Augustin, Sermons 2002

2002

DEUXIÈME SERMON. SUR LE SAMEDI SAINT (1).

ANALYSE. - 1. Dieu a tout créé par son Fils. - 2. Manifestation du Fils par l'Incarnation. - 3. Mystère de la Trinité.- 4. L'existence de lame humaine démontre l'existence de Dieu. - 5. Véritable connaissance de Dieu, et par là espérance de notre immortalité.

1. Nous venons d'entendre bien des leçons des saintes Ecritures; mais il nous est impossible, à nous, de vous parler aussi longuement, et à vous, d'entendre, quand même nous le

(1) Dans le manuscrit nous lisons: Sermon de saint Augustin, évéque, pour la vigile de Pâques. C'est un discours très-relevé qui nous expose la création du monde, les mystères de l'Incarnation et de la Trinité, l'existence et la nature de Dieu, ainsi que notre espérance de l'immortalité.

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pourrions. Autant que Dieu nous en fera la grâce, nous voulons entretenir votre charité de ce commencement des saintes Lettres dont vous venez d'entendre la lecture: «Au commencement, Dieu fit le ciel et la terre (1)». Ecoutez, et faites-vous une idée de celui qui est l'ouvrier; mais vous faire une idée de cet ouvrier, cela vous est impossible, je le sais. Considérez donc l'oeuvre, et ensuite louez l'ouvrier. «Au commencement Dieu fit le ciel et la terre». Voilà l'oeuvre qui est devant nous, qui est sous nos yeux, et qui fait nos délices. L'oeuvre se montre, l'ouvrier se cache; ce que l'on découvre est visible, ce que l'on aime est caché. Mais voir le monde et aimer Dieu, c'est aimer ce qui est bien supérieur à ce que l'on voit. Ce sont les yeux qui voient et le coeur qui aime. Donnons donc à l'âme la préférence sur les yeux; car celui que nous aimons, bien qu'il se dérobe, est bien supérieur à son couvre que nous voyons à découvert. Cherchons donc, s'il vous plaît, de quelle machine Dieu se servit, quand il fit un si grand ouvrage. La machine de l'ouvrier, c'est la parole du Maître qui commande. Cela vous étonne? L'oeuvre est du Tout-Puissant. Si donc tu cherches quel est l'ouvrier, cet ouvrier c'est Dieu. Mais qu'a-t-il fait, diras-tu? Il a fait le ciel et la terre. Cherches-tu par quel moyen il les a faits? Il les a faits par son Verbe qu'il n'a point fait. Car ce Verbe, par qui le ciel et la terre ont été faits, n'a pas été fait lui-même. S'il eût été fait, par qui eût-il été fait? «Tout a été fait par lui (2)». Si donc tout ce qui a été fait l'a été par le Verbe, assurément le Verbe, par qui tout a été fait, n'a pas été fait lui-même. D'ailleurs, voici ce que dit Moïse, serviteur de Dieu, qui nous raconte ses oeuvres: «Au commencement, Dieu lit le ciel et la terre». Par quel moyen? Par son Verbe. A-t-il fait aussi le Verbe? Non. Mais qu'a-t-il fait? «Au commencement était le Verbe (3)». Déjà était le Verbe par lequel Dieu a fait, d'où il suit qu'il a fait ce qui n'était pas encore. Nous pouvons comprendre, et avec raison, que le ciel et la terre ont été faits en cet unique Verbe. Car ils ont été faits en celui-là même par qui ils ont été faits. Tel peut être, et tel on peut comprendre ce commencement dans lequel Dieu créa le ciel et la terre. Car le Verbe est aussi cette sagesse de Dieu à qui le Prophète a dit: «Vous avez

1. Gn 1,1 - 2. Jn 1,3 - 3. Jn 1

tout fait dans votre sagesse (1)». Si Dieu a tout fait dans sa sagesse, et que sans aucun doute le Fils unique de Dieu soit la sagesse de Dieu, ne doutons pas qu'il n'ait fait dans son Fils tout ce que nous voyons qu'il a fait par son Fils. Car ce même Fils est aussi le commencement; et quand les Juifs l'interrogeaient en disant: Qui êtes-vous? «Le commencement (2)», répondit-il. Voilà donc: «Au commencement Dieu créa le ciel et la terre».

2. Quant au reste des créatures, s'agit-il de les séparer ou de les coordonner, ou même de les orner, ou même de créer ce qui n'était point encore dans le ciel et sur la terre? Dieu parle, et voilà qu'elles sont faites: «Dieu dit: Que cela soit; et cela est (3)». Ainsi de toutes ses oeuvres. «Il a parlé, et il a été fait ainsi; il a commandé, et tout a été fait (4)». Parlé en quelle langue? Pour se faire entendre, à qui parlait-il? N'ayons point toujours du lait pour nourriture. Elevez avec nous votre esprit jusqu'à la nourriture solide. Que nul ne se figure Dieu comme un corps, ne se le figure comme un homme, ne se le figure comme un ange, bien qu'il ait ainsi apparu à nos pères, non point dans sa substance, mais dans la créature qu'il s'assujétissait; car autrement des yeux humains n'eussent pu voir l'invisible. Cherchons ce qu'il y a de supérieur en nous, afin d'essayer d'atteindre ce qu'il y a de supérieur à tout. Ce qu'il y a de supérieur en nous, c'est l'esprit; ce qui est supérieur à tout, c'est Dieu. Pourquoi chercher ce qui est supérieur dans les êtres inférieurs? Elève ce qu'il y a de meilleur en toi, afin d'atteindre, si tu le peux, Celui qui est supérieur à tous. Pour moi, en effet, quand je parle, c'est à l'esprit que je m'adresse. Il est vrai que vos visages visibles, je les vois par ce corps qui me rend visible aussi; mais au moyen de ce qui est visible pour aloi, je m'adresse à ce que je ne voyais point. J'ai en moi une parole que mon coeur a conçue, et que je veux jeter dans les oreilles. Ce que mon coeur a conçu, je veux te le dire; ce qui est en moi, je veux le porter en toi. Mais, dis-moi, ce qui est invisible, comment le faire parvenir à ton esprit? Je circonviens d'abord tes oreilles, portes de ton âme en quelque sorte, et comme je ne puis te jeter la parole invisible que mon coeur a conçue, je lui donne

1. Ps 103,24 - 2. Jn 8,25 - 3. Gn 1 saepius. - 4. Ps 32,9

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dans le son une espèce de véhicule. La parole est imperceptible, mais le son est perceptible. Je mets l'imperceptible sur le perceptible, et j'arrive ainsi à tes oreilles; et de la sorte, la parole part de moi, arrive à toi, sans néanmoins s'éloigner de moi. Si donc il est permis de comparer ce qui est petit à ce qui est grand, ce qui est méprisable à ce qui est majestueux, ce qui est de l'homme à ce qui est de Dieu, voilà ce que Dieu lui-même a fait. Le Verbe était invisible en son Père; et, pour venir à nous, il a pris une chair qui lui a servi de véhicule, oui, pour s'abaisser jusqu'à nous, sans néanmoins s'éloigner de son Père; mais avant son incarnation, avant Adam père du genre humain, avant le ciel et la terre et tout ce qu'ils renferment: «Au commencement était le Verbe, et dans ce commencement Dieu a fait le ciel et la terre».

3. Mais Dieu avait déjà fait la terre avant de l'orner, avant d'en découvrir la beauté. «Elle était invisible, sans ordre, et les ténèbres couvraient l'abîme». Les ténèbres couvraient ce que n'éclairait pas la lumière; or, la lumière n'était point encore. «L'Esprit de Dieu était porté sur les eaux»; cet ouvrier n'était point séparé du Père, et du Verbe, son Fils unique. Car, écoutons, voilà qu'on nous insinue la Trinité. Nous dire en effet: «Il fit dans le commencement», c'est nous faire comprendre l'essence du Père et du Fils, Dieu le Père, dans le Fils commencement. Reste l'Esprit-Saint pour compléter la Trinité. «L'Esprit de Dieu était porté sur les eaux, et Dieu dit». A qui Dieu parla-t-il? Avant toute créature, y avait-il quelqu'un pour entendre? Oui, est-il dit. Qui donc? Le Fils lui-même. Dieu parla donc à son Fils. En quelles paroles parla-t-il au Verbe? Car si le Fils était, comme nul chrétien n'en doute, le Verbe était aussi. Le Fils était le Verbe, et le Père parlait au Verbe. Des paroles s'échangeaient donc entre Dieu et son Verbe? Point du tout. Affranchissez-vous, mes frères, de tous ces obstacles d'une pensée charnelle, levez invisiblement votre intelligence jusqu'à l'invisible, que l'oeil de votre esprit n'aperçoive plus aucune image corporelle. Laisse bien loin tout ce qui est visible en toi, laisse même tout ce qui n'est pas visible, car on voit ton corps, et l'on ne voit pas ton âme, qui change toutefois. Tantôt elle veut, et tantôt ne veut pas; tantôt elle fait, et tantôt ne fait pas; tantôt elle se souvient, et tantôt elle oublie; aujourd'hui en avant, et demain en arrière. Tel n'est point Dieu: non, cette nature n'est point Dieu, et l'âme n'est point une portion de la substance divine. Car tout ce qui est Dieu est le bien immuable, le bien incorruptible. Quoique Dieu soit invisible, de même que l'âme est invisible; néanmoins l'âme change, tandis que Dieu est immuable. Laisse donc bien loin tout, non-seulement tout ce qui est visible en toi, mais encore tout ce qui change en toi. Laisse-toi tout entier en t'élevant au-dessus de toi.

4. Un amant de l'invisible bonté, amant de l'invisible éternité, disait dans les soupirs et dans les gémissements de son amour: «Mes larmes sont devenues mon pain, le jour et la nuit, pendant que l'on me dit chaque jour: Où est ton Dieu (1)». Comment ses gémissements et ses larmes ne seraient-ils pas un pain pour cet amant, et ne s'en nourrirait-il pas comme d'un aliment délicieux, versant des larmes d'amour, tant qu'il ne voit point ce qu'il aime, et qu'on lui dit chaque jour: «Où est ton Dieu?» Que je dise à quelque païen: Où est ton Dieu? il me montre ses idoles. Que je brise l'idole, et il me montre une montagne, il montrera un arbre, il montrera une pierre méprisable du fleuve. Ce qu'il a tiré d'un millier de pierres, ce qu'il a placé dans un lieu honorable, ce qu'il a adoré en se prosternant, c'est là son dieu. Voilà, dit-il, en me montrant du doigt, voilà mon dieu. Si je ris d'une pierre que je puis enlever, que je brise, que j'envoie au loin avec mépris, il me montre du doigt le soleil, la lune, ou quelque étoile. Il appelle celle-ci Saturne, cette autre Mercure, une autre Jupiter, une autre Vénus. Je lui demande ce qu'il veut en dirigeant çà et là son doigt. Il me répond: Voilà quel est mon Dieu. Et parce que je vois le soleil sans le pouvoir briser, parce que je ne puis renverser les astres, ni bouleverser le ciel, alors comme supérieur à lui-même, en m'indiquant des choses visibles, qu'il me désigne du doigt, il se retourne vers moi pour me dire: «Où est ton Dieu?» Mais quand j'entends: «Où est ton Dieu», je ne puis rien montrer à ses yeux, je ne trouve qu'un esprit qui obéit en aveugle. Aux yeux qu'il a pour voir, je n'ai rien que je puisse montrer; et si j'ai quelqu'un à lui montrer, il n'a plus

1. Ps 41,4

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les yeux pour voir. Pleurons alors, et faisonsnous un pain de nos larmes. Mon Dieu est invisible, et tel qui me parle, me demande à le voir, quand il dit: «Où est ton Dieu?» Pour moi, afin d'arriver à mon Dieu, comme l'a dit le Psalmiste: «J'ai repassé tout cela dans mon cceur, et répandu mon âme au-dessus de moi-même (1)». Mon Dieu n'est pas audessous de mon âme, il lui est bien supérieur. Comment pourrai-je atteindre à ce qui est audessus de mon âme, sinon en élevant mon âme au-dessus de moi-même? Pourtant, avec la grâce de mon Dieu, je vais essayer de répondre à cet importun, qui me demande ce qui est visible, me montre ce qui est visible, et ne fait ses délices que de ce qu'il voit. Voici bien ta question: «Où est ton Dieu?» Je te répondrai: Toi-même, où es-tu? Telle est ma réponse, dis-je, elle n'est pas hors de propos, du moins que je sache. Tu m'as demandé où est mon Dieu; à mon tour je demande où est mon interrogateur. Il me dira: Me voici, je suis ici; je suis sous tes yeux, je te parle. Et moi de lui répondre: Je cherche celui qui m'interroge. Je vois sa face, il est vrai, je vois son corps, J'entends sa voix, je vois même sa langue. Mais je cherche ce qui fixe les yeux sur moi, ce qui fait mouvoir sa langue, ce qui émet la voix, ce qui interroge par désir de savoir. Tout cela, dont je parle, c'est l'âme. Je ne prolonge donc point ma discussion avec toi; tu me dis: Montre-moi ton Dieu. Je dis à mon tour: Montre-moi ton âme. C'est t'embarrasser, te fatiguer, t'arrêter court, que te dire: Montre-moi ton âme. Je sais bien que tu ne saurais. D'où vient cette impuissance? De ce que ton âme est invisible. Et, toutefois, elle est en toi bien supérieure à ton corps. Mais mon Dieu est bien supérieur à ton âme. Comment donc te montrerais-je mon Dieu, puisque tu ne saurais montrer ton âme, que je te montre bien inférieure à mon Dieu? Que si tu viens à me dire: Connais mon âne à ses oeuvres; et dès lors que je fixe les yeux pour voir, que je dresse l'oreille pour entendre, que ma langue se meut pour parler, que ma voix produit un son, cela te doit faire connaître et comprendre mon âme. Tu le vois, tu ne saurais montrer ton esprit, mais tu veux que je le reconnaisse à ses oeuvres. Sans poursuivre plus loin, sans renvoyer ton infidélité à ce que tu ne

1. Ps 41,5

comprends point; sans même te résumer ainsi les oeuvres de Dieu: Il a fait les choses invisibles et les choses visibles; c'est-à-dire le ciel et la terre; sans chercher tant de raisons, j'en reviens à toi. Tu as la vie assurément, tu as un corps, tu as une âme; un corps visible, une âme invisible; un corps qui est l'habitation, un esprit qui l'habite; un corps qui est un véhicule, l'âme qui se sert de ce véhicule; un corps que l'on dirige comme tout véhicule, et une âme chargée en quelque sorte de diriger le corps. Voilà les sens en évidence; ils sont dans ton corps, comme des portes au moyen desquelles on annonce quelque chose à ton esprit qui l'habite intérieurement. Voilà tes yeux, tes oreilles, ton odorat, ton goût, ton toucher, tes membres mis en ordre. Qu'est-ce donc qui, intérieurement, te fait penser, et vivifie tout cela? Tout cela que tu admires en toi, celui qui l'a fait, c'est mon Dieu.

5. Donc, mes frères, si j'ai pénétré jusqu'à vos intelligences, jusqu'à vos esprits qui sont intérieurs, au moyen d'un langage aussi approprié que j'ai pu, si ma parole est arrivée à celle qui habite ces maisons de boue, c'est-à-dire à l'âme dont vos corps sont la demeure, gardez-vous de juger des choses divines par celles que vous connaissez. Dieu est bien supérieur à tout, au ciel et à la terre. N'allez pas vous figurer un ouvrier composant quelque grand ouvrage, le disposant, procédant par combinaisons, le tournant et le retournant, ni un empereur assis sur un trône royal, orné, resplendissant, et créant par les ordres qu'il donne. Brisez ces idoles dans vos coeurs. Ecoutez ce qui fut dit à Moïse quand il cherchait Dieu: «Je suis Celui qui suis (1)». Cherche quelque autre chose qui soit. En comparaison de Dieu, il n'y a rien qui soit. Ce qui Est véritablement, ne change en aucune partie. Ce qui est mobile et changeant, ce qui en aucun temps ne cesse de changer, a été, et sera. On ne saurait dire de cela, qu'il Est. Mais en Dieu il n'y a pas été, non plus que, il sera. Ce qui a été n'est plus, ce qui sera n'est point encore. Et ce qui ne vient que pour passer, dès lors qu'il sera, n'est pas encore. Méditez, si vous le pouvez, cette grande parole: «Je suis Celui qui suis». Ne vous laissez point entraîner par vos caprices, ni par le flux de vos pensées terrestres; arrêtez-vous à ce qui Est, oui, à ce qui Est. Où courez-vous? Tenez

1. Ex 3,14

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ferme, afin que vous puissiez être vous-mêmes. Mais quand sommes-nous maîtres de notre pensée fugitive, et quand pouvons-nous la fixer sur ce qui demeure éternellement? Dieu donc nous a pris en pitié, et celui qui Est, celui qui a dit: «Voici ce que tu diras a aux enfants d'Israël: Celui qui est m'a envoyé vers vous», après nous avoir donné le nom de sa substance, nous a donné le nom de sa miséricorde. Quel est le nom de sa substance? «Je suis Celui qui suis». «Tu diras aux enfants d'Israël: Celui qui est m'a envoyé vers vous (1)». Mais Moïse était homme, il faisait partie de tout ce qui n'est pas en comparaison de Dieu. Il était sur la terre, il était dans une chair, son âme était dans cette chair, sa nature était changeante et ployait sous le fardeau de l'humaine fragilité. Car cette parole: «Je suis Celui qui suis», comment la saisissait-il? C'est en effet par ce qui est vu des yeux, qu'il parlait à celui qu'on ne saurait voir, et Dieu, qui est caché, se servait de ce qui est visible comme d'un instrument. Car tout ce que voyait Moïse n'était pas Dieu tout entier, de même qu'en moi qui suis homme, le son qui bruit n'est pas toute ma parole. Car j'ai dans l'esprit une parole qui ne résonne point. Le son passe, la parole demeure. Donc, lorsque Dieu, qui est invisible, s'adressait à l'homme et se rendait visible par la forme qu'il daigna prendre, quand l'éternel parlait des choses du temps, l'immuable des choses fragiles; quand il disait: «Je suis Celui qui suis», et encore: «Tu diras aux enfants d'Israël: Celui qui est m'a a envoyé vers vous»; comme si Moïse ne pouvait comprendre cette parole: «Je suis Celui qui suis»; et: «Celui qui m'a envoyé vers vous», ou bien si Moïse le comprenait, comme si nous autres, qui devions lire, nous ne comprenions pas. Au nom de sa substance, Dieu ajoute le nom de sa miséricorde. C'est comme s'il disait à Moïse: Cette parole: «Je

1. Ex 3,14

suis Celui qui suis», tu ne la comprends point, ton coeur ne s'y arrête point, tu n'es pas immuable avec moi, ton esprit n'est point sans vicissitudes. Tu as entendu que je suis, écoute ce que tu comprendras, écoute un sujet d'espérance. Et le Seigneur, parlant encore à Moïse, lui dit: «Je suis le Dieu d'Abraham, le Dieu d'Isaac, le Dieu de Jacob». Tu ne saurais comprendre le none de ma substance, comprends le nom de ma miséricorde: «Je suis le Dieu d'Abraham, le Dieu d'Isaac, le Dieu de Jacob (1)». Mais ce que je suis en moi-mime est éternel; Abraham, Isaac et Jacob, sont éternels, il est vrai, ou plutôt, non pas éternels, mais ce que je suis les a faits éternels. Enfin, ce fut par là que le Seigneur confondit les calomnies des Sadducéens, qui niaient la résurrection; il leur cita ce passage des saintes Ecritures: «Lisez ce que le Seigneur, du milieu du buisson, «disait à Moïse: Je suis le Dieu d'Abraham, le Dieu d'Isaac, le Dieu de Jacob. Or, Dieu n'est point le Dieu des morts, mais des vivants (2)»; car tous pour lui sont vivants. Aussi le Seigneur, après avoir dit: «Je suis Celui qui suis», n'ajoute pas: «C'est là mon nom pour l'éternité (3)». Il n'est personne, en effet, pour douter que ce qu'est le Seigneur, il l'est à cause de sols éternité. Mais quand il a dit: «Je suis le Dieu d'Abraham, le Dieu d'Isaac, le Dieu de Jacob», il ajoute: «C'est là mon nom pour l'éternité». Comme s'il disait: A quoi bon craindre la mort dans le genre humain? Pourquoi redouter de n'être plus, quand tu seras mort? «C'est là mon nom pour l'éternité». Je ne pourrais m'appeler éternellement «le Dieu d'Abraham, le «Dieu d'Isaac, le Dieu de Jacob», si Abraham, Isaac et Jacob ne vivaient éternellement. Tournons-nous vers le Seigneur, etc. (4).

1. Ex 3,6 - 2 Mt 22,32 Mc 12,26-27 - 3. Ex 3,15 - 4. Qu'il nous suffise d'indiquer cette formule familière à saint Augustin, et que nous trouvons à la fin de plusieurs de ses sermons. Voir tom. 6, serm. 1.

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2003

TROISIÈME SERMON. AUX ENFANTS, SUR LE SACREMENT DE L'AUTEL (1).

ANALYSE. - 1. Eloge du sacrifice de la loi nouvelle. - 2. Ce sacrifice, c'est le Christ. - 3. véritablement et réellement présent dans l'Eucharistie. - 4. Effets de l'Eucharistie. - 5. Conditions pour communier dignement.

1. Maintenant que vous avez pris une seconde naissance dans l'eau et dans l'Esprit-Saint, et que dès lors cette nourriture et ce breuvage sur l'autel vous apparaissent sous un nouveau jour, que vous les voyez avec une piété nouvelle; et l'instruction que nous vous devons, et la sollicitude avec laquelle nous vous avons engendrés, pour former le Christ en vous, nous font un devoir d'enseigner à vos jeunes années ce que signifie ce sacrement si grand et si divin, ce remède si noble et si célèbre, ce sacrifice à la fois si pur et si facile, qui ne fut point offert ni dans la Jérusalem de la terre, ni dans ce tabernacle fabriqué par Moïse, ni dans ce temple bâti par Salomon, qui n'étaient que les ombres de l'avenir (1), mais que l'on immole de l'aurore au couchant, selon la parole des Prophètes, et que l'on offre comme une hostie de louange au Dieu qui a fait avec nous la nouvelle alliance. Ce n'est plus dans les troupeaux d'animaux que l'on choisit une hostie sanglante, ce n'est plus un chevreau ou une brebis que l'on amène à l'autel, mais aujourd'hui on offre le corps et le sang du Prêtre lui-même. Car c'est de lui que le Psalmiste a dit si longtemps auparavant: «Tu es Prêtre pour l'éternité, selon l'ordre de Melchisédech (2)». Que Melchisédech, prêtre du Très-Haut, ait offert du pain et du vin, quand il bénit Abraham notre père, c'est ce que nous lisons dans la Genèse, et ce que nous croyons.

Jésus-Christ, donc, Notre-Seigneur, qui offrit en souffrant pour nous ce qu'en naissant il avait reçu de nous, devenu souverain Prêtre pour l'éternité, établit selon le rite que

1. Ps 109,4 - 2. Gn 14,18

vous voyez, le sacrifice de son corps et de son sang. Son corps, en effet, percé d'une lance, laissa couler l'eau et le sang dont il effaça nos péchés. En mémoire de ce bienfait, et pour opérer votre propre salut, que Dieu lui-même opère en vous, approchez avec crainte et avec tremblement, pour participer à cette victime. Reconnaissez dans le pain ce qui fut suspendu à la croix, et dans ce calice ce qui coula de son côté. Car tous les anciens sacrifices de ce peuple de Dieu, dans leur variété, figuraient pour l'avenir cet unique sacrifice. Car il y a dans le Christ, et la brebis à cause de l'innocence et de la simplicité de l'âme, et le chevreau à cause de sa chair qui ressemble à la chair du péché; et tout ce qui était annoncé de tant de manières, et de si différentes façons dans les sacrifices de l'Ancien Testament, vient aboutir à cet unique sacrifice, révélé dans le Nouveau Testament.

3. Recevez donc et mangez le corps du Christ, vous qui en ce même corps du Christ, êtes déjà membres du Christ. Recevez et buvez le sang du Christ. Ne vous dégagez pas de vos liens, mangez ces liens mêmes. Ne vous croyez point vils, buvez votre rançon. Comme les aliments, à mesure que vous mangez et que vous buvez, se changent en vous-mêmes, de même, par une vie obéissante et pieuse, vous vous changez au corps du Christ. En effet, aux approches de sa Passion, comme il mangeait la Pâque avec ses disciples, il prit du pain, le bénit et dit: «Ceci est mon corps qui sera livré pour vous (1)». De même, après avoir béni le calice, il le présenta en disant: «Ceci est mon sang de la nouvelle alliance,

1. Lc 22,19

(1) Le manuscrit fol. 4, pag. 2, porte cette inscription: «Autre sermon, pour le même jour, sur les sacrements.» Ce serait, je crois, le discours dont saint Augustin parle dans son sermon CCXXVIII. Voir tom. 7, p. 249. - C'est une magnifique préparation à la communion.

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qui sera répandu pour plusieurs, en rémission de leurs péchés (1)». Voilà ce que vous lisez dans l'Evangile, nu ce que vous entendiez, mais sans savoir que l'Eucharistie c'est le Fils de Dieu. Maintenant que vos coeurs sont purifiés, que votre conscience est sans tache, que vos corps sont lavés dans une eau pure, «approchez de Dieu, et vous serez éclairés, et vos fronts n'auront plus à rougir (2)». Si vous recevez dignement en effet ce sacrement de la nouvelle alliance, et qui vous donne l'espérance de l'héritage éternel, si vous observez le commandement nouveau, de vous aimer les uns les autres, vous avez en vous la vie éternelle. Car vous recevez cette chair, dont celui qui est la vie a dit: «Le pain que je donnerai, c'est ma chair pour la vie du monde»; et encore: «Celui qui ne mangera pas ma chair et ne boira point mon sang, n'aura pas la vie en lui (3)».

4. Ayant donc la vie en lui, vous serez avec lui dans une même chair. Car ce Sacrement ne relève pas le corps du Christ jusqu'à nous en exclure. L'Apôtre nous rappelle, en effet, cette prédiction des saintes Ecritures: «Ils seront deux dans une même chair; c'est là», dit-il, «un grand sacrement, et moi je dis en Jésus-Christ et en l'Eglise (4)». Et ailleurs, à propos de cette même Eucharistie, il dit encore: «Nous sommes tous un seul pain et un

1. Mt 26,28 - 2. Ps 33,6 - 3. Jn 6,52-54 - 4. Ep 5,32

seul corps(1)». Vous commencez donc à recevoir ce que vous commencez à être, si vous ne le recevez point indignement, de manière à manger et à boire votre jugement. Car il dit aussi: «Quiconque mangera ce pain ou boira le calice du Seigneur indignement, sera coupable du corps et du sang du Seigneur. Que l'homme donc s'éprouve lui-même, et qu'après cela il mange de ce pain et boive de cette coupe; car celui qui mange et qui boit indignement, boit et mange son jugement (2)».

5. Or, vous le recevez dignement, si vous évitez tout ferment d'une mauvaise doctrine, pour être «les azymes de sincérité et de vérité (3)»; ou bien, si vous gardez ce levain de la charité, «qu'une femme cacha dans trois mesures de farine, jusqu'à ce que le tout ait fermenté (4)». Car, cette femme c'est la sagesse de Dieu, qui a pris dans le sein d'une Vierge une chair mortelle, qui répand son Evangile dans le monde entier qu'elle repeupla après le déluge au moyen des trois fils de Noé, lesquels paraissent ici comme les trois mesures. «Jusqu'à ce que le tout ait fermenté». Tel est ce «tout», comme l'on dirait en grec, olon; et, en conservant le lien de la paix, vous serez selon le «tout», ou katolon, d'où vient le surnom de catholique.

1. 1Co 10,17 - 2. 1Co 11,27-29 - 3. 1Co 5,8 - 4. Mt 13,33




2004

QUATRIÈME SERMON. SUR LA PAQUE (1).

ANALYSE. - 1. Le Christ agneau et lion.

1. Selon cette vérité qu'ont fait retentir les Apôtres, a dont l'éclat s'est répandu sur toute «la terre, et les paroles jusqu'aux derniers rivages du monde (1), le Christ, notre Pâque, a été immolé (2)». C'est de lui que le Prophète

1. Ps 18,5 - 2. Rm 10,18

(1) On lit dans le manuscrit, fol. 5: «Autre sermon de saint Augustin pour le même jour».

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avait dit: «Il a été conduit à la mort comme une brebis, et comme l'agneau est sans voix devant celui qui le tond, ainsi il n'a point ouvert la bouche (1)». Quel est cet homme? Assurément celui dont il est dit ensuite: «Son jugement a été précipité au milieu de ses humiliations. Qui racontera sa génération (2)?» C'est dans un Roi si puissant que je vois un tel exemple d'humilité. Car, celui qui n'ouvre la bouche, non plus que l'agneau devant celui qui le tond, est aussi «le lion de la tribu de Juda (3)». Quel est cet agneau et ce lion tout ensemble? Agneau, il a subi la mort; lion, il l'a donnée. Quel est cet agneau et ce lion tout ensemble? Il est doux et fort, aimable et terrible, innocent et puissant, muet quand on le juge, frémissant quand il jugera. Quel est cet agneau et ce lion tout ensemble? Agneau dans sa passion, lion dans sa résurrection? Ou plutôt, ne serait-il point agneau et lion dans sa passion, agneau et lion dans sa résurrection? Voyons l'agneau dans la passion. Nous l'avons dit tout à l'heure: «Il n'a pas ouvert sa bouche, non plus que l'agneau qui est sans voix devant celui qui le tond». Voyons le lion dans, cette même passion. Jacob a dit: «Tu t'es élancé dans ton repos, tu as dormi comme le lion (4)». Voyons l'agneau dans la résurrection. Nous lisons dans l'Apocalypse, à propos de la gloire éternelle des vierges. «Elles suivent l'agneau partout où il va (5)». Voyons le lion dans la résurrection. L'Apocalypse nous dit encore cette parole déjà citée plus haut: «Voici que le lion de la tribu de Juda a vaincu et peut ouvrir le livre (6)». Comment agneau dans la passion? Parce qu'il a reçu la mort, sans avoir d'iniquité. Comment lion dans la passion? Parce qu'en mourant il a tué la mort. Comment

1. Is 53,7 - 2. Is 53,8 - 3. Ap 5,5 - 4. Gn 49,9 - 5. Ap 25,4 - 6. Ap 25,5

agneau dans la résurrection? Parce qu'il possède l'innocence éternelle. Comment lion dans la résurrection? Parce qu'il a la puissance éternelle. Quel est cet agneau et ce lion tout ensemble? Comment demander qui est-il? Mais si je demande ce qu'il était? «Au commencement, il était le Verbe». Où était-il? «Et le Verbe était en Dieu». Quel était-il? «Et le Verbe était Dieu». Quelle était sa puissance? «Tout a été fait par lui». Et lui, qu'a-t-il été fait? «Et le Verbe a été fait chair (1)». Comment est-il né d'un père et non d'une mère, d'une mère et non d'un père? «Qui racontera sa génération?» Engendré par l'un, il est coéternel à celui qui l'engendre. Il devient chair en demeurant Verbe. Il a créé tous les temps, a été créé au temps convenable; proie de la mort, et faisant de la mort sa proie, exposé sans beauté, aux yeux des fils des hommes, sachant supporter l'infirmité, faisant ce qui est humble, dans sa grandeur, et ce qui est grand dans son humilité; Dieu homme, et homme Dieu; premier-né, et Créateur des premiers-nés; unique, et auteur de toutes choses; né de la substance du Père, et participant à la nature des fils adoptifs, Dieu de tous et serviteur d'un grand nombre. Tel est l'agneau «qui efface les péchés du monde (2)». Le lion qui triomphe des potentats du monde. Je demandais quel est-il; cherchons plutôt quels sont ceux pour qui il est mort. Serait-ce pour les justes et les saints? Ce n'est point ce que dit l'Apôtre; mais bien: «Le Christ est mort pour les impies (3)». Non point assurément pour qu'ils demeurent dans leur impiété, mais afin que, par la mort du juste, le pécheur fût justifié et que la cédule du péché fût effacée par l'effusion d'un sang exempt de péché.

1. Jn 10,1-2 Jn 10,14 - 2. Jn 1,29 - 3. Rm 5,6

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2005

CINQUIÈME SERMON. ENCORE SUR LA PAQUE (1).

ANALYSE. - 1. La mort du Christ est notre espérance. - 2. La mort du Christ est volontaire. - 3. Comment le Christ est triste dans sa mort. - 4. Nécessité de l'incarnation pour notre rachat. - 5. Paroles du Rédempteur aux rachetés. -- 6. Comment comprendre que le Christ est mort pour nous. - 7. Réfutation des erreurs d'Apollinaire et d'Arius. - 8. Exhortation.

1. Nous venons d'entendre lire dans l'Evangile la résurrection de Notre-Seigneur Jésus-Christ. Le Christ est ressuscité, donc le Christ est mort; car la résurrection est une preuve de la mort, tandis que la mort du Christ est la mort de nos craintes. Ne craignons plus de mourir, le Christ est mort pour nous. Mourons avec l'espérance de la vie éternelle, puisque le Christ est ressuscité pour que nous ressuscitions. Sa mort et sa résurrection sont pour nous un programme à suivre, une récompense promise. Le programme à suivre, c'est la passion; la récompense promise, c'est la résurrection. Le programme a été rempli par les martyrs; et nous, remplissons-le du moins, par la piété, si nous ne pouvons le faire par les souffrances. Tous ne sont point appelés à souffrir pour le Christ, à mourir pour le Christ, bien que lui-même soit mort pour nous. Bienheureux ceux qui ont fait pour le Christ ce qui était tour eux une nécessité! Mourir est une nécessité, mais mourir pour le Christ n'est point une nécessité. La mort viendra pour tous, mais non pour tous la mort pour le Christ. Ceux qui sont morts pour Jésus-Christ ont rendu en quelque sorte ce qu'il leur avait prêté. En mourant pour eux, le Seigneur leur faisait un prêt; ils l'ont acquitté en mourant pour lui. Mais comment le pauvre, dans la disette, aurait-il pu rendre, si le Seigneur, qui est riche, ne lui eût prêté? Le prêt qu'avait fait le Christ aux martyrs, il le leur a donné, afin qu'ils pussent rendre au Christ. Cette parole appartient donc aux martyrs: «Si le Seigneur n'eût été en nous, ils nous eussent dévorés tout vivants (1)». Les persécuteurs, dit le Prophète, «nous eussent dévorés tout vivants». Qu'est-ce à dire, «vivants?» Sachant bien que ce serait un grand mal de renier le Christ, oui, un tel crime, nous l'aurions commis, vivants ou en pleine connaissance, et ainsi les persécuteurs «nous eussent dévorés vivants et non morts. Qu'est-ce à dire, vivants?» En pleine connaissance, et non dans l'ignorance. Et par quelle force ont-ils pu ne point faire ce qu'ils étaient forcés de faire par les bourreaux? Qu'ils le disent eux-mêmes, interrogez-les. Ils répondent: «Si le Seigneur n'eût été en nous». C'est donc lui qui leur a donné ce qu'ils devaient lui rendre. Grâces lui en soient rendues. Il est riche. C'est encore de lui qu'il est dit: «Il s'est fait pauvre, afin de nous enrichir (2)». Nous sommes donc enrichis de sa pauvreté, guéris par ses blessures, élevés par son humilité, vivifiés par sa mort.

2. Le martyr s'écriait: «Que rendrai-je au Seigneur pour tous les biens dont il m'a comblé (3)?» Ecoutez ce qui suit. Le voilà qui a regardé, qui a cherché ce qu'il rendrait au Seigneur. Et que dit-il? «Je prendrai le calice du salut (4)». Voilà ce que je rendrai au Seigneur: «Le calice du salut», calice du martyre, calice de la passion, calice du Christ. Tel est le calice du salut; car le Christ est notre salut. Je prendrai donc son calice et je le lui rendrai. C'est de ce calice que le Christ, avant sa passion, disait à son Père: «Mon Père, que ce calice s'éloigne de moi, s'il est

1. Ps 132,1-2 - 2. 2Co 8,9 - 3. Ps 115,12 - 4. Ps 115,13

(1) On lit au manuscrit, fol. 5, pag. 2: «Autre sermon encore de saint Augustin pour le même jour».

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possible (1)». Il venait pour souffrir, il venait pour mourir, la mort était en sa puissance, et, si je ne me trompe, écoutez-le lui-même «J'ai le pouvoir de donner ma vie, et le pouvoir de la reprendre ensuite; nul ne me l'ôte, mais je la donne moi-même, et j'ai le pouvoir de la reprendre (2)». Entendez-vous son pouvoir? «Nul ne me l'ôte». En vain les Juifs se glorifient. Sa mort est pour eux un crime, et non une puissance. Le Christ est mort, parce qu'il l'a voulu. Lui-même a dit dans un psaume: «Je me suis endormi, j'ai pris mon sommeil (3)». Ils ont crié: «Crucifiez-le, crucifiez-le (4)», l'ont saisi, l'ont suspendu à la croix. Ils se flattent d'avoir prévalu contre lui: «J'ai dormi», dit-il, et ensuite: «J'ai pris mon sommeil»; véritable sommeil de trois jours. Et ensuite? «Et j'ai ressuscité, parce que le Seigneur m'a soutenu». C'est dans la forme de l'esclave qu'il dit ici: «Le Seigneur m'a soutenu (5)»; de même qu'il dit ailleurs: «Celui qui dort ne doit-il donc pas ressusciter (6)?» Les Juifs se glorifient comme s'ils avaient vaincu. Mais: «Celui qui dort ne doit-il donc pas ressusciter?» Ceux-ci, pour le mettre à mort, l'ont pendu à la croix, mais: «J'ai dormi», parce que j'ai donné ma vie quand j'ai voulu, et quanti j'ai voulu encore, je suis ressuscité.

3. Donc, ce calice qu'il voulait éloigner de lui, c'était pour le boire qu'il était venu. Pourquoi donc, Seigneur, disiez-vous: «Mon Père, s'il est possible, que ce calice s'éloigne de moi?» Pourquoi dire à vos disciples, quand il vous faut souffrir et mourir: «Mon âme est triste jusqu'à la mort (7)?» Pourquoi avec ces paroles, ces autres paroles: «J'ai le pouvoir de rendre mon âme, et le pouvoir de la reprendre». D'où vient que j'entends: «Mon âme est triste jusqu'à la mort?» Nul ne la ravit. D'où vient qu'elle est triste? Vous avez le pouvoir de rendre votre âme. Pourquoi dire: «Mon Père, s'il est possible, que ce calice s'éloigne de moi?» Répondant à cette question, il te dit: O homme, cette chair que j'ai prise est la tienne; si donc j'ai emprunté ta chair, ne puis-je aussi emprunter ta parole? Quand je dis: «J'ai le pouvoir de rendre mon âme, et aussi le pouvoir de la reprendre», je parle en Créateur; et quand je dis: «Mon âme est triste jusqu'à la mort»,

1. Mt 26,39 - 2. Jn 10,18 - 3. Ps 3,6 - 4. Lc 23,21 Jn 19,6 - 5. Ps 3,6 - 6. Ps 11,9 - 7. Mt 26,38

je parle en créature, comme toi. Applaudis-moi en moi-même, et reconnais-toi en moi. En disant: «J'ai le pouvoir de donner ma vie», je suis ton soutien. En disant: «Mon âme est triste jusqu'à la mort», je suis ton image.

4. N'avez-vous donc point lu qu'il est mort? L'avons-nous jamais nié? Nier sa mort, ce serait nier sa résurrection. Il est mort par cela même qu'il a voulu être homme. Il est ressuscité par cela même qu'il a daigné se faire homme, parce que nous autres hommes, nous devons et mourir et ressusciter. Est-ce donc le Verbe qui est mort en lui? Pouvait-il souffrir ce qui «au commencement était le «Verbe, et le Verbe était en Dieu, et le Verbe était Dieu (1)?» Que peut souffrir un tel Verbe? Et pourtant il fallait que le Verbe mourût pour nous; lui qui ne pouvait mourir devait mourir néanmoins. «Au commencement était le Verbe, et le Verbe était Dieu, et le Verbe était en Dieu»; où est le sang? où est la mort? La mort est-elle dans le Verbe? Ce Verbe a-t-il du sang? Mais si la mort n'est pas dans le Verbe, ni le sang dans le Verbe, où sera le prix de notre rançon? Ce prix, n'est-ce point son sang? Comment pourrait-il donner ce prix, s'il demeurait simplement le Verbe, si le Verbe ne prenait une chair, une chair vivant dans une âme humaine, afin que si le Verbe ne peut être mis à mort, cette chair seule qui prenait la vie en son âme fût immolée? Car l'âme, à son tour, ne pouvait être mise à mort, elle qui, s'attachant à la divinité, devient un même esprit avec Dieu, elle dont le Seigneur a daigné se revêtir, se l'unissant bien plus que nous ne lui sommes unis par la foi dont il est écrit: «Quiconque s'unit au Seigneur est un même «esprit avec lui (2)». Et en effet, quand nous étions dans l'infidélité, nous étions indignes de Dieu, étrangers pour lui; mais la foi nous a réunis à lui. Or, cette âme a été créée digne de s'attacher à Dieu, quand, nouvelle et inculte, elle a été unie à la personne divine. Mais, en vertu de cette union, il est arrivé que la chair à laquelle cette unité de deux esprits inégaux donnait une vie toute nouvelle, et d'un genre nouveau, a dû mourir dès que cette unification de deux esprits l'a délaissée, en se séparant d'elle pour un temps très-court. Dieu, qui est un esprit, et l'esprit humain qui est son image, sont en effet immortels.

1. Jn 1,1 - 2. 2Co 6,17

390

5. Voici donc le langage que nous adresse Notre-Seigneur, en même temps notre Sauveur: O hommes! j'ai fait l'homme droit, mais lui s'est perverti. Vous vous êtes éloignés de moi pour mourir en vous-mêmes. Pour moi, je viens chercher ce qui a péri. Vous éloigner de moi, dit-il, ce serait perdre la vie; «et la vie, c'était la lumière des hommes (1)». Voilà ce que vous avez abandonné, quand vous avez péri en Adam. «La vie était «la lumière des hommes mi. Quelle vie? «Au commencement était le Verbe, et le Verbe était Dieu, et le Verbe était en Dieu (2)». La vie existait, tandis que vous étiez couchés dans votre mort. Verbe, je n'avais pas de quoi mourir; homme, tu n'avais pas de quoi vivre. (Puisque Notre-Seigneur Jésus-Christ l'a bien voulu, je lui emprunte son langage; car s'il a pris le mien, à combien plus forte raison puis-je prendre le sien! ) Notre-Seigneur Jésus-Christ nous dit en effet, quoique sans parler, mais parle langage des choses mêmes Je n'avais rien par où la mort pût venir, et toi, homme, rien par où tu pusses vivre. J'ai donc pris en toi de quoi mourir pour toi; prends en moi, à ton tour, de quoi vivre avec moi. Faisons un échange; je te donne, donne-moi. Je reçois de toi la mort, reçois de moi la vie. Sors de ton assoupissement, vois ce que je puis donner, ce que je puis recevoir. Au sommet de la gloire dans le ciel, j'ai reçu de toi l'humilité sur la terre. Quoique ton Seigneur, j'ai reçu de toi la forme de l'esclave; je suis ta santé, et j'ai reçu de toi des blessures; je suis ta vie, et j'ai reçu de toi la mort. Verbe, je suis devenu chair, afin de pouvoir mourir. En mon Père, je n'ai aucune chair; j'ai pris dans ta nature, afin de te donner. (Car la Vierge Marie était de même nature que nous, c'est en elle que le Christ a pris une chair qui est la nôtre, ou la nature humaine) J'ai donc pris en toi une chair, afin de mourir pour toi. Reçois de moi l'esprit qui vivifie, afin de vivre avec moi. Enfin, je suis mort en ce que je tiens de toi, vis en ce que tu as de moi.

6. Donc, mes frères, quand vous entendez: Il est né du Saint-Esprit et de la vierge Marie, il a souffert, a été conspué, a reçu des soufflets; quand on vous dit: Voilà ce qu'a souffert le Christ, gardez-vous de croire que ce «Verbe qui était en Dieu au commencement»,

1. Jn 1,4 - 2. Jn 1

ait pu souffrir ainsi dans sa nature et dans sa substance. Mais, pouvons-nous dire que le Verbe de Dieu, le Dieu Fils unique du Père, n'a point souffert pour nous? Il a souffert, mais dans son âme et dans sa chair passible; il n'a pris la forme de l'esclave, qu'afin de pouvoir souffrir en son humanité. Car il avait une âme et une chair, puisqu'il venait délivrer l'homme tout entier, non plus en perdant la vie, mais en donnant sa vie. Prenons une comparaison qui vous fera mieux comprendre mes paroles. Ainsi, par exemple, quand le martyr saint Etienne, ou Phocas (1), ou tout autre, souffrit, mourut, fut enseveli, ce fut leur chair qui mourut seule, qui fut ensevelie, tandis que, pour l'âme, il n'y eut ni mort ni sépulture; et cependant nous disons très bien: Etienne, ou Phocas, ou tout autre, est mort pour le nom du Christ; de même, quand le Fils unique de Dieu souffrit, mourut, fut enseveli, ce fut à sa chair seule que l'on donna la mort et la sépulture, bien que l'âme, et à plus forte raison la Divinité, n'ait pu mourir. De là vient que nous disons, en toute sûreté, que le Fils unique de Dieu, ce Dieu engendré de Dieu, est mort pour nous, et a été enseveli. De là vient que Notre-Seigneur Jésus-Christ, qui est l'infaillible vérité, a pu dire très-justement et sans erreur. «Ainsi Dieu a tellement aimé le monde, qu'il a donné son Fils unique, afin que quiconque croit en lui ne périsse point, mais qu'il ait «la vie éternelle (2)». Et l'Apôtre a dit aussi de Dieu le Père, qu'«Il n'a point épargné son Fils unique, mais l'a livré pour nous tous (3)». Or, voulez-vous savoir ce qu'est le Christ? Ne voyez point seulement cette chair qui a été couchée dans le sépulcre; ne voyez point seulement l'âme dont il a dit. «Mon âme est triste jusqu'à la mort». Ne voyez point seulement le Verbe, ce Verbe qui est Dieu, mais considérez que le Christ tout entier est Verbe, et âme, et chair.

7. Or, n'ôtez rien à l'âme du Christ. Les hérétiques apollinaristes ont dit que cette âme n'avait point de pensée, c'est-à-dire

1. Il est difficile de préciser de quel Phocas veut parler saint Augustin, de celui d'Antioche ou des deux de Sinope. Les hagiographes belges en ont disserté, avec leur soin habituel, au 14 juillet. Toutefois les monuments qu'ils ont cités n'indiquent point qu'aucun de ces trois martyrs ait été connu ou ait reçu un culte en Afrique. Néanmoins, les nautoniers d'Afrique ont pu faire connaître Phocas, o thalasotaumaturgos, qui fut un jardinier de Sinope.

2. Jn 3,16 - 3. Rm 8,32

l'intelligence, que le Verbe lui tenait lieu d'intelligence et de pensée. Ainsi l'a dit Apollinaire. Mais, selon les Ariens, il n'eut aucune âme. Pour vous, croyez fermement que le Christ tout entier, c'est le Verbe, et une âme, et un corps. Et quand vous entendez cette parole: «Mon âme est triste jusqu'à la mort», comprenez que c'est une âme humaine, et non l'âme de la bête; car une âme sans intelligence, est l'âme de la bête, et non l'âme de l'homme. Seul donc le Christ est le Verbe, et une âme, et une chair. Quand tu frappes un homme à coups de poings, que frappes-tu en lui? son âme ou sa chair? Avoue que c'est la chair. Et pourtant c'est l'âme qui crie: Pourquoi me frapper, pourquoi me blesser? Or, si tu disais à l'âme: Oh! qui t'a frappée? je frappe la chair, et non toi: quiconque t'entendrait parler ainsi, ne se rirait-il pas de toi, ne te prendrait-il pas pour un idiot, un insensé? De même donc, ceux qui ont fouetté la chair du Verbe de Dieu, qui l'ont souffleté, ne sauraient dire: C'est la chair que nous avons fouettée, ou souffletée, mais non le Verbe, non l'âme du Christ. Car c'est tout le Christ qu'ils ont fouetté et souffleté, le Christ qui est Verbe, et âme, et chair. Et quoiqu'ils n'aient pu mettre à mort sur la croix, ni son âme, ni sa divinité, qui est la véritable vie, dans leurs coeurs, néanmoins, dans leur volonté perverse, ils se sont fait une joie de mettre à mort le Christ tout entier. Persécuter un homme jusqu'à le tuer, c'est vouloir son extinction, comme on veut l'extinction d'une lampe que l'on brise à terre, afin qu'elle ne gêne plus le malfaiteur qui voit un obstacle dans sa lumière. C'est ce que l'on ne saurait faire complètement dans un homme, c'est-à-dire qu'on ne saurait l'éteindre complètement, puisqu'il est formé d'une substance mortelle, à la vérité, mais aussi d'une autre qui est immortelle. Rien, en effet, n'est mortel en lui que la chair. Or, le Christ, Fils unique de Dieu, pouvait d'autant moins mourir tout entier, quand les Juifs crurent le mettre à mort, qu'il est formé de trois substances, c'est-à-dire d'une qui est éternelle et divine, et de deux autres qui sont temporelles, ou humaines, mais dont l'une seulement, ou la chair, est mortelle. Quant à l'âme, et surtout à la Divinité, il était, sans aucun doute, immortel. De là vient que lui seul, par sa mort d'un moment, a pu nous racheter de notre mort éternelle, lui qui n'avait pas seulement une chair et une âme humaine, mais qui était Dieu, et âme, et chair, seul engendré de Dieu. Celui, en effet, «qui est descendu jusque dans les lieux inférieurs de la terre, est aussi celui qui est monté par-dessus tous les cieux (1)». Ce que ne pourrait faire quiconque ne serait qu'un homme.

8. Tressaillons donc en toute sécurité, livrons-nous à l'allégresse, mes frères bien-aimés, puisqu'il nous a rachetés, par sa mort, Celui qui, tout mort qu'il était, a triomphé de ses ennemis. C'est dans les bras de la mort qu'il a tué la mort elle-même, et nous a délivrés éternellement de sa puissance; «puis, s'élevant au ciel, il a emmené captive la captivité elle-même», et a répandu ses dons sur les hommes, en nous envoyant l'Esprit-Saint; c'est lui qui, du sépulcre où il était couché, a pu introduire dans le ciel le larron devenu fidèle.

1. Ep 4,10

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Augustin, Sermons 2002