Augustin, Trinité 1112

CHAPITRE VIII.

DIVERSES MANIÈRES DE PENSER.



Mais comme le regard de l'âme ne saurait embrasser d'un seul coup d'oeil tout ce que contient la mémoire, les trinités des pensées alternent et se succèdent, d'où résulte cette trinité indéfiniment multiple, mais non infinie, tant qu'on ne s'élève pas au-dessus de la somme des choses renfermées dans la mémoire. En effet, s'il était possible d'additionner toutes les sensations que l'on a éprouvées depuis que l'on est en relation avec le monde matériel, voire même celles que l'on a oubliées, la quantité en serait certainement fixe et limitée, quoique innombrable. Nous donnons le nom d'innombrable, non-seulement à l'infini, mais à toute quantité finie qui excède nos calculs.

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13. Mais voici en quoi on peut voir plus clairement que ce qui est caché dans la mémoire n'est pas ce qui se reproduit dans la pensée de celui qui se souvient, bien que ces deux choses soient tellement -unies qu'elles semblent n'en faire qu'une: c'est que, en fait d'images corporelles, notre mémoire est limitée au nombre, à l'étendue, à la qualité des sensations éprouvées: car l'âme ne les grave dans sa mémoire que d'après la réalité; tandis que les visions de la pensée occasionnées par ce que la mémoire contient, se multiplient et varient sans nombre et sans fin. Ainsi je ne me souviens que d'un soleil, parce que, en réalité, je n'ai pu en voir qu'un; mais, si je le veux, j'en imaginerai deux, trois, autant qu'il me plaira; et cette vision multiple de ma pensée est formée de cette même mémoire qui ne se rappelle qu'un soleil. Et ma mémoire se limite à ce que j'ai vu. En effet, si je me souviens d'un soleil plus grand ou plus petit que celui que j'ai vu, je ne me souviens pas de ce que j'ai vu, par conséquent je ne me souviens pas. Mais comme je me souviens, je ne me souviens que dans la proportion où j'ai vu, et néanmoins je peux à volonté me figurer ce soleil plus grand ou plus petit. Je me souviens donc de lui comme je l'ai vu; mais je me le figure à mon gré, (491) traçant sa course, s'arrêtant où il me plaît, venant d'où je veux et se dirigeant où cela me fait plaisir. Je puis même me le figurer carré, bien que ma mémoire le dise rond; je puis lui donner toute sorte de couleurs, bien que je ne l'aie jamais vu vert, et que par conséquent, je ne puisse me souvenir de l'avoir vu tel. Or, ce que je dis du soleil s'applique à toute autre chose. Mais comme ces formes de choses sont corporelles et sensibles, l'âme se trompe quand elle les croit au dehors telles qu'elle se les figure au dedans d'elle, soit qu'elles aient cessé d'être alors que la mémoire les retient encore, soit qu'elles existent autrement que nous nous les figurons, non plus en vertu de la mémoire, mais par le jeu de l'imagination.

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14. Du reste, nous croyons très-souvent des choses vraies sur la parole de ceux qui nous racontent ce qu'ils ont éprouvé par les sens. Quand nous y pensons d'après ce qu'on nous dit, il ne paraît pas que la vue de l'âme se tourne vers la mémoire, pour y former la vision. Ce n'est pas non plus en vertu de nos souvenirs, mais sur le récit d'un autre, que nous y pensons. Il semblerait donc qu'on ne retrouve pas ici cette trinité qui se forme quand l'image cachée dans la mémoire et la vision produite par le souvenir sont unies par un tiers, la volonté. En effet, quand on raconte, ce n'est pas ce qui était caché dans une mémoire, mais ce que j'entends, qui éveille nia pensée. Ici je ne parle pas des mots mêmes, ne voulant pas revenir sur cette trinité qui se forme au dehors dans les choses sensibles et dans les sens. Mais je pense aux espèces de corps que le narrateur indique par des paroles et par des sons, et j'y pense, non à l'aide de ma mémoire, mais sur ce que j'entends dire.

Néanmoins, si nous y regardons de près, ici encore on ne sort pas des limites de la mémoire. En effet, je ne comprendrais pas même le narrateur, si ce qu'il dit, si les phrases qu'il forme frappaient pour la première fois mes oreilles et que je ne me souvinsse pas de chaque chose en général. Par exemple, celui qui me raconte qu'il a vu une montagne dépouillée de forêts et couverte d'oliviers, parle à un homme qui se souvient de formes de montagnes, de forêts, d'oliviers et qui, s'il les avait oubliées, ne saurait ce que l'on dit et ne pourrait en aucune façon y fixer sa pensée. Ainsi donc, quiconque pense à des objets matériels, soit qu'il se les imagine, soit-qu'il entende ou lise un récit même de choses passées, recourt nécessairement à sa mémoire et y trouve le mode et la mesure de toutes les formes qu'il voit par le regard de la pensée. Car il est absolument impossible de penser à une couleur ou à une forme de corps qu'on n'a jamais vue, à un son qu'on n'a jamais entendu, à une saveur qu'on n'a jamais goûtée, à une odeur qu'on n'a jamais respirée, au contact d'un corps qu'on n'a jamais touché. Et s'il est vrai qu'on ne peut penser à rien de corporel qu'autant qu'on en a eu la sensation, précisément parce qu'on ne peut se souvenir d'un objet matériel et qui n'a pas frappé les sens, il s'ensuit que la pensée dépend de la mémoire, comme la sensation dépend du corps. En effet, le sens reçoit la forme du corps même que nous sentons, la mémoire la reçoit du sens, et le regard de la pensée l'emprunte de la mémoire.

15. Or, comme la volonté unit le sens au corps, ainsi elle unit la mémoire au sens, et le regard de la pensée à la mémoire. Et cette même volonté qui rapproche ces choses et les unit, les détache aussi et les sépare. Par un. simple mouvement du corps elle sépare le sens de l'objet qui l'impressionne, ou pour éviter la sensation ou pour la faire cesser. C'est ainsi que nous détournons nos yeux d'un objet que nous ne voulons pas voir, ou que nous les fermons. Et ainsi des oreilles pour les sons, ou des narines pour les odeurs. Pour ce qui regarde le toucher, ou nous éloignons le corps que nous ne voulons pas toucher, ou, si nous le touchions déjà, nous l'écartons ou le repoussons. C'est ainsi que la volonté empêche, par un mouvement corporel, l'union des sens du corps aux objets sensibles. Elle fait cela autant qu'elle le peut; car quand, en agissant de la sorte, elle éprouve quelque difficulté par suite de notre malheureuse condition d'esclaves mortels, il en résulte une souffrance contre laquelle il ne lui reste qu'une ressource, la patience. Quant à la mémoire, la volonté la détourne des sens lorsque, se portant elle-même d'un autre côté, elle ne la laisse pas s'appliquer aux choses présentes. Phénomène facile à remarquer, quand, par exemple, ayant l'esprit occupé ailleurs, nous semblons ne pas entendre celui qui parle devant nous. Or, cette apparence est fausse: nous avons bien entendu, mais nous ne nous souvenons pas, parce que (492) le consentement de la volonté, qui grave ordinairement les choses dans la mémoire, était de temps en temps devenu étranger aux mots qui s'introduisaient dans le sens de l'ouïe. il serait plus vrai, en ce cas, de dire: Je ne me souviens pas, que de dire: Je n'ai pas entendu. Car il en est de même pour la lecture; il m'est très-souvent arrivé, après avoir lu une page ou une lettre, de ne pas savoir ce que j'avais lu et de recommencer. La volonté ayant tourné son attention ailleurs, la mémoire ne s'est pas appliquée au sens du corps, comme le sens lui-même était appliqué aux lettres. C'est ainsi que ceux qui marchent, si leur volonté se porte ailleurs, ne savent par où ils ont passé; pourtant, s'ils ne l'avaient pas vu, ils n'eussent pas marché, ou ils eussent marché avec plus de précaution et à tâtons, surtout s'il se fût agi de traverser des lieux inconnus. Mais comme ils marchaient sans difficulté, c'est qu'ils ont certainement vu: toutefois leur mémoire n'étant pas unie au sens des yeux, comme le sens des yeux l'était aux lieux par où ils passaient, ils ne peuvent en aucune façon se souvenir de ce qu'ils ont vu il n'y a qu'un instant. Or vouloir détourner le regard de l'âme de ce qui est dans la mémoire, c'est simplement ne pas y penser.

CHAPITRE IX.

LA FORME EST ENGENDRÉE PAR LA FORME.

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16. Dans cette série qui commence à la forme du corps pour finir à celle qui se trouve dans le regard de la pensée, nous trouvons quatre formes qui sont nées graduellement l'une de l'autre: la seconde de la première, la troisième de la seconde, la quatrième de la troisième. En effet, de la forme du corps qui est vu, naît la forme qui existe dans le sens de celui qui voit; de celle-ci vient celle qui est dans la mémoire, et celle qui est dans la mémoire, produit celle qui naît dans le regard de la pensée. Ainsi la volonté unit trois fois une sorte de père avec son fils: d'abord la forme du corps avec celle que celle-ci engendre dans le sens corporel; puis cette seconde avec celle qui se produit dans la mémoire; puis cette troisième avec celle qui en naît dans le regard de la pensée. Mais l'union moyenne, qui est la seconde, quoique plus voisine de la première, ne lui est pas aussi semblable que la troisième. Car il y a deux visions: une de celui qui sent, l'autre de celui qui pense; mais pour qu'il puisse y avoir vision de pensée, il faut que, de la vision de sensation, il se forme dans la mémoire quelque chose de semblable, où le regard de l'âme puisse se tourner par la pensée, comme le regard des yeux se tourne, pour voir, vers l'objet matériel. C'est pourquoi j'ai voulu indiquer deux trinités dans ce genre: une, quand la vision de sensation est produite par le corps, l'autre, quand la vision de pensée est formée de la mémoire. Je n'ai pas voulu m'arrêter à celle du milieu, parce qu'on n'a pas coutume d'appeler vision la forme qui se produit dans le sens corporel, quand elle est confiée à la mémoire. Cependant la volonté n'apparaît en tout ceci que comme le lien qui unit une sorte de père à son fils. Voilà pourquoi, de quelque côté qu'elle procède, on ne peut l'appeler ni père ni fils.

CHAPITRE X.

L'IMAGINATION AJOUTE AUX OBJETS QU'ELLE N'A PAS VUS CE QU'ELLE A VU DANS D'AUTRES.

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17. Or, si nous ne nous rappelons que ce que nous avons senti, et si nous ne pensons qu'à ce que nous nous rappelons, pourquoi imaginons-nous ordinairement des choses fausses, quand nous n'avons que des souvenirs vrais des choses que nous avons senties, si ce n'est parce que la volonté qui ici unit et sépare - ainsi que j'ai mis tous mes soins à le démontrer - dirige à son gré le regard de la pensée qui doit se former, vers les replis de la mémoire, l'entraîne à se figurer des choses dont on ne se souvient pas d'après celles dont on se souvient, à prendre ici un trait, là un autre, pour tout réunir en une seule vision qu'on appellera fausse, ou parce qu'elle n'est pas dans la nature des choses extérieures et sensibles, ou parce qu'elle n'est pas fidèlement produite de la mémoire, puisqu'on ne se souvient pas d'avoir rien connu de tel? Par exemple, qui a jamais vu un cygne noir? Personne donc ne s'en souvient et pourtant chacun peut s'en figurer un. Il est facile, en effet, de revêtir la forme de cygne que nous connaissons, de la couleur noire que nous avons vue dans d'autres corps; et comme ici forme et couleur ont été l'objet de nos sensations, l'une et l'autre sont aussi l'objet de nos souvenirs. Ainsi encore, je n'ai pas souvenir d'un oiseau à quatre pieds, parce que je n'en ai point vu; mais je me figure aisément cet être fantastique, en (493) ajoutant à quelque forme d'oiseau à moi connue, deux autres pieds semblables à ceux que je lui ai vus (Retract., Liv., 2,ch. XV).

Voilà pourquoi, quand nous réunissons ainsi par la pensée des objets que nous n'avons vus que séparés, il ne semble pas que nous agissions d'après nos souvenirs; et cependant nous n'agissons que sous l'influence de la mémoire, à qui nous empruntons les choses multiples et variées que nous arrangeons à notre gré. Il n'est pas jusqu'aux dimensions que nous n'avons jamais vues dans les corps, qui n'exigent aussi le secours de la mémoire; si nous voulons les porter au plus haut degré, nous pouvons donner à quel corps il nous plaira autant d'étendue que notre regard peut en embrasser dans l'univers. La raison va même plus loin, encore; mais l'imagination ne peut la suivre. Ainsi par exemple bien que la raison affirme que les nombres sont indéfinis, aucune vue de la pensée ne saurait matériellement se l'imaginer. La même raison nous dit encore que les corps les plus minimes sont divisibles à l'infini; néanmoins quand nous avons atteint la limite des objets les plus tenus et les plus minces que nous nous souvenions d'avoir vus, notre imagination ne saurait aller plus loin et décomposer davantage, quoique la raison poursuive son travail et divise toujours. Par conséquent toute image matérielle est nécessairement un souvenir, ou formée d'après nos souvenirs.

CHAPITRE 11.

NOMBRE, POIDS ET MESURE.

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18. Mais comme on peut multiplier les objets qui se sont gravés individuellement dans la mémoire, la mesure pourrait appartenir à la mémoire et le nombre à la vision; parce que, bien que les visions de ce genre puissent se multiplier en quantité innombrable, chacune d'elles a cependant dans la mémoire des limites qu'elle ne saurait dépasser. La mesure appartient donc à la mémoire et le nombre à la vision. C'est ainsi que, dans les corps visibles, il existe une mesure déterminée, à laquelle le sens des spectateurs s'applique en très-grand nombre, en sorte que, d'un seul corps visible, beaucoup de personnes informent leur vue, et que même un seul homme, parce qu'il a deux yeux, voit souvent le même objet en double, comme nous l'avons dit plus haut. Donc dans tous les objets qui forment la vision, il y a une mesure déterminée; et c'est dans les visions mêmes qu'est le nombre. Or, la volonté qui assemble et ordonne ces deux choses, qui les joint par une certaine unité, et ne place librement le désir de sentir ou de penser que dans les objets d'où les visions se forment, la volonté, dis-je, joue ici le rôle de poids. Voilà comment, pour le dire d'avance, la mesure, le nombre, le poids doivent se retrouver partout ailleurs. Pour le moment, j'ai démontré autant que je l'ai pu et comme je l'ai pu, que la volonté qui unit l'objet visible et la vision

espèces de père et de fils - soit dans la sensation, soit dans la pensée, ne peut être appelée ni père ni fils. Mais le temps m'avertit de chercher cette même trinité dans l'homme intérieur, de laisser là l'homme animal et charnel, qu'on appelle extérieur et dont j'ai tant parlé, pour pénétrer au dedans. Là, je l'espère, nous pourrons trouver dans certaine trinité l'image de Dieu, avec l'aide de ce même Dieu qui bénira nos efforts: lui qui - la création le démontre et la sainte Ecriture l'atteste - a tout réglé avec mesure, avec nombre et avec poids (
Sg 11,21).




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LIVRE DOUZIÈME:

TRINITÉ DANS LA SCIENCE.



Distinction entre la Sagesse et la Science. - Trinité particulière dans la science proprement dite. - Bien que cette Trinité appartienne déjà à l'homme intérieur, cependant on ne doit pas l'appeler ni la croire l'image de Dieu


CHAPITRE PREMIER.

L'HOMME EXTÉRIEUR ET L'HOMME INTÉRIEUR.

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1. Maintenant voyons où est l'espèce de limite qui sépare l'homme extérieur et l'homme intérieur. Car tout ce que nous avons dans l'âme de commun avec les animaux, est encore avec raison attribué à l'homme extérieur. Ainsi l'homme extérieur ne consiste pas uniquement dans le corps, mais aussi dans ce principe vital qui anime son organisme physique et tous ses sens à l'aide duquel il est en communication avec le monde extérieur. Les images même des objets sensibles, gravées dans la mémoire et reproduites au regard de la pensée, appartiennent encore à l'homme extérieur. En tout cela nous ne différons pas des animaux, si ce n'est que notre corps est debout, et non penché vers la terre. Avertissement donné par le Créateur de ne pas ressembler, par la meilleure partie de nous-mêmes, c'est-à-dire par notre âme, aux animaux dont nous différons par la nature. Ne prostituons pas même notre âme aux corps les plus sublimes; car chercher là le repos de la volonté, c'est dégrader son âme. Mais de même que notre corps est naturellement tourné vers les corps les plus élevés, c'est-à-dire vers les corps célestes; ainsi l'âme, substance spirituelle, doit naturellement se diriger vers ce qu'il y a de plus élevé dans l'ordre spirituel, non par un élan d'orgueil, mais par amour pour la justice.

CHAPITRE II.

L'HOMME SEUL, PARMI LES ANIMAUX, DÉCOUVRE LES RAISONS ÉTERNELLES DES CHOSES DANS LE MONDE MATÉRIEL.

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2. Les animaux peuvent aussi percevoir les objets extérieurs par les sens du corps, les fixer dans leur mémoire, s'en souvenir, y rechercher ce qui leur est avantageux, éviter ce qui leur est nuisible. Mais les remarquer, les confier à la mémoire, non-seulement par un coup d'oeil rapide, mais à dessein; les retenir, en réveiller le souvenir quand ils commencent à tomber dans l'oubli, les imprimer de nouveau par la pensée, affermir par la pensée ce qui est dans la mémoire, comme la pensée elle-même se forme d'après la mémoire; composer des fictions imaginaires, en recueillant et cousant pour ainsi dire des souvenirs pris çà et là; voir comment, dans cet ordre de choses, le vraisemblable se distingue du vrai, non dans l'ordre spirituel, mais même dans le monde matériel: ces opérations et autres de cette espèce, bien que se passant dans les choses sensibles et dans les images que l'âme y a puisées par le sens corporel, ne peuvent cependant exister sans la raison et ne sont point communes aux hommes et aux animaux. Mais il appartient à la raison plus élevée de juger de ces choses matérielles d'après les raisons immatérielles et éternelles raisons qui ne seraient évidemment pas immuables, si elles n'étaient au-dessus de la raison humaine, et d'après lesquelles nous ne pourrions juger des objets matériels si nous ne nous soumettions à elles. Or nous jugeons des choses matérielles d'après la raison des dimensions et des figures, que notre âme sait être permanente et immuable.

CHAPITRE 3.

LA RAISON SUPÉRIEURE QUI APPARTIENT A LA CONTEMPLATION ET LA RAISON INFÉRIEURE QUI APPARTIENT A L'ACTION SONT DANS LA MÊMEÂME.

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3. Or ce principe qui agit en nous dans nos rapports avec les objets matériels et temporels, sans toutefois nous être commun avec les animaux, est raisonnable, il est vrai; mais il est comme dérivé de cette substance raisonnable de notre âme qui nous relie jusqu'à un certain degré à la vérité intellectuelle et immuable, et délégué pour traiter et administrer les choses inférieures. De même que, dans le genre animal, on n'a trouvé pour le mâle une aide qui lui fût semblable qu'en la (494) tirant de lui pour en former le couple conjugal; ainsi, dans la partie de notre âme qui se porte vers la vérité supérieure et inférieure il ne s'est point trouvé, dans ce qui nous est commun avec les animaux, d'aide qui lui fût semblable et apte à communiquer avec le monde matériel, dans la mesure des besoins de la nature humaine. Voilà pourquoi cette fonction a été déférée à un certain principe raisonnable, non pour briser l'unité par une sorte de divorce, mais en vue de créer un auxiliaire et un associé. Et comme mâle et femelle ne sont qu'une seule chair, ainsi l'intelligence et l'action, le conseil et l'exécution, la raison et l'appétit raisonnable - soit qu'on les désigne ainsi, soit qu'on trouve des expressions plus justes - appartiennent à une seule et même nature d'âme. Et comme on a dit de l'homme et de la femme: «Ils seront deux en une seule chair (
Gn 2,24)», ainsi doit-on dire de ces facultés: Elles sont deux en une seule âme.

CHAPITRE IV.

LA TRINITÉ ET L'IMAGE DE DIEU NE SE TROUVENT QUE DANS LA PARTIE DE L'AME QUI PEUT CONTEMPLER LES CHOSES ÉTERNELLES.

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4. Quand donc nous dissertons sur la nature de l'âme humaine, nous entendons ne parler que d'une seule chose, et nous ne la dédoublons que par rapport aux fonctions dont nous avons parlé. Ainsi quand nous cherchons la trinité dans l'âme tout entière; nous ne séparons point l'action raisonnable dans le monde matériel de la contemplation des choses éternelles, comme si nous avions à chercher un tiers pour compléter la trinité. Il faut que la

trinité se trouve dans la nature de l'âme prise dans son intégrité, tellement qu'en dehors de l'action dans les choses corporelles qui exige un auxiliaire - fonction remplie par une certaine partie de l'âme déléguée pour l'administration des choses inférieures - la trinité se retrouve dans l'âme une, non disséminée; puis, la distribution d'emplois étant faite

il faut qu'on retrouve dans la partie seule qui appartient à la- contemplation des choses éternelles, non-seulement la trinité, mais encore l'image de Dieu; et que si dans la partie déléguée pour l'action dans le monde temporel, il se trouve une trinité, du moins, on n'y rencontre pas l'image de Dieu.

CHAPITRE V.

PEUT-ON VOIR L'IMAGE DE LA TRINITÉ DANS L'UNION DE L'HOMME ET DE LA FEMME, ET LEUR PROGÉNITURE?

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5. Je ne regarde donc point comme probable l'opinion de ceux qui pensent que la nature hum-aine offre l'image de la Trinité d'un Dieu en trois personnes, dans l'union conjugale de l'homme et de la femme, complétée par leur progéniture: en sorte que l'homme représenterait la personne du Père, l'enfant né de lui, la personne du Fils, et la femme, celle du Saint-Esprit, vu qu'elle a procédé de l'homme sans être ni son fils ni sa fille (
Gn 2,22), bien que l'enfant soit conçu et né d'elle. En effet le Seigneur a dit du- Saint-Esprit qu'il procède du Père (Jn 15,26), et cependant il n'est pas son Fils. Dans cette opinion erronée, il n'y a qu'une chose admissible; c'est que, d'après l'origine de la femme et le témoignage de la sainte Ecriture, on ne peut pas appliquer le nom de fils à foute personne procédant d'une autre personne, puisque la personne de la femme est sortie de celle de l'homme, sans qu'on l'ait pour cela nommée sa fille. Mais tout le reste est tellement absurde, tellement faux, qu'il est très-facile de le réfuter. Et d'ailleurs je aie parle pas de ce qu'il y a d'étrange à regarder le Saint-Esprit comme la Mère du Fils de Dieu et l'Epouse du Père; car on me répondrait peut-être que ces ternies ne sont blessants que quand ils s'appliquent à la conception et à l'enfantement charnels; que du reste les hommes purs, pour qui tout est pur, pensent à cela avec une chasteté parfaite; mais que pour les impurs et les infidèles, qui ont l'âme et la conscience souillées(Tt 1,15), il est si vrai qu'il n'y arien de pur qu'il répugne même à quelques-uns d'entre eux que le Christ soit né d'une Vierge selon la chair. Mais dans ces hauteurs spirituelles et sublimes, où rien n'est sujet à l'impureté ni à la corruption, où rien n'est né du temps, ni formé d'un être imparfait, si l'on emploie le langage qui a servi de type pour exprimer ce qui se passe, quoique à une très-grande distance, dans l'ordre inférieur de la création, il ne faut pas qu'une timide sagesse s'en effarouche, de peur de tomber dans une pernicieuse erreur, en cédant à une crainte imaginaire. Qu'elle s'accoutume à trouver, dans les choses matérielles, un (496) vestige des choses spirituelles, de manière que, quand il s'agira de monter sous la direction de la raison, pour parvenir à la vérité immuable par qui tout a été fait, elle n'emporte pas avec elle dans les régions supérieures ce qu'elle méprise dans les régions inférieures. Quelqu'un n'a pas rougi de choisir la sagesse pour épouse, bien que ce mot d'épouse fasse naître dans l'esprit la pensée d'une union charnelle en vue de la génération, et que la sagesse soit supposée du sexe féminin, puisque le substantif qui la désigne est féminin en latin et en grec.

CHAPITRE VI.

IL FAUT REJETER CETTE OPINION.

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6. Si nous rejetons cette opinion, ce n'est donc pas parce que nous craignons de regarder la sainte, incorruptible et immuable charité comme l'épouse du Père, et procédant de lui, et non comme une fille destinée à engendrer le Verbe par qui tout a été fait; mais parce qu'elle est formellement démontrée fausse par l'Ecriture. Dieu dit en effet: «Faisons l'homme à notre image et à notre ressemblance»; et ensuite peu après on lit: «Et Dieu fit l'homme à l'image de Dieu (
Gn 1,26-27)» Evidemment le mot «notre», se rapportant à un pluriel, ne serait plus juste si l'homme était fait à l'image d'une seule personne, soit le Père, soit le Fils, soit le Saint-Esprit; mais comme il est fait à l'image de la Trinité, voilà pourquoi on dit: «A notre image». D'autre part, de peur qu'on ne croie à trois dieux dans la Trinité, quand la Trinité n'est qu'un seul Dieu, on ajoute: «Et Dieu fit l'homme à l'image de Dieu», ce qui équivaut à dire: à son image.

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7. Il y a, dans les saintes lettres, certaines locutions auxquelles quelques-uns, quoique catholiques sincères, ne font pas assez attention. Ils pensent, par exemple, que ces mots

«Dieu fit à l'image de Dieu», signifient: le Père fit à l'image du Fils. Par là ils veulent prouver que dans les saintes Ecritures, le Fils est aussi appelé Dieu, comme s'il n'existait pas des passages très-solides et très-clairs où le Fils est appelé non-seulement Dieu, mais vrai Dieu. En cherchant dans ce texte une autre solution, ils se jettent dans un embarras inextricable. En effet, si le Père a créé à l'image du Fils, tellement que l'homme ne soit pas l'image du Père, mais du Fils, le Fils n'est donc pas semblable au Père. Si au contraire la vraie foi enseigne - et elle l'enseigne - que le Fils est semblable au Père jusqu'à l'égalité d'essence, ce qui est fait à la ressemblance du Fils est nécessairement fait à la ressemblance du Père. Enfin, si le Père a fait l'homme, non à son image, mais à l'image de son Fils, pourquoi n'a-t-il pas dit: Faisons l'homme à ton image et à ta ressemblance, mais à la «nôtre?» N'est-ce pas parce que l'image de la Trinité se faisait dans l'homme, de manière à ce que l'homme fût l'image du seul vrai Dieu, parce que la Trinité elle-même est le seul vrai Dieu? Il y a une multitude de locutions de ce genre dans les Ecritures; il nous suffira de citer les suivantes.

On lit dans les Psaumes: «Le salut appartient au Seigneur, et votre bénédiction se répand sur votre peuple (
Ps 3,9)»; comme si on parlait à un autre, et non à Celui dont on

vient de dire: «Le salut appartient au Seigneur». Et ailleurs: «C'est vous qui me sauverez de la tentation et, plein d'espérance en mon Dieu, je franchirai la muraille (Ps 17,30)», comme si ces paroles: «C'est vous qui me sauverez de la tentation», s'adressaient à un autre. Puis: «Les peuples tomberont à vos pieds, contre le coeur des ennemis du Roi (Ps 44,6)», ce qui équivaut à dire: contre le coeur de vos ennemis. En effet, le Prophète avait dit au Roi, c'est-à-dire à Notre-Seigneur Jésus-Christ: «Les peuples tomberont à vos pieds», et c'est ce roi qu'il entend, quand il ajoute: «Contre le coeur des ennemis du Roi».

Ces exemples sont plus rares dans les livres du Nouveau Testament. Cependant l'Apôtre écrit aux Romains: «Touchant son Fils, qui lui est né de la race de David selon la chair, qui a été prédestiné Fils de Dieu en puissance selon l'Esprit de sanctification, par la résurrection d'entre les morts, de Jésus-Christ Notre-Seigneur (Rm 1,3-4)»: comme s'il se fût agi d'un autre plus haut. Qu'est-ce en effet que le Fils de Dieu prédestiné par la résurrection d'entre les morts de Jésus-Christ, sinon le même Jésus-Christ qui a été prédestiné Fils de Dieu en puissance? Par conséquent, quand nous entendons dire: «Fils de Dieu en puissance de Jésus-Christ», ou (497) encore: «Fils de Dieu par la résurrection d'entre les morts de Jésus-Christ», alors que l'Apôtre aurait pu dire, selon le langage ordinaire: En sa puissance, ou: selon l'Esprit de sa sanctification, ou: par sa résurrection d'entre les morts, ou d'entre ses morts; quand nous lisons cela, dis-je, nous ne nous croyons point du tout obligés de supposer une autre personne, mais bien la seule et même, à savoir celle du Fils de Dieu, Notre-Seigneur Jésus-Christ. De même quand nous entendons dire: «Dieu fit l'homme à l'image de Dieu», bien qu'on aurait pu dire en termes plus conformes à l'usage: à son image, nous ne sommes point obligés de chercher une autre personne dans la Trinité, mais nous n'y voyons que la seule et même Trinité, qui est un seul Dieu et à l'image de laquelle l'homme a été fait.

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8. Cela établi, si nous devons chercher l'image de la Trinité, non dans un seul homme, mais dans trois, Père, Mère et Fils, l'homme n'était donc pas fait à l'image de Dieu avant que sa femme fût formée et qu'ils eussent un fils, puisqu'il n'y avait pas trinité jusqu'alors. Dira-t-on qu'il y avait déjà Trinité, puisque la femme, quoique encore privée de sa forme propre, était cependant contenue virtuellement dans le flanc de son mari, comme le fils dans les entrailles du père? Pourquoi alors l'Ecriture, après avoir dit . «Dieu fit l'homme à l'image de Dieu», ajoute-t-elle aussitôt: «Dieu le créa; il les créa mâle et femelle et il les bénit (
Gn 1,27-28)?» Ou bien faudrait-il distinguer et dire en premier lieu: «Et Dieu fit l'homme»; puis en second lieu: «Il le fit à l'image de Dieu»; et en troisième lieu: «il les créa mâle et femelle?» Car quelques-uns ont eu peur de dire: Il le fit mâle et femelle, pour ne pas donner lieu de croire à quelque chose de monstrueux comme sont les hermaphrodites: bien qu'on puisse en toute vérité comprendre les deux sexes en un seul mot singulier, puisqu'il est dit: «Deux dans une seule chair». Pourquoi donc, comme je le disais d'abord, dans la nature humaine faite à l'image de Dieu, l'Ecriture ne mentionne-t-elle que mâle et femelle? Il semble que pour compléter l'image de la Trinité, il aurait fallu parler aussi du fils quoique encore renfermé dans les entrailles du père, comme la femme l'était dans le flanc du mari. Ou bien la femme était-elle déjà créée, et l'Ecriture a-t-elle dit en très-peu de mots ce qu'elle devait dire ensuite plus au long en expliquant la formation de la femme, tandis que le fils n'aurait pu être mentionné, puisqu'il n'était pas encore né? Comme si l'Esprit-Saint n'aurait pas pu renfermer aussi l'idée du fils dans ce peu de mots, en se réservant de raconter plus tard sa naissance, ainsi qu'il a raconté un peu plus bas la manière dont la femme a été tirée de l'homme (Gn 2,22-24), bien qu'il n'ait pas omis de donner ici son nom!

CHAPITRE VII.

COMMENT L'HOMME EST L'IMAGE DE DIEU. LA FEMME N'EST-ELLE PAS AUSSI L'IMAGE DE DIEU?

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9. Ainsi donc, quand on dit que l'homme a été créé à l'image de la souveraine Trinité, c'est-à-dire à l'image de Dieu, il ne faut pas rechercher cette image dans trois êtres humains; surtout en présence de ce passage de l'Apôtre où il dit que l'homme est l'image de Dieu, et lui défend pour cela de voiler sa tête, tandis qu'il veut que la femme voile la sienne. Voici ses paroles: «Pour l'homme, il ne doit pas voiler sa tête parce qu'il est l'image et la gloire de Dieu. Mais la femme est la gloire de l'homme». Que dire à cela? Si la femme est nécessaire en personne pour compléter l'image de la Trinité, pourquoi après qu'elle est tirée du flanc de l'homme, l'homme est-il encore appelé l'image de la Trinité? Ou si une des trois personnes humaines peut être individuellement appelée image de Dieu, comme dans la souveraine Trinité elle-même chaque personne est Dieu, pourquoi la femme n'est-elle pas aussi l'image de Dieu? Et cependant on lui ordonne de voiler sa tête précisément parce que cela est défendu à l'homme en qualité d'image de Dieu (
1Co 11,5-7).

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10. Mais il faut examiner comment l'Apôtre, en disant que c'est l'homme et non la femme qui est l'image de Dieu, n'est pas en contradiction avec ce texte de la Genèse: «Dieu fit l'homme, il le fit à l'image de Dieu, il les créa mâle et femelle et les bénit». Ici c'est la nature humaine qui est dite créée à l'image de Dieu; les deux sexes la forment, et en parlant d'image de Dieu, le texte ajoute: «Il le créa mâle et femelle», ou en distinguant plus spécialement: «Il les créa mâle et femelle». (498) Comment donc l'Apôtre nous dit-il que l'homme est l'image de Dieu et doit, pour cela, ne point voiler sa tête, et que la femme ne l'est pas et doit, pour cela, voiler la sienne? Peut-être, comme je le pense et comme je l'ai déjà dit en parlant de la nature de l'âme humaine, la femme avec son mari est-elle l'image de Dieu en ce sens que la substance humaine tout entière,n'est qu'une seule image de Dieu, mais que quand la femme est considérée comme aide - qualification qui n'appartient qu'à elle - elle cesse d'être image de Dieu; tandis que le mari, nième pris isolément est l'image de Dieu, aussi pleine, aussi entière, que quand la femme ne fait qu'un avec lui,

C'est l'explication que nous avons donnée sur la nature de l'âme humaine. Nous avons dit que quand elle est tout entière appliquée à la contemplation de la vérité, elle est l'image de Dieu; mais que, lorsqu'une partie d'elle-même est comme déléguée et détachée par la volonté pour agir dans le monde matériel, elle n'en reste pas moins l'image de Dieu dans la partie qui se porte vers la vérité entrevue, tandis qu'elle cesse de l'être dans la partie chargée de traiter des choses inférieures. Et comme à mesure qu'elle s'étend vers les choses éternelles, elle reproduit plus fidèlement l'image de Dieu, et que de ce côté, on ne doit ni la contenir, ni modérer son élan, voilà pourquoi l'homme ne doit point voiler sa tête. Mais comme dans l'action raisonnable qui s'exerce sur les choses matérielles et temporelles, il y a un très-grand danger de descendre trop bas, l'homme doit avoir l'empire sur sa tête, et c'est ce qu'indique l'ordre de la voiler afin de la contenir et de la sauvegarder. Interprétation pieuse et sacrée qui est agréable aux saints anges. Car Dieu ne voit pas selon la mesure du temps; il n'y a rien de nouveau pour ses yeux et pour sa science, dans les événements temporels et passagers, comme cela arrive pour les sens, charnels chez les hommes et les animaux, célestes chez les anges.

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11. La preuve que l'apôtre Paul veut figurer un mystère plus profond dans la distinction du sexe masculin et féminin, c'est que, tandis qu'il dit ailleurs que la femme qui est vraiment veuve est délaissée, sans enfants ni petits enfants, et qu'elle doit cependant espérer au Seigneur et persister jour et nuit dans les prières (
1Tm 5,5); ici il indique que la femme séduite et tombée dans la prévarication sera cependant sauvée par la génération des enfants, et ajoute: «S'ils demeurent dans la foi, la charité et la sainteté jointe à la tempérance (1Tm 2,15)»: comme s'il pouvait être nuisible à une veuve fidèle ou de ne pas avoir eu d'enfants, ou de ce que ceux qu'elle a eus n'ont pas voulu persévérer dans les bonnes oeuvres. Mais comme les oeuvres qu'on appelle bonnes, sont pour ainsi dire les enfants de notre vie, dans le sens où l'on demande quelle vie chacun mène, c'est-à-dire comment il fait ces oeuvres temporelles, - ce que les Grecs appellent Bios et non plus Zoé - que ces bonnes oeuvres sont principalement les oeuvres de miséricorde, lesquelles sont sans profit pour les païens, pour les Juifs, qui ne croient pas au Christ, pour tous les hérétiques et les schismatiques, chez qui l'on ne trouve ni la foi, ni la charité, ni la sainteté jointe à la tempérance: cela étant, dis-je, on voit clairement la pensée de l'Apôtre; c'est dans un sens figuré et mystique qu'il parle de voiler la tête de la femme, et ses paroles n'auraient plus de signification si elles ne se rapportaient à quelque mystère.

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12. En effet, comme le déclarent, non-seulement l'infaillible raison, mais encore le témoignage de l'Apôtre, c'est selon l'âme raisonnable et non selon la forme du corps, que l'homme a été fait à l'image de Dieu. Car penser que Dieu est circonscrit et limité par une certaine conformation de membres, c'est une opinion misérable et sans fondement. Or le même bienheureux Apôtre ne dit-il pas «Renouvelez-vous dans l'esprit de votre âme et revêtez-vous de l'homme nouveau qui a été créé selon Dieu (
Ep 4,23-24)»; et ailleurs plus ouvertement: «Dépouillez le vieil homme avec ses oeuvres, et revêtez le nouveau qui se renouvelle à la connaissance de Dieu selon l'image de Celui qui l'a créé (Col 3,9-10)?» Si donc nous nous renouvelons dans l'esprit de notre âme, et si cet esprit est l'homme nouveau qui se renouvelle à la connaissance de Dieu selon l'image de Celui qui l'a créé: on ne peut douter que l'homme ait été fait à l'image de Celui qui l'a créé, non selon le corps, ni selon une partie quelconque de son âme, mais selon l'âme raisonnable, où peut seulement exister la connaissance de Dieu. Or, selon ce renouvellement, nous devenons aussi enfants de Dieu par le baptême du Christ, et, en nous (499) revêtant de l'homme nouveau, nous nous revêtons aussi du Christ par la foi. Qui donc exclura les femmes de cette participation, alors qu'elles sont avec nous cohéritières de la grâce et que l'Apôtre dit ailleurs: «Car vous êtes tous enfants de Dieu par la foi qui est dans le Christ Jésus. Car vous tous qui avez été baptisés dans le Christ, vous avez été revêtus du Christ. Il n'y a plus ni Juif, ni Grec; plus d'esclave, ni de libre; plus d'homme, ni de femme; car vous n'êtes tous qu'une seule chose dans le Christ Jésus (Ga 3,26-28)?» Des femmes fidèles ont-elles donc perdu leur sexe corporel? Non; mais comme elles sont renouvelées à l'image de Dieu là où il n'y a pas de sexe, l'homme aussi a été fait à l'image de Dieu là où il n'y a pas de sexe, c'est-à-dire dans l'esprit de son âme. Pourquoi donc l'homme ne doit-il pas se voiler la tête, parce qu'il est l'image et la gloire de Dieu, tandis que la femme doit voiler la sienne, parce qu'elle est la gloire de l'homme, comme si elle ne se renouvelait pas dans l'esprit de son âme, lequel se renouvelle dans la connaissance de Dieu, selon l'image de Celui qui l'a créé? C'est parce que son sexe la plaçant à distance de l'homme, le voile qui couvre son corps a fort bien pu figurer cette partie de la raison qui s'occupe du gouvernement des choses temporelles: ainsi l'image de Dieu ne subsiste que dans la partie où l'âme humaine s'attache à contempler et à consulter les raisons éternelles; partie que les femmes ont évidemment aussi bien que les hommes.


Augustin, Trinité 1112