Augustin, Sermons 5008

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HUITIÈME SERMON. «CE JOUR-LÀ, LES SADDUCÉENS, QUI PRÉTENDENT QU'IL N'Y A POINT DE RÉSURRECTION, VINRENT TROUVER JÉSUS, ETC.» LA RÉSURRECTION.

SUR CES PAROLES DE L'ÉVANGILE SELON Mt 22,23 et SUIV):

ANALYSE.- 1. Réfutation de la doctrine des Sadducéens niant la résurrection. - 2. L'ignorance des Pharisiens est ensuite confondue.

1. Les Sadducéens rejettent la foi à la résurrection, et entendant le Sauveur prêcher cette vérité, ils saisissent cette occasion pour essayer de jeter le ridicule sur les choses divines; ils demandent au Seigneur de vouloir bien leur dire quel sera, au jour de la résurrection, le mari d'une femme qui a épousé successivement sept frères: c'est une opinion généralement admise, ajoutent-ils, que les livres des Prophètes ne s'expliquent point touchant les conditions dans lesquelles s'accomplira la résurrection. Mais le Seigneur leur dit: «Vous errez, ne connaissant ni les Ecritures, ni la puissance de Dieu (1)». Donc les Ecritures ne sont point muettes à cet égard, et toute hésitation, tout doute doit cesser, comme étant condamné parleur autorité sainte. Plusieurs, en effet, ont coutume de proposer cette difficulté, savoir en quel état les femmes ressusciteront et si les corps qu'elles reprendront auront les mêmes formes et les mêmes organes. On trouvera peut-être que c'est de notre part une grande témérité de vouloir interpréter un passage que presque tous les auteurs ont passé sous silence: nous dirons, pour toute réponse, que l'on avait demandé au Seigneur quel serait, après la résurrection, le mari de cette femme, parmi les sept qu'elle avait eus ici-bas; et que le Seigneur leur reprocha d'abord d'être dans une erreur aussi grossière, par suite de leur ignorance des Ecritures et de la puissance de Dieu; alors, dit-il, «les hommes ne prendront point de femmes, ni les femmes de maris (2)». Il suffisait sans doute, pour réfuter

1. Mt 22,29 - 2. Mt 22,3

la doctrine des Pharisiens, de retrancher ainsi le principe même des convoitises charnelles et de supprimer à la fois tout mouvement et toute volupté dans les organes de la chair. Mais le Sauveur ajoute: «Ils seront a semblables aux anges de Dieu (1)». Ainsi l'autorité sainte des Ecritures et l'immensité de la puissance divine nous obligent à croire que les femmes seront alors semblables aux anges de Dieu; d'où il suit que nous devons nous reporter au portrait que ces mêmes Ecritures nous font des anges, si nous voulons nous former une idée exacte de ce que les femmes seront au jour de la résurrection. Telle est la réponse donnée par le Seigneur, relativement à la condition des corps ressuscités. Par rapport au fait même de cette résurrection qu'ils n'admettaient point, il s'exprime en ces termes: «N'avez-vous point lu ce qui vous a été dit par Dieu: Je suis le Dieu d'Abraham, le Dieu d'Isaac et le Dieu de Jacob? Or Dieu n'est point le Dieu «des morts, mais le Dieu des vivants (2)». Ces paroles avaient été adressées à Moïse par le Dieu de ces saints patriarches, à une époque où ceux-ci étaient morts depuis longtemps déjà. Mais si ces mêmes patriarches n'étaient plus rien alors, ils ne pouvaient donc rien avoir, puisqu'il est métaphysiquement nécessaire d'exister avant de pouvoir posséder quelque chose; d'où il suit que, pour que Dieu soit le Dieu de quelqu'un, il faut que ce quelqu'un soit vivant; d'autant plus que, Dieu étant éternel, il serait deux fois absurde de supposer que des âmes mortes peuvent

1. Mt 22,30 - 2. Mt 22,31-32

620

posséder un être qui est éternel de sa nature. Et comment nier que ceux-là doivent vivre toujours, à qui il est dit que l'éternité appartient?

2. «Les Pharisiens apprenant qu'il avait imposé silence aux Sadducéens, s'assemblèrent contre lui (1)». De nouveaux docteurs de la loi succèdent aux Sadducéens pour exercer à son égard l'office de tentateurs. A ceux-là il avait été répondu avec beaucoup d'opportunité qu'ils trouveraient dans la loi acceptée par eux comme base d'argumentation des témoignages très-explicites pour établir leur foi et leur espérance en la résurrection. Mais les Pharisiens se glorifiaient de connaître

1. Mt 22,34

la loi où se trouvaient annoncées sous des figures prophétiques les événements futurs. Considérant donc la méditation parfaite que le Christ avait faite de la loi, ils lui demandent quel est le plus grand commandement de cette loi. Le Sauveur confond leur ignorance et leur insolence par les termes mêmes de cette loi; sa réponse est comme une vaste synthèse de toute la doctrine de la vérité. Car l'objet de la mission de Notre-Seigneur Jésus-Christ, c'est d'apprendre à connaître Dieu et de faire comprendre la majesté adorable de son nom et l'étendue infinie de sa puissance. Envoyé de toute éternité par Dieu, il accomplissait ce qui était agréable à celui-ci.




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NEUVIÈME SERMON. SUR CES PAROLES DE NOTRE-SEIGNEUR (@Mt 24,19@) «QUAND VOUS VERREZ L'ABOMINATION, ETC.» LA CUPIDITÉ

ANALYSE. - 1. Nécessité des tribulations. - 2. L'âme devient enceinte par l'effet de la cupidité: exemple à l'appui de cette vérité. - 3. Les âmes de cette sorte ont sujet de craindre les châtiments de la justice divine. - 4. Exhortation à bien vivre.- 5. Dieu est fidèle dans ses promesses.

1. Nous devons savoir et comprendre, mes très-chers frères, que le chrétien, tant qu'il est revêtu de ce corps, ne saurait être exempt de tribulation; car l'Apôtre, ainsi que vous venez de l'entendre, nous affirme «que tous «ceux qui veulent vivre pieusement en Jésus-Christ souffrent persécution (1)». Et ailleurs «C'est», dit-il, «par beaucoup de tribulations «que nous devons mériter d'entrer dans le «royaume des cieux (2)». Il viendra des jours de tribulation, des jours remplis de tribulations mauvaises; oui, ces jours viendront, ainsi qu'il est déclaré dans l'Ecriture; et à mesure que ces jours approchent, le poids de ces tribulations augmente. Que nul homme ne se promette ce que l'Evangile ne lui promet point. De même que, pour emprunter le langage de l'Evangile, la fin du monde

1. 2Tm 3,12 - 2. Ac 14,21

approchant, «l'iniquité est devenue plus abondante et la charité se refroidit (1)»; de même aussi, parce que l'iniquité subsistera toujours, l'adversité ne cessera jamais. Il faut donc que nous nous préparions intérieurement non-seulement à la pénitence... (Quelques mots font ici défaut) Je vous en supplie, mes frères, méditez les saintes Ecritures avec un soin scrupuleux; dès lors qu'elles disent une chose, il faut de toute nécessité que cette chose s'accomplisse, jusqu'à la fin et de la manière qu'elle est annoncée. Les Ecritures ne vous promettent pas autre chose, dans la vie présente, que des tribulations, des souffrances, des angoisses, des douleurs multipliées et des tentations sans nombre; car le Seigneur dit lui-même dans l'Evangile: «Vous aurez des tribulations dans le monde (2)». Et ailleurs:

1. Mt 24,12 - 2. Jn 16,33

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«Le monde sera dans la joie, et vous dans la tristesse; mais votre tristesse se changera en joie (1)».

2. C'est à cela surtout qu'il faut nous préparer, si nous ne voulons pas être surpris et vaincus. Vous venez en effet d'entendre l'Evangile parlant des tribulations en ces termes: «Malheur aux personnes qui seront enceintes et à celles qui nourriront (2)». Ceux-là sont en état de grossesse, que l'espérance enfle chaque jour de plus en plus; et ceux-là nourrissent ou allaitent, qui ont obtenu la possession de ce qu'ils désiraient. Car, une femme enceinte s'enfle de l'espoir d'un enfant qu'elle ne voit point encore; et celle qui allaite embrasse enfin ce qu'elle espérait. On est en état de grossesse quand on convoite le bien d'autrui; on nourrit quand on a déjà ravi ce que l'on convoitait. Et pour rendre cette vérité sensible aux intelligences les moins exercées, qu'on nous permette de recourir ici à un exemple. Quelqu'un convoite la ferme d'autrui, et dit: Cette ferme de mon voisin est excellente; ô si elle m'appartenait! ô si je la réunissais à la mienne pour n'en former plus qu'une seule! L'avarice, elle aussi, aime l'unité; elle aime une chose qui est bonne en soi, mais ce qu'elle ignore, c'est la manière dont cette chose doit être aimée. Peut-être cependant que le voisin, propriétaire de cette ferme excellente, est un homme riche, et notre avare soupçonne qu'il ne lui sera pas possible de s'en emparer impunément, parce que le propriétaire est un homme puissant et qui saura bien la défendre envers et contre tous; il ne la convoite point alors, et on ne peut pas dire qu'il soit en état de grossesse; il ne convoite point parce qu'il ne lui est pas possible d'espérer, et son âme n'est point enceinte. Si, au contraire, ce voisin se trouve être un homme pauvre, que la nécessité déterminera à vendre son héritage, ou que l'on pourra, par des procédés vexatoires, contraindre à s'en défaire malgré lui, alors ce même avare jette un regard de convoitise sur cette propriété, il espère qu'il pourra s'emparer soit de la maison de campagne, soit de la métairie de son voisin pauvre, et il recourt aux procédés vexatoires; par exemple, il agit secrètement auprès des dépositaires du pouvoir, afin que les collecteurs des deniers publics le condamnent à quelque service bas et

1. Jn 16,20 - 2. Mt 24,19

humiliant, et que, réduit à contracter d'abord des dettes énormes pour obtenir sa délivrance, il se voie ensuite dans la triste nécessité de vendre le modeste héritage qui servait à son entretien ou à celui de ses enfants. Pressé donc par ce besoin extrême, le malheureux vient trouver celui par la perversité de qui il se voit ainsi poursuivi et persécuté; et ne soupçonnant pas qu'il s'adresse à l'auteur même de ses maux, il lui dit: Donnez-moi, seigneur, quelques pièces d'or; je suis dans la nécessité, mon créancier me presse et me poursuit à outrance. L'autre lui répond: Je n'ai absolument rien entre les mains pour le moment. Il déclare n'avoir rien entre les mains, afin que la victime de sa fourberie atroce soit réduite à la nécessité de vendre. Celle-ci ayant répliqué que l'embarras extrême où il se trouve l'oblige à se défaire de son bien, il lui dit aussitôt: Quoique je n'aie pas une pièce de monnaie à moi appartenant, je m'efforcerai cependant d'en emprunter d'une manière quelconque pour vous venir en aide en qualité d'ami; et, s'il est nécessaire, j'aliénerai même mon argenterie, pour vous empêcher d'être dépouillé injustement d'une partie de votre avoir. Quand le malheureux lui demandait un bienfait gratuit, il a déclaré n'avoir absolument rien; mais depuis qu'il entend parler de vendre l'héritage, il s'offre généreusement à venir au secours de celui qu'il appelle son ami. Et quand il a obtenu ou extorqué le consentement de celui-ci, il lui dit qu'il faut qu'il vende même sa petite maison, dont peut-être il lui offrait précédemment une somme de cent sous, je suppose; et en considération de l'embarras extrême où il voit son ami, il ne consent pas même à lui donner actuellement la moitié de ce prix.

3. C'est pour les hommes de cette sorte, ainsi que nous l'avons déjà dit, qu'il est écrit dans l'Evangile: «Malheur aux personnes qui seront enceintes et à celles qui allaiteront»; le jour du jugement sera pour eux un jour de malheur, ils ne pourront échapper à cette sentence de condamnation: «Retirez-vous de moi, maudits, allez au feu éternel qui a été préparé au démon et à ses anges; car j'ai eu faim, et vous ne m'avez point donné à manger; j'ai eu soif, et vous ne m'avez point donné à boire (1)». Que votre charité considère attentivement ces paroles: Si celui qui

1. Mt 25,41-42

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n'a point donné son bien propre est envoyé au feu, où sera envoyé, dites-moi, celui qui aura ravi le bien d'autrui? Si celui qui n'a point vêtu son frère nu doit brûler avec le démon, avec qui, je vous prie, brûlera celui qui l'aura dépouillé? C'est pourquoi toutes les fuis que vous entendrez lire ces paroles de l'Évangile: «Malheur aux personnes qui seront enceintes et à celles qui nourriront en ces jours (1)», vous devrez croire qu'elles ne s'appliquent point aux femmes qui portent dans leur sein un fruit légitime. Quel mal, en effet, a pu commettre une femme, en tant qu'elle a eu des rapports avec son mari? Comment pourra-t-elle être châtiée au jour du jugement, pour avoir fait ce que Dieu lui commandait de faire? Ces menaces donc ne s'appliquent pas aux femmes qui conçoivent et qui enfantent légitimement, mais à ceux qui, comme nous venons de l'expliquer tout à l'heure, conçoivent injustement le bien du prochain et semblent être dans un état de grossesse déshonnête. C'est de ceux-là qu'il est dit ailleurs: «Il a conçu la douleur et il a enfanté l'iniquité (2)». Tout homme, en effet, conçoit et nul ne saurait ne pas concevoir; mais les uns conçoivent du Christ, et les autres conçoivent du démon. De même qu'il est dit de ces derniers: «Il a conçu la douleur et il a enfanté l'iniquité», de même aussi il est dit de ceux qui conçoivent du Saint-Esprit: «Votre crainte nous a fait concevoir dans notre sein, et nous avons enfanté l'Esprit de votre salut (3)».

4. Que celui donc, mes frères bien-aimés, qui après un examen attentif reconnaît que les maux dont nous venons de parler ont existé ou peut-être existent encore en lui-même, que celui-là se corrige bien vite; les maux passés cessent de nuire dès qu'ils cessent de plaire; il est encore temps de se repentir et de se corriger; la séparation des uns à droite et des autres à gauche n'a point encore été faite; nous ne sommes point encore dans les enfers avec ce riche torturé par la soif et soupirant après une goutte d'eau. Ecoutons, tant que nous vivons; corrigeons-nous. Ne convoitons point les biens d'autrui, ne nous laissons point enfler par l'espoir de les posséder, ne cherchons point à nous en rendre les maîtres, et quand ils nous arrivent, ne les embrassons point comme une mère embrasse ses enfants. Quand un homme convoite le bien d'autrui,

1. Mt 24,19 - 2. Ps 7,16 - 3. Is 26,18

ainsi que nous l'avons déjà dit, il semble que son âme a conçu; mais dès que, par fourberie ou par violence, il a réussi à s'emparer de ce qu'il convoitait, on le voit embrasser sa propriété nouvelle et la presser sur son coeur comme un enfant nouveau-né. Donc, mes frères, n'aimons point les choses de la terre de telle sorte que nous perdions les choses du ciel. C'est notre coeur qu'il faut changer; n'habitons plus désormais ici-bas par notre coeur et par nos affections: c'est une mauvaise région que la région de l'amour du monde; qu'il nous suffise de paraître seulement vivre dans cette chair mortelle. Ecoutons ces paroles de l'Apôtre: «Si vous êtes ressuscités avec Jésus-Christ, recherchez les choses d'en haut, non point les choses qui sont sur la terre (1)». Les biens qui nous sont promis ne paraissent point encore; ils sont préparés, mais on ne les voit point. Vous voulez absolument convoiter et concevoir; concevez donc en convoitant la vie éternelle à laquelle Dieu vous convie; que cette vie soit l'unique objet de votre espérance; votre enfantement sera assuré; il ne s'accomplira point avant le temps et d'une manière infructueuse; vous n'embrasserez point dans le temps ce que vous aurez enfanté, mais vous le posséderez éternellement. Car ce qui a été promis sera donné infailliblement; mais le moment n'est pas encore venu; cela sera donné plus tard, non pas maintenant.

5. Voyez combien de choses ont été déjà données, mes frères; qui pourrait seulement les compter? De tous lesbiens qui nous ont été promis dans les Écritures, un seul n'a pas encore été accordé; or, si Dieu a exécuté fidèlement tant d'autres promesses qu'il vous avait faites, il ne vous trompera point dans celle que le moment n'est point encore venu d'accomplir. L'Écriture avait annoncé l'établissement d'une Eglise, et nous voyons que cette Eglise existe; l'Écriture avait annoncé que les idoles cesseraient de recevoir les adorations et les hommages des peuples, et nous voyons ces idoles renversées et détruites. Il était écrit que les Juifs perdraient leur autonomie politique, et nous voyons le sceptre de Juda passé en des mains étrangères. L'Ecriture parle également du jour du jugement; elle parle des récompenses réservées aux saints et des châtiments qui attendent les

1 Col 3,1

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méchants. Que personne ne cherche à se tromper soi-même, mes frères: de même que nous voyons de nos yeux l'accomplissement de toutes ces prophéties, nous verrons aussi l'accomplissement de celles relatives au jour du jugement, au châtiment des méchants et à la récompense des justes. C'est pourquoi, que chacun d'entre nous, tant que Dieu nous accorde le pouvoir et la grâce nécessaires, s'efforce d'éviter le péché et de pratiquer ce qui est bien; afin qu'en ce jour terrible et si redoutable nous ne soyons point précipités, avec les impies et les pécheurs, dans les flammes éternelles, mais que nous méritions de participer, avec les âmes justes et craignant Dieu, à la récompense éternelle. Puissions-nous obtenir cette faveur de celui à qui appartiennent l'honneur et la puissance dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.




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DIXIÈME SERMON. SUR CES PAROLES DE L'ÉVANGILE SELON SAINT MATTHIEU (XXV, 31, 32): «QUAND LE FILS DE L'HOMME VIENDRA DANS SA MAJESTÉ, ET TOUS LES ANGES AVEC LUI,

IL S'ASSIÈRA SUR LE TRONE DE SA MAJESTÉ, ET TOUTES LES NATIONS SERONT RASSEMBLÉES DEVANT LUI, ETC.» L'AUMONE. (Mt 25,31-32)

ANALYSE. - 1. Le précepte de l'aumône prouvé par les paroles du jugement.- 2. On doit faire l'aumône pour mériter le ciel.- 3. L'aumône est un prêt à usure parfaitement légitime.

1. Nous avons entendu, mes frères bien-aimés, quand on nous a lu le saint Evangile, une parole de Notre-Seigneur qui est capable d'exciter à la fois notre terreur et nos désirs, notre crainte et notre amour. Elle est terrible en tant qu'elle est formulée en ces termes: «Retirez-vous de moi, maudits, allez au feu éternel (1)»; elle est capable d'exciter nos désirs, parce qu'elle est formulée aussi en ces autres termes: «Venez, vous qui êtes les bénis de mon Père, recevez le royaume (2)». Qui pourrait, en entendant ce langage, ne pas éprouver un sentiment de terreur et un sentiment de joie? Un sentiment de joie, parce que le Christ daigne promettre un royaume aux chrétiens, ses serviteurs; un sentiment de terreur, parce qu'il menace les pécheurs des flammes éternelles. Je vous prie, mes frères, d'écouter toujours la lecture de ces paroles avec un coeur attentif et avec toute la vigilance d'esprit dont vous êtes capables; et parce qu'il n'est pas difficile de les graver dans la mémoire, n'en perdez jamais de vue le souvenir,

1. Mt 25,41 - 2. Mt 25,34

méditez-en au contraire toute la force et la sublime énergie. Quiconque lira ce passage avec une attention soutenue, alors même que le reste de l'Ecriture lui serait complètement inconnu, y trouvera un motif suffisant pour pratiquer toute sorte de bonnes oeuvres et pour fuir toute couvre mauvaise. Soyez attentifs, mes frères, et voyez en quels termes le Seigneur annonce qu'il parlera à ceux qui seront placés à sa droite: «Venez», leur dira-t-il; «vous qui êtes les bénis de mon Père, prenez possession du royaume; car j'ai eu faim, et vous m'avez donné à manger; j'ai eu soif, et vous m'avez donné à boire (1)», et le reste qui suit dans le texte. «Retirez-vous de moi, maudits, allez au feu éternel qui a été préparé pour le démon et pour ses anges. Car j'ai eu faim, et vous ne m'avez point donné à manger; j'ai eu soif, et vous ne m'avez point donné «à boire (2)». Considérez bien ces paroles, mes frères bien-aimés, et voyez que le Sauveur n'a point dit. Retirez-vous de moi, maudits, parce que vous vous êtes rendus coupables de

1. Mt 25,35 - 2. Mt 25,41-42

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larcin, de faux témoignage, parce que vous avez commis l'homicide ou l'adultère; il n'a rien dit de pareil, mais seulement: «J'ai eu faim, et vous ne m'avez point donné à manger». Il n'a point dit: Retirez-vous de moi, parce que vous avez dérobé le bien d'autrui, mais parce que vous n'avez point donné aux pauvres de votre bien propre; il n'a point dit: parce vous avez fait des oeuvres mauvaises, mais parce que vous n'avez point voulu faire le bien. Ainsi ceux qui seront à la droite seront délivrés par le fait seul qu'ils auront été miséricordieux, et ceux qui seront à la gauche seront condamnés pour le fait seul d'avoir été esclaves de l'avarice. Le souverain Juge ne dit point à ceux qui sont placés à droite: Venez, ô bénis de mon Père, prenez possession du royaume, parce que vous n'avez point été pécheurs; mais il les appelle à lui seulement parce qu'ils ont racheté leurs péchés par des aumônes. Il ne dit point non plus à ceux qui sont placés à gauche: Retirez-vous de moi, maudits, parce que vous avez péché, mais seulement: parce que vous n'avez point voulu racheter vos péchés par des aumônes. Nul homme ne peut être exempt de péché, mais aussi tout homme peut, avec le secours du Seigneur, racheter ses péchés par des aumônes. Quand le Sauveur déclare ici que ceux-là seront précipités dans les flammes éternelles, qui n'auront point nourri celui qui avait faim, nous pouvons conjecturer avec certitude, mes frères, quelles seront les tortures, ou si l'on veut, quel sera le supplice réservé à ceux qui font le mal, puisque ceux-là seront précipités dans les flammes éternelles, qui n'auront point fait le bien. Si celui qui n'aura point partagé son pain avec les pauvres doit partager le sort du démon, quel sera, dites-moi, le sort réservé à celui qui aura ravi injustement le bien d'autrui? Si celui qui n'aura point vêtu son frère nu doit être condamné, à quoi sera condamné, je vous prie, celui qui aura dépouillé ce même frère? Si celui qui n'aura point reçu l'étranger dans sa maison doit être envoyé au feu éternel, où sera envoyé celui qui se sera emparé de la maison d'autrui?

2. Méditons sérieusement et fidèlement ces paroles de l'Evangile, mes très-chers frères, et, autant qu'il est en nous, efforçons-nous de faire le bien; partageons avec les étrangers et les pauvres, même notre nécessaire, autant du moins qu'il nous est possible de le faire, et rachetons ainsi les péchés que nous avons commis, en même temps que, par ces bonnes oeuvres, nous nous préparerons à nous-mêmes une récompense éternelle. Ecoutons le Seigneur nous disant: a Bienheureux ceux qui a sont miséricordieux, parce qu'ils obtiendront eux-mêmes miséricorde (1)». Vous avez entendu, en effet, Notre-Seigneur déclarer, en des termes dont la véracité est au-dessus de toute contestation, que nous obtiendrons le royaume des cieux, si nous faisons des aumônes, si nous donnons à manger à ceux qui ont faim, si nous donnons à boire à ceux qui ont soif, si nous donnons, autant que nos ressources nous permettent de le faire, des vêtements à ceux qui sont nus; si nous donnons l'hospitalité aux étrangers. Si nous accomplissons fidèlement toutes ces oeuvres, nous pourrons paraître sans crainte devant le tribunal du Juge éternel, et alors a le souvenir de notre justice ne pourra plus «s'effacer jamais, nous n'aurons plus à a craindre d'entendre aucune parole mauvaise (2)». Que signifie ici ce mot de parole mauvaise? Il désigne une parole que nous devons demander au Seigneur de ne jamais prononcer contre nous. Il désigne, dis-je, cette parole qui sera adressée aux impies placés à sa gauche: «Retirez-vous de moi, maudits, allez au feu éternel (3)». Attachez-vous donc à l'aumône ou à la miséricorde, car «l'aumône délivre de la mort et ne laisse point aller dans la région des ténèbres ceux qui la pratiquent fidèlement (4)». Que chacun donc, autant que ses forces le lui permettent, vienne au secours de ceux qui sont plus pauvres que soi. Que celui qui a de l'or entre les mains donne de l'or; que celui qui a de l'argent donne de l'argent; que celui qui n'a aucune sorte de monnaie donne de bon coeur un pain à l'étranger. Et s'il n'a pas à sa disposition un pain entier, qu'il partage ce qu'il a et qu'il en donne une partie. Car le Seigneur a daigné accorder, par la bouche de son Prophète, cette consolation, ou, si l'on veut, cette sécurité aux pauvres eux-mêmes; il n'a point dit: Donnez à celui qui a faim votre pain tout entier; mais: «Partagez votre pain avec celui qui a faim (5)»; pour nous faire entendre que si nous n'avons pas un pain entier, nous devons au moins en donner un

1. Mt 5,7 - 2. Ps 111,7 - 3. Mt 25,41 - 4. Tb 4,11 - 5. Is 58,7

625

morceau quelconque. Et pour vous convaincre que toute offrande faite par vous de bon coeur sera agréable à Dieu, écoutez le Seigneur parlant dans l'Evangile de cette veuve qui venait d'offrir deux pièces de monnaie valant chacune le quart d'un denier: «En vérité, je vous le dis, cette veuve a déposé plus que tous ceux qui ont mis dans le tronc; car les autres qui étaient riches ont donné de ce qu'ils avaient de superflu, au lieu que celle-ci a offert tout ce qu'elle possédait (1)»; c'est pourquoi elle mérita d'être louée de la bouche même du Seigneur.

3. Que chacun donc fasse tout ce qui est en son pouvoir, et qu'après s'être réservé ce qui lui est nécessaire pour se nourrir d'une manière raisonnable et pour se vêtir simplement, il distribue avec joie et contentement tout ce qui lui restera; en donnant peu il recevra beaucoup; en se privant d'une faible pièce de monnaie, il acquerra la possession d'un royaume; pour une aumône insignifiante en soi, il obtiendra la vie éternelle; pour la perte d'un bien temporel, il sera dédommagé par des biens éternels; pour le sacrifice d'une chose caduque et périssable, il méritera une récompense sans fin. Voilà pour quelle raison nous devons donner avec joie et de bon coeur. Si un homme vous disait de bonne foi: Donnez-moi un as et je vous rendrai cent pièces d'or, ne donneriez-vous pas avec joie une

1. Mc 12,43-44

pièce de cuivre pour en recevoir cent d'un métal beaucoup plus précieux? A combien plus forte raison, quand le Dieu du ciel et de la terre vous dit: «Celui qui donne aux pauvres prête à Dieu (1)», et par la voix du Psalmiste: «Bienheureux l'homme qui a compassion et qui prête gratuitement (2)», devez-vous prêter sur la terre des choses que le Seigneur vous rendra avec usure et bien au-delà dans la vie éternelle; de telle sorte qu'au jour où vous paraîtrez devant le tribunal du Juge éternel environné des légions de ses anges, vous puissiez librement, et sans crainte d'être démenti par qui que ce soit, vous écrier: Donnez-moi, Seigneur, parce que j'ai donné; ayez pitié de moi, parce que j'ai pratiqué la miséricorde. J'ai accompli ce que vous m'avez ordonné, accordez-moi ce que vous m'avez promis. Je vous avertis donc de nouveau, mes frères, je vous conjure avec larmes de ne laisser jamais s'effacer de votre esprit le souvenir de ce passage de l'Evangile; appliquez-vous de toutes vos forces, et avec le secours de Dieu, à éviter de tomber dans les flammes éternelles et à mériter la faveur inestimable d'entrer dans le royaume des cieux; puisse cette faveur vous être accordée par Jésus-Christ Notre-Seigneur, à qui appartiennent l'honneur et la gloire dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

1. Pr 19,17 - 2. Ps 111,5




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ONZIÈME SERMON. DE L'ENFANT PRODIGUE (@Lc 15,11@ et suiv)

ANALYSE. - 1. L'orateur vient remplir la promesse faite par lui précédemment. - 2. Egarements de l'enfant prodigue. - 3. Sa misère. - 4. Il rentre en lui-même. - 5. Puis il revient à son père qui le voit de loin. - 6. Il est reçu par son père qui le couvre de ses baisers. - 7. Sur l'ordre de ce même père, les serviteurs de la maison lui rendent sa robe première, son anneau, sa chaussure; on tue le veau gras. - 8. Le frère aîné s'abandonnant aux transports de la colère est l'image des juifs.- 9. La musique et la danse figurent l'unité. - 10. Le frère aîné refuse d'entrer à la voix des serviteurs. - 11. Son père vient l'inviter à son tour. - 12. Plaintes de ce frère aîné qui ne s'est pas écarté un seul instant de son devoir, et qui n'a pas même reçu un chevreau. - 13. Le père répond avec bonté: Tout ce que je possède vous appartient; en quel sens? - 14. Conclusion.

1. Il ne faut pas traiter de nouveau les choses qui ont été déjà exposées et développées longuement; mais il ne faut pas non plus s'abstenir d'y faire allusion ou d'en rappeler (626) le souvenir. Votre sagesse n'a pas oublié que dimanche dernier j'avais entrepris de vous parler de ces deux fils dont l'histoire fait encore le sujet de l'Evangile d'aujourd'hui, et il ne me fut pas possible d'achever mon discours. Mais après cette épreuve, le Seigneur notre Dieu a voulu qu'aujourd'hui nous prenions de nouveau la parole en votre présence. Les plus simples convenances exigent que nous achevions un discours commencé, mais surtout notre coeur est impatient d'acquitter à votre égard la dette de la plus tendre affection. Le Seigneur soutiendra notre humilité, afin que le succès de nos efforts ne soit pas tout à fait au-dessous de votre attente.

2. Cet homme qui a deux fils, c'est Dieu qui a deux peuples: le fils aîné, c'est le peuple juif; le fils plus jeune, c'est le peuple des Gentils. Le bien reçu des mains du Père, c'est l'esprit, l'intelligence, la mémoire, les aptitudes diverses, en un mot toutes les facultés et toutes les puissances que nous avons reçues de Dieu pour le connaître et pour lui rendre le culte qui lui est dû. Une fois en possession de ce patrimoine, le plus jeune des deux fils s'en alla dans un pays éloigné; c'est-à-dire qu'il s'égara jusqu'à perdre le souvenir même de son Créateur. Alors il dissipa son bien, se livrant à des excès de toute sorte, dépensant toujours et ne gagnant jamais une obole; puisant constamment dans sa bourse, et n'y mettant jamais rien; en d'autres termes, usant toutes les forces de son âme et de son corps dans la débauche, aux fêtes des idoles, cédant sans retenue à toutes ces inclinations perverses que la vérité a qualifiées avec tant de justesse du nom de prostituées.

3. Faut-il s'étonner que la faim ait succédé à cette prodigalité insensée? La disette donc se fit sentir dans ce pays; non pas la disette de pain matériel, mais la disette de la vérité immatérielle. Pressé par le besoin, ce jeune homme se bâta d'aller implorer le secours d'un prince de ce pays. Ce prince n'est pas autre que le prince des démons, c'est-à-dire le diable, vers qui se précipitent tous les curieux. Car toute curiosité coupable est une disette de vérité plus redoutable que la perte corporelle. Notre jeune homme donc, poussé loin de Dieu par les appétits malsains de son esprit, se trouva enfin réduit à l'état d'esclave et reçut pour mission de faire paître des pourceaux; en d'autres termes, il reçut l'office qu'affectionnent de préférence les démons les plus vils et les plus immondes. Car ce n'est pas sans raison que le Seigneur laissa les démons dont il est parlé dans l'Evangile entrer dans un troupeau de pourceaux. Or, il les nourrissait de cosses, et lui-même n'avait pas le droit d'en manger à satiété. Sous le nom de cosses nous devons entendre ici les doctrines du siècle, ces discours qui résonnent agréablement aux oreilles, mais qui ne réparent point les forces épuisées, aliment digne des pourceaux, non pas des hommes, c'est-à-dire aliment qui peut bien plaire aux démons, mais qui ne saurait servir à la justification des fidèles.

4. Enfin il ouvrit un jour les yeux et comprit où il était, ce qu'il avait perdu, qui il avait offensé, aux mains de qui il s'était livré, et il rentra en lui-même: il revient d'abord à lui-même pour revenir ensuite à son père: Peut-être s'était-il dit intérieurement: «Mon coeur m'a abandonné (1)». C'est pourquoi il fallait qu'il revînt d'abord à lui-même, afin de comprendre par là combien il était loin de son père. Telle est l'exhortation que l'Ecriture adresse à certains hommes: «Revenez, prévaricateurs, à votre coeur (2)». Une fois rentré en lui-même, il contemple l'étendue de sa misère: «J'ai trouvé», dit-il, «la tribulation et la douleur, et j'ai invoqué le nom du Seigneur (3)». «Combien de mercenaires ont, dans la maison de mon père, du pain en abondance, et moi je meurs ici de faim (4)!» Comment cette réflexion se serait-elle présentée à son esprit, sinon parce que le nom de Dieu était déjà annoncé et le pain distribué à des hommes qui ne savaient pas le conserver avec soin, mais qui en cherchaient un autre, et dont le Sauveur parle en ces termes: «En vérité, je vous le dis, ils ont reçu leur récompense (5)». On doit, en effet, considérer comme mercenaires, et non pas comme enfants, ceux que l'Apôtre désigne ainsi: «Que le Christ soit annoncé par intérêt, ou par zèle pour la vérité (6)». Saint Paul entendait parler en cet endroit de certains hommes qui méritent parfaitement le nom de mercenaires, parce qu'ils cherchent constamment leur intérêt personnel et qu'ils savent recueillir de la prédication même du

1. Ps 39,13 - 2. Is 46,8 - 3. Ps 114,3 - 4. Lc 4,17 - 5. Mt 6,5 - 6. Ph 1,18

nom de Jésus-Christ du pain en abondance.

5. Le prodigue se lève et revient; il ne s'était pas encore rapproché d'un seul pas, parce qu'il était demeuré jusqu'alors gisant et étendu sur la terre. Son père le voit de loin et court au-devant de lui. Car il a entendu son fils lui adresser ces paroles par la bouche du Psalmiste: «Vous avez connu mes pensées de loin (1)». Quelles pensées? Celles par lesquelles le fils s'est dit à lui-même: «Je dirai à mon père: J'ai péché contre le ciel et en votre présence; je ne suis plus digne d'être appelé votre fils, traitez-moi comme un de vos serviteurs mercenaires (2)». Il ne prononçait pas encore ces paroles, mais il pensait à les prononcer; et toutefois son père l'entendait comme s'il les eût prononcées réellement. Parfois, en effet, un homme, éprouvé par une tribulation ou par une tentation quelconque, pense à prier; il médite même sur ce qu'il dira à Dieu dans sa prière et en quels termes il implorera la miséricorde de son père, non pas comme une faveur, mais comme un droit inhérent À sa qualité de fils; et il se dit en lui-même: Je dirai à mon Dieu telle ou telle chose. Je n'ai pas à craindre un refus; quand j'aurai motivé ma demande de telle manière, quand j'aurai joint à mes explications des larmes brûlantes, est-ce que mon Dieu pourra ne pas m'exaucer? Le plus souvent cette parole intérieure est exaucée avant même qu'elle ait été formulée extérieurement, car celui qui forme cette pensée en lui-même ne saurait la former en dehors du regard de Dieu. Celui-ci est présent dès que l'homme se dispose à prier, absolument comme il le sera dès que l'homme commencera à prier. De là ces autres paroles du Psalmiste: «Je l'ai résolu, je confesserai contre moi mon péché au Seigneur (3)». Vous le voyez, il n'a parlé encore qu'à lui-même, il s'est disposé seulement à prier, et néanmoins il ajoute aussitôt: «Et vous m'avez pardonné l'impiété de mon coeur (4)». Combien la miséricorde de Dieu est près de celui qui confesse son péché 1 Non, Dieu n'est pas loin de ceux qui ont le coeur brisé. Nous lisons en effet au livre des psaumes: a Le Seigneur est près de ceux qui ont «broyé leur coeur (5)». L'enfant prodigue avait donc broyé son coeur dans la région de l'indigence;

1. Ps 138,3 - 2. Lc 15,19 - 3. Ps 31,5 - 4. Ps 31,5 - 5. Ps 33,19

il était revenu à son coeur, afin précisément de le broyer. L'orgueil autrefois lui avait fait abandonner son coeur, la colère l'y a fait revenir. Un sentiment de colère est venu enflammer son âme, mais contre lui-même et pour punir ses propres péchés; il est revenu avec la volonté bien arrêtée de mériter les bonnes grâces de son père. Cette colère dont son âme a été enflammée est celle dont il est dit: «Mettez-vous en colère, et ne péchez point (1)». Tout homme vraiment repentant se met en colère contre lui-même; c'est précisément par suite de cette colère qu'il se punit. De là tous ces mouvements qu'on observe dans un pénitent animé d'un repentir sincère, d'une douleur véritable; c'est pour cela qu'on le voit tantôt s'arracher les cheveux, tantôt se revêtir d'un cilice, tantôt se frapper la poitrine. Certes, toutes ces actions sont autant de preuves que ce pénitent est irrité contre lui-même et se punit de ses propres mains. Ce que sa main exécute extérieurement, sa conscience l'accomplit intérieurement. Il se frappe, il se blesse, et, pour employer une expression plus vraie, il se tue, non pas corporellement, mais en esprit. Car un esprit broyé sous le poids de la tribulation est une victime qui s'immole de ses propres mains et s'offre à Dieu en sacrifice: «Dieu ne méprise point un coeur contrit et humilié (2)». Ainsi le prodigue non-seulement brise son coeur sous le double poids de l'humilité et du glaive du repentir, mais il le tue réellement.

6. Quoiqu'il se disposât encore à parler à son père et qu'il n'eût pas encore fait autre chose que de se dire à lui-même: «Je me lèverai, j'irai et je dirai... (3)», le père, connaissant de loin les pensées de son fils, court au-devant de lui. Qu'est-ce à dire, il court au-devant de lui, sinon il lui accorde son pardon avant même qu'il ait eu le temps de l'implorer? «Comme il était encore loin, son père, touché d'un sentiment de compassion, courut au-devant de lui (4)». Pourquoi le père est-il touché d'un sentiment de compassion? Parce que son fils est dans un état de misère extrême. Il accourt et se penche sur son fils, en d'autres termes, il pose son bras sur le cou de son fils. Le Fils est le bras du Père; il lui donne donc de porter le Christ, c'est-à-dire un fardeau qui ne charge point, mais qui soulage. «Mon joug est doux», dit-il lui-même,

1. Ps 4,5 - 2. Ps 1,19 - 3. Lc 15,18 - 4. Ps 15,20

628

et mon fardeau est léger (1)». Il se penche sur son fils qui se tient debout, et en s'inclinant ainsi sur lui il l'empêche de tomber de nouveau. Le fardeau du Christ est tellement léger que non-seulement il ne pèse pas sur celui qui le porte, mais il le soulève au contraire comme un levier puissant. On dit parfois de certains fardeaux qu'ils sont légers en ce sens qu'ils sont d'un poids relativement peu considérable, non pas en ce sens qu'ils ne sont absolument d'aucun poids; porter un fardeau lourd, porter un fardeau léger, et ne porter aucun fardeau, sont trois choses tout à fait différentes. Celui qui porte un fardeau lourd parait en être accablé, celui qui porte un fardeau léger est moins accablé, mais enfin il est accablé jusqu'à un certain point. On voit au contraire celui qui ne porte aucun fardeau marcher d'un pas agile et dégagé. Il n'en est point ainsi du fardeau du Christ. Dès qu'on commence à le porter, on se sent plus agile et plus fort. Sitôt qu'on le dépose, on se trouve plus accablé. Et que cela ne vous paraisse point impossible, mes frères. Nous allons peut-être trouver dans l'ordre des choses corporelles un exemple qui vous aidera à comprendre et à accepter comme une vérité incontestable ce que j'avance en ce moment. Cet exemple est admirable et paraîtrait absolument chimérique, si le témoignage de nos sens ne nous obligeait à l'admettre comme une réalité tout à fait évidente. Ce sont les oiseaux qui nous l'offrent. Tout oiseau porte les plumes à l'aide desquelles il semble nager dans les airs. Considérez et voyez comment ils replient et resserrent leurs ailes au moment où ils descendent à terre pour y reprendre haleine, et- comment ils les posent en quelque sorte sur leurs flancs. Pensez-vous que ces ailes sont pour eux un poids réel? Qu'on leur enlève ce fardeau, et on les verra tomber aussitôt. A proportion qu'on rendra ce fardeau plus léger pour eux, on les verra aussi voler avec plus de difficulté. Vous croyez faire acte de bienveillance à leur égard en les déchargeant d'un tel poids; mais en réalité vous ne sauriez leur accorder une faveur plus grande que de leur épargner un tel allégement; et si cet allégement est déjà un fait accompli, nourrissez-les afin que leur fardeau croisse de nouveau et qu'ils puissent prendre leur essor au-dessus de la terre. Il

1. Mt 11,30

souhaitait d'être chargé d'un tel poids, celui qui disait: «Qui me donnera des ailes comme celles de la colombe, et je prendrai mon essor et je me reposerai (1)». Quand donc le père s'incline sur le cou de son fils, il le soulage au lieu de l'accabler; le poids d'une partie du corps paternel est pour le fils un honneur et non point un fardeau. Comment en effet un homme serait-il capable de porter un Dieu, s'il n'était porté lui-même par le Dieu qu'il porte?

7. Le père donne ensuite l'ordre d'apporter à son fils la robe première qu'Adam avait perdue au jour où il commit le péché. Après lui avoir donné le baiser de paix et tous les témoignages d'une affection vraiment paternelle, il ordonne qu'on lui apporte la robe, symbole de l'immortalité promise par le baptême. Il ordonne qu'on mette à son doigt un anneau, comme gage de l'Esprit-Saint, et à ses pieds une chaussure en signe de la préparation de l'Evangile de la paix (2), afin de rendre beaux et magnifiques les pieds de celui qui annonce la bonne nouvelle. Voilà bien ce que Dieu fait par ses serviteurs, c'est-à-dire par les ministres de son Eglise. Est-ce que la robe, l'anneau, la chaussure donnés par ces ministres leur appartiennent en propre? Ils doivent leur ministère et ils donnent tous es efforts que le zèle peut inspirer; mais ces choses sont données par Celui dans le trésor de qui elles étaient renfermées et d'où elles ont été tirées. Il donna aussi l'ordre de tuer le veau gras, c'est-à-dire il ordonna que son fils fût admis à la table où le Christ mis à mort se donne en nourriture. Pour tout homme, en effet, qui revient de loin et qui se réfugie dans le sein de l'Eglise, le christ est mis à mort; car la mort du Christ lui est prêchée et le corps du Christ lui est donné en nourriture. Le veau gras est tué parce que celui qui était perdu est retrouvé.

8. Et le frère aîné revenant des champs se met en colère et ne veut point entrer. Ce frère aîné n'est pas autre que le peuple juif, dont l'animosité se manifesta contre ceux qui crurent en Jésus-Christ avant lui. Les Juifs s'irritèrent en voyant les nations entrer dans le divin bercail d'une manière aussi simple et aussi facile, et recevoir le baptême du salut sans avoir porté un seul instant le fardeau si onéreux des observances légales, sans même

1. Ps 55,7 - 2. Ep 6,16

avoir éprouvé la douleur de la circoncision charnelle, ou subi aucune des purifications prescrites par la loi. Ils s'irritèrent en voyant ces mêmes gentils nourris du veau gras. Pour être juste, nous devons ajouter que ces Juifs ont cru depuis, on leur a donné toutes les explications désirables, et ils se sont tus. Mais on peut encore aujourd'hui rencontrer tel ou tel juif qui ait eu, jusqu'à cette heure, la loi de Dieu constamment à l'esprit et qui en ait porté le joug, sans mériter jamais aucun reproche; un juif qui puisse se rendre un témoignage semblable à celui que se rendait à lui-même Saul, devenu au milieu de nous Paul, et d'autant plus grand qu'il s'est fait plus petit; d'autant plus digne de nos respects et de notre vénération, qu'il s'est humilié davantage. Le mot Paulus, en effet, signifie très-petit; de là ces expressions: je vous parle un peu avant, paulo ante, un peu après, paulo post. Paulo ante ne signifie pas autre chose que: «Très-peu de temps avant». Pourquoi donc Saul a-t-il pris le nom de Paul? C'est lui-même qui nous l'apprend: «Je suis», dit-il, «le plus petit d'entre les Apôtres (1)». Tout juif donc pouvant, dans la sincérité de sa conscience, se rendre témoignage que, depuis sa première enfance, il n'a pas cessé d'adorer un seul Dieu, le Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob, le Dieu prêché par la loi et les Prophètes, et d'observer les prescriptions de sa loi; ce juif, dis-je, voyant le genre humain marcher sous l'étendard du Christ, commence à méditer sur l'existence de l'Église; et, en prenant l'Église pour objet de ses méditations, il approche de la maison en revenant des champs. Car il est écrit: «Comme le frère aîné revenait des champs et approchait de la maison (2)». De même que le plus jeune des fils se multiplie chaque jour par les païens qui embrassent la foi, de même aussi le fils aîné revient, rarement, il est vrai, d'entre les Juifs. Ils considèrent l'Église, ils admirent cette institution qui leur paraît d'abord étrange. Ils voient la loi entre leurs mains, ils la voient aussi dans les nôtres; ils lisent les Prophètes, nous lisons aussi les Prophètes; ils n'ont plus désormais de sacrifice, nous avons, nous, un sacrifice qui est offert chaque jour. Ils voient qu'ils ont été dans le champ du Père, mais ils ne participent point à la manducation du veau.

1. 1Co 15,9 - 2. Lc 15,25

On entend aussi le bruit de la symphonie et du choeur qui retentit de l'intérieur de la maison. Qu'est-ce que la symphonie? c'est l'accord des voix. Ceux dont les coeurs sont en désaccord font entendre des cris discordants, et ceux entre qui règne la concorde font entendre des sons très-bien harmonisés. Telle est la symphonie que l'Apôtre enseignait en ces termes: «Je vous conjure, mes frères, de n'avoir tous qu'un même langage et de ne pas souffrir de schisme parmi vous (1)». A qui ne plairait pas cette sainte symphonie, je veux dire, cet accord de voix qu'aucun cri discordant ne trouble, auquel ne vient se mêler aucun son capable de blesser une oreille délicate? Le choeur, lui aussi, exige l'accord et l'harmonie des voix. Un choeur n'est agréable qu'autant qu'il résulte de plusieurs voix n'en formant plus qu'une seule et résonnant à l'unisson.

10. Le fils aîné, entendant cette symphonie et ce choeur dans la maison, se mit en colère et refusait d'entrer. Comment donc se fait-il que tel ou tel juif bien méritant s'adresse aux siens en ces termes: D'où viennent aux chrétiens tant de faveurs signalées? Nous avons conservé les, lois de nos pères; Dieu a parlé à Abraham, de qui nous sommes nés. La loi a été donnée à Moïse, à celui-là même qui nous avait délivrés de la terre d'Égypte, en nous conduisant à travers les eaux de la mer Rouge. Et voilà qu'aujourd'hui ces chrétiens s'emparent de nos Écritures, chantent nos psaumes par tout l'univers et ont un sacrifice; qu'ils offrent chaque jour; nous, au contraire, nous avons cessé d'offrir des sacrifices et nous n'avons plus de temple. Il interroge même son esclave et lui demande ce que cela signifie. Eh bien, oui, que ce juif interroge n'importe quel esclave; qu'il lise les écrits des Prophètes, les écrits de l'Apôtre, qu'il interroge qui il voudra; ni l'Ancien, ni le Nouveau Testament n'ont gardé le silence au sujet de la vocation des gentils. On peut entendre sous le nom d'esclave un livre dont on cherche à approfondir le sens. Prenons, par exemple, le livre de l'Écriture, et nous l'entendrons nous dire: «Votre frère est revenu, et votre père a tué le veau gras pour le recevoir, parce qu'il l'a retrouvé sain et sauf (2)». Demandez ensuite à ce même esclave quel

1. 1Co 1,10 - 2. Lc 15,27

630

est celui que le père a retrouvé sain et sauf? Celui, vous dira-t-il, qui était mort et qui a été rendu à la vie; le père l'a reçu pour lui conférer la grâce du salut; et il devait réellement tuer le veau gras pour célébrer le retour d'un fils qui s'était égaré si loin de lui. Car on ne devient impie qu'autant qu'on s'égare loin de Dieu. Un autre esclave, l'Apôtre saint Paul répond à son tour: «Le Christ est mort pour les impies (1)». Le fils aîné se fâche, s'irrite et refuse d'entrer; mais il s'apaise lorsque son père vient l'exhorter, et il entre alors. Il a refusé d'entrer après la réponse de l'esclave: le même fait, mes frères, se reproduit sous nos yeux. Nous puisons souvent dans les divines Ecritures les arguments les plus capables de confondre les Juifs; mais notre parole n'est que la parole de l'esclave, et le fils se met en colère; ils sont vaincus et réduits au silence, mais ils ne refusent pas moins d'entrer. Pourquoi ce refus? leur direz-vous. Le bruit de la symphonie et de la danse vous émeut et vous irrite, la joie et les réjouissances auxquelles se livre, dans votre maison, une foule nombreuse, la pensée du veau gras tué, voilà ce qui excite votre jalousie et votre colère. Personne, cependant, ne vous a exclu de cette fête. - Exhortation inutile. Tant que l'esclave seul parle, le fils aîné n'entend que la voix de la colère, et il refuse d'entrer.

11. Revenez au Seigneur qui vous dit: «Nul ne vient à moi, excepté ceux que le Père a attirés (2)». Le Père donc sort et prie son fils; c'est là ce que signifie le mot attirer. Un supérieur est plus puissant quand il prie que quand il ordonne. Voici en effet ce qui arrive parfois, mes bien-aimés: certains hommes appartenant à cette race que nous avons nommée tout à l'heure ont étudié les Ecritures avec zèle, et leur propre conscience leur rendant un témoignage quelconque de leurs bonnes oeuvres, ils peuvent dire à leur Père «Mon Père, je n'ai point transgressé vos commandements (3)». On peut alors les convaincre à l'aide des Ecritures, et ils ne trouvent absolument rien à répondre. Ils s'irritent néanmoins et résistent comme s'ils avaient encore l'espoir ou la volonté de vaincre. Vous les abandonnez alors à leurs propres pensées, et Dieu commence en même temps à leur parler intérieurement. C'est le père qui sort

1. Rm 5,6 - 2. Jn 6,44 - 3. Lc 15,29

et qui dit à son fils: Entre et viens t'asseoir à la table du festin.

12. Et le fils de répondre: «Voilà tant d'années que je vous sers, je n'ai jamais transgressé vos commandements, et vous ne m'avez jamais donné un chevreau pour le manger avec mes amis. Aujourd'hui revient cet autre fils qui a dévoré son patrimoine avec des femmes perdues, et vous tuez pour lui le veau gras (1)». Il y a déjà des pensées intérieures dans celui à qui le père fait entendre sa voix d'une manière également secrète et admirable. Il s'agite et se répond à lui-même, non plus précisément quand l'esclave lui a répliqué, mais quand le père l'a prié en quelque sorte et l'a exhorté avec douceur. Et que se dit-il à lui-même? Nous possédons les Ecritures de Dieu et nous ne nous sommes point éloignés du Dieu unique: nous n'avons point élevé nos mains vers une divinité étrangère. Nous n'avons jamais connu, nous n'avons jamais adoré que celui qui a fait le ciel et la terre, et nous n'avons pas reçu un chevreau. - Où trouve-t-on les chevreaux? Parmi les pécheurs. Pourquoi ce fils aîné se plaint-il de n'avoir pas reçu un chevreau? Parce qu'il souhaite de pouvoir à la fois faire bonne chère et commettre le péché. Ce qui excitait sa colère est précisément ce qui fait aujourd'hui l'objet de la douleur et des regrets des Juifs; car ceux-ci comprennent que le Christ ne leur a point été donné, parce qu'ils n'ont vu en lui qu'un chevreau. Car ils reconnaissent leur propre parole, leur propre témoignage dans cette parole et ce témoignage de leurs ancêtres: «Nous savons que cet homme est un pécheur (2)». On vous offrait un veau, vous l'avez repoussé sous prétexte que c'était un chevreau, et vous n'avez pris aucune part au festin. «Vous ne m'avez jamais donné un chevreau», ajoute-t-il, sachant parfaitement que son père n'avait point de chevreau, mais seulement un veau. O vous qui êtes restés jusqu'ici en dehors de la maison, sous prétexte que vous n'aviez point reçu de chevreau, entrez aujourd'hui et participez au veau qui vous est offert.

13. Qu'est-ce, en effet, que le père lui répond? «Toi, mon fils, tu es toujours avec moi (3)». Le père rend aux Juifs ce témoignage, qu'ayant toujours adoré le Dieu uni. que, ils n'ont jamais cessé d'être près de lui.

1. Lc 15,29-30 - 2. Jn 9,24 - 3. Lc 15,31

631

Nous avons aussi la parole de l'Apôtre déclarant que les Juifs étaient près de Dieu, tandis que les gentils en étaient éloignés. Il s'adresse à ceux-ci en ces termes: «Le Christ est venu vous annoncer la paix, à vous qui étiez loin; il l'a annoncée aussi à ceux qui étaient près (1)»; opposant ainsi ceux qui étaient loin, comme le plus jeune des fils, aux Juifs qui ne s'étaient pas en allés dans un pays éloigné paître des pourceaux, qui n'avaient point abandonné le Dieu unique, qui n'avaient point adoré les idoles, qui ne s'étaient point rendus les esclaves des démons. Je ne parle pas de tous les Juifs sans exception, car vous-mêmes en connaissez qui se sont révoltés et perdus entièrement. Mais je parle de ceux qui, par la gravité de leurs moeurs, ont acquis le droit de reprocher à ces séditieux l'indignité de leur conduite; qui ont observé les prescriptions de la loi et qui, s'ils ne sont pas encore entrés pour prendre leur part du veau gras, peuvent du moins dire en toute vérité: «Je n'ai point transgressé vos préceptes»; je parle de ceux à qui le Père, quand ils commenceront à entrer, pourra dire: «Pour vous, vous êtes toujours avec moi». Vous êtes avec moi, en ce sens que vous n'êtes point partis loin de moi, mais vous avez tort néanmoins de rester ici en dehors de ma maison; je ne veux pas que vous demeuriez étrangers à notre festin. Ne porte pas envie à ton frère plus jeune: «Pour toi, tu es toujours avec moi». Dieu ne confirme point cette parole prononcée peut-être d'une manière quelque peu téméraire et présomptueuse: «Je n'ai jamais transgressé vos commandements»; mais il dit seulement: «Tu es toujours avec moi»; et non pas: Tu n'as jamais transgressé mes commandements. Ce que Dieu dit ici est parfaitement vrai, mais non pas ce dont le fils aîné s'était glorifié témérairement; car s'il ne s'était pas éloigné du Dieu unique, il est du moins à présumer qu'il n'avait pas laissé de transgresser en quelque chose les commandements de ce même Dieu. Le Père donc dit en toute vérité «Pour toi, tu es toujours avec moi, et toutes les choses qui m'appartiennent sont à toi». Parce que ces choses t'appartiennent, s'ensuit-il qu'elles n'appartiennent pas aussi à ton frère? En quel sens sont-elles à toi? Elles t'appartiennent à titre de biens communs à

1. Ep 2,17

plusieurs, non pas en ce sens que tu as le droit d'en revendiquer la propriété exclusive. «Toutes les choses qui m'appartiennent sont «à toi», dit-il. Ce qui appartient au Père, il en donne pour ainsi dire la jouissance à son fils. Cela veut-il dire que Dieu soumet à notre puissance le ciel et la terre, ou même les anges et les plus sublimes intelligences? Non certes, ce n'est pas ainsi que nous devons entendre ces paroles. Bien loin que les anges doivent nous être soumis, le Seigneur nous promet que notre récompense suprême sera de devenir semblables à eux: «Ils seront», dit-il, «comme les anges de Dieu (1)». Mais, direz-vous, les saints jugeront les anges «Ignorez-vous», dit l'Apôtre, «que nous jugerons les anges (2)?» Il y a des anges qui sont demeurés saints d'une manière constante, il en est d'autres qui se sont rendus prévaricateurs. Nous deviendrons semblables aux premiers, nous jugerons les derniers. En quel sens donc est-elle vraie cette parole Toutes les choses qui m'appartiennent sont à toi? Toutes les choses de Dieu nous appartiennent véritablement, mais ne sont pas pour cela soumises à notre puissance. On ne dit pas dans le même sens: mon serviteur, et: mon frère. Toutes les fois que vous employez le mot mien, vous l'employez avec vérité; et si vous l'employez avec vérité, c'est que l'objet dont il s'agit vous appartient réellement; mais s'ensuit-il que votre frère vous appartient au même titre que votre esclave? Quand vous dites: ma maison, mon épouse, mes enfants, mon père, ma mère, le même mot est employé chaque fois dans un sens particulier. Ainsi, il est bien entendu que tout vous appartient, sans préjudice de mes droits. Vous pouvez dire: mon Dieu; mais le direz-vous dans le même sens que vous dites: mon serviteur? Vous le dites, au contraire, dans le même sens qu'un serviteur dit: mon seigneur, mon maître. Nous avons donc au-dessus de nous Notre-Seigneur, en qui nous avons le droit de chercher l'objet de notre suprême félicité; nous avons au-dessous de nous les créatures qui sont soumises à notre domaine. D'où il suit que toutes choses nous appartiennent, si nous-mêmes nous appartenons au Seigneur.

1. Mt 22,30 - 2. 1Co 6,3

14. «Toutes les choses qui m'appartiennent, dit-il, sont à toi». Si tu consens à ne (632) pas troubler notre paix et à t'apaiser toi-même, si tu veux bien te réjouir du retour de ton frère, si notre festin ne te contriste pas, si tu ne restes pas en dehors de la maison au moment même où tu reviens des travaux des champs, tout ce qui m'appartient est à toi. Pour nous, nous devons prendre part au festin et nous réjouir, parce que le Christ, après être mort pour les impies, est ressuscité. Car tel est le sens véritable de ces paroles «Ton frère était mort, et il a été rendu à la vie; il était perdu, et il est retrouvé (1)».

1. Lc 15,32





Augustin, Sermons 5008