Augustin, Trinité 809

CHAPITRE VII.

DU VÉRITABLE AMOUR PAR LE QUEL ON PARVIENT A LA CONNAISSANCE DE LA TRINITÉ. IL FAUT CHERCHER DIEU, EN IMITANT LA PIÉTÉ DES BONS ANGES.

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10. Ainsi, dans la question de la Trinité et de la connaissance de Dieu, qui nous occupe, le point principal est de savoir ce que c'est que le véritable amour, ou même ce que c'est que l'amour. On ne peut en effet donner le nom d'amour qu'au véritable amour, autrement c'est la passion. C'est donc par abus qu'on donne à la passion le nom d'amour, et à l'amour le nom de passion. Or, ce véritable amour consiste à s'attacher à la vérité pour vivre selon la justice, et par conséquent à dédaigner toutes les choses passagères par amour pour les hommes, par le désir de les voir vivre selon la justice. Nous pourrons alors être prêts à mourir utilement pour nos frères, suivant l'exemple que nous en a donné Notre-Seigneur Jésus-Christ. En effet comme toute la loi et les prophètes se rattachent aux deux préceptes de l'amour de Dieu et de l'amour du prochain (
Mt 22,37-40), ce n'est pas sans raison que l'Ecriture met souvent l'un pour l'autre: tantôt elle ne mentionne que l'amour de Dieu, comme dans ce texte: «Nous savons que tout coopère au bien pour ceux qui aiment Dieu (Rm 8,28)»; et encore: «Si quelqu'un aime Dieu, celui-là est connu de lui (1Co 8,3)»; et ailleurs: «Parce que la charité de Dieu est répandue en nos coeurs par l'Esprit-Saint qui nous a été donné (Rm 5,5)», et dans une foule d'autres passages: la conséquence étant que celui qui aime Dieu fait ce que Dieu commande, et s'aime dans la proportion où il le fait, et par conséquent aime le prochain puisque Dieu en a donné l'ordre. Tantôt l'Ecriture ne parle que de l'amour du prochain, comme ici: «Portez les fardeaux les uns des autres, et c'est ainsi que vous accomplirez la loi du Christ (Ga 6,2)», et encore: «Car toute la loi est renfermée dans une seule parole: Tu aimeras ton prochain comme toi-même (Ga 5,14)»; et dans l'Evangile: «Tout ce que vous voulez que les hommes vous fassent, faites-le-leur aussi; car c'est la loi et les prophètes (Mt 7,12)». Dans beaucoup d'autres passages de ce genre, nous voyons que les saintes lettres semblent ne rattacher la perfection qu'à l'amour du prochain, en passant sous silence l'amour de Dieu, quoique la loi et les prophètes se rattachent à ces deux préceptes. Mais la raison en est que celui qui aime son prochain, aime avant tout l'amour lui-même. «Or, Dieu est amour, et qui demeure dans l'amour demeure en (460) Dieu et Dieu en lui (1Jn 4,16). Donc, en ce cas, c'est Dieu qu'on aime avant tout.

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11. Par conséquent ceux qui cherchent Dieu par l'intermédiaire des puissances qui gouvernent le monde ou les parties du monde, s'en séparent et en sont jetés à une grande distance; distance, non de lieu, mais d'affection: car, ayant Dieu au dedans d'eux, ils le cherchent péniblement au dehors, en abandonnant leur intérieur. Ainsi quand même ils entendraient une puissance sainte et céleste, ou se la figureraient d'une manière quelconque, ce qu'ils ambitionnent, c'est plutôt le pouvoir de ces esprits, objet d'admiration pour la faiblesse humaine, que l'imitation de leur piété, principe du repos en Dieu. Ils aiment mieux, par orgueil, pouvoir ce que peut un ange, que d'être, par dévotion, ce qu'est un ange. Car ce n'est pas de lui-même qu'un saint tient son pouvoir, mais de celui de qui vient tout pouvoir légitime; et il sait qu'être uni au Tout-Puissant par une pieuse volonté est le signe d'une plus grande puissance, que de pouvoir, par sa volonté propre, produire des oeuvres redoutables à ceux qui ne jouissent pas d'une telle faculté. Aussi le Seigneur Jésus-Christ lui-même, tout en opérant de tels prodiges, mais voulant donner de plus hautes leçons à ceux qui l'admiraient et ramener aux choses éternelles et intérieures leurs esprits attentifs et comme suspendus à des miracles de l'ordre temporel, leur disait: «Venez à moi, vous tous qui prenez de la peine et qui êtes chargés, et je vous soulagerai; prenez mon joug sur vous». Il ne leur dit pas: apprenez de moi que je ressuscite. les morts de quatre jours mais bien; «Apprenez de moi que je suis doux et humble de coeur». En effet une humilité inébranlable est plus puissante et plus sûre qu'une hauteur bouffie d'orgueil. Aussi ajoute-t-il: «Et vous trouverez du repos pour vos âmes (
Mt 11,28-29)». Car: «La charité ne s'enfle pas (1Co 13,4)»; et: «Dieu est amour (Jn 4,8)»; et: «Les fidèles lui obéiront avec amour (Sg 3,9)», étant ramenés des bruits du dehors aux joies silencieuses. Voilà que «Dieu est amour»: pourquoi donc aller et recourir, dans les hauteurs des cieux et dans les profondeurs de la terre, à la recherche de celui qui est en nous, si nous voulons être en lui?

CHAPITRE VIII.

AIMER SON FRÈRE, C'EST AIMER DIEU.

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12. Que personne ne dise: Je ne sais quoi aimer. Qu'il aime son frère et il aimera l'amour même. En effet, il connaît mieux l'amour qui le fait aimer, que le frère qu'il aime. Il peut donc connaître Dieu mieux qu'il ne connaît son frère; beaucoup mieux, parce que Dieu est plus présent; beaucoup mieux, parce qu'il est plus intime; beaucoup mieux, parce qu'il est plus certain. Embrasse le Dieu amour, et tu embrasseras Dieu par l'amour. C'est cet amour qui unit tous les bons anges et tous les serviteurs de Dieu par le lien de la sainteté, nous unit à eux et entre nous, et nous rattache tous à lui. Donc plus nous sommes exempts de la bouffissure de l'orgueil, plus nous sommes remplis d'amour et de quoi, sinon de Dieu, est rempli celui qui est rempli d'amour? - Mais, diras-tu, je vois la charité, je la découvre autant que possible des yeux de l'esprit, et je crois à l'Ecriture qui me dit: «Dieu est charité, et qui demeure dans la charité demeure en Dieu (
Jn 4,16)»; mais si je vois la charité, je ne vois pas en elle la Trinité. - Eh bien! tu vois la Trinité, situ vois la charité. Je ferai mes efforts pour t'en convaincre; seulement qu'elle daigne elle-même nous assister, afin que la charité nous mène à quelque bon résultat.

Quand nous aimons la charité, nous l'aimons comme aimant quelque chose, précisément parce qu'elle aime quelque chose. Qu'aime donc la charité, pour pouvoir elle-même être aimée? Car la charité qui n'aime rien, n'est plus la charité. Or, si elle s'aime elle-même, il faut qu'elle aime quelque chose, afin de s'aimer comme charité. De même que la parole s'indique elle-même en indiquant quelque chose, et ne s'indique pas comme parole, si elle n'indique pas qu'elle indique quelque chose: ainsi la charité s'aime sans doute elle-même, mais si elle ne s'aime pas comme aimant quelque chose, elle ne s'aime pas comme charité. Qu'aime donc la charité, sinon ce que nous aimons par elle? Or, ce quelque chose, à prendre le prochain pour point de départ, c'est notre frère. Et voyez avec quel soin l'apôtre Jean recommande la charité fraternelle: «Celui qui aime son frère (461) demeure dans la lumière, et le scandale n'est point en lui (Jn 2,19)». Il est évident qu'il place la perfection dans l'amour du prochain car celui en qui le scandale n'existe pas est parfait. Néanmoins il semble passer l'amour de Dieu sous silence: ce qu'il ne ferait certainement pas, s'il ne renfermait Dieu lui-même dans l'amour fraternel. Et la preuve, c'est qu'un peu plus bas, dans la même épître, il nous dit en termes très-clairs: «Mes bien-aimés, aimons-nous les uns les autres, parce que la charité est de Dieu. Ainsi quiconque aime, est né de Dieu et connaît Dieu. Qui n'aime point, n'aime pas Dieu, parce que Dieu est charité». Ce contexte fait voir assez clairement que, selon cette autorité d'un si grand poids, la charité fraternelle - car la charité fraternelle est l'amour que nous nous portons les uns aux autres - non-seulement est de Dieu, mais est Dieu même, Ainsi donc, si notre amour pour notre frère vient de la charité, il vient de Dieu; et il ne peut se faire que nous n'aimions avant tout l'amour même qui nous fait aimer un frère. D'où il faut conclure que ces deux préceptes sont inséparables. Car, puisque «Dieu est charité», celui qui aime la charité aime certainement Dieu; or, celui qui aime son frère aime nécessairement la charité. Aussi l'Apôtre ajoute peu après: «Celui qui n'aime point son frère «qu'il voit, ne peut aimer Dieu qu'il ne voit point (Jn 4,7-8 Jn 4,20)» et la raison pour laquelle il ne voit point Dieu, c'est qu'il n'aime pas son frère. Car celui qui n'aime pas son frère n'est pas dans l'amour, et celui qui n'est pas dans l'amour n'est pas en Dieu, puisque Dieu est amour. Or, celui qui n'est pas en Dieu n'est pas dans la lumière, puisque «Dieu est lumière et qu'il n'y a point en lui de ténèbres (Jn 1,5)». Qu'y a-t-il donc d'étonnant à ce que celui qui n'est pas dans la lumière ne voie pas la lumière, c'est-à-dire ne voie pas Dieu, puisqu'il est dans les ténèbres? Seulement il voit son frère des yeux du corps avec lesquels on ne peut voir Dieu. Mais s'il aimait d'une charité spirituelle celui qu'il voit des yeux du corps, il verrait Dieu, qui est la charité même, de cet oeil intérieur par lequel ou. peut le voir. Comment donc celui qui n'aime pas son frère qu'il voit, pourra-t-il aimer Dieu, qu'il ne voit pas, et qu'il ne voit pas précisément parce que Dieu est amour, l'amour que n'a pas celui qui n'aime pas son frère? Et qu'on ne demande pas combien d'amour nous devons à un frère et combien à Dieu; nous en devons incomparablement plus à Dieu qu'à nous, et autant à un frère qu'à nous-mêmes; mais nous nous aimons d'autant plus nous-mêmes, que nous aimons Dieu davantage. C'est donc par un seul et même amour que nous aimons Dieu et le prochain; mais nous aimons Dieu pour Dieu, et nous-mêmes et le prochain pour Dieu.

CHAPITRE IX.

L'AMOUR DU TYPE IMMUABLE DE LA JUSTICE EST LE PRINCIPE DE NOTRE AMOUR POUR LES JUSTES.

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13. Qu'est-ce, je vous demande, que cette flamme qui brûle en nous quand nous entendons ou lisons les paroles suivantes? «Voici maintenant un temps favorable, voici maintenant un jour de salut. Ne donnant à personne aucun scandale, afin que notre ministère ne soit point décrié, montrons-nous, au contraire, en toutes choses, comme des ministres de Dieu, par une grande patience dans les tribulations, dans les nécessités, dans les angoisses, sous les coups, dans les prisons, dans les séditions, dans les travaux, dans les veilles, dans les jeûnes; par la pureté, par la science, par la longanimité, par la mansuétude, par l'Esprit-Saint, par une charité sincère, par la parole de vérité, par les armes de la justice à droite et à gauche; dans la gloire et l'ignominie, dans la mauvaise et la bonne réputation; comme séducteurs et cependant sincères; comme inconnus et toutefois très-connus; comme mourants, et voici que nous vivons; comme châtiés, mais non mis à mort; comme tristes, mais toujours dans la joie; comme pauvres, mais enrichissant beaucoup d'autres; comme n'ayant rien et possédant tout (
2Co 6,2-10)». Pourquoi cette lecture nous enflamme-t-elle d'amour pour l'apôtre Paul, sinon parce que nous croyons qu'il a vécu selon le modèle qu'il trace? Or, que les ministres de Dieu doivent vivre de la sorte, ce n'est pas sur la parole des autres que nous le croyons; mais nous le voyons en nous, ou plutôt au-dessus de nous, dans la vérité même.

C'est donc d'après ce que nous voyons que (462) nous aimons celui que nous croyons avoir ainsi vécu. Et si nous n'aimions pas, avant tout, le type que nous savons permanent et immuable, nous n'aimerions point celui qui y a conformé sa vie pendant qu'il était sur la terre, ainsi que nous le croyons fermement. Mais, je ne sais comment, nous sommes plus vivement excités à aimer le type lui-même, précisément parce que nous croyons qu'un homme y a conformé sa vie; et nous ne perdons point du tout l'espérance, nous qui sommes hommes, d'y conformer aussi la nôtre, précisément parce que quelques hommes l'ont fait, en sorte que notre désir en devient plus ardent et notre prière plus fervente. Ainsi l'amour même du type nous fait aimer la vie que certains hommes ont menée, et la certitude qu'ils l'ont menée augmente encore notre amour pour le type; et, par là il arrive que plus notre amour pour Dieu est ardent, plus notre vue acquiert de certitude et de clarté; parce que nous voyons en Dieu même le type immuable de justice selon lequel nous pensons que l'homme doit vivre. La foi peut donc nous procurer la connaissance et l'amour de Dieu qui, dès lors, n'est plus tout à fait inconnu ni soustrait à notre amour; elle devient un moyen de le connaître plus clairement et de l'aimer plus solidement.

CHAPITRE X.

IL Y A, DANS LA CHARITÉ, TROIS CARACTÉRES QUI SONT COMME UNE EMPREINTE DE LA TRINITÉ.

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14. Or, qu'est-ce que la charité ou l'amour tant loué, tant préconisé par l'Ecriture, sinon l'amour du bien? Mais l'amour suppose quelqu'un qui aime, et quelque objet qui est aimé. Voilà donc trois choses: celui qui aime, celui qui est aimé, et l'amour. Qu'est-ce donc que l'amour, sinon une certaine vie qui unit deux objets ou tend à les unir: à savoir un objet aimant et un objet aimé? II en est ainsi même dans les amours extérieurs et charnels. Mais pour puiser à une source plus pure et plus limpide, foulons la chair aux pieds et montons jusqu'à l'âme. Qu'est-ce que l'âme aime dans l'être aimé, sinon une âme? Il y a donc là trois choses: le sujet de l'amour, l'objet de l'amour et l'amour. Il nous reste à monter encore et à retrouver tout cela dans un ordre plus élevé, autant que cela est donné à l'homme.

Mais que notre attention se repose ici un instant, non dans la pensée qu'elle a trouvé ce qu'elle cherche, mais comme il est d'usage de le faire quand on a trouvé le lieu où l'on a quelque chose à chercher. Rien n'est trouvé encore, mais nous savons où chercher. Que ceci suffise et serve comme d'exorde à ce que nous avons à dire ensuite. (463)




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LIVRE NEUVIÈME:

LA TRINITÉ DANS L'HOMME.



Il y a dans l'homme, qui est l'image de Dieu, une espèce de trinité, à savoir: l'âme, la connaissance que l'âme a d'elle-même et l‘amour qu'elle a pour elle-même et pour sa propre connaissance; et ces trois choses sont égales entre elles et de la même essence


CHAPITRE PREMIER.

COMMENT IL FAUT CHERCHER A CONNAITRE LA TRINITÉ.

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1. Nous cherchons évidemment la Trinité non une trinité quelconque, mais celle qu est Dieu, le vrai, le souverain et le seul Dieu Patience donc, qui que tu sois qui m'écoutes car nous cherchons encore, et personne m peut raisonnablement blâmer celui qui se livre à cette recherche, pourvu qu'il s'y livre avec une foi inébranlable, dans un sujet si difficile à pénétrer ou à exprimer. Celui qui voit le mieux ou s'explique le mieux, s'empresse, et avec raison, de blâmer celui qui affirme. «Cherchez Dieu», est-il écrit, «et votre âme vivra (
Ps 69,8). Mais, pour réprimer la joie du téméraire qui croirait avoir atteint le Psalmiste ajoute: «Cherchez sans cesse sa face (Ps 104,4)». Et l'Apôtre: «Si quelqu'un se persuade savoir quelque chose, il ne sait pas encore comment il faut savoir. Mais si quelqu'un aime Dieu, celui-là est connu de lui (1Co 8,2-3)». Il ne dit pas: celui-là le connaît, ce qui serait une dangereuse présomption mais «est connu de lui». Ailleurs encore. après avoir dit: «Maintenant que vous connaissez Dieu», il se reprend aussitôt et dit: «Ou plutôt que vous êtes connus de Dieu (Ga 4,9). Il est exprès encore en ce passage: «Non, mes frères, je ne pense pas l'avoir atteint. Mais seulement, oubliant ce qui est en arrière, et m'avançant vers ce qui est devant, je tends au terme, au prix de la vocation céleste de Dieu dans le Christ Jésus. Ainsi, nous tous qui tant que nous sommes parfaits, ayons ce sentiment (Ph 3,13-15)». Selon lui, la perfection en cette vie consiste uniquement à oublier ce qui est en arrière cl à s'avancer par l'intention vers ce qui est devant: l'intention de celui qui cherche offre une sécurité parfaite, jusqu'à ce que le but vers lequel nous tendons et nous avançons soit atteint. Mais cette intention, pour être droite, doit partir de la foi. En effet, une foi solide est un commencement de connaissance; mais la connaissance ne sera certaine et parfaite qu'après cette vie, quand nous verrons face à face(1Co 13,12). Ayons donc ces sentiments, pour bien comprendre qu'il y a plus de sécurité à désirer et à chercher la vérité qu'à prendre présomptueusement l'inconnu pour le connu.

Cherchons donc comme si nous devions trouver, et trouvons dans l'intention de toujours chercher. En effet, «quand l'homme a achevé, il commence seulement (Si 18,6). Evitons l'infidélité qui doute de ce qu'il faut croire, et la témérité qui affirme ce qu'il faut chercher; là il faut s'en tenir à l'autorité, et ici chercher la vérité. Pour ce qui regarde la question présente, croyons que le Père, le Fils et le Saint-Esprit sont un seul Dieu qui a créé et gouverne l'univers; que le Père n'est pas le Fils, que le Saint-Esprit n'est ni le Père ni le Fils; mais que la Trinité consiste dans les rapports mutuels des personnes, et l'unité dans l'égalité d'essence. Demandons l'intelligence de ce mystère à Celui même que nous voulons comprendre; implorons son secours, dans le désir d'expliquer, autant qu'il le voudra bien, ce que nous comprenons, pleins d'attention et de pieuse sollicitude pour ne rien dire qui soit indigne de lui, dans le cas où nous commettrions une méprise. Ainsi, par exemple, si nous disons du Père quelque chose qui ne convienne pas au Père, que cela convienne au Fils ou au Saint-Esprit ou à la Trinité elle-même; que si nous disons du Fils quelque chose qui ne puisse proprement s'appliquer au Fils, cela s'applique du moins au Père, ou au Saint-Esprit ou à la Trinité; et qu'enfin, si nous avançons, en parlant du Saint-Esprit, quelque chose qui ne se rapporte pas à sa personne, on puisse du moins le rapporter au Père, ou au Fils ou à la (464) Trinité, le Dieu unique. Ainsi nous désirons maintenant savoir si le Saint-Esprit est vraiment la souveraine charité; eh bien! s'il ne l'est pas, c'est le Père qui l'est, ou le Fils, ou la Trinité elle-même: car nous ne pouvons échapper à l'absolue certitude de la foi et à l'infaillible autorité de l'Ecriture qui nous dit: «Dieu est charité (1Jn 4,16)». Mais nous ne pouvons commettre la sacrilège erreur d'attribuer à la Trinité ce qui ne conviendrait qu'à la créature et non au Créateur, ni lui appliquer les vains rêves de l'imagination.

CHAPITRE II.

EXAMEN DES TROIS ÉLÉMENTS QUI CONSTITUENT LA CHARITÉ.

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2. Cela posé, étudions les éléments que nous croyons avoir découverts. Nous ne sommes pas encore dans la sphère supérieure, nous ne parlons pas encore du Père, du Fils et du Saint-Esprit; il s'agit seulement de cette image imparfaite - image pourtant - qui est l'homme; ce sujet d'étude sera peut-être plus familier et plus facile pour notre raison infirme. Quand donc, moi qui me livre à cette étude, j'aime quelque chose, je découvre trois termes:

moi, la chose que j'aime et l'amour. En effet, je n'aime pas l'amour si je ne l'aime pas comme aimant; car il n'y a pas d'amour là où rien n'est aimé. Il y a donc trois choses: celui qui aime, l'objet aimé et l'amour. Mais si je n'aime que moi-même, les trois choses ne se réduisent-elles pas à deux: moi et l'amour? En effet, ce qui aime est la même chose que ce qui est aimé quand on s'aime soi-même, tout comme aimer et être aimé sont une chose unique quand on s'aime. C'est exprimer deux fois la même chose que de dire: Il s'aime et il est aimé de lui-même.. Alors aimer et être aimé se confondent, comme celui qui aime et celui qui est aimé ne font qu'un. Mais, même en ce cas, l'amour et ce qui est aimé sont choses différentes: car s'aimer soi-même, ce n'est pas l'amour, à moins que l'amour lui-même ne soit aimé. Or, autre chose est de s'aimer, autre chose d'aimer son amour. Car on n'aime l'amour qu'autant qu'il aime déjà quelque chose, puisqu'il n'y a pas d'amour là où rien n'est aimé. Ainsi donc, quand quelqu'un s'aime, il y a deux choses l'amour et ce qui est aimé; car alors ce qui aime et ce qui est aimé ne font qu'un. Il n'est donc pas absolument nécessaire de voir trois choses partout où il y a amour. Ecartons ici tous les autres éléments qui constituent l'homme; pour éclaircir, autant que possible, le sujet qui nous occupe, ne voyons que notre âme.

Donc, quand l'âme s'aime, elle met deux choses en évidence: l'âme et l'amour. Or, qu'est-ce que s'aimer, sinon vouloir être à sa propre disposition pour jouir de soi? Et quand ce vouloir est aussi étendu que l'être, la volonté est égale à l'âme, et l'amour égal à ce qui aime. Or, si l'amour est une substance, il est esprit et non corps, comme l'âme n'est pas corps, mais esprit. Et cependant l'amour et l'âme ne sont pas deux esprits, mais un seul esprit; ni deux essences, mais une seule; et toutefois ces deux choses: ce qui aime et l'amour, ou, si vous le voulez, ce qui est aimé et l'amour, sont une seule chose. Et ces deux expressions ont un sens relatif, car aimant se rapporte à amour, et amour à aimant. En effet, celui qui aime éprouve quelque amour, et l'amour appartient à quelqu'un qui aime. Or, les mots âme et esprit ne sont pas relatifs, mais indiquent une essence. Car l'âme et l'esprit ne sont pas âme et esprit parce qu'ils appartiennent à un homme. Abstraction faite de l'homme, - titre qui suppose l'adjonction d'un corps, - abstraction faite du corps, l'âme et l'esprit restent; mais abstraction faite de celui qui aime, l'amour disparaît, et en supprimant l'amour, on fait disparaître celui qui aime. Ainsi donc, au point de vue relatif, ce sont deux choses: mais, pris en eux-mêmes, ils sont, individuellement, esprit, et, réunis, un seul esprit; individuellement, âme, et réunis, une seule âme.

Où est donc la Trinité? Redoublons d'attention et invoquons la lumière éternelle, afin qu'elle éclaire nos ténèbres et que nous voyions en nous, autant que possible, l'image de Dieu.

CHAPITRE 3.

IMAGE DE LA TRINITÉ DANS L'AME DE L'HOMME QUI SE CONNAÎT ET S'AIME. L'ÂME SE CONNAÎT ELLE-MÊME PAR ELLE-MÊME.

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3. L'âme ne peut s'aimer, si elle ne se connaît pas; car comment aimer ce qu'on ignore? Et si on dit que l'âme se croit telle d'après une notion générale ou spéciale, ou parce qu'elle sait par expérience que d'autres âmes (465) sont telles et que c'est pour cela qu'elle s'aime elle-même, on tient un langage qui touche à la folie. Comment en effet connaîtrait-elle une autre âme, si elle ne se connaît pas elle-même? On ne saurait dire que, de même que l'oeil voit d'autres yeux et ne se voit pas lui-même, ainsi l'âme connaît d'autres âmes et ne se connaît pas elle-même. Car nous voyons des corps par les yeux du corps, parce que nous ne pouvons pas, sinon à l'aide du miroir, réfracter et ramener sur eux les rayons qui partent d'eux-mêmes et se portent sur les objets que nous voyons. Question, du reste, très-subtile et très-obscure, jusqu'à ce qu'il soit prouvé clairement que cela est ou que cela n'est pas. Mais quoi qu'il en soit de la puissance visuelle, que ce soit un rayon ou autre chose, il est certain que nous ne la voyons pas; nous la cherchons par l'âme et c'est par l'âme que nous la comprenons si elle peut se comprendre. Donc l'âme perçoit, par les sens du corps, les notions des objets corporels, et par elle-même l'idée des objets incorporels. Donc, puisqu'elle est incorporelle, elle se connaît par elle-même. Et si elle ne se connaît pas, elle ne s'aime pas.

CHAPITRE IV.

L'ÂME ELLE-MÊME, L'AMOUR ET LA CONNAISSANCE DE SOI, SONT TROIS CHOSES ÉGALES ET QUI N'EN FONT QU'UNE; ELLES SONT A LA FOIS SUBSTANCE ET RELATIONS INSÉPARABLES D'UNE MÊME ESSENCE.

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4. Comme l'âme et l'amour de l'âme, quand elle s'aime, sont deux choses différentes, ainsi l'âme et la connaissance de l'âme, quand elle se connaît, sont aussi deux choses distinctes. Donc l'âme, son amour, sa connaissance, sont trois choses, et ces trois choses n'en font qu'une, et quand elles sont parfaites, elles sont égales. En effet, si l'âme ne s'aime pas dans toute l'étendue de son être, par exemple, si l'âme de l'homme limite son amour à l'amour du corps, bien qu'elle soit elle-même plus que le corps, elle pèche et son amour n'est pas parfait. De même si elle s'aime au delà de l'étendue de son être, par exemple, si elle s'aime autant qu'il faut aimer Dieu, bien qu'elle soit incomparablement moins que Dieu, elle pèche aussi par excès et ne s'aime point d'un amour parfait. Mais la perversité et l'iniquité sont plus grandes encore, quand elle aime son corps autant qu'il faut aimer Dieu. De même si la connaissance est moins étendue que l'objet connu, et qui peut-être entièrement connu, cette connaissance n'est point parfaite. Mais si elle est plus grande, c'est que la nature qui connaît est supérieure à celle qui est connue, comme il arrive pour la connaissance du corps, laquelle est plus grande que le corps, objet de cette connaissance. En effet, il y a une certaine vie dans la raison de celui qui connaît, et le corps n'est pas vie. Et toute vie est supérieure à un corps quelconque, non en volume, mais en puissance. Mais quand l'âme se connaît elle-même, elle n'est point supérieure à elle-même par sa propre connaissance, puisque c'est elle-même qui connaît et elle-même qui est connue. Quand donc elle se connaît elle-même et rien du reste avec elle, sa connaissance est égale à elle-même: puisque sa connaissance n'est pas d'une autre nature, vu que c'est elle-même qui se connaît. Et quand elle se connaît tout entière et rien de plus, sa connaissance est égale à elle-même; car la connaissance qu'elle a d'elle-même n'est pas d'une autre nature que la sienne. Et quand elle se connaît tout entière, sa connaissance n'est ni plus petite ni plus grande qu'elle-même. Nous avons donc eu raison de dire que quand ces trois choses sont parfaites, elles sont nécessairement égales.

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5. Nous avons en même temps les sentiment, si nous sommes capables de le voir, que ces choses existent dans l'âme, qu'elles y sont comme enveloppées, et qu'elles se développent de manière à être senties et spécifiées comme tenant à sa substance, ou, si je puis parler de la sorte, à son essence, et non comme accidents d'un sujet, ainsi qu'il en est de la couleur, de la figure d'un corps ou de toute autre qualité ou quantité. Car tout ce qui est de cette espèce ne sort pas du sujet qu'il affecte. En effet, la couleur ou la figure de tel corps ne peuvent être celles de tel autre. Mais l'âme peut aimer quelque autre chose qu'elle-même de l'amour même dont-elle s'aime. De plus elle ne se connaît pas seulement elle-même, mais elle connaît beaucoup d'autres choses encore. Par conséquent, l'amour et la connaissance ne sont pas dans l'âme comme accidents dans un sujet, mais ils sont substantiels comme l'âme, elle-même; et s'ils ont un sens relatif l'un vis-à-vis de l'autre, ils n'en sont pas moins substance, pris en eux-mêmes. Et ce (466) sens relatif n'est pas comme celui qui existe entre la couleur et le corps coloré, la couleur étant dans le corps coloré comme dans un sujet, sans avoir de substance propre à elle; puisque le corps coloré est lui-même substance, tandis que la couleur n'est que dans une substance. - Mais ce rapport est comme celui qui existe entre deux amis, lesquels

sont tous les deux hommes et par suite substances: hommes dans le sens absolu, amis dans le sens relatif.

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6. Cependant quoique celui qui aime ou qui connaît soit substance, que la connaissance soit substance, que l'amour soit substance, et qu'il y ait entre celui qui aime et l'amour, cidre celui qui connaît et la connaissance, un rapport analogue à celui qui existe entre deux amis; quoique les mots âme ou esprit, pas plus que le mot homme, n'aient le sens relatif: néanmoins celui qui aime et l'amour, celui qui connaît et hc connaissance ne peuvent pas être séparés l'un de l'autre, comme deux hommes qui sont amis. Sans doute quand deux amis semblent séparés de corps, ils ne le sont point de coeur, en tant qu'ils sont amis. Toutefois il peut arriver qu'un ami commence à avoir de l'aversion pour son ami et cesse par là même d'être son ami, à l'insu de celui-ci qui continue à l'aimer. Mais si l'amour dont l'âme s'aime vient à cesser, l'âme elle-même cesse d'aimer. De même si la connaissance que. l'âme a d'elle-même cesse, l'âme cesse en même temps de se connaître. Ainsi la tête d'un corps qui a une tête est évidemment tête, et il existe entre eux un sens relatif, bien qu'ils soient tous les deux substances: car la tête est corps, et l'être qui a une tête est corps. Néanmoins la séparation peut avoir lieu ici, et là elle est impossible.

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7. Que s'il y a des corps absolument indivisibles, ils sont cependant composés de parties, sans quoi ils cesseraient d'être corps. Donc le mot de partie n'a de sens que relativement à un tout, puisque toute partie est partie d'un tout, et qu'un tout n'est tout que par toutes ses parties. Mais comme la partie est corps, et que le tout est corps, non-seulement ils ont un sens relatif, mais encore ils sont aussi substance. Serait-ce donc que l'âme est un tout, et que l'amour dont elle s'aime et la connaissance qu'elle a d'elle-même seraient comme ses deux parties, dont la réunion ferait d'elles un tout? Seraient-ce trois parties égales, qui, ensemble, formeraient un tout? Mais jamais partie ne renferme le tout dont elle est partie; or, quand l'âme se connaît tout entière, c'est-à-dire parfaitement, sa connaissance l'embrasse tout entière, et quand elle s'aime parfaitement elle s'aime tout entière, et son amour s'étend à tout son être. Serait-ce comme quand de vin, d'eau et de miel on forme une seule liqueur; que chacun de ces trois éléments se répand dans le bout, bien qu'il reste cependant trois choses? En effet il n'y a point de partie dans la potion qui ne renferme ces trois choses: car elles ne sont pas jointes comme le seraient de. l'eau et de l'huile, mais tout à fait mêlées; et toutes les trois sont des substances, et la liqueur entière n'est qu'une seule substance composée de trois éléments; serait-ce, dis-je, que l'âme, l'amour et la connaissance formeraient ensemble quelque chose d'analogue? Mais l'eau, le vin et le miel ne sont pas de même substance, quoique leur mélange ne forme qu'une seule substance de liqueur. Là, au contraire, - je ne vois pas comment les trois choses ne seraient pas de même substance, puisque l'âme s'aime elle-même et se connaît elle-même, et que ces trois choses existent de telle sorte que l'âme n'est aimée ni connue d'aucun être étranger. Elles sont donc nécessairement toutes les trois d'une seule et même essence; tellement que si elles n'étaient unies que par mélange, elles ne seraient trois en aucune manière et n'auraient aucun rapport entre elles. Ainsi, par exemple, si du même or vous faites trois anneaux semblables, quoique unis ensemble, ils ont entre eux un rapport, celui de similitude, car tout semblable est semblable à quelque chose; il y a trinité d'anneaux et unité d'or. Mais si on les mêle ensemble, que la substance de chacun d'eux se confonde dans toute la masse, alors la trinité disparaît complètement: non-seulement on dira qu'il y a unité d'or, comme on le disait déjà des trois anneaux, mais on ne parlera plus de trois objets en or.

CHAPITRE V.

L'AME, L'AMOUR ET LA CONNAISSANCE DE SOI, SONT EN MÊME TEMPS DISTINCTS ET TOUT ENTIERS L'UN DANS L'AUTRE.

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8. Mais ici, quand l'âme se connaît et s'aime, la trinité reste: âme, amour, connaissance; il (467) n'y a ni mélange ni confusion; bien que chacune de ces choses soit distincte en elle-même, et que toutes soient réciproquement dans toutes, soit chacune en deux, soit deux dans chacune. Ainsi toutes sont dans toutes. En effet, d'une part, l'âme est certainement âme en elle-même, puisqu'elle est appelée âme d'une manière absolue, bien que dans le sens relatif, on la dise connaissant, connue, susceptible d'être connue par rapport à la connaissance qu'elle peut avoir d'elle-même; et aussi, aimant, aimée, aimable, au point de vue de l'amour dont elle s'aime. D'autre part, la connaissance quoique relative à l'âme connaissant ou connue, est aussi appelée en elle-même connue et connaissant: car la connaissance, par laquelle l'âme se connaît, ne s'ignore point elle-même. De même l'amour, bien que relatif à l'âme qui aime et dont il est l'amour, est cependant amour pour lui-même et en lui-même: car l'amour est aimé, et ne peut être aimé d'un autre amour, c'est-à-dire que de lui-même. Ainsi chacune de ces choses sont en elles-mêmes. Elles sont aussi réciproquement les unes dans les autres, puisque l'âme qui aime est dans l'amour, que l'amour est dans la connaissance de l'âme qui aime, et la connaissance dans l'âme qui connaît. Chacune d'elles sont donc dans les deux autres, puisque l'âme qui se connaît et s'aime, est dans son amour et sa connaissance; que l'amour de l'âme qui s'aime et se connaît, est dans l'âme et dans la connaissance de l'âme; et que la connaissance de l'âme qui se connaît et s'aime, est dans l'âme et dans l'amour de l'âme, puisqu'elle s'aime et se connaît s'aimant. Par conséquent encore, deux de ces choses sont en chacune d'elles, puisque l'âme qui se connaît et s'aime est avec sa connaissance dans son amour, et avec son amour dans sa connaissance; et que l'amour et la connaissance sont aussi ensemble dans l'âme qui s'aime et se connaît. Et comment toutes sont dans toutes, nous l'avons déjà montré plus haut, puisque l'âme s'aime tout entière, se connaît tout entière, connaît tout son amour, et aime toute sa connaissance, quand ces trois choses sont parfaites en elles-mêmes. Et par un merveilleux procédé, ces trois choses sont inséparables, et néanmoins chacune d'elles est substance, et toutes ensemble sont une seule et même substance ou essence, puisque leurs noms ne sont que l'indice de leurs rapports mutuels.


Augustin, Trinité 809