Augustin, Sermons 4000

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TROISIÈME SUPPLÉMENT. (1) SERMONS 1-12




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PREMIER SERMON. SUR LA CHAIRE DE L'APÔTRE SAINT PIERRE.

ANALYSE.- Souveraine autorité de la chaire de saint Pierre.

La sainte Eglise célèbre aujourd'hui, avec une pieuse dévotion, l'établissement de la première chaire de l'apôtre saint Pierre. Remarquez-le bien, la foi doit trouver place en nos âmes avant la science; car les points de foi catholique proposés à notre respect, loin d'être inutiles pour nous, sont, au contraire, et toujours, et pour tous, féconds en fruits de salut. Le Christ a donné à Pierre les clefs du royaume des cieux, le pouvoir divin de lier et de délier; mais l'Apôtre n'a reçu en sa personne un privilège si étonnant et si personnel, que pour le transmettre d'une manière générale, et en vertu de son autorité, à l'Eglise de Dieu. Aussi avons-nous raison de regarder le jour où il a reçu de la bouche même du Christ sa mission apostolique ou épiscopale, comme celui où la chaire lui a été confiée; de plus, cette chaire est une chaire non de pestilence (1), mais de saine doctrine. Celui qui s'y trouve assis, appelle à la foi les futurs croyants; il rend la santé aux malades, donne des préceptes à ceux qui n'en connaissent pas et impose aux fidèles une règle de vie; l'enseignement tombé du haut de cette chaire, de notre Eglise, c'est-à-dire de l'Eglise catholique, nous le connaissons, nous y puisons notre joie; c'est l'objet de notre croyance et de notre profession de foi; c'est sur cette chair qu'après avoir pris des poissons, le bienheureux Pierre est monté pour prendre des hommes et les sauver.

1. Ps 1,1




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DEUXIÈME SERMON. POUR LA NAISSANCE AU CIEL DE SAINT VINCENT. (TROISIÈME SERMON)

ANALYSE. - 1. L'éloge d'un pareil martyr est vraiment difficile à faire. - 2. Inutiles efforts de Dacien pour vaincre sa fermeté.- 3. Reproches à Dacien.

1. Je l'avoue, le silence seul serait à la hauteur du courage déployé par Vincent dans le cours de sa passion glorieuse, et remplacerait dignement tout ce qu'on pourrait dire de mieux pour la raconter. Je serais heureux de suivre ce conseil si sage donné en ces termes (523) par Salomon: «O pauvre, ne cherche point à a atteindre jusqu'au riche (1)». Puisque tu ne peux arriver jusqu'à lui, arrête-toi dans les limites de ta faiblesse naturelle. Que dire après de si hauts faits? Quelles paroles employer après de tels actes? Quand raconterai-je ces merveilles? Comment parviendrai-je à en finir? Enfin, pourquoi répéter ce que vous avez naguère entendu? Il est bon, néanmoins, de vous présenter à nouveau une image de ce spectacle grandiose; par là votre admiration se soutiendra, et le courage du martyr ne tombera pas en oubli. En effet, «le chemin qui conduit à la vie est étroit; il y en a beaucoup pour entendre parler de lui, mais il y en a bien peu pour le suivre (2)». Au chrétien qui va souffrir, on ne propose rien autre chose que les exemples de courage donnés parles martyrs. Puissent les exemples des saints nous servir de leçon! Puissions-nous au moins imiter la foi de ceux que nous ne pouvons suivre dans la voie des souffrances!

2. Le tyran ne s'est point borné à menacer le martyr, comme l'eût fait un ennemi: il a encore employé la flatterie vis-à-vis de lui, comme s'il l'aimait; nous avons, en effet, remarqué dans la même personne, en Dacien, le persécuteur et l'endormeur; car n'a-t-il pas cherché à inspirer l'épouvante? N'a-t-il pas aussi fait des promesses? D'abord il a voulu, par la terreur, éteindre dans l'âme de Vincent le flambeau de la foi; puis, dans le même but, il l'a caressé, puis il en est revenu aux tourments, pour quitter bientôt les moyens violents, et mettre encore une fois en oeuvre ceux de la persuasion, changeant ainsi de rôle, comme un personnage de théâtre comique. Dans l'un, diversité de figures, dans l'autre, inébranlable solidité de sentiments. Celui-ci se trouvait suspendu, celui-là était assis; Vincent subissait la peine du martyre, Dacien l'infligeait; mais le tyran se fatiguait, et le supplicié remportait la victoire. Ce lion rugissant, ce chien affamé, ce serpent cauteleux, ce loup rusé, ce renard cousu de malice, à quoi a-t-il réussi? Il a longtemps sué à la besogne; néanmoins, Vincent l'a vaincu. Enfin, le martyr endure des tourments qui exercent sa patience; on le frappe, et il n'en devient que plus solide; il s'instruit à l'école de la flagellation il se

1. Si 4,32 - 2. Mt 7,14

523

purifie au milieu des flammes, et toujours il domine son bourreau. Dacien le combat pendant qu'il respire encore, et l'insulte même quand il a succombé, et dans la personne d'un mort il trouve sa propre condamnation.

3. Le tyran s'irrite et fait cet aveu: Je ne puis venir à bout même d'un mort. De quel mort? C'est, sans aucun doute, de Vincent. Tu lui as enlevé la vie de ce monde, mais, après sa mort, as-tu pu le priver de la gloire éternelle? Si tu as dompté son corps, as-tu été capable de te rendre maître de son esprit? Au surplus, as-tu seulement triomphé de son corps? Non, peut-être; car ce corps, jeté à la mer partes ordres, se retrouvait sur le rivage avant même qu'on t'apprît sa submersion: «Il est donc inutile à toi de regimber contre l'aiguillon (1)». Vincent n'a pas lutté contre un homme; en ta personne il a vaincu le diable, et toi, tu n'as pu l'emporter en lui sur le Christ. Il a compris qu'il devait vaincre en toi, et à toi n'est pas venue l'idée de celui qui devait triompher en lui. Quelle comparaison humaine ajouter? A quoi bon unir la chair au sang? «Toute chair n'est que de l'herbe, et toute la beauté de la chair ressemble à la fleur des champs»; en toi, «l'herbe a séché et la fleur est tombée, mais la parole du Seigneur est éternellement demeurée» en Vincent (2). Tu te tenais solidement assis, et lui, dépouillé de ses vêtements, se trouvait debout en ta présence. Tu le jugeais, il subissait ton jugement; tu ne triomphais pas de lui, et il triomphait de toi. Etablis une comparaison entre vous deux. Descendu de ton tribunal, où es-tu maintenant? Sorti de son épreuve, où est-il? Dis-le moi, si tu en as l'idée; ou si, à défaut de l'idée, tu en as le sentiment; et si tu n'en as pas même le soupçon, écoute-moi. Tu as quitté ton siège pour descendre dans la tombe; eh bien! où es-tu aujourd'hui? Je n'en sais rien. En effet, si tu es resté tel que tu étais alors, tu es perdu pour le ciel, et si tu as changé de dispositions, peut-être es-tu sauvé. Au témoignage de quelques-uns, Dacien serait devenu croyant. Voilà donc ce qu'on dit de lui, ce qu'on en rapporte, ce qu'on affirme à son sujet, c'est qu'il a été jusqu'à se soumettre à la règle de la foi. Ne nous étonnons point de ce que «la grâce ait surabondé là où avait

1. Ac 9,5 - 2. Is 40,6-8

524

abondé le péché (1)». Mais enfin, où est Dacien? Supposez vrai ce qu'on dit de lui, nous n'en savons rien; si vous le regardez comme incertain, notes en savons encore moins. Mais quant à notre Vincent, ignorons-nous d'où il est sorti, où il est allé? Comme il a couru, avec quelle dignité il a fourni sa carrière, de quelle manière il a persévéré, de quelle gloire il est environné depuis sa mort, nous le savons parfaitement, on nous l'a dit. Aussi

1. Rm 5,20

nous sommes-nous réjouis de ce que nous avons combattu avec lui, de ce qu'en sa personne nous avons tous triomphé, sans avoir faibli devant les insultes du tyran, et même après avoir ri de sa défaite; aussi nous sommes-nous félicités d'avoir appris qu'après la lutte, celui qui avait soutenu le combattant a couronné le vainqueur. N'est-il pas dit, en effet: «La mort de ses élus est précieuse aux yeux du Seigneur (1)».

1. Ps 115,5




4003

TROISIÈME SERMON. POUR LA NAISSANCE AU CIEL DU MARTYR QUADRAT (1).

ANALYSE. - 1. Le bienheureux docteur est réjoui à la vue des fidèles, qu'il regarde comme ses compagnons de voyage.- 2. Dieu déteste trois classes de personnes: celles qui restent à la même place, celles qui retournent en arrière, et celles qui suivent de faux chemins. - 3. Nécessité de faire des progrès démontrée par l'exemple de Paul. - 4. Cet apôtre l'explique en faisant connaître le chemin de la perfection. - 5. Perfection du martyr Quadrat, indiquée par son nom même. - 6. A Dieu nous devons au moins le même dévouement qu'au péché. - 7. Nous devons faire mieux, à l'exemple de Quadrat. - 8. Il faut confesser le Christ publiquement. - 9. Le respect humain est à mépriser. - 10. Cette crainte ridicule du monde empêche la conversion des païens. - 11. Nous devons craindre Dieu par-dessus tout, car il rougira de celui qui n'osera pas se déclare pour lui.

1. Tous ensemble nous rendons grâces au Seigneur notre Dieu de ce qu'il accorde la faveur, à nous de vous contempler, et à vous de nous voir. S'il suffit de nous apercevoir les uns les autres dans cette chair mortelle, pour que «notre bouche pousse des cris de joie» et que «notre langue chante des cantiques d'allégresse (1)», quel sera le sentiment de notre bonheur, lorsque nous nous rencontrerons dans ce séjour où nous ne craindrons point de nous voir séparés. L'Apôtre a dit «Réjouissons-nous dans notre espérance (2)». Par conséquent, l'objet de notre joie, nous ne le possédons encore qu'en espérance, et nullement en réalité. «L'espérance qui verrait ne serait plus de l'espérance; car comment espérer ce qu'on voit déjà? Si nous espérons

1. Ps 125,2 - 2. Rm 12,2

ce que nous ne voyons pas encore, nous l'attendons par la patience (1)». Si les voyageurs qui fournissent ensemble leur course se réjouissent de se trouver en compagnie les uns des autres, quel bonheur ils posséderont quand ils se verront tous réunis dans la patrie! Les martyrs ont lutté pendant le cours de cette vie; en luttant ils ont marché et ne se sont point arrêtés dans leur marche; ceux qui aiment Dieu s'avancent vers lui, et pour courir à lui, nous nous servons, non de nos jambes, mais de nos coeurs.

2. Le chemin que nous avons à parcourir exige que nous marchions; or, trois sortes de personnes lui sont insupportables: celles qui restent à la même place, celles qui reculent, celles qui suivent une fausse voie. Puisse

1. Rm 8,24-25

(1) Prononcé par saint Augustin le 11I des calendes de septembre, et où le saint docteur explique ces paroles de l'Apôtre: «Je parle humainement, à cause de la faiblesse de votre chair». Rm 6,19

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notre marche, avec le secours d'en haut, ne point se ressentir de l'un de ces trois défauts! Puisse-t-elle ne point s'en trouver paralysée! Quand deux hommes marchent, l'un va plus lentement et l'autre plus vite; mais enfin, ils marchent tous les deux. Aussi faut-il exciter ceux qui restent en place, rappeler ceux qui retournent en arrière, ramener dans le bon chemin ceux qui l'ont perdu, ranimer ceux qui ne marchent pas assez vite, imiter les voyageurs agiles. Quiconque ne fait pas de progrès, s'arrête en route; il retourne en arrière l'homme qui, négligeant d'accomplir ses bonnes résolutions, retombe dans les défauts dont il s'était précédemment débarrassé; enfin, on s'éloigne de la bonne voie dès qu'on s'écarte des vraies croyances.

3. Qui est-ce qui ne fait pas de progrès? Celui qui se croit sage et dit: «Ce que je suis me suffit»; celui qui ne fait pas attention à ces paroles de l'Apôtre: «Oubliant ce qui est derrière moi, et m'avançant vers ce qui est devant moi, je m'efforce d'atteindre le but, pour remporter le prix auquel Dieu m'a appelé d'en haut par Jésus-Christ (1)». A l'entendre, Paul courait, il suivait son chemin, sans s'arrêter, sans regarder derrière lui. Oh! qu'il était loin de s'être trompé de route! N'indiquait-il pas, en effet, par ses leçons, la véritable voie? N'y marchait-il pas? Ne la montrait-il point par son exemple? Pour imprimer à notre course la rapidité de la sienne, il nous dit: «Imitez-moi comme j'imite Jésus-Christ (2)». Nous supposons donc, nos très-chers frères, que nous suivons avec vous le même chemin. Si nous sommes lents à marcher, précédez-nous, nous n'en serons nullement jaloux; car nous cherchons qui nous pourrons suivre; mais si, à votre avis, notre course vers le but est rapide, courez avec nous. Le terme que nous avons hâte d'atteindre est le même pour nous tous, et pour ceux dont le pas est plus preste, et pour ceux dont la démarche est plus lente. L'Apôtre lui-même en convient: «Je n'ai qu'un but», dit-il; «oubliant ce qui est derrière moi, et m'avançant vers ce qui est devant moi, je m'efforce de l'atteindre pour a remporter le prix auquel Dieu m'a appelé d'en haut par Jésus-Christ». Voici dans quel ordre doivent se trouver ces paroles: Il n'y a qu'un but, je ne poursuis que celui-là.

1. Ph 3,13-14 - 2. 1Co 4,16

Avant de s'exprimer ainsi, qu'avait-il dit «Moi, je ne pense pas être encore arrivé au but (1)». Cet apôtre ne reste pas en place, et pourtant, il reconnaît n'être pas encore parvenu au but; il ne voyage point en pays étranger, il ne s'est pas écarté de sa route, il se réjouira au sein de la patrie. «Moi», dit-il; qui, moi? Moi, «qui ai travaillé plus que tous les autres». Après avoir dit: «J'ai travaillé plus que tous les autres», il n'ajoute pas: «Moi, je ne pense pas être encore arrivé au but»; mais il place à propos le mot «moi», quand il s'agit de s'humilier et non de se flatter. «Moi», dit-il, en ce qui me concerne, «je ne pense pas être encore arrivé «au but». A la suite de ces paroles: «J'ai travaillé plus que les autres», viennent celles-ci: «Mais ce n'est pas moi, c'est la grâce de Dieu avec moi (2)». La grâce de Dieu n'a-t-elle pas atteint le but? Paul a donc raison de dire ici: «Moi», car le propre de notre faiblesse est de ne pas atteindre le but; mais y parvenir, c'est l'effet de la grâce divine qui nous aide, et non celui de l'infirmité humaine.

4. Nous n'avons rien en propre que le péché; impossible de trouver autre chose en nous; voilà une vérité incontestable, hors de doute; mais qui nous en montrera, qui nous en enseignera et nous en fera clairement voir l'évidence? Il est une chose que notre piété doit savoir, que notre faiblesse doit avouer, que notre charité doit chercher à faire disparaître, «c'est que je n'ai pas encore atteint le but et que je ne suis point encore parvenu à la perfection». A cela l'Apôtre ajoute: «Je ne pense pas être encore arrivé au but». Pour nous exciter à marcher vite et à nous avancer vers ce qui est devant nous, il nous dit: «Que ceux d'entre nous qui sont parfaits, le comprennent». D'abord il avait dit: «Non que j'aie encore atteint le but et que je sois déjà parfait»; puis il ajoute: «Que ceux d'entre nous qui sont parfaits, le comprennent (3)». Il y a donc perfection et perfection, et il y a un voyageur parfait. Avant d'être arrivé au terme final, on est un voyageur parfait quand on marche devant soi, quand on ne s'arrête pas, quand, enfin, on suit la bonne voie; mais quoi qu'on fasse, on n'est point encore arrivé au but, puisqu'on voyagé encore. Il faut bien le

1. Ph 3,13 - 2. 1Co 15,10 - 3. Ph 3,15

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reconnaître, en effet; puisqu'on marche, et qu'on marche dans la voie, on va quelque part, on s'efforce de parvenir à un but quelconque. Où donc l'Apôtre essayait-il d'arriver? Il n'avait pas encore atteint le but; il exhorte les parfaits à reconnaître leur imperfection, car la perfection du voyageur consiste à savoir le chemin qu'il a déjà parcouru et celui qui lui reste à parcourir encore. Sachons-le donc; si parfaits que nous soyons, nous ne sommes pas encore arrivés à la perfection; cette pensée nous empêchera de demeurer imparfaits.

5. Que dire, mes frères? le martyr Quadrat est parfait, car y a-t-il rien de plus parfait que le carré? Tous ses côtés sont égaux, il se ressemble sur toutes ses faces; n'importe comment vous le tourniez, il pose solidement et ne tombe pas. O nom vraiment beau! il indique une figure de géométrie et présage un événement à venir! Quadrat s'appelait ainsi de prime abord, c'est-à-dire avant d'être couronné, avant de subir l'épreuve de la tentation qui devait faire de lui un carré; dès lors que, préalablement à ce qui devait avoir lieu plus tard, il portait ce nom-là, c'était le signe qu'il avait été prédestiné dès avant la constitution du monde; il a souffert pour que se vérifiât en lui l'annonce faite par son nom; et pourtant il marchait encore, et néanmoins il se trouvait toujours à suivre la voie, et tant qu'il était encore en ce monde, il y avait à craindre pour lui, ou de rester à la même place, ou de retourner en arrière, ou de quitter le bon chemin. Il a maintenant parcouru sa carrière, il a fourni sa course, il est solidement assis, il a été employé par l'architecte de l'arche du Seigneur, figure de la Jérusalem céleste, à la construction de laquelle ne devaient servir que des bois écarris. Maintenant, il n'a plus aucune épreuve à redouter; il a entendu la voix du Très-Haut; il l'a entendue, et s'est rendu à son appel; il a suivi son Sauveur, et il porte le Dieu qui habite la sainte cité; il a méprisé les caresses du monde, triomphé de ses menaces, échappé à ses fureurs. Qu'elle est grande, mes frères, la gloire des martyrs! elle prime dans l'Eglise; quelles qu'elles soient, toutes. les autres ne viennent qu'après elle, car ce n'est pas sans raison qu'il a été dit à quelques-uns «Vous n'avez pas encore résisté jusqu'à répandre votre sang (1)». Quand on est capable

1. He 12,4

de supporter et d'endurer les persécutions du monde, ne peut-on pas en mépriser les flatteries?

6. Le même Apôtre a dit: «Je parle humainement à cause de la faiblesse de votre chair; comme vous avez fait servir vos corps à l'impureté et à l'injustice de l'iniquité, ainsi faites-les servir maintenant à la justice pour votre sanctification (1)». Le conseil qu'il semble nous avoir donné par ces paroles, est d'une singulière importance; que chacun de nous se mesure sur elles; et, pour cela, qu'on ne se tâte point d'une manière flatteuse; qu'on se pèse au juste et qu'on se dise la vérité comme on attend que je la dise. Qu'on se dise: J'ai le dessein de placer en public un miroir où chacun soit à même de se regarder. Je ne suis pas ce miroir; je rien ai pas le brillant pour refléter les traits de qui se regarde; je ne parle pas, bien entendu, de ces traits qui se peignent sur le visage, mais de ceux de notre âme; par mes paroles, je puis les amener à se faire représenter par la glace, mais il m'est impossible de les contempler. Voilà un miroir, je le mets devant vous; que chacun s'y regarde et s'y compare à l'idéal tracé par l'Apôtre dans le passage que j'ai cité. Recevez-le de la main de Paul «Je parle humainement à cause de la faiblesse de votre chair. Comme vous avez fait servir vos corps à l'impureté et à l'injustice de l'iniquité, ainsi faites-les servir maintenant à la justice pour votre sanctification». Qu'est-ce à dire: «Ainsi?» C'est une comparaison. Quand, de tes membres, tu faisais au péché des armes d'iniquité pour la corruption, te plaisait-elle? Je te le demande, fais-y attention, réponds-moi. La corruption te plaisait-elle? Ton silence me tient lieu de réponse; si l'impudicité ne t'offrait pas d'agréments, jamais tu ne t'y abandonnerais. Donc, «comme vous avez fait servir vos corps à l'impureté et à l'injustice de l'iniquité». Tu as trouvé du plaisir à agir ainsi; que la justice t'offre enfin des attraits pareils! N'agis point sous l'impression de la crainte, je ne le veux pas, te dit Dieu; la crainte était-elle le mobile de ta mauvaise conduite? «Comme, ainsi». Comme vous avez fait servir vos corps à l'impureté «et à l'injustice de l'iniquité, ainsi faites-les servir maintenant à la justice pour votre

1. Rm 6,19

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Sanctification». Il faut employer la terreur pour te faire pratiquer la justice, et l'amour te faisait courir après l'impureté! Et pourtant, y a-t-il rien de plus beau que la sagesse? Je vous le demande: N'est-elle pas aussi digne que l'impureté, de posséder vos affections? Quand tu courais au vice impur, on voulait t'arrêter, et tu allais toujours; tu offensais ton père, n'importe, tu courais; tu aimais mieux être déshérité que te priver de tes honteux plaisirs. Que diras-tu à cela? La justice exige de toi ce que tu as fait pour l'immoralité. Vous avez entendu ce passage de l'Evangile: «Je suis venu sur la terre pour t'apporter, non pas la paix, mais la guerre (Mt 10,34)». Le Sauveur a déclaré qu'il séparerait les enfants de leurs parents. Voici un exemple de cette guerre apportée par le Christ; remarque-le bien. Peut-être veux-tu servir Dieu et peut-être aussi ton père s'y oppose-t-il. Quand tu aimais le vice impur, ton père avait beau te le défendre, tu y courais malgré lui; aujourd'hui que tu aimes la justice, elle ne veut pas que tu deviennes l'esclave de l'impureté; elle tient donc, auprès de toi, la place de ton père, elle veut t'arrêter; rends donc ta liberté complètement indépendante, comme tu as rendu indépendantes tes honteuses convoitises. Tu étais alors tout disposé, même à perdre ton héritage plutôt que de renoncer à tes passions dépravées; sois maintenant disposé à perdre ton héritage, plutôt que de souiller en toi l'éclat de la justice. C'est un grand effort à t'imposer, mais il le faut. Y aurait-il un homme pour oser dire: On doit préférer l'impureté à la justice?

7. Quoiqu'il en soit, la justice t'élève; il est positif, te dit-elle, que je ne ressemble nullement à l'impureté: grande est la différence qui se trouve entre ses ténèbres et mon lumineux éclat, entre son discrédit et l'honneur dont je suis en possession. Oui, encore une fois, il existe une énorme différence entre nous: j'y établis un degré de supériorité, ainsi le veux-je, car ma supériorité m'oblige et m'oblige à beaucoup; plus je m'éloigne du mal, plus impérieux deviennent mes devoirs. Néanmoins, je parle humainement, plus tard, je parlerai d'une manière divine. Pourquoi ne point parler ainsi dès maintenant? «Je parle humainement à cause de la faiblesse de votre chair». Le motif qui dicte ma conduite, c'est que je veux être indulgent pour la faiblesse de votre chair; par conséquent, «comme vous avez fait servir vos membres à l'impureté et à l'injustice de l'iniquité, ainsi». A cette heure, vous êtes obligés à plus, mais je vous demande seulement de vous conduire de même manière: faites au moins cela, puis vous irez plus loin. En attendant, «je n vous «parle d'une façon humaine». Agissez aujourd'hui comme vous l'avez fait autrefois. Est-ce à cela que Quadrat s'est borné? Oh! non, évidemment; il a fait davantage, et bien davantage. Portez votre attention sur le caractère et l'étendue de vos impuretés, et voyez ce qu'exigent de vous, en surplus, la piété, la charité, la justice parfaite et le bonheur que l'on goûte à devenir saint. Ce qu'ils exigent de vous en surplus, le voici remarquez-le bien.

8. Tout homme esclave du vice impur ne désire pas, à beaucoup près, que son inconduite vienne à la connaissance du public; il a peur de se voir condamné, il redoute la prison, le juge, le bourreau. Pour porter atteinte à la pudeur d'une femme qui n'est pas la sienne, il trompe le mari de cette femme, il recherche les ténèbres, il serait au désespoir d'être aperçu n'importe par qui, la seule pensée du juge le fait trembler. La crainte du châtiment lui inspire la crainte d'être connu pour ce qu'il est. La perfection de la justice exige de toi bien plus que cela; je vais t'en convaincre. L'Apôtre ne t'en parle pas encore dans ce passage: «Je parle humainement à cause de la faiblesse de votre chair». Mais le Sauveur va le dire: «Ce que je vous dis dans les ténèbres», c'est-à-dire, en secret, «dites-le à la lumière, et ce que vous entendez à l'oreille, prêchez-le sur les toits (1)». L'adultère va-t-il sur les toits prêcher son crime? Non-seulement il ne monte pas sur un toit pour le prêcher, mais il se cache sous un toit pour le commettre. Pourquoi agit-il ainsi? C'est que l'amour du vice honteux le pousse jusque-là; il craint d'être découvert et puni. Quant aux amateurs de cette beauté invisible, de cet éclat dont il est question en ce passage: «Vous surpassez en beauté les plus beaux des enfants des hommes (2)»; quant aux amateurs de cette beauté, pourquoi ne craignent-ils pas de prêcher sur les toits ce

1. Mt 10,27 - 2. Ps 44,2

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qu'on leur a dit à l'oreille? Remarque, d'une part, le motif qui porte l'adultère à craindre d'être reconnu et puni, et, d'autre part, le motif qui inspire la confiance à l'amateur de l'invisible beauté. Le Sauveur lui-même te le fait connaître par la suite de son discours. En effet, après avoir dit: «Ce que je vous dis dans les ténèbres, dites-le à la lumière, et ce que vous entendez à l'oreille, prêchez-le sur les toits», il ajoute: «Ne craignez point ceux qui tuent le corps». Par là, ce que vous entendez dans les ténèbres, vous le direz à la lumière, et ce qu'on vous dit à l'oreille, vous le prêcherez sur les toits. «Ne craignez pas ceux qui tuent le corps». L'adultère peut et doit craindre ceux qui tuent le corps, car son corps une fois perdu, adieu la source de toutes les voluptés! Oui, qu'il craigne de perdre son corps celui qui mène une vie toute matérielle, puisque le corps lui sert d'instrument pour satisfaire toutes ses convoitises. Pour un pareil homme, ce n'est pas assez d'avoir des passions; il les attise, et à force d'en entretenir le feu dévorant, il arrive à la dégoûtante satisfaction de ses instincts brutaux.

9. Homme de Dieu, as-tu les yeux du coeur pour contempler la splendide beauté de la piété et de la charité? Si tu les as, remarque bien ce qui peut te mettre en possession de ton âme: pour en jouir, tu n'as pas à te servir de tes membres corporels. Que l'amateur de sales voluptés craigne devoir mourir son corps. Mais «que la paix soit aux hommes de a bonne volonté sur la terre (1)». O chrétien, que tu es encore loin de ressentir cet amour! Si seulement tu parvenais à cet «humainement» de l'Apôtre! si seulement tu trouvais du plaisir à faire le bien, comme tu en trouvais jadis à commettre l'iniquité! Car, si lu éprouves du bonheur à bien faire, à croire au Christ, à jouir de son infinie sagesse en dépit de ta misérable insuffisance, à écouter et à pratiquer ses commandements, alors commence à se vérifier en toi cette parole de Paul «Je parle humainement à cause de ton infirmité»; tu es entré en possession «du don parfait», mais tu n'es point encore parvenu à la perfection du carré. Comme je l'ai dit, tu as pris le dessus; marche donc, car tu as encore du chemin à parcourir; ne reste pas à la même place, car il te reste encore quelque

1. Lc 2,13

chose à faire; ne crains rien: ne dérobe pas aux regards d'autrui tes bonnes oeuvres, comme si tu avais à craindre des critiques et des reproches. Que te dit le grand Apôtre? Est-ce pour toi une honte d'être du ciel? On te demande d'où tu viens, et tu as peur de répondre que tu viens de l'église! Et tu as peur qu'on te dise: «Tu portes la barbe, et tu n'es pas honteux d'aller où vont les veuves et les vieilles femmes!» N'écoute pas de pareilles gens. Tu trembles de dire: Je suis allé à l'église. Une insulte t'inspire la plus vive horreur; comment donc supporteras-tu la persécution? Mais, aujourd'hui, nous sommes en paix; nul doute à cet égard. Ce devrait être aux hérétiques à rougir: ils sont en si petit nombre dans leur parti, et ils ne rougissent pas! et les nombreux adhérents de la vraie foi baissent les yeux! Où ceux-ci en sont-ils arrivés? Où sont restés ceux-là? Les premiers sont parvenus à la lumière de la paix, les seconds sont restés au milieu des ténèbres de la confusion. Vous ne rougissez pas de rougir de ce qui devrait faire votre gloire! Les païens ne rougissent pas de choses honteuses, et vous rougissez de choses glorieuses! Que sont donc devenues ces paroles dont on vous a fait la lecture: «Approchez-vous de lui, et vous serez éclairés, et la honte ne sera plus sur votre visage (1)».

10. J'ai ainsi parlé, mes frères, car, je le sais et j'en gémis amèrement, on craint la langue de quelques païens qui ne persécutent pas, mais qui vomissent des insultes; des hommes qui voudraient croire sont paralysés dans leurs désirs, puisqu'ils ne se rendent point aux exhortations des chrétiens. Que dire de plus? Que dirai-je moi-même? Tu vois qu'on fait tout pour empêcher le premier païen venu de se faire chrétien: et toi, qui es chrétien, tu gardes le silence! L'essentiel, à tes yeux, est qu'on t'épargne, c'est-à-dire qu'on ne t'insulte pas! Quand on détourne de la foi le païen, tu te dis en secret: Dieu soit loué! on ne m'a rien dit. Tu prends la fuite, non de corps, mais en esprit; tu restes en place et tu t'esquives; tu crains d'entendre une méchante langue invectiver contre toi, et tu abandonnes à sa propre faiblesse un homme que tu devrais gagner au Christ; tu ne lui viens pas en aide, tu gardes le silence! Je le répète, tu prends la fuite, non de corps, mais en esprit.

1. Ps 33,6

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Tu n'es qu'un mercenaire, puisqu'à la vue du loup tu te sauves.

11. Que dire de plus? Nous avons, tout à l'heure, entendu la parole du Sauveur; qu'elle nous remplisse d'épouvante, car si nous devons l'aimer, nous n'avons pas moins à le craindre. «Celui», dit-il, «qui aura rougi de moi devant les hommes». Remarquez à quel moment Jésus parlait ainsi; c'était au moment où le monde, au lieu de croire, frémissait de rage contre la foi. «Celui a qui aura rougi de moi devant les hommes, je rougirai de lui devant mon Père qui est dans les cieux (1)». «Mais celui qui m'aura confessé devant les hommes, je le confesserai aussi moi-même devant mon Père qui est aux cieux (2)». Veux-tu que le Christ te renie? Veux-tu qu'il te confesse? Ah! elles dureront longtemps les insultes que tu recevras, quand une fois le Christ aura déclaré ne pas te

1. Mc 8,38 - 2. Lc 3,8

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connaître. N'en doute pas, ce qu'il annonce se réalisera. Celui qui a fait tant de prophéties manquera-t-il à sa parole seulement en ce qui concerne le jour du jugement? Non. Que ses contempteurs conservent pour eux-mêmes leur mauvaise foi, ou plutôt, qu'ils s'en débarrassent. Présentez-vous à eux comme les modèles d'une foi courageuse; n'allez pas leur donner l'exemple de gens que la crainte réduit au silence. S'ils rencontraient des chrétiens plus fermes, plus solides pour défendre les faibles, pour rendre librement témoignage de leur croyance, pour instruire prudemment les autres, pour les secourir charitablement, ils garderaient le silence, soyez en sûrs, car ils n'auraient plus rien à dire. Les accents de leur voix se perdraient dans le vide, car ils ne seraient plus que des cymbales retentissantes. Ce qui a cessé d'être dans leurs temples se trouve aujourd'hui sur leurs lèvres.




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QUATRIÈME SERMON. POUR LA NAISSANCE DE JEAN-BAPTISTE.

ANALYSE. - Petit exorde. - 2. Apparition de l'ange et son allocution à Zacharie. - 3. Grossesse d'Elisabeth et son accouchement. - 4. Tressaillement de Jean dans le sein de sa mère. - 5. Parallèle entre l'enfantement de Marie et celui d'Elisabeth. - 6. Humilité de Jean. - 7. Martyre de Jean en faveur de la vérité, et son humilité jusque dans son martyre.

1. Frères bien-aimés, nous rendons grâces au Seigneur notre Dieu de ce que sa miséricordieuse bonté nous a procuré la faveur de contempler votre sainteté, et le bonheur dont notre mutuelle affection est la source. Celui, au nom duquel nous vous saluons, nous inspirera les paroles de notre discours, car c'est lui qui est l'auteur de notre salut. Pourrions-nous vous parler d'un autre? N'est-ce point une nécessité de vous entretenir du Dieu qui vous adressait, tout à l'heure, la parole de l'Evangile?

2. Un jour qu'il remplissait en son rang les fonctions du sacerdoce, Zacharie, grand-prêtre de Dieu, entra dans le Saint des saints, et le peuple le suivit dans le temple, afin de prier le Seigneur conjointement avec lui. Au moment où il était près du saint autel, et offrait dévotement à Dieu des présents, un ange du Tout-Puissant lui apparut à la droite de l'autel, pendant le cours de sa prière. A sa vue, Zacharie fut saisi de crainte, mais l'ange lui dit: «Ne crains rien, Zacharie, ta prière est exaucée: ta femme Elisabeth concevra et te donnera un fils, et tu lui donneras le nom de Jean. Et Zacharie répondit: Comment cela (530) pourra-t-il se faire pour moi? Je suis vieux, a et ma femme est stérile et avancée en âge (1)». Un ange envoyé de Dieu annonce à Zacharie qu'Elisabeth lui donnera un fils; mais le grand-prêtre sait qu'il est, comme sa femme, avancé en âge, et il doute de la réalité de l'événement. En même temps qu'il refuse de croire à la puissance de son âge, il nie le pouvoir de la souveraine majesté, oubliant que rien n'est impossible à Dieu. L'ange lui répond en ces termes: «Puisque tu n'as pas cru à ma parole, qui s'accomplira en son a temps, tu seras muet et tu ne pourras parler, jusqu'au jour où ces choses arriveront (2)». Que devons-nous penser, mes très-chers frères? Devons-nous croire que ce prêtre soit entré dans le Saint des saints avec l'intention de demander à Dieu un fils? Non. Où en est la preuve, me dira quelqu'un? La voici en deux mots. Si Zacharie avait demandé un fils, il aurait évidemment cru à la parole de l'ange du Seigneur, qui venait le lui annoncer: or, quand cet esprit céleste lui dit qu'il lui naîtrait un fils, il refusa d'ajouter foi à cette nouvelle. Quand on prie, n'espère-t-on pas? Celui qui espère ne croit-il pas au résultat final? Si tu n'as aucun espoir, pourquoi pries-tu? et si tu espères, pourquoi ne pas croire?

3. Néanmoins, Elisabeth portait dans son sein l'enfant qu'elle avait conçu: le sentiment de honte pudique que lui inspirait sa grossesse l'empêchait de se montrer en public; car elle rougissait de son état. Ce sentiment lui rappelait le souvenir de son âge avancé: au temps de sa vieillesse, elle produisait le fruit de la jeunesse: elle n'avait pas enfanté à l'époque où elle aurait désiré le faire et, maintenant qu'elle n'y aspirait plus, elle mettait au monde un enfant. Stérile pendant sa jeunesse; elle allaita quand elle eut vieilli. Ce ne fut point chez elle l'effet d'une affection réciproque et charnelle, mais le résultat de la promesse faite par la Toute. Puissance divine; car Zacharie ne croyait pas qu'il pût lui naître un fils, et, d'autre part, Dieu se préparait à envoyer un Prophète. C'est donc par l'esprit de l'homme, mais aussi par l'ordre de Dieu, que Jean est venu au monde: le Prophète est né, mais non sans inspirer une secrète envie à son père, à ce père dont l'incrédulité paralysa la langue.

1. Lc 1,8-18 - 2. Lc 1,19-20

Pour n'avoir pas cru au commandement de Dieu, il vit sa langue condamnée au silence.

4. L'enfant tressaillit dans le sein de sa mère, et, du fond des entrailles maternelles, il prophétisa. «D'où me vient que la Mère de mon Seigneur s'approche de moi (1)?» Mes frères, quelle profonde humilité chez la Mère du Sauveur! Elle s'approche de la mère du Précurseur! Jean salue le Christ, et pourtant ni l'un ni l'autre ne se montrent aux yeux. En effet, le Christ ne résidait-il pas dans le sein de Marie, et Jean dans celui d'Elisabeth? Enfin, une voix prophétique, venue de la personne du Christ, a dit de Jean: «Avant de t'avoir formé dans les entrailles de ta mère, je t'ai connu; avant que tu fusses sorti de son sein, je t'ai sanctifié, je t'ai établi prophète parmi les nations (2)». Qu'elles sont heureuses, les mères de tels personnages, puisqu'elles ont mis au monde, l'une un saint, et l'autre son Seigneur! Elles seront toujours heureuses, puisqu'elles ont mérité d'être appelées les mères de si grands personnages.

5. Examinons attentivement la naissance de l'un et de l'autre, et nous remarquerons le caractère distinctif de chacun de ces admirables enfantements. Jean est né d'une femme stérile, et le Christ d'une vierge. Chez Elisabeth, la stérilité est devenue féconde en Marie, la fécondité a laissé intacte la virginité. La femme stérile a engendré le héraut, la vierge a enfanté le Juge. Elisabeth a mis au monde Jean, le baptiseur, Marie a donné le jour à Jésus-Christ, le Sauveur. De Jésus-Christ et de Jean, l'un est Seigneur et l'autre est esclave; en celui-ci l'humilité, en celui-là la grandeur; d'un côté, un Dieu humble dans sa grandeur; de. l'autre, un homme humble dans sa faiblesse; ici, un Dieu humilié à cause de l'homme; là, un homme plongé dans la bassesse à cause de l'infirmité de sa propre nature. De fait, bien s'est anéanti pour faire du bien à l'homme, et l'homme s'est abaissé pour ne pas se faire de mal à lui-même.

6. Que le serviteur reconnaisse son état d'humiliation, et que le Tout-Puissant manifeste sa grandeur. Que le même Jean profère ces paroles: «Je ne suis pas digne de dénouer le cordon de ses souliers (3)». S'il avait dit: Je suis digne, il se serait déjà profondément humilié; car à dire: Je suis digne,

1. Lc 1,43 - 2. Jr 1,5 - 3 Lc 3,16

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qu'aurait-il gagné? Aurait-ce été pour lui un titre pour s'asseoir à l'heure du jugement à la droite du Père? Aurait-il été en droit de venir alors juger les vivants et les morts? Mais que dit-il? «Il faut qu'il croisse, et moi, que je diminue (1)». «Celui qui vient après moi a été fait avant moi (2)». «Je ne suis pas a digne de délier les cordons de ses souliers (3)». Profonde humilité! Ah, voilà bien le digne ami de l'Époux! Ne devait-il pas effectivement se déclarer l'ami de l'Époux? A l'entendre parler, un imprudent supposera peut-être qu'ici ami veut dire égal; mais non: car Jean ne se dit l'ami de l'Époux qu'en raison de son affection pour lui, et la crainte le porte à se prosterner à ses pieds.

7. II nous est facile de voir, dans la différence de leur dernier supplice, le sens de ces paroles: a Il faut qu'il croisse, et moi, que je a diminue n. Nous lisons que Jean a souffert, qu'il a enduré le martyre pour soutenir la vérité, et non à cause du Christ. Non, il n'est pas mort à cause du Christ; non, il n'a point subi la peine de la décollation, pour avoir

1. Jn 3,30 - 2. Jn 1,15 - 3. Lc 3,16

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confessé le nom du Sauveur ou s'être refusé à le renier: s'il a terminé sa vie au milieu des souffrances, c'est qu'il a rappelé Hérode au respect de la tempérance et de la justice; c'est qu'il a dit à ce prince: «Il ne t'est point a permis d'épouser la femme de ton frère (1)». Bien qu'il ne soit pas mort à cause du Christ, il a cependant perdu la vie pour soutenir la vérité de la loi, parce que la vérité n'est autre que le Christ. Voici donc le langage tenu par les deux genres de mort qu'ont subis Jésus et le Précurseur: «Il faut qu'il croisse, et moi, que je diminue (2)». L'un à été élevé sur la croix, l'autre a eu la tête coupée. Celui-ci a été raccourci par le glaive, celui-là s'est allongé sur le bois de la croix: voilà ce que disent leurs morts différentes. Nous trouvons dans les jours eux-mêmes l'explication du mystère qui nous occupe; car les jours grandissent au moment de la naissance de Jésus, et ils diminuent à la nativité de Jean. Que la gloire de l'homme diminue donc, et que celle de Dieu s'accroisse, afin que la gloire de l'homme tourne à celle de Dieu.

1. Mc 6,18 - 2. Jn 3,30





Augustin, Sermons 4000