseph que fut envoyé le même ange Gabriel, parce qu'en Marie devait se former et prendre naissance la chair du Fils de Dieu. En quels

1. Jn 1,14

termes l'ange prédit-il au prêtre Zacharie qu'il allait avoir un fils? «Ne crains pas, Zacharie, lui dit-il, la prière est exaucée». Mais quoi? mes frères, ce prêtre était-il entré dans le Saint des saints pour demander des enfants au Seigneur? Loin de nous cette idée. Comment prouver que ce n'était pas pour cela, demandera-t-on, puisque Zacharie n'a point fait connaître ce qu'il venait de demander? Je ne ferai qu'une seule et courte observation: Si Zacharie avait demandé un fils, il aurait cru quand Dieu le lui fit annoncer. L'ange lui assure qu'un fils lui naîtra bientôt; il ne le croit pas, et c'est ce qu'il venait de demander. Prie-t-on sans espoir? Ne croit-on pas quand on espère? Si tu n'espères pas, pourquoi demandes-tu? Si tu espères, pourquoi ne crois-tu pas? Que dit donc l'ange? «Ta prière est exaucée; car Elisabeth concevra et t'enfantera un fils». Pourquoi? «Parce que ta prière est exaucée». Supposons que Zacharie ait demandé Pourquoi? est-ce que j'ai sollicité cette faveur? L'Ange n'eût été ni trompeur en répondant; «Ta prière est exaucée; car ton épouse t'enfantera un fils». Pourquoi, en effet, cette raison donnée par l'Ange? C'est que Zacharie sacrifiait pour le peuple; il sacrifiait pour le peuple, en sa qualité de prêtre. Or, le peuple attendait le Christ, et Jean l'annonçait.

4. Le même Ange, cependant, dit à la Vierge Marie: «Je vous salue, pleine de grâce, le Seigneur est avec vous»; déjà est avec vous Celui qui doit venir en vous: «Vous êtes bénie parmi les femmes». Un idiotisme de la langue hébraïque, c'est d'appeler femmes toutes les personnes du sexe; c'est ce qu'attestent les saintes Ecritures, et c'est ce que je remarque pour prévenir l'étonnement ou le scandale de ceux qui n'ont pas l'habitude d'en écouter la lecture- Ainsi le Seigneur y dit quelque part en termes formels: «Mettez de côté les femmes qui n'ont pas connu d'homme (1)». Rappelez-vous aussi nos origines. Quand Eve fut formée du côté d'Adam, que dit le texte sacré? «Dieu lui tira une côte et en bâtit la femme (2)». Dès ce moment, Eve est appelée femme; et pourtant, quoique tirée d'Adam, elle ne s'était pas encore unie à lui. Lors donc que vous entendez l'Ange dire à Marie.: «Vous êtes bénie parmi les femmes», comprenez ces paroles dans le même sens que si nous

1. Nb 31,17 sel. les Sept. - 2. Gn 2,22

443

disions aujourd'hui,: Vous êtes bénie parmi les personnes du sexe.

5. Un fils est promis à Zacharie, un fils aussi est promis à sainte Marie, et celle-ci prononce à peu près les mêmes paroles qu'avait proférées Zacharie. Qu'avait dit Zacharie? «Comment m'assurer de cela? car je suis vieux; de plus mon épouse est stérile et fort avancée en âge». Que dit à son tour sainte Marie? «Comment cela se fera-t-il?» Les expressions se ressemblent; les dispositions sont fort différentes. Si l'oreille nous dit que les paroles sont semblables, apprenons de l'ange même combien sont dissemblables les intentions. David, après son péché, fut repris par un prophète et s'écria: «J'ai péché», et aussitôt il lui fut répondu: «Ton péché t'est remis (1)». Saül aussi pécha et fut également repris par un prophète; il répondit aussi: «J'ai péché», mais son péché ne lui fut point pardonné, et la colère de Dieu continua à peser sur lui (2). Ici encore n'est-ce pas le même langage avec des dispositions contraires? Ah! si l'homme entend la voix, c'est Dieu qui lit dans le coeur. L'ange vit donc que Zacharie ne parlait pas avec foi, mais avec doute et défiance; il le montra en rendant Zacharie muet et en le punissant ainsi de son manque de foi.

Sainte Marie dit dans un autre sens: «Comment cela se fera-t-il? car je ne connais point d'homme». Reconnaissez ici sa résolution de garder la virginité. Si elle avait dû lier des rapports avec un homme, comment aurait-elle dit: «Comment cela se fera-t- il?» Sinon Fils avait dû naître de la même manière que tous les autres enfants, aurait-elle dit: «Comment cela se fera-t-il?» Mais elle avait le souvenir de sa résolution, la conscience de son voeu sacré, car elle savait ce qu'elle avait promis à Dieu, lorsqu'elle disait: «Comment cela se fera-t-il, car je ne connais point d'homme?» Sachant donc que les enfants ne naissent que par suite des relations entre époux, comme elle avait résolu de n'avoir pas de ces relations, lorsqu'elle dit: «Comment cela se fera-t-il?» elle n'exprimait pas un doute sur la toute-puissance de Dieu, elle demandait comment elle deviendrait Mère. «Comment cela se fera-t-il?» Quel moyen est à employer pour y parvenir? Vous m'annoncez un Fils, vous connaissez les dispositions de

1. 2S 12,13 - 2. 1S 15,30-35

mon âme, dites-moi la manière dont ce Fils me viendra. Vierge sainte, elle pouvait craindre qu'en voulant lui donner un Fils Dieu ne désapprouvât son voeu de virginité; elle pouvait au moins rester dans l'ignorance sous ce rapport. Et si l'ange lui avait dit: Consommez votre mariage, unissez-vous à votre mari? Dieu ne pouvait parler ainsi; il avait agréé en Dieu son voeu de virginité: il ne faisait même, en l'agréant, qu'accepter d'elle, ce que lui-même lui avait donné. Dites-moi donc, messager divin, «comment cela se fera-t-il?» - Reconnais ici que l'ange connaissait le secret, et que Marie, sans manquer de foi, cherchait à le savoir aussi. Aussi, la voyant chercher à s'instruire sans manquer de foi, il ne refusa pas de le lui enseigner. Voici ma réponse, dit-il: Vous resterez Vierge; croyez seulement la vérité, conservez votre virginité, recevez même ce qui la complétera. Votre foi étant intègre, voire virginité restera sans tache. Ecoutez encore comment cela se fera: «L'Esprit-Saint surviendra en vous, et la vertu du Très-Haut vous couvrira de son ombre». Sous un tel ombrage on est à l'abri des ardeurs de la passion. «Aussi», parce que «l'Esprit-Saint surviendra en vous, et que la vertu du Très-Haut vous couvrira de son ombre»; parce que vous concevrez par la foi, et que la foi, non les rapports sexuels, vous donnera un Fils; «le Saint qui naîtra de vous s'appellera le Fils du Très-Haut».

6. Vous qui devez être Mère, qui êtes-vous? Comment avez-vous mérité cette grâce? Comment se formera en vous Celui qui vous a formée? D'où vous vient donc un tel bonheur? Vous êtes Vierge, vous êtes sainte, vous avez fait un voeu sacré: voilà beaucoup de mérites ou plutôt de grâces reçues. Comment, en effet, avez-vous mérité tout cela? En vous se forme Celui qui vous a formée, en vous se forme Celui qui vous a faite, ou plutôt Celui qui a fait le ciel et la terre. Celui qui a tout fait devient en vous le Verbe fait chair; il y prend un corps sans perdre sa divinité. Le Verbe s'unit, le Verbe s'incorpore à la chair; votre sein est comme le lit nuptial de cette union mystérieuse; oui, cette union mystérieuse du Verbe et de la chair s'opère dans votre sein; aussi le Verbe est-il comme «l'Epoux sortant de son lit nuptial (1)». Il vous a

1. Ps 18,6

444

trouvée vierge en y entrant, il vous laisse vierge en en sortant. Il vous rend féconde sans altérer en vous l'intégrité. D'où vous vient cette grâce?

Je semble peu réservé en faisant ces questions et importuner des oreilles si chastes en parlant ainsi. Mais, je le vois, tout en rougissant, la Vierge me répond et me dit: Vous me demandez d'où me vient ce bonheur? Je rougirais de vous parler de ma félicité; écoutez plutôt la salutation de l'ange, et reconnaissez en moi ce qui fera votre salut. Croyez à qui j'ai cru. D'où me vient ce bonheur? Que l'ange réponde. - Dites-moi donc, ange de Dieu, d'où vient à Marie cette faveur? - Je l'ai fait connaître quand je lui ait dit: «Je vous salue, pleine de grâce (1)».

1. Lc 1,28




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SERMON CCXCII. NATIVITÉ DE SAINT JEAN-BAPTISTE. VI. LA VRAIE SOURCE DE LA GRACE.

ANALYSE. - Les Donatistes, comme on sait, prétendaient que la grâce conférée par un sacrement venait du ministre qui l'administrait, et conséquemment, que le sacrement ne conférait pas la grâce quand il était administré par un pécheur. Saint Augustin entreprend de réfuter cette erreur, contre laquelle il a tant écrit, dans ce discours adressé au peuple. Quelle clarté d'exposition! quelle vigueur de logique! Voici comment il procède. - Après avoir dit d'abord que si Jean-Baptiste est le seul de tous les saints dont on célèbre la naissance, c'est qu'il est le seul qui ait glorifié le Christ, même avant de naître; après avoir dit encore que si saint Jean, au lieu d'être un disciple de Jésus-Christ, avait des disciples comme lui, c'était pour rendre à sa divinité un plus éclatant témoignage, saint Augustin aborde la question du baptême. Pourquoi Jésus a-t-il voulu être baptisé par saint Jean? C'était sans aucun doute pour pratiquer la même humilité dont il nous a donné l'exemple en s'incarnant. Mais saint Jean aussi n'avait-il pas raison de s'écrier: «C'est moi qui dois plutôt être baptisé par vous?» Jésus répond: Baptise-moi; «ainsi doit s'accomplir toute justice». C'est qu'il avait en vue ces hérétiques futurs qui attribueraient au ministre la grâce du sacrement. Est-ce de saint Jean que vient la sainteté de Jésus-Christ? Saint Jean est-il l'arbre, comme ils disent, et Jésus-Christ le fruit? Mais ne voient-ils pas que faire découler du ministre la justification, c'est faire dire au ministre qu'il est le Christ, puisque seul, le Christ justifie ceux qui croient en lui? Pour n'exposer pas les fidèles à de stériles, alarmes, s'ils venaient à craindre que tout en paraissant bon le ministre du sacrement ne fait intérieurement mauvais, ils disent que Dieu alors confère la grâce lui-même. Ne comprennent-ils pas que d'après ce principe, mieux vaudrait être baptisé par au hypocrite que par un saint, puisque baptisé par un saint on naît d'un homme, et de Dieu quand on est baptisé par un hypocrite? Qu'ils apprennent donc de saint Jean que si le ministre verse l'eau, c'est Jésus-Christ qui envoie la grâce et l'Esprit-Saint; qu'à l'exemple de saint Jean encore, ils soient de vrais disciples de Jésus-Christ et avouent que de lui ils ont tout reçu.

1. La solennité de ce jour demande un discours solennel, lequel est d'ailleurs bien vivement attendu. Aussi, Dieu aidant, nous vous présenterons ce qu'il nous donnera, mais sans oublier, mais avec la pensée bien précise que le devoir de notre charge est de vous parler, non comme maître, mais comme ministre; non comme à des disciples, mais comme à des condisciples; non comme à des serviteurs, mais comme à des collègues. Car nous n'avons tous qu'un Maître, dont l'école est sur la terre et la chaire dans le ciel, et qui a eu pour précurseur ce saint Jean dont la tradition nous rapporte que ce fut aujourd'hui la naissance; aussi la célébrons-nous aujourd'hui. Voilà ce que nous ont appris nos pères; voilà ce que nous transmettons à la postérité avec une fidélité religieuse qu'elle devra imiter. Aujourd'hui donc nous célébrons la naissance, non pas de Jean l'Evangéliste, mais de Jean-Baptiste.

Cela posé, une question se présente qu'il ne faut pas négliger, savoir, pourquoi nous célébrons plutôt la naissance charnelle de saint Jean que la naissance de tout autre, apôtre, martyr, prophète ou patriarche? Si on nous adresse cette question, que répondrons-nous? Voici, je crois, autant du moins que je puis le

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comprendre avec une force d'intelligence aussi médiocre que la mienne, quel en est le motif: C'est après leur naissance et quand ils eurent avec l'âge atteint leur développement, que les disciples du Seigneur furent admis à son école; ils s'attachèrent ensuite de tout leur coeur au Sauveur, mais aucun d'eux ne le servit dès sa naissance. Reportons notre souvenir vers les prophètes, vers les patriarches: ils naquirent comme les autres hommes, ils grandirent ensuite, puis remplis de l'Esprit-Saint ils prédirent le Christ; ils naquirent donc pour le prédire ensuite. Mais la naissance même de Jean-Baptiste fut une prédiction de l'avènement du Sauveur, puisqu'il le salua du sein de la mère qui le portait.

2. Cette question résolue comme nous avons pu la résoudre, abordons-en une autre avec toute l'énergie que nous donnera le Seigneur. Ici en effet se présente une autre question, laquelle me semble plus obscure et plus difficile à résoudre, et pour laquelle vous aiderez beaucoup ma faiblesse par votre attention et par vos prières. Jean-Baptiste avait reçu une grâce si éminente que, comme nous l'avons dit, étant encore dans le sein maternel il salua le Seigneur, non par ses paroles, mais par ses tressaillements, et qu'ainsi l'attrait qui l'attachait à Dieu était déjà manifeste, quoique son corps fût encore enfermé dans un autre corps. Néanmoins on ne le rencontre point parmi les disciples du Seigneur, on remarque plutôt qu'il avait lui-même des disciples. Pourquoi? Que penser de lui? C'est un grand homme; quel est ce grand homme? Que penser de cette grandeur? Non, il ne suivait pas le Seigneur avec ses disciples, il avait lui-même des disciples pour le suivre. Loin de moi la pensée qu'il fût contre le Seigneur! cependant il semblait vivre loin de lui. Le Christ avait des disciples, Jean en avait aussi; le Christ enseignait, Jean enseignait également. Que dire encore? Jean baptisait, le Christ aussi baptisait; il y a même plus ici: Jean baptisa le Christ.

Où sont les superbes, qui, à propos de l'administration du baptême, se gonflent arrogamment d'animosité et d'orgueil? Où sont ces mots si peu humbles et si fiers: C'est moi qui baptise, c'est moi qui baptise? Que n'aurais-tu pas dit, si tu avais mérité de baptiser le Christ?

Ici déjà, votre sainteté en fait la remarque, se dessine visiblement le grand motif pour lequel Jésus devait être envoyé par son Père, et Jean envoyé en avant par Jésus. Sans doute Jean précède Jésus, mais comme les serviteurs précèdent le juge. Jésus ne s'est fait homme qu'après Jean, mais Jean a été créé par Jésus, par Dieu même. Jean était donc un homme si parfait et doué d'une grâce si éclatante, que le Sauveur disait lui-même: «Parmi les enfants des femmes, nul ne s'est élevé au-dessus de Jean-Baptiste (1)». Or, c'est ce grand homme qui reconnaît le Seigneur dans un si petit corps; c'est cet homme qui reconnaît le Dieu qui vient de se faire homme. S'il est vrai que parmi les enfants des femmes, c'est-à-dire parmi les hommes, nul ne s'est élevé au-dessus de Jean-Baptiste; quiconque est au-dessus de Jean n'est pas seulement un homme, il est Dieu. C'est pour rendre plus frappante cette conclusion que ce grand homme dut avoir des disciples, et conjointement avec eux reconnaître dans le Christ le Maître de tous. Pouvait-il faire éclater un témoignage plus saisissant de vérité, qu'en reconnaissant par ses abaissements Celui dont l'envie pouvait le porter à se faire le rival? Jean pouvait être pris pour le Christ, être regardé comme le Christ; il ne le voulut pas, il s'y opposa. Trompé sur son compte, on disait: Ne serait-il pas le Christ? Et lui de répondre qu'il ne l'était pas. C'était le moyen de rester ce qu'il était; car si Adam perdit en tombant ce qu'il était d'abord, ce fut pour avoir cherché a usurper ce qu'il n'était pas. Ce souvenir revenait à cet homme si grand, vrais si petit devant le Christ abaissé; il savait cela, il se le rappelait, il n'avait garde de l'oublier, car il songeait à reconquérir ce qu'Adam avait perdu.

Comme je viens déjà de le dire, ce grand-homme que glorifia la Vérité même et à qui le Seigneur rendit témoignage jusqu'à dire de lui: «Parmi les enfants des femmes, nul ne s'est élevé au-dessus de Jean-Baptiste», Jean put donc passer pour le Christ; séduits même par la grâce étonnante qui brillait en lui, plusieurs le prenaient déjà pour le Christ, et ils seraient morts dans cette erreur, si lui-même en confessant sa foi ne les en avait repris. Il leur répondit donc au moment où ils avaient de lui cette opinion: «Je ne suis pas le Christ (2)». C'était leur dire en quelque sorte: Votre

1. Mt 11,11 - 2. Jn 1,20

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méprise me fait honneur, l'opinion que vous avez de moi ajoute beaucoup à ma gloire: cependant je dois reconnaître ce que je suis, afin que le Christ même puisse vous pardonner un tel mécompte. De fait, s'il n'avait pas détruit l'opinion fausse qu'on avait de lui, il n'aurait point eu de part avec Celui qui était réellement ce qu'on le supposait.

3. Jean a été envoyé en avant pour baptiser le Seigneur si profondément humble. Si le Seigneur voulut recevoir. le baptême, ce fut en effet pour pratiquer l'humilité et non pour effacer en lui quelque iniquité. Pourquoi le Christ Notre-Seigneur a-t-il voulu être baptisé? Pourquoi a voulu être baptisé le Christ, le Fils unique de Dieu? Apprends pourquoi il est né, et tu sauras en même temps pourquoi il a été baptisé. Tu le verras sur ce chemin de l'humilité que ne foule pas ton pied superbe, quoiqu'en t'abstenant d'y marcher d'un pied modeste tu ne puisses parvenir où il mène. Le Christ est descendu pour toi, et pour toi il s'est fait baptiser. Vois combien il est descendu du haut de sa grandeur! «Il était de la nature de Dieu et il n'estimait pas usurper en s'égalant à Dieu». En effet l'égalité du Fils avec le Père n'était pas une usurpation, c'était sa nature. Pour Jean t'eût été une usurpation de se présenter comme étant le Christ. Mais le Christ «n'estima pas usurper en s'égalant à Dieu»; attendu qu'il lui était réellement coéternel, étant né de toute éternité. «Cependant il s'est anéanti lui-même en prenant une nature d'esclave», c'est-à-dire en prenant la nature humaine. «Ayant donc la nature de Dieu», sans l'avoir prise; «ayant ainsi la nature de Dieu, il s'est anéanti lui-même en «prenant une nature d'esclave»; en prenant ce qu'il n'était pas, sans rien perdre de ce qu'il était; en demeurant Dieu et en devenant homme. Oui, en prenant cette nature d'esclave, le Dieu qui a fait l'homme est devenu l'Homme-Dieu. Ah! quelle majesté, quelle puissance, quelle grandeur, quelle égalité avec le Père, est venue se revêtir pour l'amour de nous d'une nature d'esclave! Considère la voie d'humilité que t'a ouverte un si grand Maître; ne s'est-il pas plus abaissé en voulant se faire homme qu'en voulant se faite baptiser par un homme?

4. Ainsi donc, je le répète, le Christ se fait baptiser par Jean, le Seigneur par le serviteur, le Verbe par la voix. Car, n'oubliez pas ces mots: «Je suis la voix de Celui qui crie dans le désert»; ni ces autres: «Le Verbe s'est fait chair et il a habité parmi nous (1)». Le Christ donc est baptisé par Jean, le Seigneur parle serviteur, le Verbe par la voix, le Créateur par la créature, le soleil par le flambeau; le soleil qui a formé cet autre soleil; le soleil dont il est dit: «Pour moi s'est levé le soleil de justice, le salut est sous ses ailes (2)»; et dont les impies impénitents finiront par dire au jugement de Dieu: «Que nous a servi l'orgueil? Que nous a procuré l'ostentation des richesses? Tout cela a passé comme une ombre»; a passé avec les ombres poursuivant des ombres. «Ainsi donc, poursuivent-ils, nous avons erré loin de la voie de la vérité, et la lumière de la justice n'a point lui à nos yeux, et le soleil ne s'est point levé sur nous (3)». Sur eux ne s'est pas levé le Christ; parce qu'ils ne l'ont pas reconnu. Ce Soleil de justice sans nuage et sans nuit ne se lève ni sur les méchants, ni sur les impies, ni sur les infidèles; au lieu que Dieu. fait lever chaque jour sur les bons et sur les méchants son soleil visible (4).

Le Créateur a été baptisé, je le répète, par la créature, le Soleil par le flambeau; mais au lieu de s'élever, Jean s'est abaissé en baptisant. Comme Jésus s'approchait de lui: «Vous venez me demander le baptême? lui dit-il; et c'est moi qui dois être baptisé par vous». Importante profession de foi! elle met en sûreté le flambeau dans son humilité. Si ce flambeau se lançait contre le Soleil, il serait bientôt éteint au souffle de l'orgueil. C'est ce qu'a prévu le Seigneur, c'est ce qu'il nous a appris en se faisant baptiser; quand si grand qu'il était il a voulu recevoir le baptême d'un être si petit; quand, pour tout dire en un mot, le Sauveur s'est fait baptiser par un homme ayant besoin d'être sauvé par lui. Tout grand qu'il fût en effet, Jean sans doute avait conscience de quelque mal secret; sans quoi aurait-il dit: «C'est moi qui dois être baptisé par vous?» Le baptême du Sauveur conférait assurément le salut; car «le salut vient du Seigneur (5)»; de plus, «le salut des hommes est vain (6)». Jean donc aurait-il dit: «C'est moi qui dois être baptisé par vous», s'il n'avait eu besoin d'être guéri? O merveilleux remède de l'humilité! L'un baptisait et l'autre

1. Jn 1,23-24 - 2. Ml 4,2 - 3. Sg 5,6-8 - 4. Mt 5,45 - 5. Ps 3,9 - 6. Ps 59,13

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guérissait. Si le Christ est «le Sauveur de tous les hommes, surtout des fidèles (1)»; or c'est une vérité. aussi incontestable qu'elle est apostolique, que le Christ est le Sauveur de tous les hommes; personne ne doit dire: Je n'ai pas besoin du Sauveur. Parler ainsi, ce n'est pas s'humilier devant le médecin, c'est périr de la maladie dont on est atteint. Si le Christ est le Sauveur de tous les hommes, il est donc aussi le Sauveur de Jean, attendu que Jean ne laisse pas que d'être un homme. Il est sans doute un grand homme; mais après tout c'est un homme. Le Christ est le Sauveur de tous les hommes; aussi Jean reconnaît-il en lui son Sauveur, et le Christ n'excluait pas Jean du salut qu'il conférait. Jean non plus ne le suppose pas lorsqu'il dit avec tant d'humilité: «C'est moi qui dois être baptisé par vous». Aussi le Seigneur lui répond-il: «Fais maintenant, pour que toute justice s'accomplisse (2)». Qu'est-ce à dire, toute justice? C'est l'humilité qu'il recommande sous le nom de justice; oui, c'est à l'humilité surtout que le Maître du ciel, que le Seigneur de vérité donne le nom de justice. Si effectivement il se faisait baptiser, c'était par humilité; et c'était avant de faire cet acte d'humilité qu'il disait: «Que n'accomplisse toute justice».

5. Il voyait dans l'avenir beaucoup d'hommes qui devaient s'enorgueillir de donner le baptême et qui devaient dire: C'est moi qui baptise; tel je suis en baptisant, tel je rends celui que je baptise. - Et le prouver? - Je le prouve. - Par quels témoignages? - Des témoignages de l'Evangile. - Ecoutons cet étrange et nouvel évangéliste s'élevant contre le plus ancien ministre du baptême. Donc par quels témoignages évangéliques prouves-tu que tel tu es, tel tu rends celui que tu baptises? - C'est qu'il est écrit: «L'arbre bon porte de bons fruits». Je ne fais que lire, j'ai en main l'Evangile: «L'arbre bon porte de bons fruits, et l'arbre mauvais, de mauvais fruits (3)». - Je reconnais ici l'Evangile; mais, me semble-t-il, tu ne te reconnais pas, toi. Je vais prendre quelque peu patience; explique ta pensée, suppose provisoirement que je ne l'ai pas comprise. Dis-moi à quoi se rapportent ces témoignages? Comment peuvent-ils sertir à résoudre la question que nous agitons sur le baptême? - L'arbre bon est le bon

1. 1Tm 4,10 - 2. Mt 3,14-15 - 3. Mt 7,17

ministre du baptême. - L'arbre bon, dit avec son parti mon interlocuteur, l'arbre bon est le bon ministre du baptême; le bon fruit de cet arbre est celui qui le reçoit, car l'un est bon fruit si l'autre est bon arbre. Que penses-tu du Christ et de Jean? Allons, éveille-toi, voici la lumière d'une éclatante vérité qui te frappe les yeux; vois ce que nous avons rappelé précédemment; lis l'Evangile. Jean a baptisé le Christ: diras-tu que Jean est l'arbre, que le Christ en est le fruit? Diras-tu que la créature est l'arbre et que le fruit en est le Créateur? Ah! si le Christ Notre-Seigneur a voulu recevoir le baptême des mains de Jean, ce n'était pas pour effacer l'iniquité, c'était pour fermer la bouche à l'impiété. Celui qui baptise est l'inférieur, dirai-je qu'il est meilleur que Celui qu'il baptise? - J'aurai peut-être assez de mal à comprendre cela. - Reviens aux hommes, considère deux hommes. Ananie a baptisé Paul; Paul l'a emporté sur Ananie. Le fruit vaudrait-il mieux que l'arbre? C'est l'arbre qui porte le fruit, et non le fruit qui porte l'arbre.

6. Tu ne vois plus à quoi te prendre? Le Seigneur a dit en personne: «Beaucoup viendront en mon nom, disant: Je suis le Christ (1)». Beaucoup d'égarés et de séducteurs sont venus, il est vrai, au nom du Christ; mais nous n'en avons entendu aucun dire: Je suis le Christ. Si innombrables qu'ils soient, tous les hérétiques se sont présentés au nom du Christ, c'est-à-dire en se cachant sous le nom du Christ et en décorant d'un nom glorieux leur séparation de boue; mais nous n'en avons entendu aucun qui ait dit: Je suis le Christ. Que conclure? Que le Seigneur ne savait ce qu'il prédisait? N'a-t-il pas voulu plutôt nous tirer de notre sommeil pour nous faire comprendre ses secrets et nous les ouvrir: pour nous exciter à sonder, à frapper, afin d'obtenir qu'il découvre en quelque sorte la toiture, et que, semblables à ce paralytique, nous soyons déposés à ses pieds et méritions d'être guéris par lui (2)?

Eh bien! il est parfaitement vrai que tous ces égarés disent: Je suis le Christ; ils ne le disent pas de vive voix; mais, ce qui est pire, ils le disent par leurs actes. Ils n'auraient pas l'audace de prononcer ces paroles: qui les écouterait? qui serait assez dupe pour ouvrir

1. Mt 24,5 - 2. Mc 2,3-12

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à ces insensés ou l'oreille ou le coeur? Qu'on vienne dire à celui qu'on va baptiser: Je suis le Christ; le néophyte aussitôt détourné le visage, il laisse ce superbe avec sa sotte arrogance et court chercher la grâce de Dieu. L'hérétique ne dit donc pas formellement: Je suis le Christ; il le dit indirectement. Voici de quelle manière. C'est le Christ qui guérit, le Christ qui purifie, le Christ qui justifie l'homme ne justifie pas. Qu'est-ce que justifier? Rendre juste. De même que mortifier signifie faire mourir; vivifier, faire vivre; ainsi justifier veut dire rendre juste. Voici donc qu'entrant de côté, non par la porte mais par-dessus la muraille, un ministre du baptême qui n'est ni pasteur ni gardien du troupeau, mais voleur et larron, vient baptiser sans mission, et sans mission il dit: Je baptise. S'il baptise simplement comme ministre, soit; ne fais pas davantage, tout ce qui va au delà vient du mal (1). Mais il va plus loin et sans hésiter. Jusqu'où va-t-il? Jusqu'à dire: C'est moi qui justifie, c'est moi qui rends juste; car tel est le sens de ces mots. Je suis le bon arbre, et de moi a besoin de naître quiconque veut être bon fruit. S'il y a en toi prise encore à la sagesse, écoute un peu; je ne t'adresserai que peu de mots; mais, si je ne me trompe, ils portent la lumière avec eux.

C'est donc toi qui justifies, qui rends juste? Eh bien! celui que tu justifies doit croire en toi. Dis, ose lui dire: Crois en moi, puisque tu ne crains pas de lui dire: C'est moi qui te justifie. - Ici on se trouble, on hésite, on s'excuse. Eh! dit-on, quel besoin ai-je de dire Crois en moi? Je dis au contraire: Crois au Christ. - Tu as chancelé, tu as douté; tu as donc daigné descendre quelques pas jusqu'à nous; tu as fait un aveu qui peut servir à te guérir, tu as confessé une vérité qui peut servir à redresser toutes tes opinions dépravées. Ecoute donc, non plus moi, mais toi. Tu n'oses dire: Crois en moi. - A Dieu ne plaise! - Tu oses bien dire pourtant: C'est moi qui te justifie. Ecoute donc et apprends que si tu n'oses dire: Crois en moi, pour le même motif tu ne dois pas oser dire non plus C'est moi qui te justifie. L'Apôtre lui-même va parler, et bon gré mal gré, il faut que tu cèdes devant lui, que tu lui sois soumis. Ici en effet tu ne dois pas le regarder comme un homme

1. Mt 5,37

mais comme le représentant de Celui dont il disait: «Voulez-vous éprouver Celui qui parle en moi, le Christ (1)?» Ecoute donc, non pas l'Apôtre, mais le Christ s'exprimant par l'organe de l'Apôtre. Que dit l'Apôtre? «Quand un homme croit en Celui qui justifie l'impie, sa foi lui est imputée à justice (2)». Remarquez bien, je vous en prie; voyez combien est claire et nette cette phrase: «Quand un homme croit en Celui qui justifie l'impie, sa foi lui est imputée à justice». Ainsi quiconque croit en Celui qui justifie l'impie, qui d'impie qu'il était le rend pieux; quiconque croit en Celui qui justifie l'impie, qui le rend juste d'impie qu'il était; sa foi lui est imputée à justice. Dis encore, si tu l'oses: C'est moi qui justifie. Vois comment je te réponds d'après l'Apôtre: Si c'est toi qui me justifies, je dois croire en toi, car «c'est quand un homme croit en Celui qui justifie l'impie, que sa foi lui est imputée à justice». C'est toi qui me justifies? Alors, je vais croire en toi, croire en Celui qui me justifie; c'est-à-dire qui justifie l'impie, et je crois en toi sans inquiétudes, puisque croyant en celui qui me justifie, ma foi m'est imputée à justice. Si donc tu n'oses dire C'est moi qui te justifie; je me trompe, si tu n'oses dire: Crois en moi, évite de dire encore: C'est moi qui te justifie. Retrouve-toi, homme égaré, pour ne pas me perdre avec toi.

7. Quant à ce que tu as dit de l'arbre et de son fruit, je vais te citer quelque exemple et tu apprendras à comprendre quel est le sens véritable de ces mots: «L'arbre bon porte de bons fruits, et l'arbre mauvais, de mauvais fruits». Pour moi effectivement je les entends dans le sens même que leur assigne le Seigneur. Que signifie donc: «L'arbre bon porte de bons fruits (3)? - L'homme de bien «tire le bien du bon trésor de son coeur; et «du mauvais trésor de son coeur l'homme mauvais tire le mal (4)». Les hommes sont ainsi comparés à des arbres, et leurs actes à des trésors. Tel est l'homme, tels sont ses actes. Bon, ses actes sont bons; mauvais, ils sont mauvais: l'homme de bien ne saurait faire des actes mauvais, ni le méchant des actes bons. Est-il rien de plus clair, de plus limpide, de plus manifeste?

Pour toi au contraire, l'arbre bon, c'est toi qui baptises, et son fruit est celui qui est baptisé

1. 2Co 13,3 - 2. Rm 4,5 - 3. Mt 7,17 - 4. Mt 12,35

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par toi, en sorte qu'il te ressemblerait. Ah! qu'il s'en garde bien, et saisis combien tu comprends mal.

N'y a-t-il pas ou n'y a-t-il pas eu parmi vous quelque adultère même inconnu? - Ce que je ne connais pas, réplique-t-on, ne saurait me souiller. - Il ne s'agit pas de cela, la question est ailleurs, je veux parler du baptême, c'est ce que nous avons entrepris. Il y a donc parmi vous un adultère inconnu, dissimulé, par conséquent; non qu'il soit un faux adultère: l'adultère en lui n'est que trop réel, c'est la chasteté qui est feinte. Eh bien! de cet adultère dissimulé, et d'autant plus dissimulé qu'il est plus inconnu, car s'il était connu il ne serait plus dissimulé, de cet adultère dissimulé s'éloignera sûrement l'Esprit-Saint, car il est dit bien clairement: «L'Esprit-Saint qui enseigne à vivre fuira l'homme dissimulé (1)». Néanmoins cet adultère inconnu baptise. Voici donc un homme baptisé par un adultère inconnu: c'est un fruit produit; est-ce par un bon arbre? Il est baptisé, il est innocent, ses péchés sont effacés; par conséquent, c'est un impie justifié, c'est un bon fruit, produit par quel arbre? Dis, réponds-moi. Cet arbre, l'adultère caché, est un arbre mauvais; si donc le baptisé est le fruit de cet arbre, c'est assurément un mauvais fruit; le Seigneur même ayant dit: «L'arbre mauvais a porte de mauvais fruits». Pour certifier que c'est un bon fruit, tu répondras qu'il n'est pas le produit de cet arbre; si tu ignores que cet arbre est mauvais, il n'en est pas moins mauvais pour cela; il l'est même d'autant plus qu'on le sait moins, puisqu'il lui faut en ce cas, pour cacher son crime, une malice plus consommée. S'il se faisait connaître pour ce qu'il est, cet aveu même préparerait sa guérison. Voilà donc un très-mauvais arbre, et cependant le fruit est bon. D'où vient-il? Diras-tu qu'il n'est produit nulle part? - Je ne le dirai pas. - Où donc est-il né? Que vas-tu répondre? Où est-il né? Il n'y a qu'une réponse à faire, c'est qu'il est né de Dieu; j'ignore si on essaiera jamais une autre réponse que celle-là. Si l'hérétique en disait autant de tous ceux qui sont baptisés; si au lieu de se présenter avec dissimulation pour un bon arbre, quand il n'est qu'un arbre mauvais, et par conséquent de se rendre

1. Sg 1,5

plus mauvais encore, il disait de tous ceux qui ont reçu le baptême qu'ils sont nés de Dieu, il aurait pour lui cette assertion si claire de l'Evangile: «Il a donné le pouvoir de devenir enfants de Dieu à ceux qui ne sont nés ni de la chair, ni du sang, ni de la volonté de l'homme, ni de la volonté de la chair, mais qui sont nés de Dieu (1)».

Revenons à ce fidèle: Est-il né de Dieu? - Oui. - Pourquoi est-il né de Dieu? - Parce qu'un bon fruit ne saurait naître d'un mauvais arbre. Quand celui qui baptise est chaste, c'est un bon arbre, ce n'est pas un homme dissimulé; quand il est vraiment chaste et qu'il a baptisé, c'est un bort fruit porté par un bon arbre. - Mais ce fidèle dont nous parlons, ce bon fruit, quel arbre l'a produit? Oseras-tu dire que c'est un mauvais arbre? - Je ne l'oserai. - C'est donc aussi par un bon arbre qu'il a été produit? - C'est par un bon arbre. - Quel est ce bon arbre? - C'est Dieu. - Et l'autre baptisé? - Il est le fruit d'un homme chaste. - Arrête-toi un peu; comprenons ce que nous disons. Ce catéchumène baptisé par un homme chaste est le fruit d'un bon arbre, d'un homme de bien; et cet autre qui est baptisé par un adultère inconnu comme tel, est le fruit d'un mauvais arbre; mais quel fruit? - Un bon fruit. - C'est chose impossible. Si le fruit est bon, change-le d'arbre. Selon toi le fruit est bon, et l'homme qui l'a produit est mauvais, puisque c'est un homme secrètement adultère; change donc ce fruit d'arbre. - Je l'ai fait, et voilà pourquoi j'ai dit que le fidèle est né de Dieu. - Compare maintenant ces deux hommes nouvellement baptisés: l'un a été baptisé par un homme manifestement chaste; l'autre par un homme secrètement adultère; le premier est né de l'homme, le second est né de Dieu. Il vaut donc mieux être né d'un homme secrètement adultère que d'un homme manifestement chaste?

8. Ah! que tu ferais mieux, ô hérétique, d'écouter saint Jean; homme arriéré, d'écouter le précurseur; ô superbe, d'écouter cet humble; ô lumière éteinte, d'écouter ce flambeau ardent. Oui, écoute Jean. Lorsqu'on venait à lui: «Moi, disait-il, je vous baptise avec l'eau» seulement. Si donc tu savais te connaître! tu ne fais que donner l'eau. «Moi, je

1. Jn 1,12-13

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vous baptise avec l'eau; mais quelqu'un viendra qui est au-dessus de moi». De combien au-dessus de toi? «Je ne mérite pas de dénouer les courroies de sa chaussure». S'il prétendait mériter cela, ne s'humilierait-il pas déjà beaucoup? Eh bien! il prétend n'être pas même digne de cet office de dénouer les courroies de sa chaussure. «C'est Lui qui baptise avec l'Esprit-Saint (1)». Pourquoi te substituer au Christ? «C'est Lui qui baptise avec l'Esprit-Saint». C'est donc Lui qui justifie. Pour toi, que dis-tu? C'est moi qui baptise avec l'Esprit-Saint, c'est moi qui justifie. Ce n'est pas dire: Je suis le Christ? Ce n'est pas être du nombre de ceux dont il est écrit: «Beaucoup viendront en mon nom, disant: «Je suis le Christ (2)?» Tu es pris. Et plût à Dieu que tu le fusses pour être retrouvé, toi qui étais perdu quand tu ne l'étais pas! Ah! il est bon de se laisser prendre dans les filets de la vérité, pour servir d'aliment au grand Roi. Ne dis donc plus: C'est moi qui justifie, c'est moi qui sanctifie, si tu ne veux pas être convaincu de dire: Je suis le Christ. Dis plutôt avec un ami de l'Epoux, et sans vouloir te faire passer pour l'Epoux: «Ce n'est ni celui qui plante, ni celui qui arrose qui sont quelque chose; mais Dieu, qui donne l'accroissement (3)».

Ecoute aussi cet autre ami de l'Epoux dont nous parlons maintenant. Il avait en quelque sorte des disciples comme le Christ et ne comptait pas au nombre des disciples du Christ: vois cependant comme il se confesse le disciple du Christ; vois-le parmi ces disciples, disciple d'autant plus fidèle qu'il est plus humble, et d'autant plus humble qu'il est plus grand; vois-le pratiquant ce conseil de l'Ecriture: «Humilie-toi en toutes choses

1. Lc 3,16 Jn 1,27-33 - 2. Mt 24,5 - 3. 1Co 3,7

d'autant plus que tu es plus grand, et tu trouveras grâce devant Dieu (1)». Il a déjà dit: «Je ne mérite pas de dénouer les courroies de sa chaussure»; mais ce n'était pas se donner comme son disciple. Il dit donc encore: «Celui qui descend du ciel est au-dessus de tous (2); et tous nous avons reçu de sa plénitude (3)». Ainsi, tout en réunissant des disciples comme le Christ, il était un des disciples du Christ. Ecoute-le en faire l'aveu d'une manière plus explicite: «L'Epoux est celui à qui appartient l'épouse; mais l'ami de l'Epoux est celui qui se tient debout et l'écoute (4)»; et s'il reste debout, c'est parce qu'il l'écoute. «Il se tient debout et écoute»; car s'il n'écoute pas, il tombe. C'est avec raison que cet ancien s'écriait: «Vous ferez retentir à mon oreille la joie et l'allégresse». Parler ainsi, c'est dire qu'on écoute le Seigneur, et non pas qu'on veut être écouté à sa place. Voulez-vous savoir encore qu'aux yeux du prophète c'est pratiquer l'humilité? Il ajoute aussitôt: «Et mes os humiliés tressailleront (5)». C'est ainsi qu'il reste debout et écoute. Ses «os humiliés tressailleront», car ils se brisent quand ils se gonflent.

Ainsi donc, qu'aucun serviteur ne s'attribue la puissance du Seigneur. Qu'il s'estime heureux de compter dans la famille, et s'il est préposé à quelque service, qu'il ait soin de donner en temps voulu la nourriture à ses compagnons (6); mais en en vivant comme eux, sans les faire vivre de lui-même. Qu'est-ce, en effet, que donner la nourriture en temps opportun, sinon donner le Christ, louer le Christ, exalter, prêcher le Christ? C'est bien là donner la nourriture au temps voulu; car pour devenir la nourriture de ses bêtes de charge, le Christ est né dans une étable.

1. Si 3,20 - 2. Jn 3,21 - 3. Jn 1,16 - 4. Jn 3,29 - 5. Ps 50,10 - 6. Mt 24,45





Augustin, Sermons 290