Augustin, Sermons 4036

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TRENTE-SIXIÈME SERMON. OU DEUXIÈME TRAITÉ DE LA LUTTE CONTRE LES VICES.

ANALYSE. - 1. Le diable s'attaque de préférence aux commençants: un soldat du Christ doit lui résister.- 2. Trois vertus conviennent particulièrement à la vie érémitique. - 3. Eloge de ce genre de vie. - 4, 5,6, 7. Continuation de cet éloge.

1. Quiconque entre dans une cellule pour lutter contre le diable, et se jette avec l'ardeur d'un généreux courage dans l'arène du combat spirituel, doit n'avoir pas d'autre intention que celle de ne plus ressentir, même pour un moment, les convoitises de la chair, et de mourir tout à la fois à lui-même et au monde. Qu'il se prépare donc à souffrir toutes sortes de calamités et de misères; qu'il se dévoue à la mort pour le Christ, garnisse son carquois des traits de toutes les vertus et se propose d'affronter toutes les difficultés et tous les obstacles; ainsi arrivera-t-il que, quand il les rencontrera, il y sera préparé, et loin d'y succomber lâchement, il y résistera avec égalité d'âme. A l'endroit où un fleuve sort de terre, ce n'est qu'un simple filet d'eau; mais à mesure qu'il avance et prolonge son cours, des ruisseaux viennent de çà et de là le gonfler; ainsi en est-il de notre homme intérieur, il est presque imperceptible et semble être à sec au moment où nous débutons dans la sainte carrière; mais peu à peu, les vertus venant s'y adjoindre de côté et d'autre, comme des ruisseaux, il prend du corps. Pour rétrécir le lit du fleuve ou en arrêter les eaux, il faut nécessairement remonter jusqu'à la source, afin d'y établir une digue; n'étant encore là qu'un ruisseau au lieu d'être déjà un fleuve, ce cours d'eau peut être facilement dompté par des obstacles. Autre comparaison: celui qui veut entrer dans un palais (590) royal, sort de sa propre maison, accompagné d'un cortége peu considérable, mais le nombre de ses compagnons s'accroît peu à peu le long du chemin. Par conséquent, un ennemi qui voudrait lui tendre des embûches n'attendrait pas, pour cela faire, qu'il fût éloigné de son logis: il profiterait, au contraire, du moment où cet homme n'est pas encore environné d'un nombreux cortège, et le mettrait ainsi dans l'impossibilité d'échapper à une attaque subite. Pour nous, nous nous mettons vainement en route pour nous approcher de notre roi, quand, ignorants encore et novices dans l'art de la guerre spirituelle, nous prêtons le serment militaire; mais comme nous ne sommes pas encore versés dans les rangs de ceux qui connaissent à fond le métier des armes spirituelles, notre vieil ennemi nous tend des piéges à la porte même du vestibule de notre maison; c'est là qu'il dispose toutes les ressources de sa malice, tous les fils et toutes les ficelles de sa méchanceté, toutes les machines à tromper les hommes, tous les raisonnements qu'il peut mettre au service de sa fourberie venimeuse; il emploie tout cela à obstruer, dans sa victime, le ruisseau encore petit que forment en quelque sorte les bonnes oeuvres, et pendant sa marche, alors qu'elle se trouve presque seule et dépourvue de bon nombre de compagnons, il cherche ainsi à la faire périr. Mais au milieu de la grêle de traits qui tombe sur lui, en dépit de la furie des combats qui lui faut supporter, le soldat du Christ ne doit ni se laisser paralyser par l'épouvante, ni succomber à la fatigue; mais il lui faut se munir d'avance du bouclier d'une invincible foi: alors, plus violentes seront les attaques de ses ennemis conjurés, plus vives devront être ses aspirations vers Dieu, plus solide et plus ferme devra être son espérance dans le secours d'en haut; plus il sera certain, la première tentation victorieusement déjouée, que ses forces et son énergie ne tarderont pas à doubler, que ses ennemis lui tourneront incessamment le dos, et que bientôt il triomphera d'eux. L'esprit tentateur vomit donc contre les novices tout le fiel de sa méchanceté, il distille contre eux le venin de son artificieuse et mensongère finesse; en voici la raison: il n'ignore pas que s'il perd alors son temps et si ses méchants efforts n'aboutissent pas, l'occasion de faire du mal lui échappera pour toujours. J'ajouterai même que, n'ayant pu dominer, il succombera forcément, et que n'ayant point prévalu contre un novice, il périra sous les coups de son adversaire, quand celui-ci se sera aguerri.

2. Toutefois, remarquons bien ceci: si toutes les vertus sans exception doivent être le partage de tous ceux qui se hâtent de gagner le ciel, il en est trois, parmi elles, qui conviennent particulièrement à la vie solitaire et dont les ermites doivent mettre la pratique au nombre de leurs devoirs spirituels. Ce sont: le repos, le silence et le jeûne. Pour observer les règles de la justice, il suffit généralement d'avoir la dévotion et de porter l'habit religieux; mais les trois vertus précitées doivent se pratiquer avec soin et faire partie des habitudes ordinaires de l'ermite. La fonction spéciale du prêtre est de vaquer à l'oblation du sacrifice, comme celle du docteur est de prêcher. Quant à l'ermite, il n'en a pas d'autre que de chercher son repos dans l'exercice du jeûne et du silence. C'est pourquoi les anciens maîtres de la vie érémitique disaient avec raison à leurs disciples: «Reste assis dans ta cellule, mets un frein à ta langue et à ta gourmandise, et tu te sauveras». Oui, il faut arrêter les appétits grossiers, car si l'on remplit immodérément son estomac d'aliments et de viandes, il est sûr que tous les autres membres s'abandonneront à leur tour à leurs propres convoitises. Pour la langue, il n'est pas moins indispensable de la retenir; lâchez-lui la bride, laissez-la tourner sans règle et sans frein, votre âme perdra toute la vigueur que lui avait communiquée la grâce divine, et elle décherra de l'état de salutaire énergie dans lequel elle se trouvait. Il y a, néanmoins, mode et discrétion à employer en tout cela; si, en effet, d'une couvre indifférente en elle-même on fait une chose obligatoire, le fardeau deviendra bientôt insupportable, et, pour ne point s'en charger, on s'en, débarrassera par pusillanimité.

3. Mais je voudrais en tout ceci faire un choix, vous dire quelques mots sur les mérites de la vie solitaire, et vous ouvrir ma pensée sur la perfection des vertus qu'elle exige, en faisant brièvement l'éloge de la vie érémitique, plutôt qu'en engageant à cet égard une longue discussion. Il est hors de doute que la vie solitaire est l'école de la (591) céleste doctrine, elle enseigne les arts divins. On y trouve le Dieu qui indique la voie par laquelle on tend et on parvient à la souveraine connaissance de la vérité. Le désert est comme un paradis de délices où les vertus, belles comme les bois de teinture les plus odorants, ou pareilles aux fleurs empourprées des aromates, exhalent leurs agréables parfums. Ici se rencontrent, en effet, les roses de la charité, aux teintes de feu, les lis de la chasteté, blancs comme la neige, et la violette de l'humilité, qui ne redoute point les tempêtes, parce qu'elle ne se plaît pas sur les hauteurs: là, c'est la myrrhe de la parfaite mortification, qui s'épanche abondamment, et l'encens d'une prière assidue qui monte sans cesse. Mais pourquoi rappeler en détail toutes ces merveilles, puisque toutes les plantes des saintes vertus y brillent de l'éclat de toutes les nuances, et font le perpétuel ornement de la solitude qu'elles ombragent toujours de leur gracieuse verdure. O désert, vraies délices des âmes pures, source inépuisable des plaisirs du coeur! n'est-ce point là cette fournaise de Chaldée, où de saints enfants arrêtent, par leurs prières, la fureur de l'incendie, et, par la vivacité de leur foi, éteignent les flammes qui pétillent autour d'eux; c'est-à-dire, où les chaînes tombent en cendres, et où les membres ne sentent aucune chaleur, parce que les péchés y sont déliés et que l'âme, portée à chanter l'hymne de louange, s'écrie: «Seigneur, vous avez brisé mes chaînes, je vous offrirai un sacrifice de louange (1)» Tu es la fournaise au sein de laquelle se forment les vases destinés au service du souverain Roi, où, frappés par le marteau de la pénitence et polis par la lime d'une salutaire mortification, ils acquièrent un brillant qu'ils conserveront toujours: la rouille spirituelle y disparaît sous l'action du feu, et l'âme s'y dépouille des rugosités de ses fautes. La fournaise n'éprouve-t-elle pas les vases que fabrique le potier? Ainsi en est-il de la solitude permanente à l'égard de l'ermite. Sa cellule est le rendez-vous des négociants célestes; on y enferme la masse des marchandises avec lesquelles on acquiert la possession de la terre des vivants. L'heureux commerce que celui en vertu duquel on échange les bien célestes contre des biens terrestres, les biens éternels contre des biens passagers!

1. Ps 115,7

L'heureux marché que celle où l'on vous propose l'achat d'une vie sans fin, d'une vie dont vous pouvez devenir le possesseur, pourvu que vous donniez ce que vous avez, si minime qu'en soit la valeur! Une légère souffrance du corps suffit pour vous y procurer les célestes festins; quelques larmes y donnent droit à vivre éternellement; on s'y débarrasse des propriétés d'ici-bas pour devenir maître de l'héritage éternel. O cellule, admirable atelier où s'exercent les ouvriers spirituels, où l'âme de l'homme rétablit certainement en elle-même l'image de son Créateur et récupère son innocence originelle, où les sens émoussés retrouvent la finesse de leur tranchant primitif, où, enfin, la nature corrompue en revient aux azymes de la sincérité! Chez toi, le jeûne donne de la pâleur au visage, mais l'âme prend de l'embonpoint et se nourrit de la grâce divine; chez toi, l'homme dont le coeur est pur aperçoit Dieu, tandis qu'enveloppé, auparavant, de ses propres ténèbres, il ne s'apercevait pas lui-même. Sous ton influence, il revient à son principe, et des humiliantes profondeurs de son exil, il remonte jusqu à la hauteur de sa dignité antique. A l'abri de la forteresse de son âme, il voit les flots de ce fleuve terrestre s'éloigner bien loin de lui, et, dans cet écoulement général, il s'aperçoit que lui-même est entraîné par la rapidité du courant.

4. O cellule, je reconnais en toi la tente des soldats du Christ, l'armée du triomphateur toute prête à combattre, le camp de Dieu, la tour de David flanquée de forts détachés: à tes murs sont appendus mille boucliers et toutes les armes des guerriers vaillants. Tu es le champ des divines batailles, l'arène où se livre le combat spirituel; les anges te contemplent comme l'amphithéâtre dans lequel se trouvent réunis de courageux lutteurs, où l'âme en vient aux prises avec le corps, et où le faible l'emporte sur le fort. Tu es le rempart des soldats en campagne, le retranchement qui protège les héros, la forteresse où se tiennent à l'abri ceux qui ne savent point reculer devant l'ennemi. Que les barbares ennemis, qui l'entourent, entrent en fureur, qu'ils s'approchent avec leurs beffrois et lancent leurs javelots; que la forêt de leurs épées s'élève impénétrable, ceux qui mènent la vie d'ermites se trouvent protégés par la cuirasse de la foi; ils trépignent sous (592) l'invincible égide de leur chef, et, sûrs de la défaite de leurs adversaires, ils en triomphent déjà. C'est à eux, en effet, que s'adressent ces paroles: «Le Seigneur combattra pour toi, et tu demeureras dans le silence (1)». Quand même il n'y aurait là qu'un seul guerrier, il pourrait encore s'appliquer cet autre passage: «Ne crains pas, car il y a plus de soldats avec nous qu'avec eux (2)». O désert, tu donnes la mort aux vices! tu fais naître et vivre les vertus! La loi t'exalte, les Prophètes t'admirent, et quiconque est parvenu au sommet de la perfection sait ton éloge. A toi Moïse est redevable des deux tables du Décalogue; c'est par toi qu'Elie a connu le passage et les traces du Seigneur; c'est par toi qu'Elisée a reçu le double esprit de son maître. A cela dois-je ajouter quelque chose? non; car, dès le début de sa carrière réparatrice, le Sauveur du monde a voulu que son héraut fût ton hôte à l'aurore du siècle futur, l'étoile du point du jour devait sortir de la solitude, et, à la suite, le plein soleil devait en venir pour dissiper, par l'éclat de ses rayons, les ténèbres de ce monde. Tu es l'échelle de Jacob, puisque tu aides les hommes à monter au ciel et que, par toi, les anges en descendent, leur apportant le secours d'en haut. Tu es la voie d'or, qui ramène dans la patrie la race d'Adam, l'arène où les habiles coureurs méritent la couronne. O vie érémitique, bain des âmes, tombeau des crimes, piscine dont les eaux purifient ceux qui se trouvent souillés! Tu ôtes ce qu'il y a d'impur dans le secret des consciences, tu fais disparaître les taches du péché, tu aides les âmes à acquérir l'éclatante pureté des anges! Dans la cellule se réunissent à la fois et Dieu, et les hommes qui accomplissent encore leur pèlerinage terrestre, et les esprits célestes. Là se rendent, en effet, les habitants de la Jérusalem éternelle, afin de converser avec les hommes; mais, dans ces entretiens, on n'entend pas de paroles proférées par une langue charnelle; la conversation s'y fait sans bruit, et les secrets des âmes s'y dévoilent silencieusement. Enfin, la cellule est le témoin des communications secrètes qui s'échangent entre Dieu et les hommes. Admirable et merveilleuse chose! Quand le frère, dans sa cellule, psalmodie pendant les heures de la nuit, il est comme un soldat en faction, chargé de faire vedette

1. Ex 14,14 - 2. 2R 6,16

autour du camp divin. D'une part, les astres fournissent leur course dans le ciel, et, d'autre part, se déroule sur les lèvres de l'ermite, et dans un ordre parfait, la suite des psaumes. De même que les étoiles, se succédant les unes aux autres, prennent la place de celles qui les précèdent, jusqu'au moment où parait le jour; ainsi les psaumes sortent de la bouche du solitaire comme d'un autre Orient, et, marchant d'un pas en quelque sorte égal à celui des astres, s'avancent insensiblement vers leur terme. Le moine accomplit le devoir de son état de dépendance, les étoiles s'acquittent de l'office qui leur a été confié. L'un, en psalmodiant, s'avance intérieurement vers la lumière inaccessible; en se succédant mutuellement, le autres renouvellent le jour que contemplent les yeux charnels; et tandis que tous tendent à leur fin par des routes différentes, les éléments eux-mêmes se trouvent, d'une certaine manière, d'accord avec le serviteur de Dieu, tout en lui rendant service. Enfin la cellule sait de quel feu d'amour divin brûle le coeur de celui qui l'habite; elle sait avec quel empressement, dans quel degré de perfection il cherche à s'approcher de Dieu; elle sait quand la rosée de la grâce céleste pénètre l'âme de l'homme, quand les nuages de la componction versent sur elle les abondantes ondées des pleurs et des larmes, quand, enfin, l'amertume du coeur ne détruit pas le fruit des larmes, bien que les yeux du corps restent secs; en effet, si le rameau des. séché des yeux extérieurs ne porte aucun fruit, la racine se conserve néanmoins toujours vivace dans le terrain humide du coeur. Peu importe qu'un homme ne puisse jamais pleurer; il suffit que son âme soit sensible. La cellule, c'est l'atelier où se polissent les pierres précieuses: sortant de là, elles n'auront plus besoin, pour entrer dans la construction du temple, de passer sous le marteau bruyant de l'ouvrier.

5. O cellule, tu n'as presque rien à envier au tombeau du Christ, puisque tu reçois des hommes que le péché a fait mourir, et que, sous le souffle de l'Esprit-Saint, tu les rends à Dieu pleins de vie. Tu es le tombeau où viennent expirer les étourdissantes tentations de cette vie mondaine, mais où s'ouvrent les portes de la vie céleste: en toi trouvent un port tranquille ceux qui échappent à la fureur des flots du siècle. Tu es le séjour du (593) médecin habile aux soins duquel ont recours tous ceux qui ont été blessés dans le combat et qui ont échappé aux périls de la bataille; car, aussitôt qu'on se réfugie à l'ombre de son toit, la pâleur des âmes blessées disparaît, et toutes les plaies de l'homme intérieur se trouvent parfaitement guéries. Jérémie t'avait aperçue; quand il disait:«Heureux celui qui attend en silence le salut de Dieu! Heureux l'homme qui porte le joug dès sa jeunesse! Il s'assiéra solitaire et il se taira, parce que Dieu a posé ce joug sur lui (1)». Celui qui t'habite s'élève au-dessus de lui-même. Quand, en effet, une âme affamée s'élève au-dessus des choses de la terre et se suspend à la voûte de la contemplation des choses divines, elle se sépare du monde, elle s'éloigne de ses influences et s'élance dans les régions célestes sur les ailes de ses désirs. Dès lors qu'il cherche à contempler celui qui domine toutes les choses créées, l'homme s'élève au-dessus de lui-même en même temps qu'il s'élève au-dessus de ce bas monde et de ce qu'il renferme.

6. O cellule, séjour vraiment spirituel, où les orgueilleux deviennent humbles, où les gourmands deviennent sobres, où la cruauté se change en dévouement charitable et la colère en douceur, où, enfin, la haine fait place à une affection toute céleste et ardente. La langue oiseuse trouve en toi un frein, et la blanche ceinture de la chasteté y vient serrer les reins que tourmente la luxure. A respirer ton atmosphère, les étourdis reprennent l'habitude de la gravité, les amateurs de plaisanteries renoncent à leurs airs bouffons, et ceux qui parlent trop se renferment sévèrement dans les bornes étroites du silence. Sous ton toit, on triomphe de la fatigue, du jeûne et des veilles, on conserve la patience, on apprend l'innocente simplicité, on ignore complètement la duplicité et la fourberie; les vagabonds y sont retenus en place par les chaînes du Christ, et ceux dont les moeurs ne connaissent pas de règle mettent un terme à leur dépravation. Tu sais élever les hommes au sommet de la perfection et les conduire jusqu'au faîte de la plus sublime sainteté; à ton ombre, l'homme devient joyeux et agréable, et l'égalité de son caractère le rend toujours semblable à lui-même. Tu fais de lui une pierre carrée, toute prête à entrer dans

1. Lm 3,26-28.

la construction de la Jérusalem céleste; la légèreté de ses moeurs ne l'exposera point à rouler en un autre endroit, mais le poids de ses sentiments sincèrement religieux le tiendra fixément à la même place. Sous ton influence, les hommes étrangers à eux-mêmes rentrent en possession de leur propre personne, et les vertus fleurissent en des vases où l'on n'avait encore vu que des vices. «Tu es noire, mais tu es belle comme les tentes de Cédar, comme les pavillons de Salomon (1). Tu es le lavoir des brebis tondues (2), tu ressembles aux fontaines d'Hésébon (3)». Tes yeux sont comme des colombes sur la rive des eaux, lavées dans le lait, et qui habitent les bords des ruisseaux paisibles. Tu es le miroir des âmes; l'âme humaine s'y contemple à l'aise; elle y voit parfaitement les défectuosités auxquelles elle doit pourvoir, les superfluités qu'il lui faut retrancher, les obliquités qu'elle doit redresser, les difformités qu'elle doit faire disparaître. Tu es le lit nuptial où se donnent les arrhes de l'Esprit-Saint, où l'âme heureuse fait alliance avec le céleste Epoux. Les hommes droits te chérissent, et quiconque s'éloigne de toi se prive de la lumière de la vérité et ne sait plus où diriger ses pas. «Que ma langue s'attache à mon palais si je ne me souviens pas de toi, si Jérusalem n'est pas toujours ma première joie (4)!» C'est pour moi un vrai plaisir de m'unir au même Prophète et de te dire encore: «Elle sera mon repos à jamais; je l'habiterai; elle est l'objet de tous mes désirs (5)». «Que tu es belle, que tu es ravissante, délices de mon âme (6)»! Rachel, qui était grande et belle, te préfigurait (7); «et Marie a choisi la meilleure part, qui ne lui sera point enlevée (8)». Tu es la colline des parfums, la fontaine des jardins, le fruit du grenadier. A en juger par ton écorce, ceux qui ne te connaissent pas te croiraient remplie d'amertume; mais, qu'on pénètre jusqu'au coeur, on y trouvera caché un inépuisable trésor de douceur.

7. O désert, tu nous sers d'abri contre les persécutions du monde; les travailleurs trouvent en toi leur repos et les âmes leur consolation; ton ombre tempère les ardeurs du soleil; chez toi, nous divorçons avec le péché et recouvrons la liberté de nos coeurs! Ecrasé

1. Ct 1,4 - 2. Ct 4,2 - 3. Ct 7,4 - 4. Ps 136,6 - 5. Ps 131,14- 6. Ct 7,6 - 7. Gn 29,17 - 8. Lc 10,41

594

sous le poids des épreuves de cette vie, le coeur accablé d'ennuis à cause de sa timidité et des ténèbres où il se voyait plongé, David désirait s'enfoncer dans ta solitude: «Voilà», disait-il, «que j'ai précipité ma fuite; j'ai établi ma demeure dans le désert (1)». Que dire de plus, quand je vois le Rédempteur du monde daigner te visiter lui-même au commencement de sa vie publique et te consacrer en faisant de toi son séjour? L'Evangile en fournit la preuve certaine: Quand Jésus eut purifié l'eau du baptême par cela même qu'il lui permit de couler sur sa tête, «l'Esprit le poussa dans le désert, et il demeura dans le désert quarante jours et quarante nuits, et il était tenté par Satan, et il demeurait avec les bêtes sauvages (2)». Que le monde se reconnaisse pour ton obligé, puisqu'il sait que le Sauveur lui est venu de toi pour prêcher son Evangile et opérer ses miracles. O désert, séjour redouté des esprits malins, pareilles aux tentes d'un camp rangées en ordre, semblables aux tours de Sion et aux forteresses d'Israël, les cellules des moines s'y élèvent contre les Assyriens et en face de Damas. Dans ces cellules, le même esprit fait remplir des devoirs bien différents les uns des autres; car on y psalmodie, on y récite des prières, on y écrit, on s'y occupe de travaux manuels de toutes sortes; pourquoi, alors, ne pas appliquer en toute justesse au désert ces paroles divines: «Que tes pavillons sont beaux, ô Jacob! Que tes tentes sont belles, ô Israël! Elles sont comme des vallées couvertes d'arbres, comme des jardins le long des fleuves, comme des tentes dressées par Jéhovah, comme des cèdres sur le bord des eaux (3)?» Que dire de plus à ton sujet, ô vie érémitique, vie sainte, vie angélique, vie bénie, vivier des âmes, trésor des pierres précieuses destinées au ciel, palais habité par les sénateurs spirituels! Le parfum que tu

1. Ps 55,8 - 2. Mc 1,12 - 3. Nb 24,5-6

répands surpasse de beaucoup la suave odeur de tous les aromates; le miel qui coule des rayons de la ruche ne t'égale pas en douceur; tu flattes bien mieux le palais d'un coeur éclairé par la grâce que ne pourraient le faire les sucs réunis de toutes les fleurs; par conséquent, tout ce qu'on peut dire de toi ne sera jamais à la hauteur de tes mérites, car une langue de chair est impuissante à exprimer ce qu'éprouvent invisiblement les esprits; ce que tu ressens dans ton palais intérieur, dans les secrets replis de ton coeur, jamais l'organe de la voix du corps ne sera capable d'en donner une idée. Ils te connaissent bien ceux qui t'aiment; ils savent ce que tu mérites de louanges ceux qui trouvent leur repos dans les embrassements de ton amour. Au reste, comment l'homme, qui ne se connaît pas lui-même, pourrait-il se vanter de te connaître? Moi-même, je reconnais que je ne puis faire ton éloge; mais, ô vie bénie, il y a une chose que je sais bien et que j'affirme sans hésiter; la voici: Quiconque fait ses efforts pour persévérer dans le désir de t'aimer, finira par habiter en toi, et Dieu habitera en lui. Le diable lui devient utile par les tentations dont il le poursuit, et il gémit de le voir tendre vers le séjour d'où il s'est vu lui-même chassé. Le vainqueur des démons entre donc dans la société des Anges; celui qui s'est exilé du monde devient l'héritier du paradis; en se renonçant soi-même, on est disciple du Christ, et, parce qu'aujourd'hui on marche sur ses traces, on sera certainement élevé, après le voyage, à l'honneur de régner avec le Sauveur. Enfin, et j'ajoute ceci en toute confiance, quiconque, par amour pour Dieu, passera sa vie jusqu'à la fin dans la solitude, sortira de cette maison de boue pour entrer dans la construction de l'édifice éternel et céleste qui ne sera point fait de main d'homme (1).

1. 2Co 5,1

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TROISIÈME TRAITÉ. SUR LES SEPT DEMANDES DU NOTRE PÈRE.

ANALYSE. - 1. Dans les Ecritures, nous trouvons cinq fois le nombre sept: que désigne-t-il? - 2. Il y a sept vices principaux. - 3. Sept demandes opposées à ces sept vices, et, d'accord avec elles, sept dons du Saint-Esprit et sept béatitudes. - 4. La première demande est contre l'orgueil. - 5. La seconde contre l'envie. - 6. La troisième contre la colère. - 7. La quatrième contre la paresse. - 8. La cinquième contre l'avarice. - 9. La sixième contre la gourmandise. - 10. La septième contre la luxure.

1. Mon frère, je trouve cinq fois le nombre sept dans la sainte Ecriture. Suivant tes désirs; et autant que cela me sera possible, je veux en énumérer le détail, afin que tu sois à même d'en distinguer les différentes parties; puis je reprendrai chaque chose l'une après l'autre et t'aiderai par mes explications, à bien saisir la concordance qui se trouve entre elles. Il est d'abord question des sept vices: 1. de l'orgueil; 2. de l'envie; 3. de la colère; 4. de l'ennui, ou, en d'autres termes, de la paresse; 5. de l'avarice; 6. de la gourmandise; 7. de la luxure. A ces vices sont, en second lieu, opposées les sept demandes que nous lisons dans la prière du Seigneur: 1. Celle par laquelle nous adressons à Dieu cette supplique: «Que votre nom soit sanctifié (1)»; 2. celle où nous lui disons: «Que votre règne arrive»; et ainsi de suite. En troisième lieu viennent les sept dons du Saint-Esprit: 1. l'esprit de crainte; 2. l'esprit de piété, et le reste. Quatrièmement, nous lisons les noms des sept vertus: 1. la pauvreté d'esprit, c'est-à-dire l'humilité; 2. la mansuétude ou la bonté; 3. la componction ou la douleur; 4. la soif de la justice ou le désir du bien; 5. la miséricorde; 6. la pureté du coeur; 7. la paix. Enfin, et en cinquième lieu, se présentent les sept béatitudes: 1. le royaume des cieux; 2. la possession de la terre; 3. la consolation; 4. le rassasiement en fait de justice; 5. la miséricorde; 6. la vue de Dieu; 7. l'adoption accordée par lui. Distingue et comprends bien ceci: les sept vices sont les maladies de l'âme; l'homme est le malade, Dieu le médecin, les dons du Saint-Esprit le

1. Mt 6,9

remède, les vertus la santé, les béatitudes la joie que l'on goûte au sein du bonheur.

2. Il y a donc sept vices principaux, qui sont comme autant de sources d'où sortent tous les autres; les fleuves de Babylone y puisent leurs eaux, et vont ensuite conduire et répandre sur toute la terre un déluge d'iniquités. Aussi le Psalmiste a-t-il dit: «Près des fleuves de Babylone», etc. Parlons donc de ces vices qui portent de tous côtés leurs ravages, qui détruisent totalement notre innocence naturelle et produisent, en même temps, le germe de tous nos maux. Ils sont au nombre de sept: les trois premiers dépouillent l'homme de tout ce qu'il a; le quatrième lui donne le fouet; une fois flagellé, l'homme est chassé par le cinquième, puis séduit par le sixième, et enfin, le septième le réduit en servitude. En effet, l'orgueil ôte à l'homme son Dieu; l'envie lui enlève son prochain, la colère l'arrache à lui-même; une fois dépouillé de tout, il se voit flagellé par l'ennui, puis l'avarice le met dehors, puis la gourmandise le séduit, et, enfin, la luxure en fait un esclave. L'orgueil est l'amour de sa propre excellence; car l'âme qui en est infectée aime le bien qu'elle possède, exclusivement et indépendamment de celui à la générosité duquel elle le doit. Pernicieux orgueil, que fais-tu? Pourquoi conseiller au rayon de se séparer du soleil, et au ruisseau de se rendre indépendant de la source? Est-ce qu'en se privant des eaux de la source, le ruisseau ne se dessèche pas? Est-ce qu'en refusant la lumière du soleil, le rayon ne se confond pas avec les ténèbres? Est-ce qu'en refusant de recevoir ce qu'ils n'ont pas (596) encore, l'un et l'autre ne perdent pas aussitôt même ce qu'ils avaient déjà? Comme tout bien a sa vraie source en Dieu, ainsi, en dehors de Dieu, on ne peut utilement posséder aucun bien; aussi l'envie suit-elle toujours de près l'orgueil; car si on n'a point porté ses affections jusqu'à la source de tout bien, on se tourmente d'autant plus vivement du bonheur d'autrui, qu'on se laisse injustement exalter par le sien propre. Le châtiment, résultat infaillible de l'envie, est donc, de toute justice, infligé à l'enflure du coeur; il est juste, en effet, que n'ayant point voulu aimer le principe de tout bien, on sèche d'ennui à la vue du bonheur d'autrui; car, évidemment, on ne souffrirait pas de voir la réussite heureuse du prochain, si l'on possédait par l'amour Celui de qui tout bien procède. Se regarderait-on comme dépouillé de la félicité d'autrui, si on plaçait ses affections là où l'on posséderait avec son propre bien le bien de tous ses semblables? Certainement non. Autant donc l'orgueil nous élève contre le Créateur, autant la jalousie nous rend inférieurs au prochain; plus factice est, d'un côté, notre élévation, plus réelle est, de l'autre, notre chute. Néanmoins, la corruption, une fois en marelle, ne peut pas même s'arrêter là. Sitôt, en effet, que l'orgueil a enfanté l'envie, celle-ci donne naissance à la colère; car il est naturel qu'on prenne en dégoût ce qu'on possède en soi-même, quand on ne peut reconnaître ce qu'on possède en la personne des autres; aussi perd-on du même coup et ce dont la charité nous assurait la possession en Dieu, et ce que l'orgueil s'efforçait de posséder en dehors de Dieu. L'envie nous fait perdre le prochain, la colère nous dérobe à nous. mêmes. Ayant tout perdu, où la malheureuse conscience irait-elle puiser la joie et le bonheur? Elle se trouve comme étouffée en elle-même par la tristesse; elle n'a pas voulu se réjouir charitablement du bien d'autrui; ses propres maux peuvent-ils aboutir à autre chose qu'à la déchirer? A la suite de l'orgueil, de l'envie et de la colère, qui ôtent à l'homme tout ce qu'il a, vient immédiatement la tristesse: celle-ci, le trouvant dépouillé, lui donne le fouet pour le mettre dehors, l'avarice succède à la tristesse; c'est justice, car s'il ne goûte plus les joies célestes, il lui faut chercher au dehors sa consolation; puis vient la gourmandise, qui le séduit; dès lors que l'âme s'adonne aux objets extérieurs, ce vice se trouve en quelque sorte dans son voisinage; il la tente, et, par l'intermédiaire de l'appétit naturel, il l'entraîne aux excès de la bouche; enfin, voici la luxure, qui, le trouvant séduit, jette violemment l'homme dans l'esclavage. Quand une fois la crapule a allumé l'incendie dans son corps, le feu de la débauche survient à son tour et désagrège ses forces, en sorte que son esprit ne peut plus faire un pas, faute d'énergie et de fermeté. Voilà donc l'âme honteusement subjuguée et condamnée au plus dur esclavage; à moins que le Sauveur ne prenne pitié d'elle, c'en est, pour toujours, fini de sa liberté.

3. A l'encontre des sept principaux vices, viennent les sept demandes, par lesquelles nous supplions Celui qui nous a appris à prier, de venir à notre secours; car il a promis de donner son bon esprit à ceux qui le prieraient. L'orgueil enfle le coeur; l'envie le dessèche: il se déchire sous l'influence de la colère: la tristesse le broie et le réduit, pour ainsi dire, en poussière; l'avarice le jette aux quatre vents: il devient humide et se corrompt au contact de la gourmandise; enfin, la luxure le foule aux pieds et le réduit en boue, en sorte que ce malheureux peut s'écrier: «Je suis plongé dans la vase de l'abîme (1)». Il est incapable d'en sortir, s'il ne crie vers Dieu pour lui demander son secours, ce secours dont le Prophète a dit: «J'ai attendu, j'ai attendu le Seigneur; il s'est abaissé vers moi, il a entendu mes cris, il m'a retiré de l'abîme de la misère et du milieu de la fange (2)». Le Sauveur nous a donc appris à prier, afin que nous sachions qu'il est la source de tout bien.

4. «Que votre nom soit sanctifié». Cette première demande, que nous adressons à Dieu, est contre l'orgueil; car, par là, nous le supplions de nous inspirer la crainte et le respect de son nom. L'orgueil nous a rendus rebelles et entêtés à son égard; nous le conjurons donc de nous accorder l'humilité, qui fera de nous des hommes soumis à ses ordres. Cette demande a pour effet d'obtenir le don de l'esprit de crainte de Dieu: en venant dans notre coeur, cet esprit y allumera la vertu d'humilité, qui, à son tour, fera disparaître la maladie de l'orgueil: alors, l'homme, devenu humble, pourra parvenir au royaume des cieux, d'où la superbe a précipité l'ange rebelle.

1. Ps 63,5 - 2. Ps 39,1-2


5. A l'envie nous opposons la seconde demandé, qui est ainsi conçue: «Que votre règne arrive». Le règne de Dieu c'est le salut de l'homme. On dit que Dieu règne sur les hommes, quand ils lui sont soumis, maintenant, en s'unissant à lui par la foi, plus tard, en le contemplant face à face. Aussi, celui qui demande au Seigneur que son règne arrive, lui demande-t-il le salut des hommes, et, par cela même qu'il demande le salut de tous, déclare-t-il qu'il réprouve la jalousie méchante. Cette prière obtient l'esprit de piété, qui doit embraser le coeur du feu de la charité et aider l'homme à mériter lui-même l'héritage éternel qu'il souhaite à ses semblables.

6. Contre la colère, nous disons à Dieu «Que votre volonté soit faite». Car, pour dire: «Que votre volonté soit faite», il faut ne pas vouloir engager de discussion. Par ces paroles, nous donnons à entendre que nous acceptons de grand coeur les desseins de Dieu sur nous ou sur les autres. Elles nous obtiennent l'esprit de science, qui, par sa venue en nos coeurs, nous instruira et nous inspirera intérieurement une salutaire componction alors nous saurons que les maux qui nous affligent sont le résultat de nos fautes, et que le bien qui nous échoit est l'effet de la miséricorde divine; ainsi, et quelles que soient les circonstances, heureuses ou malheureuses, où nous nous trouvions, nous apprendrons, non pas à nous irriter contre le Créateur, mais à nous montrer toujours résignés à faire sa volonté! Comme conséquence de la componction du coeur, qui naît de l'humilité de l'âme sous l'influence de l'esprit de science, l'esprit se calme et s'adoucit, la colère et l'indignation disparaissent, tandis que l'emportement ôte la raison et tue celui qui s'y abandonne. Pour cette vertu de componction, la consolation vient à la suite afin de la récompenser, sans qu'elle ait eu néanmoins à souffrir la moindre douleur; et, de la sorte, il arrive que quiconque s'afflige et se lamente volontairement ici-bas en présence de Dieu, méritera de jouir au ciel de la vraie joie, de la véritable allégresse.

7. Voici contre la tristesse, c'est la quatrième demande: «Donnez-nous aujourd'hui notre pain quotidien». La tristesse est l'ennui (597) d'une âme dégoûtée: elle a lieu, quand cette âme, en quelque sorte remplie de répugnance et d'amertume par suite de ses infirmités, ne ressent plus aucun goût pour les biens intérieurs. Aussi, pour obtenir la guérison de ce vice, peut-on prier le Dieu miséricordieux de se souvenir, de son habituelle bonté et d'accorder à cette âme languissante l'aliment intérieur qui lui rendra ses forces épuisées par le manque d'appétit: par là, ce qu'elle ne saurait désirer, faute de goût, elle commencera à l'aimer dès qu'il sera présenté devant elle. A cette demande Dieu octroie l'esprit de force, qui ranimera cette âme épuisée et qui, en lui rendant sa vigueur primitive, lui rendra aussi le désir et le goût des aliments intérieurs. La force communique donc au coeur la faim de la justice; et celui qui brûle ici-bas du désir ardent de la piété, recevra, comme récompense dans le ciel, la plénitude du bonheur.

8. Cinquième demande: a Accordez-nous», etc.: elle est dirigée contre l'avarice. Celui qui remet aux autres leurs dettes ne doit pas éprouver d'inquiétudes pour lui-même, puisqu'il ne veut pas se montrer exigeant: c'est de toute justice. Dès lors que Dieu, par sa grâce, nous délivre de l'avarice, il nous impose une condition pour notre salut et nous indique le moyen par lequel nos dettes doivent s'éteindre. Comme résultat de cette prière, nous recevons donc l'Esprit de conseil; il doit nous apprendre à pardonner volontiers en ce monde à ceux qui nous offensent, afin que nous méritions d'obtenir miséricorde au moment où il nous faudra, en l'autre, rendre compte de nos fautes.

9. La sixième demande concerne la gourmandise: «Ne nous induisez pas en tentation»; c'est-à-dire, ne permettez pas que nous soyons induits en tentation. Ne sommes-nous pas réellement tentés, quand, sous prétexte d'appétit naturel, les convoitises de la chair s'efforcent de nous entraîner en des excès coupables? Ces convoitises ne cachent-elles point, dans leurs flancs, la volupté, puisqu'elles profitent de la nécessité pour nous flatter? Jamais nous ne sommes induits en cette sorte de tentation, quand nous subvenons à la nature dans la mesure de ses besoins, de manière à empêcher toujours notre appétit de dégénérer en convoitises de la chair. Pour nous y aider, Dieu nous donne (598) l'esprit d'intelligence; alors l'aliment spirituel de sa parole retient en de justes bornes notre appétit sensuel; il fortifie notre âme, et, ainsi, la faim corporelle ne peut plus briser ses forces, et la volupté devient incapable de la dompter. Voilà pourquoi le Sauveur lui-même a répondu à celui qui le tentait: «L'homme ne vit pas seulement de pain, mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu (1)». Il voulait, par là, nous montrer clairement que ce pain intérieur répare les forces épuisées de l'âme, et qu'il ne faut pas se tourmenter, si, pour un temps, l'on souffre de la faim matérielle. Pour combattre la gourmandise, nous recevons donc l'esprit d'intelligence: cet esprit débarrasse notre coeur de toutes ses souillures et le purifie: il applique sur notre oeil intérieur, en guise de collyre, la connaissance de la parole divine; il le guérit et le rend si clairvoyant, que celui-ci devient assez perspicace pour contempler l'éclat de la divinité même. Le remède à la gourmandise, c'est donc l'Esprit d'intelligence qui produit dans le coeur la pureté: et cette pureté du coeur mérite à son tour de jouir de la vision de Dieu, selon qu'il est écrit: «Bienheureux ceux qui ont le coeur pur, parce qu'ils verront Dieu (2)!

10. «Délivrez-nous du mal». Telle est la

1. Mt 4,3 - 2. Mt 5,9

septième prière qui a trait à la luxure. Il est éminemment convenable que l'esclave demande sa liberté; aussi cette prière a-t-elle pour résultat d'obtenir l'esprit de sagesse, qui doit rendre aux captifs la liberté qu'ils ont perdue, et les délivrer du joug d'une infâme servitude. Sagesse dérive de saveur: en effet, l'âme, attirée par les charmes de l'éternelle douceur, se recueille déjà en elle-même, ne fût-ce que par ses désirs, et ne trouve plus au-dehors,. dans les voluptés de la chair, le principe dissolvant qui l'énervait. Dès que, par son onction, l'esprit de sa. gesse se met en contact avec notre coeur, il tempère l'ardeur de la concupiscence de nos membres, et, après l'avoir calmée et assoupie, il fait naître en nous la paix intérieure; notre âme tout entière se renferme dans la jouissance des plaisirs spirituels, et en l'homme se rétablit pleinement et parfaitement l'image de Dieu, suivant cette parole de l'Ecriture: «Bienheureux les pacifiques, parce qu'ils seront appelés enfants de Dieu (1)». Puisqu'il nous a ordonné de le devenir, puisse cette grâce nous être accordée par Notre-Seigneur Jésus-Christ Dieu, qui vit et règne, avec le Père et l'Esprit-Saint, dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

1. Mt 5,9






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Augustin, Sermons 4036