Augustin, Sermons 3002

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DEUXIÈME SERMON. SUR LA NAISSANCE DE SAINT AUGUSTIN (1).

Le Codex manuscrit, num. 17, dont nous avons parlé plus haut, indique comme détachés de celui-ci les sermons CCCXXXIX et 40, de l'édition de Saint-Maur. Comme j'étais à me demander d'où vient qu'en France on ne trouve ce sermon que disloqué et mutilé dans les catalogues à l'aide desquels Amerbach, Erasme, les éditeurs de Paris, de Louvain, de Saint-Maur, ont ajusté leurs éditions, il m'est venu cette pensée assez croyable, savoir: que, de l'aveu des Bénédictins de Saint-Maur (Praef., tom. V), saint Césaire d'Arles, accablé d'années, avait coutume de faire lire par ses prêtres et ses diacres, non-seulement ses propres sermons, mais aussi ceux de saint Augustin, parfois mutilés, souvent avec un nouvel exorde ou une nouvelle péroraison. Quelqu'un put alors séparer les principaux arguments de ce sermon, selon qu'il le jugeait nécessaire, en admettant ce qui rattachait une partie prêchée à une partie omise. Or, comme cela ne s'est point fait avec toute la sagacité désirable, il nous reste des indices appuyant l'autorité de notre catalogue, réunissant ainsi les membres épars. En attendant, le sermon découpé à Arles, et ainsi jeté dans le public, s'est glissé dans tous les catalogues français, puis dans les autres contrées où saint Césaire, comme on le lit dans sa vie, liv. 1, transmettait par ces mêmes prêtres ce qu'ils devaient faire prêcher dans leurs églises. De là vient l'importance de rendre son ancienne intégrité à un sermon qui a manqué jusqu'alors dans nos bibliothèques.


(1) On trouve dans une édition cette inscription: «Pour le jour de son ordination n. On appellerait sa tête l'anniversaire de sa consécration épiscopale, jour qui était très-solennel, comme l'attestent saint Paulin, épit. à Delph., le pape Sixte, épit. à Cyril. en 430, saint Léon le Grand, le pape Hilaire, épit. à l'év. de Tarrag., et saint Augustin lui-même, épit. 255, et ailleurs.

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ANALYSE.- 1. Avertir son peuple, c'est pour le pasteur alléger sa responsabilité. - Notre saint a toujours averti les pécheurs.- Illusion de ceux qui comptent sur la divine miséricorde pour retarder leur conversion. - Fidélité de Dieu à tenir compte des bonnes oeuvres.- 2. Prêcher à son peuple, c'est le nourrir. - Amener à la conversion, c'est faire valoir le talent confié par Dieu.- Folie de l'homme qui ne désire rien que de bon, excepté sa vie.- Le sort du mauvais riche et de Lazare.- Bonheur du ciel pour les justes, apprécié par ce que Dieu fait pour les méchants.- Les largesses de Dieu ne l'appauvrissent point.- Nécessité d'attendre avec foi.- Fausse sécurité du pécheur retardataire qui n'a pas de lendemain assuré.- 3. Exhortation au pécheur de se convertir au plus tôt.- Ne nous endormons point en cette vie, qui n'a aucune sécurité.

1. Cette journée, mes frères, m'avertit de réfléchir plus attentivement au fardeau qui me charge. Sans doute il me faut y penser nuit et jour, mais je ne sais comment cet anniversaire vient en pénétrer mes sens au point que je n'en puis détourner ma pensée, et à mesure que s'avancent, ou plutôt que fuient les années, nous rapprochant du dernier jour, qui viendra sans aucun doute, alors devient pour moi plus vive et plus poignante la pensée du compte que je dois rendre à votre sujet au Seigneur mon Dieu. Car entre vous et nous il y a cette différence, que votre inquiétude sur le compte que vous avez à rendre se borne à vous-mêmes, tandis que pour nous, elle s'étend à vous et à nous. Mon fardeau est donc plus grand; mais, bien porté, il me vaudra une gloire plus grande; porté avec infidélité, une peine épouvantable. Qu'ai-je donc aujourd'hui de mieux à faire, sinon de vous signaler mon danger, afin que vous soyez ma joie? Or, ce qui constitue un danger pour moi, ce serait de faire attention à vos louanges, sans examiner votre vie. Or, il le sait, celui qui a les yeux sur mes paroles, et même sur mes pensées, il sait que les louanges populaires sont moins un plaisir pour moi qu'un stimulant, et que ma vive inquiétude est de savoir comment vivent ceux qui me louent. Toute louange qui me viendrait de ceux qui vivent mal m'est en horreur, je l'abhorre, et c'est pour moi une douleur plutôt qu'un plaisir; quant à celle qui me viendrait de ceux dont la vie est régulière, dire que je la repousse, c'est mentir, dire que je la recherche, c'est m'exposer à rechercher la vanité plutôt que la solidité. Que dire alors? Sans la vouloir tout à fait, je ne la repousse point tout à fait. Je ne la désire point tout à fait, parce que je redoute un danger dans la louange des hommes; je ne la repousse point tout à fait, pour ne pas exposer mes auditeurs à l'ingratitude. Or, quel est mon fardeau, vous l'avez entendu quand on lisait le prophète Ezéchiel. C'était peu qu'un jour semblable nous invitât à réfléchir à notre fardeau, voilà qu'on lit un passage qui nous saisit de crainte et nous fait réfléchir à ce que nous portons; car si celui qui nous l'a imposé ne le porte avec nous, il nous faut succomber. Vous venez de l'entendre. «Lorsque j'aurai appelé l'épée sur une terre», dit le Prophète, «et que cette terre aura établi une sentinelle, pour voir ce glaive arriver puis le dénoncer et avertir le peuple; si la sentinelle se tait à l'arrivée du glaive, et que le glaive, survenant sur le pécheur, lui donne la mort, le pécheur mourra sans a doute selon son iniquité, mais je redemanderai son sang à la sentinelle. Que si, au contraire, elle voit le glaive arriver, et a sonné de la trompette, et avertit le peuple, et que celui qui entend l'avertissement n'en prenne aucun souci, celui-ci mourra dans son iniquité, sans doute, mais la sentinelle aura sauvé sa vie. Toi donc, fils de l'homme, je t'ai établi sentinelle en Israël (1)». Il expose ensuite ce qu'il entend par épée, ce qu'il entend par la mort, et ne nous laisse aucun moyen de négliger cette lecture sous prétexte d'obscurité. «Je t'ai établi sentinelle», me dit-il, «et si, quand je dis au pécheur: Tu mourras de mort, tu gardes le silence, et qu'il meure dans son péché, il meurt à cause de son péché sans doute, mais il est bien juste que je te redemande son sang à toi-même. Mais si toi-même tu dis à l'impie: Tu mourras de mort, et qu'il ne se tienne point sur ses gardes, il mourra dans son iniquité, tandis que tu auras sauvé ton âme». Puis il ajoute ce qu'il veut qu'on dise à la maison d'Israël. «Tu diras donc aux enfants d'Israël: Quel est ce langage que vous tenez en vous-mêmes: Nos iniquités sont sur nous, nous languissons dans nos péchés, comment pouvons-nous vivre? Voici ce que dit le Seigneur: Je ne veux point la mort de l'impie, mais je veux qu'il se détourne de sa voie perverse et qu'il vive». Voilà ce qu'il veut que nous annoncions; autrement il nous faudra, comme la sentinelle, rendre un compte pitoyable. L'annoncer, au contraire, c'est nous acquitter de notre tâche. Ce sera votre affaire; pour nous, déjà nous serons en sécurité. Mais comment serions

1. Ez 33,2 et suiv.

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nous en sécurité, quand vous êtes en danger et condamnés à mourir? Nous ne voulons point qu'il y ait gloire pour nous et châtiment pour vous. Sans doute nous sommes en sécurité d'une part, mais d'autre part sa charité nous rend anxieux. Voilà que je vous le répète, et vous savez que vous l'ai dit toujours, que jamais je ne m'en suis tu: «Voici ce que dit le Seigneur: Je ne veux pas la mort de l'impie, mais que l'impie se détourne de sa voie perverse et qu'il vive». Qu'est-ce que disait l'impie? Le Prophète a cité les paroles des impies et des méchants: «Nos iniquités sont sur nous, nous languissons dans nos péchés, comment pouvons-nous vivre?» Le malade désespère, mais le médecin promet l'espérance. L'homme s'est dit: «Comment puis-je vivre (1)?» Or Dieu dit: Tu peux vivre. «Si tout homme est menteur, que a Dieu, qui seul est véridique», efface la parole de l'homme et écrive celle de Dieu. Bannis tout désespoir, tu peux vivre, non à cause de tes fautes passées, mais à cause de tes bonnes oeuvres à venir; c'est effacer le mal, que t'éloigner du mal. Tout le bien ou tout le mal s'efface par le changement. Passer d'une vie pure à une vie désordonnée, c'est effacer la vie pure; et réciproquement, passer d'une vie mauvaise à une vie pure, c'est effacer la vie désordonnée. Vois donc ce que tu recherches, ce que tu veux recevoir, il y a deux trésors préparés devant toi: tu retrouveras ce que tu auras perdu; Dieu est un fidèle gardien, qui te rendra le bien que tu auras fait. Il en est d'autres qui ne périssent point par désespoir, qui ne se disent point: «Nos iniquités pèsent sur nous; nous languissons dans nos péchés, comment pouvons-nous vivre?» Mais ils se trompent d'autre part. Ils se flattent de la miséricorde de Dieu, au point de ne se corriger jamais; ils se disent en effet: En dépit des crimes que nous commettons, des iniquités que nous entassons chaque jour, de nos actes luxurieux et de nos forfaits, de notre mépris pour le pauvre et l'indigent; quand même nous nous élèverions dans notre orgueil, et nous n'aurions dans le coeur aucun repentir de nos fautes, Dieu voudra-t-il perdre une si grande multitude et n'en sauver qu'un si petit nombre? Il y a donc deux périls en présence, l'un du côté du Prophète que nous avons entendu, et l'autre que

1. Rm 3,4

l'Apôtre n'a point dissimulé. C'est en effet contre ces hommes qui meurent dans le désespoir, comme des gladiateurs en quelque sorte destinés au glaive, qui se plongent dans toutes les voluptés, qui vivent dans la débauche, qui méprisent leur âme comme condamnée par avance, que le Prophète nous dit tout haut leur langage intérieur: «Nos iniquités sont sur nous, voilà que nous languissons sous le poids de nos péchés, comment pourrons-nous vivre?» Or, voici que l'Apôtre nous tient d'autre part ce langage! «Est-ce que la richesse de sa bonté, de sa miséricorde et de sa longue patience sont un objet de mépris pour toi (1)?» A l'encontre de ceux qui disent: Dieu est bon, Dieu est miséricordieux, il ne perdra point cette grande multitude de pécheurs, pour épargner le petit nombre; car s'il ne les voulait point, ils ne vivraient pas; quand ils font de si grands maux, ils vivent néanmoins, et si cela déplaisait à Dieu, il les ferait disparaître de la terre; ou c'est contre eux que l'Apôtre a dit: «Ignores-tu que Dieu est patient, afin de t'amener à la pénitence? Et toutefois, par la dureté, par l'impénitence de ton coeur, tu t'amasses un trésor de colère, pour le jour de la colère et de la manifestation du juste jugement de Dieu, qui rendra à chacun selon ses oeuvres». A qui l'Apôtre tient-il ce langage. A ceux qui disent: Dieu est bon, il ne comptera point. Il rendra certainement à chacun selon ses oeuvres. Quant à toi, que fais-tu? Tu amasses quoi? Un trésor de colère. Ajoute colère sur colère, augmente le trésor; ce que tu auras amassé te sera rendu, car celui à qui tu prêtes ne connaît point la fraude. Mais si tu jettes en un autre trésor tes bonnes oeuvres, qui sont les fruits de la justice, ou de la continence, ou de la virginité, ou de la chasteté conjugale, sois encore étranger à la fraude, à l'homicide et à tout autre crime; souviens-toi de l'indigent, indigent toi-même; souviens-toi du pauvre, ô toi qui es pauvre; quelles que soient tes richesses, tu as néanmoins des lambeaux de chair pour vêtement. Si c'est dans ces pensées et dans ces oeuvres que tu as soin de jeter dans le trésor des bonnes oeuvres pour le jugement, celui qui ne sait tromper personne et qui rend à chacun selon ses oeuvres, te dira enfin: Prends ce que tu as mis, parce qu'il y a surabondance.

1. Rm 2,2

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Quand tu jetais dans le trésor, tu ne voyais pas; mais moi, je conservais tout pour te le rendre un jour. Et en effet, mes frères, quiconque a jeté dans ce trésor, sait qu'il y a jeté; mais il ne voit plus ce qu'il y a jeté. Suppose un trésor caché en terre, et n'ayant qu'une ouverture ou qu'une fente par où tu peux jeter; tu y jettes peu à peu ce que tu acquiers; si tu ne vois point ce que tu as jeté, la terre néanmoins le conserve. Et celui qui a fait le ciel et la terre ne te le conserverait point?

2. Soulevez donc, mes frères, soulevez mon fardeau, portez-le avec moi: vivez d'une vie sainte (1), car nous avons à nourrir aujourd'hui nos pauvres, à faire preuve envers eux d'humanité. Quant à la nourriture que je vous apporte, elle consiste dans mes paroles.

1. Une édition ajoute: «Natalis Domini imminet, voici que Noël approche». Faut-il accuser le libraire d'avoir omis Natalis Domini imminet dans le manuscrit? Ou bien cette addition s'est-elle glissée dans tous les manuscrits de la Gaule, par quelque ministre de saint Césaire, ou par tout autre prêchant une ordination épiscopale quelques jours avant Noël? je dirai ce que j'en pense d'après les conjectures probables. L'édition de Saint-Maur, tom. 5, a rejeté dans l'appendice le sermon CXVI, inscrit au nom de saint Césaire, dans le catalogue de Corbeil, au numéro 6 duquel on lit: «Natalis Domini imminet... ad convivia vestra frequentius pauperes evocate»; et num. 3: «Pauperes ante omnia ad convivium frequenter vocemus». or, il est permis de conjecturer que saint Césaire fut promu à l'épiscopat dans le mois de décembre, surtout d'après l'auteur de sa vie, qui dit que saint Césaire fut préposé à l'église d'Arles quelque temps après la mort d'Aeonius, qui arriva le XVI des calendes de septembre. Or, d'après ces paroles, j'aimerais mieux conjecturer un intervalle de quelques mois, plutôt qu'un intervalle de quelques jours, comme l'ont pensé les Bollandistes; quelque diacre dès lors, ou quelque prêtre de saint Césaire, en prêchant aux approches de Noël, aura lié la pensée de cet évêque avec le discours de saint Augustin, en changeant l'expression «aujourd'hui» en ces autres paroles:«Voici que Noël approche», afin de parler des festins des pauvres, en saisissant cette métaphore d'une nourriture spirituelle, sur laquelle saint Augustin avait fait un jeu de mots. Mais, diras-tu: pourquoi ne pas les attribuer à l'évêque d'Hippone? Nulle part, que je sache, le saint docteur n'a parlé de préparation particulière à la fête de Noël, et ce serait l'unique endroit où il eût insisté à ce sujet. Or, quel homme, tant soit peu versé dans la lecture de saint Augustin, noue dira qu'il a pu y insinuer cette nécessité de préparation comme à la dérobée, et par une simple phrase, et sans insister longuement? Tout lecteur de ses écrite ne peut ignorer que le même docteur qui, dans les pointa spéculatifs, exige de ses auditeurs une vive attention, demande, au contraire, dans les points de pratique et de morale, beaucoup de patience, dirons-nous avec Erasme (Praefat. ad op. Aug), pour faire toujours le même cas des sentences sur lesquelles il insiste. De plus, on se figure difficilement que le saint docteur ait emprunté à la fête prochaine l'occasion de parler en ce jour de son devoir de donner aux fidèles une nourriture spirituelle, plutôt qu'au ministère du pasteur, dont il a déjà tant parlé. Mais, sans le savoir, je vais me heurter contre Pagina, les Bollandistes, saint Maur, Tillemont et les autres critiques de premier ordre, qui souscrivent toue au texte de l'édition, et en infèrent que saint Augustin fut ordonné évêque d'Hippone au mois de décembre. Or, pour préciser cette époque, sans rien dire de moi-même, je ne donnerai que l'avis de saint Prosper, suivi par Cassiodore et Hermann Contractus dans Canisius, et dont Tillemont confesse la certitude, sur l'autorité de monseigneur Pontac (Mém. pour servir à l'Histoire ecclésiastique, tom. 13, not. 24 § 25). Or, ce digne disciple de saint Augustin atteste (Chron., pag. 2) que Théodose, régnant encore avec ses fils, Arcadius et Honorius, sous le consulat d'Olybrius et de Probinus, l'an 395, cet illustre flambeau de l'Eglise fut élevé sur la chaire d'Hippone. Mais Socrate (Hist. eccl., l. 6, c. l) fixe la mort de Théodose au XVI des calendes de février; tous les chronographes sont d'accord sur ce point, ce qui nous donnerait l'ordination de saint Augustin dans le mois de janvier, et nous prouverait que le catalogue du Mont-Cassin a raison de dire: «Hodie», et non: «Natalis dies imminet».

Vous donner à tous un pain extérieur et visible, je ne le pourrais; je donne la nourriture dont je me rassasie; car je suis ministre et non père de famille; aussi ne puis-je vous servir que le pain dont je vis moi-même dans les trésors de mon Dieu, quelque part du festin de ce père de famille si qui, étant riche, «s'est fait pauvre pour l'amour de nous, afin que nous devinssions riches par sa pauvreté (1)». Si je vous offrais du pain, chacun en prendrait un morceau et s'en irait, et quand j'en apporterais en grande quantité, chacun n'en aurait qu'un bien chétif morceau. Mais ma parole, voilà que tous l'ont tout entière, et chacun tout entière encore. Pouvez-vous, en effet, partager entrevous des syllabes? Est-ce que vous avez pu distraire chaque mot de mon discours prononcé? Chacun de vous a entendu le discours tout entier. Mais que chacun voie comme il entend, car je suis pour donner et non pour recevoir. Si je ne donne point, si je conserve mes richesses, l'Evangile m'effraye. Je pourrais dire, en effet: Combien il m'en coûte d'ennuyer les hommes? de dire aux pécheurs: Loin de vous toute action perverse? C'est ainsi qu'il faut vivre, ainsi qu'il faut agir, voilà ce qu'il faut éviter? Que me revient-il d'être à charge aux hommes? Je sais comment je dois vivre; je vivrai selon la règle qui m'est tracée, le précepte qui m'est imposé. En distribuant ce que j'ai reçu, pourquoi me faut-il rendre compte des autres? L'Evangile m'effraye. Nul homme ne me ferait renoncer à cette sécurité si paisible, rien de mieux, rien de plus doux, de sonder sans bruit les trésors de Dieu: c'est là un charme, un bonheur. Mais prêcher, mais reprendre, mais redresser, mais édifier, mais redoubler d'efforts auprès de chacun, c'est là une grande charge, un grand fardeau, une grande fatigue. Qui ne reculerait devant cette fatigue? Mais l'Evangile m'effraye. Voici un serviteur qui dit à son maître: «Je vous connaissais pour un homme dur, récoltant où «vous n'avez pas semé u, j'ai gardé votre argent, je n'ai point voulu en donner; prenez ce qui vous appartient; s'il y en a moins, jugez-en; si c'est le tout, ne troublez point mon repos. Mais le maître répondit: «Mauvais serviteur, je te juge par tes paroles (2)». Pourquoi? Puisque tu me dis avare, pourquoi négliger mes bénéfices? Mais j'ai craint

1. 2Co 8,9 - 2. Lc 19,21 et suiv.

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de le perdre en le donnant. Voilà ton excuse? On dit souvent: Pourquoi me piller? Mais vaine excuse, le maître ne t'entend point; et moi, dit ce serviteur, je n'ai point voulu donner votre argent, j'ai craint de le perdre. Mais le maître: Si tu avais prêté mon argent, je serais venu le recueillir avec usure; j'avais fait de toi un prêteur, nous dit-il, non un exacteur; prêter toi-même, c'est me laisser le soin de recueillir. Sous le poids de cette crainte, que chacun voie comment il pourra recevoir. Mais si je ne donne qu'avec tremblement, celui qui recueille peut-il être en sûreté? Que l'homme mauvais hier soit bon aujourd'hui. C'est ainsi que je prête, c'est que l'homme hier mauvais soit bon aujourd'hui. Hier il était mauvais, sans mourir néanmoins; s'il était mort dans sa malice, il serait allé là où l'on ne peut revenir. Mais, mauvais hier, il vit aujourd'hui, que cette vie lui profite, et qu'il ne vive point irrégulièrement. Mais au jour d'hier pourquoi ajouter celui-ci qui est mauvais? Tu veux une longue vie et non une bonne vie? Qui supporterait longtemps quel. que chose de mauvais, fût-ce un dîner? Tel est néanmoins l'aveuglement de l'esprit, telle est la surdité intérieure de l'homme, qu'il veut que tout soit bon, excepté lui-même. Veux-tu une villa? je nie que tu veuilles une mauvaise villa. Tu veux une épouse, mais seulement une bonne épouse; une maison, mais seulement une bonne maison. A quoi bon tant de détails? Tu rejettes bien loin une mauvaise chaussure, et tu veux une vie mauvaise? Comme si une mauvaise chaussure était, plus nuisible qu'une vie mauvaise. Quand une chaussure défectueuse ou trop étroite vient à te blesser, tu t'assieds pour ôter cette chaussure, la jeter au loin, ou y remédier, ou la changer, puis te chausser ensuite; et cette vie défectueuse, qui perd ton âme, tu ne la redresses pas? Mais, ici, je vois clairement ton erreur. Une chaussure qui nuit est douloureuse, tandis qu'une vie qui nuit est voluptueuse; l'une est pénible, et l'autre est agréable; mais ce qui est agréable pour un temps, n'en est que plus douloureux plus tard; ce qui, au contraire, nous cause dans le temps une douleur salutaire, nous vaut ensuite un bonheur sans fin, une joie sans mélange. Voyez, l'homme de la joie et l'homme de la douleur; voyez dans la joie ce riche, et dans la douleur ce pauvre de l'Evangile: l'un était dans les festins, l'autre dans la misère; l'un recevait les hommages de ses nombreux domestiques, l'autre était léché par les chiens; l'un que ses festins rendaient plus avide, l'autre qui ne pouvait se rassasier de miettes. Pour l'un passa le plaisir, pour l'autre l'indigence; les biens du riche passèrent, comme les maux du pauvre, tandis que le riche vit venir le malheur, et le pauvre la félicité. Ce qui était passé ne pouvait revenir, ce qui arrivait ne diminuait point. Le riche brûlait dans les enfers, le pauvre goûtait la joie au sein d'Abraham. Le pauvre avait désiré les miettes de la table du riche, et le riche désira qu'une goutte d'eau tombât du doigt du pauvre. Chez l'un la pauvreté finit enfin par être rassasiée; chez l'autre le plaisir fit place à une douleur sans fin. Aux festins succéda la soif, à la volupté la douleur, à la pourpre le feu. Car ce festin qui paraît être celui de Lazare au sein d'Abraham, nous vous le souhaitons à tous, nous voulons le partager avec vous. Que serait-ce, en effet, d'un festin auquel je vous inviterais tous, Pt qui remplirait de tables cette église entière? Tout cela passerait. Elevez-vous de ce langage que je vous tiens jusqu'à ce banquet qui ne finira point pour vous. A ce festin, nulle indigestion, et les mets ne sont point de ceux qui nourrissent en diminuant, qui restaurent à mesure qu'ils disparaissent. Ces mets seront toujours entiers, et nous en serons rassasiés. Que notre oeil s'alimente de lumière, cette lumière ne diminue point. Quels seront ces festins dans la contemplation de la vérité, en face de l'éternité, dans la louange de Dieu, dans la paix du bonheur, dans la félicité de l'esprit, dans l'immortalité du corps, dans l'inaltérable jeunesse de notre chair, dans la continuelle satiété de notre âme? Là, ni croissance ni diminution; là, nulle naissance, parce qu'il n'y a nulle mort; là, vous ne serez forcés à faire aucune de ces oeuvres auxquelles nous vous engageons aujourd'hui. Tout à l'heure vous avez entendu le Seigneur qui disait, et disait à nous tous: «Lorsque tu donneras un festin, n'y appelle point tes amis». Il nous apprend à être généreux: «N'y invite point tes proches, qui ont de quoi t'inviter à leur a tour, mais appelles-y les pauvres, les infirmes, les boiteux, les indigents, qui n'ont a pas de quoi te rendre (1)» Y perdras-tu

1 Lc 14,12

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«Tu auras ta récompense à la résurrection des justes (1)». C'est à toi de donner, nous dit-il, c'est moi qui reçois, qui annote, qui récompense. Voilà ce que dit le Seigneur; voilà ce qu'il nous engage à faire, lui-même nous en tiendra compte. Or, la récompense qu'il nous donnera, qui pourra nous l'enlever? «Si Dieu est pour nous, qui sera contre nous (1)?» A nous pécheurs, il a donné la mort du Christ, et quand nous sommes justes, il nous tromperait? «Car ce n'est point pour les justes, mais pour les pécheurs, que le Christ est mort (2)». Si donc Dieu a donné pour les pécheurs la mort de son Fils, que réserve-t-il aux justes? Ce qu'il leur réserve, il ne saurait rien leur réserver de plus précieux que ce qu'il a déjà donné pour vous. Qu'a-t-il donné pour eux? «Il n'a point épargné son propre Fils (3)». Que leur réserve-t-il? Son propre Fils. Mais c'est un Dieu dont ils doivent jouir, non un homme destiné à la mort. C'est à cela que Dieu vous appelle, mais comment y réponds-tu? Daigne examiner où il t'appelle, et par où et comment. Mais quand tu seras arrivé là, te dira-t-on: «Partage ton pain avec l'indigent, si tu vois un homme nu, donne-lui un vêtement (4)»; ou te lira-t-on ce chapitre? «Quand tu donneras un festin, invite les boiteux, les aveugles, les indigents, les pauvres». Là il n'y aura nul pauvre, nul boiteux, nul aveugle, nul infirme, nul étranger, nul homme sans vêtement, tous seront dans la santé, tous dans la force, tous dans l'abondance, tous revêtus de la lumière éternelle. Quel étranger y verras-tu? C'est là notre patrie, c'est ici-bas que nous sommes étrangers. Aspirons après cette patrie, accomplissons les préceptes afin d'exiger les promesses. Ou plutôt, je me trompe,, en achetant ce que j'ai dit, loin de nous d'exiger des promesses, nous prendrons ce que l'on nous offrira spontanément. Car exiger, semblerait que Dieu voudra refuser; or, il donnera sans tromper personne. Or, considérez, mes frères, et voyez quels biens innombrables Dieu donne aux méchants: la lumière, la vie, la santé, des fontaines, des fruits, des enfants, les honneurs pour la plupart, la grandeur, la puissance; voilà des biens qu'il donne aux méchants comme aux bons. Or, lui qui donne même aux méchants de si grands biens, pensez-vous qu'il ne

1 Lc 5,14 - 2. Rm 8,31 - 3. Rm 5,6 - 4. Rm 5,32- 5. Is 58,7

réserve rien aux bons? Que nul n'admette ces pensées dans son coeur. Mes frères, Dieu réserve aux bons de grands biens, mais «l'oeil ne les a point vus, l'oreille ne les a point entendus, ils ne sont point montés au coeur de l'homme (1)». Tu ne saurais y penser avant de les recevoir, en les recevant tu les verras; mais impossible à toi d'en concevoir la pensée avant de les recevoir. Que voudrais-tu voir en effet (2)? Ce n'est ni une harpe, ni une lyre, ni un son mélodieux pour les oreilles. Quelle pensée en voudrais-tu avoir? Cela n'est point monté au coeur de l'homme. Que puis-je faire? Je ne saurais voir, ni entendre, ni même penser. Que faire? Crois; c'est là le grand avantage. Le grand vase capable de contenir ce grand don, c'est la foi. Prépare-toi un grand vase, car il te faut aller à la grande source; prépare un grand vase. Qu'est-ce à dire prépare? Que ta foi grandisse, qu'elle aille en croissant, que ta foi s'affermisse, qu'elle ne soit ni chancelante, ni faite en terre, afin de ne point se briser contre les tribulations de ce monde; mais qu'elle soit fortement durcie. Lorsque tu auras fait tout cela, et que ta foi sera devenue un vase convenable, spacieux, ferme, Dieu l'emplira. Il ne te répondra point comme répondent les hommes à celui qui les supplie et leur dit Donne-moi quelque peu de vin, je t'en prie; et celui-ci: Volontiers, viens, je t'en donnerai. Or, le premier apporte une urne en disant: Je suis venu sur tes ordres. Mais l'autre: Je pensais que tu n'apporterais qu'un petit flacon, qu'as-tu apporté, et où viens-tu? Je ne saurais t'en donner autant, mets de côté ce grand vase dont tu es muni, et donne-moi quelque chose de moins spacieux, quelque vase que ma pénurie me permette d'emplir. Dieu ne parle point ainsi; il est dans l'abondance, et tu seras dans l'abondance, et quand il t'aura comblé, il aura tout autant qu'il avait auparavant. Les dons de Dieu sont sans limite, nulle part tu n'en trouveras de semblables sur la terre; crois, et tu en feras l'épreuve. Mais ce n'est pas maintenant; quand donc, me diras-tu? Attends le Seigneur, agis avec courage, que ton coeur se fortifie, afin qu'en recevant tu puisses dire: «Vous avez

1. 1Co 1,2-9

2. Il y a ici une omission, comme on peut s'en convaincre par ces paroles du sermon CCCXXX1, nom. 3: «L'oeil n'a point vu, parce que ce n'est point une couleur; l'oreille n'a point entendu, parce que ce n'est point un sort».

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mis la joie dans mon coeur (1)». Attends (2) le Seigneur, agis avec courage, que ton coeur se fortifie, et attends le Seigneur. Qu'est-ce à dire: Attends le Seigneur? Que tu recevras quand il lui plaira de te donner, sans exiger selon ta volonté. Ce n'est point le temps de donner; il t'à attendu, attends-le à ton tour Que dis-je, il t'a attendu, attends-le à ton tour? Si tu vis selon la justice, situ es converti à lui, si tes actions d'autrefois te déplaisent, si tu as préféré choisir une vie de bonnes oeuvres, ne te hâte point d'exiger ta récompense. Dieu a bien voulu attendre ton changement de vie, attends à ton tour qu'il couronne une vie sainte. Si Dieu n'avait daigné t'attendre, il ne pourrait te donner; attends dès lors, puisqu'il t'a attendu (3). Mais toi qui ne veux point te corriger; ô qui toue tu sois, qui refuses de te redresser encore; comme s'il n'y en avait qu'un seul, j'aurais mieux dit: Vous tous qui êtes ici. Toi néanmoins qui es ici, si toutefois tu es ici, qui n'as pas un dessein arrêté de te corriger; je veux parler comme à un seul. O toi qui ne veux aucun redressement, quelle promesse te fais-tu? Veux-tu périr par désespoir ou par l'espérance? Tu péris par désespoir, quand tu dis en ton coeur: «Mon iniquité est sur moi, je languis dans mes péchés; pour moi, quelle espérance de vivre? Ecoute la réponse du Prophète: «Je ne veux point la mort de l'impie, mais seulement qu'il se détourne de sa voie mauvaise et qu'il vive (4)». Veux-tu périr par l'espérance? Comment périr par l'espérance? Tu dis en ton âme: Dieu est bon, Dieu est miséricordieux, il pardonne tout, et ne rendra point le mal pour le mal. Ecoute la parole de l'Apôtre: «Ignores-tu que la patience de Dieu est une invitation à la pénitence?» Que reste-t-il donc? Tu as profité déjà si mes paroles sont entrées dans ton coeur. Je vois ce qu'on pourrait me

1. Ici commence le sermon XL de l'édition, ainsi intitulé: «Du même passage de l'Ecclésiastique, 5,8: «Ne tarde pas à te convertir au Seigneur, etc., contre ceux qui diffèrent leur conversion de jour en jour, et dont les uns périssent par une fausse espérance, les autres par désespoir». Sermon tiré des mêmes catalogues que le sermon CCCXXXIX.

2. L'édition commence ainsi le sermon XL: «Bien souvent, mes frères, nous avons chanté avec le Psalmiste: Sustine Dominum.

3. Qu'un juge clairvoyant lise et relise, qu'il médite pour trouver le lien qui rattache cette première période, telle qu'elle est dans l'édition, où elle tient lieu d'exorde, avec les autres parties du sermon. S'ils ne le peuvent, il faut avouer que le sermon de l'édition n'est pas intègre, que cette première période se rattache aux précédentes, que c'est une manière de revenir sur une confiance excessive et sur le désespoir, d'abord parce que c'est un sermon de morale, ensuite parce que toute sa sollicitude pastorale lui fait un devoir d'en parler.

4. Ez 33,11.

répondre: Tout cela est vrai, mais je ne vis point sans espérance, de manière à mourir par désespoir; et je n'ai point une fausse conscience, de manière à mourir par espérance. Je ne dis point: Mon iniquité est sur moi, et je n'ai plus d'espérance; je ne dis pas non plus: Dieu est bon, et ne rendra point le mal; je ne tiens ni l'un ni l'autre de ces langages. D'une part, c'est le Prophète qui me maintient, d'autre part c'est l'Apôtre. Et que dis-tu? Que je vivrai quelque temps encore à ma fantaisie. Voilà les hommes qui nous fatiguent; ils sont nombreux et ennuyeux. Quelque temps encore je vivrai à ma fantaisie; plus tard je me convertirai, un jour. Car elle est vraie cette parole du Prophète: Je ne veux point la mort de l'impie, mais qu'il se détourne de sa voie détestable, et qu'il vive; quand je me convertirai, Dieu effacera toutes mes fautes, et pourquoi ne pas prolonger mes plaisirs, vivre autant que je voudrai, et comme je voudrai, puis ensuite me tourner vers Dieu? Pourquoi parler ainsi, mon frère? Pourquoi? Parce que Dieu m'a promis le pardon si je change de vie. Je lt, vois, je le sais, il t'a promis le pardon par son saint Prophète, il te le promet par moi, le moindre de ses ministres. Le promet-il? Ses promesses sont vraies, et il a promis le pardon par la bouche de son Fils unique. Mais pourquoi ajouter des jours mauvais à des jours mauvais? Qu'à chaque jour suffise sa malice: hier était un jour mauvais, aujourd'hui un jour mauvais, demain un jour mauvais? Crois-tu qu'ils soient bons, ces jours où tu donnes libre carrière à tes passions voluptueuses? où tu rassasies ton coeur de luxure? où tu tends des embûches à la vertu d'autrui? où tu affliges ton prochain par des fraudes? où tu nies un dépôt? où tu fais un faux serment pour une pièce de monnaie? où tu t'assieds à un bon dîner, crois-tu passer ainsi une bonne journée? Une chose me suffit, répond ce pécheur, c'est d'obtenir le pardon; pourquoi? Parce que Dieu m'a promis ce pardon; mais nul ne t'a promis de vivre jusqu'à demain, ou lis-moi ce passage. De même que tu lis dans le Prophète, dans l'Evangile, dans l'Apôtre, qu'au jour de ta conversion Dieu te pardonnera tes iniquités; lis-moi ce passage, qui te promet de vivre demain, et demain livre-toi au mal. Toutefois, ô mon frère, je ne devrais point te parler de (495) la sorte. Ta vie pourra être longue; si elle est longue, qu'elle soit bonne aussi. Pourquoi voudrais-tu avoir une vie longue et mauvaise? Peut être sera-t-elle courte; et celle qui ne finira point te doit consoler. Ou bien elle sera longue, et où est le mal d'avoir mené longtemps une vie sainte? Pour toi, tu veux une longue vie de désordre, tu ne veux pas vivre saintement, et pourtant nul ne t'a promis un lendemain. Corrige-toi (1), écoute l'Écriture. Ne méprise pas en moi un homme qui fait sa fête (2). Je te parle d'après l'Écriture. «Ne tarde point de te convertir au Seigneur. Ces paroles, qui ne sont pas à moi, sont à moi cependant; elles sont à moi si j'ai la charité. Ayez la charité, elles seront à vous. Ce langage que je vous tiens est de l'Écriture sainte; si tu le dédaignes, il est ton adversaire. Mais écoute cette parole du Seigneur: «Hâte-toi d'être en accord avec ton adversaire (3)». (Quelle est cette parole effrayante? Vous venez chercher la joie. C'est aujourd'hui la fête de votre évêque. Faudrait-il dire une parole capable de vous contrister? Disons plutôt ce qui peut réjouir ceux qui nous aiment, et irriter ceux qui nous méprisent; car il vaut mieux encore contrister l'homme dédaigneux que frustrer l'homme fidèle)

3. Que tous veuillent m'écouter; ce sont les paroles de l'Écriture que je récite; ô toi qui temporises et qui soupires après un misérable lendemain, écoute cette parole du Seigneur, écoute cette prédication de la sainte Écriture; de ce lieu je suis une sentinelle: «Ne tarde pas à te convertir au Seigneur, ne diffère pas de jour en jour». Vois si elle ne les a point vus, vois si elle ne les a point examinés, ces hommes qui disent: A demain la vie sainte, aujourd'hui le plaisir. Et quand demain viendra, ce sera ton refrain encore. «Ne tarde point de te convertir au Seigneur, ne diffère point de jour en jour; car sa colère viendra soudain, et, au jour de la vengeance, il te perdra (4)». Que faire? Puis-je effacer ce passage? je crains d'être effacé moi-même. Le passer sous silence? je crains le silence à mon égard. Me voilà forcé de le prêcher, d'effrayer les autres, comme je suis effrayé moi-même. Craignez avec moi, afin

1. Il y a ici une omission volontaire; on a voulu faire du sermon un sermon sur la conversion seule.

2. Il y a en latin natalitiarium, qu'on ne trouve en aucun glossaire. 3. Mt 5,25 - 4. Si 5,8-9

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de vous réjouir avec moi. «Ne tarde pas à te tourner vers Dieu». Voyez, Seigneur, voyez que je parle: vous connaissez ma frayeur, quand on lisait votre Prophète; oui, Seigneur, vous savez quelle crainte j'éprouvais dans cette chaire, quand on lisait votre Prophète. Voici que je vous le dis: «Ne tardez pas de vous tourner vers le Seigneur, ne différez pas de jour en jour; car sa colère viendra soudain, et au temps de la vengeance il vous perdra»; mais je ne veux point qu'il vous perde; je ne veux pas vous entendre dire: Je veux périr; car moi je ne le veux point, et mon je ne veux point vaut mieux que votre je veux. Que ton père soit malade et sans mouvement entre tes bras; mais, jeune homme, tu soulagerais un vieillard malade. Que le médecin te dise Ton père est en danger, ce sommeil n'est autre qu'une pesanteur mortelle, veille sur lui, ne le laisse point dormir. Sitôt que tu le verras sommeiller, prends soin de l'éveiller; si c'est trop peu de l'éveiller, il faut le secouer; si c'est peu encore, il faut le stimuler, afin d'empêcher ton père de mourir. Tu serais-là, jeune homme, pour molester un vieillard. Il s'affaisserait dans une douce langueur, ses yeux se fermeraient sous le poids du sommeil. Mais toi: Ne dormez point, et lui: Laisse-moi, je veux dormir; et toi: Le médecin m'a dit: S'il veut dormir, ne le permets point; et lui: Je t'en supplie, laisse-moi, je préfère la mort. Mais en fils dévoué, tu dis à ton père: Et moi je ne le veux point. A quel père? A ce père qui veut mourir. Et toutefois tu veux éloigner la mort de ton père, tu veux vivre le plus longtemps possible avec un vieillard qui mourra néanmoins. Or, le Seigneur te crie: Garde-toi de dormir, si tu ne veux dormir éternellement; veille, afin de vivre avec moi, afin d'avoir un père que tu ne perdras jamais; et tu demeures sourd. Qu'ai-je donc fait, moi, sentinelle? Je Suis libre et ne veux pas être à charge. Quelques-uns diront, je le sais: Qu'a-t-il voulu nous dire? Il nous effraye, il nous accable, il fait de nous des coupables. Au contraire, j'ai prétendu vous relever de toute culpabilité. II serait honteux, il serait infâme, je n'oserais dire ni mal, ni dangereux, ni coupable, il serait honteux de vous tromper, si Dieu ne me trompe point. Le Seigneur menace de la mort les impies, les hommes d'injustice, les fourbes, les scélérats, les adultères, les affamés (496) de voluptés, les hommes qui le dédaignent, qui murmurent contre le temps, sans changer leurs moeurs; le Seigneur les menace de la mort, les menace de l'enfer, les menace de la mort éternelle. Que veulent-ils que je leur promette, si Dieu ne le promet point? Qu'un intendant vous donne des assurances, de quoi serviront-elles si le Père de famille ne les donne aussi? Je ne suis que l'intendant, que le serviteur. Faut-il donc vous dire Vivez à votre gré, le Seigneur ne vous perdra point? c'est une garantie de l'intendant, mais la garantie. de l'intendant n'est pas valable. Puisse Dieu te la donner, quand je soulève en toi l'inquiétude! En dépit de moi, la garantie du Seigneur est valable, tandis que la mienne est nulle, s'il ne la valide. Or, quelle sécurité, mes frères, pouvons-nous avoir, vous ou moi, sinon d'observer fidèlement ses préceptes, de l'écouter attentivement et d'attendre ses promesses avec confiance? Dans ces occupations qui nous fatiguent, puisque nous sommes des hommes, implorons son secours, gémissons à ses pieds; ne lui demandons rien de ce monde, rien de ce qui passe, rien de transitoire, rien de ce qui s'évapore comme une fumée; mais prions pour l'accomplissement de la justice, pour que le nom du Seigneur soit sanctifié; non pour surmonter nos voisins, mais pour surmonter nos passions; non pour rassasier, mais pour dompter notre avarice. Que telles soient nos prières, qu'elles nous soutiennent dans notre lutte intérieure et nous couronnent dans notre victoire.





Augustin, Sermons 3002