Jérôme - Lettres - A PAULA ET A EUSTOCHIA,

A PAULA ET A EUSTOCHIA,


Sur la traduction latine que Jérôme avait faite du livre d’Esther.

Ecrite en 404.

Il est certain que le livre d'Esther a été entièrement défiguré par les différentes versions qu'on en a laites; je l'ai traduit littéralement, après l'avoir tiré des archives des Hébreux. Ce livre, tel que nous l'avons dans la Vulgate, est tout rempli de lacunes ou de morceaux étrangers et hors d'oeuvre, où l'on a fait parler (597) les personnes d'après leur situation et les circonstances où elles se trouvent; de même qu'on a coutume, dans les écoles, de proposer aux écoliers quelque sujet sur lequel ils font parler celui, par exemple, qui a commis une injustice, ou celui qui l'a reçue. Pour vous, qui avez étudié l'hébreu, et qui êtes capable de juger du mérite d'une traduction, prenez le livre d'Esther en hébreu, et examinez ma version mot à mot, afin de vous convaincre que je n'y ai rien ajouté, et que j'ai traduit cette histoire, d'hébreu en latin, avec beaucoup d'exactitude et de fidélité. Je ne suis point touché ni des louanges que peuvent me donner les hommes, ni des reproches qu'ils me peuvent adresser uniquement occupé du soin de plaire à Dieu, je ne crains point leurs menaces ; car Dieu " brise les os de ceux qui cherchent à plaire aux hommes, " et, selon l'apôtre saint Paul, ceux qui agissent ainsi ne peuvent être serviteurs du Christ.


AU PRETRE RIPARIUS.


Des erreurs de Vigilantius, prêtre de l'église de Barcelonne. — Jérôme établit que les honneurs rendus aux cendres des morts ne constituent pas l'idolâtrie. — Il prouve par des exemples que sou indignation contre Vigilantius est juste. — Il joue sur le nom de Vigilantius.

Ecrite en 404.

Ayant reçu vos lettres, ne pas y répondre, c'est de l'orgueil; y répondre, c'est de la témérité ; car vous m'interrogez sur des choses qu'on ne peut ni avancer ni entendre sans sacrilège. Vous dites que Vigilantius, dont le nom est une contre-vérité (car Dormitantius lui conviendrait avec plus de raison), ouvre de nouveau sa bouche impure, blasphème contre les reliques des saints martyrs, nous appelle, nous qui les honorons, cendriers et idolâtres, parce que nous respectons les ossements des morts. Oh! le misérable homme est digne qu'on répande sur son aveuglement des torrents de larmes, puisqu'en parlant de la sorte, il ne voit pas qu'il est lui-même un Samaritain et un Juif, qui, s'attachant à la lettre qui tue et non pas à l'esprit qui vivifie, regarde les corps morts comme quelque chose d'impur, et s'imagine que les vases même de la maison où il meurt quelqu'un contractent quelque impureté.

Pour nous, nous n'adorons ni les reliques des martyrs, ni le soleil, ni la lune, ni les anges, ni les archanges, ni les chérubins, ni les séraphins, " ni aucuns noms qui peuvent être dans le siècle présent ou le siècle futur, " de peur de rendre à la créature le culte souverain au lieu de le rendre au Créateur qui est béni dans tous les siècles. Mais nous honorons les reliques des martyrs, afin d'adorer celui pour lequel ils ont souffert le martyre. Nous honorons les serviteurs, afin que l'honneur que nous leur rendons retourne au Seigneur qui dit : " Celui qui vous reçoit me reçoit. "

Est-ce que les reliques de saint Pierre et saint Paul sont impures ? Est-ce que le corps de Moïse est impur, lui qui, selon la vérité hébraïque (1), a été enseveli par le Seigneur même? Toutes les fois que nous entrons dans les basiliques des apôtres, des prophètes et des martyrs, sont-ce des temples d'idoles que nous honorons? Les cierges que nous allumons devant leurs tombeaux sont-ils des marques d'idolâtrie? Je dis plus, afin de confondre cet homme extravagant, de guérir ou de démonter entièrement sa pauvre tête, et d'empêcher qu'il ne séduise les simples par ses dogmes sacrilèges. Le corps du Seigneur dans le tombeau était-il impur? Les anges qui, revêtus d'habits blancs, parurent dans son sépulcre, faisaient-ils la garde autour d'un cadavre souillé? Fallait-il qu'après plusieurs siècles Dormitantius vint nous débiter ses rêveries, ou plutôt vomir ses blasphèmes? Fallait-il qu'à l'exemple du persécuteur Julien, il vint détruire les basiliques des martyrs, ou les changer en temples des faux dieux?

Je m'étonne que le saint évêque dans le diocèse duquel on dit qu'il exerce les fonctions de prêtre souffre ses emportements. Je m'étonne qu'il ne se serve pas de la verge apostolique et de la "verge de fer " pour briser ce vase inutile, et qu'il ne " livre pas cet homme au démon pour mortifier sa chair, afin de sauver son âme. " Je m'étonne qu'il ne se souvienne pas de ce chie dit l'Ecriture " Lorsque vous voyiez un larron, vous couriez aussitôt avec lui, et vous vous rendiez le compagnon des adultères. " Et ailleurs: " Je mettais à mort dès le matin tous les pécheurs de la terre,

(1) c'est-à-dire selon le texte hébreu ; car la version des Septante porte que moïse, fut enseveli par les Juifs.

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afin de bannir de la ville du Seigneur tous ceux qui commettent l'iniquité. " Et encore : " Seigneur, n'ai-je pas haï ceux qui vous haïssaient, et ne séchais-je pas d'ennui en voyant vos ennemis? Je les haïssais d'une haine complète.

Si les ossements des morts souillent ceux qui les touchent, comment Elisée, dans le tombeau, a-t-il pu ressusciter un mort? continent son corps, qui selon Vigilantius était impur, a-t-il pu donner la vie? Les Israélites souillèrent donc leur camp, lorsqu'ils portèrent dans le désert le corps de Joseph et ceux des patriarches, et qu'ils transportèrent ces cendres impures dans la Terre-Sainte. On doit aussi regarder Joseph, qui était la figure de Jésus-Christ, comme un scélérat, puisqu'il lit transporter avec tant de pompe les os de Jacob à Hébron, afin de mettre le corps impur de son père dans le tombeau de son grand-père et de son aïeul, dont les corps étaient impurs de même, et de joindre ce mort avec les morts?

O langue digne d'être coupée! ô tête sans cervelle ! Cet homme extravagant aurait bien besoin de se mettre entre les mains des médecins, afin d'apprendre à se taire, puisqu'il ne saurait parler à propos. J'ai vu autrefois cet homme abominable, et je me servis alors de plusieurs passages de l'Ecriture, comme d'autant de liens, pour lier ce furieux; car c'est ainsi qu'Hippocrate veut qu'on traite les fous. Mais il se retira, il s'éloigna, il s'enfuit, il courut avec impétuosité, et s'étant retiré entre la mer Adriatique et les Alpes Cotiennes, il se mit à crier et à déclamer contre moi; car tout ce qu'un l'ou peut dire se réduit à des criailleries et à des invectives.

Peut-être trouverez-vous mauvais de ce que je me déchaîne de la sorte contre lui en son absence. Je vous avouerai ma douleur. Je ne puis entendre patiemment de si grands blasphèmes ; car je connais l'indignation de Phinées, l'inflexibilité d'Elie, le zèle de Simon le Cananéen, la sévérité de Pierre faisant mourir Ananie et Sapphire, la fermeté de Paul qui condamna pour toujours le magicien Elymas, résistant aux voies du seigneur. Il n'y a pas ici inhumanité, mais amour de Dieu. De là vient que nous lisons dans l'Ecriture : " Si votre frère, ou votre ami, ou votre femme qui vous est si chère, veulent vous corrompre et vous détourner des sentiers de la vérité, tuez-les de votre propre main, répandez leur sang, et vous ôterez ainsi le mal du milieu d'Israël. "

Je le répète encore une fois; si les reliques des martyrs sont impures, pourquoi donc les apôtres ont-ils porté avec tant de pompe le corps impur de saint Etienne dans le tombeau ? Pourquoi " lui ont-ils fait des funérailles av un si grand deuil? " Pourquoi le sujet de leurs larmes est-il devenu le sujet de notre joie?

Cet hérétique, dites-vous, a les veilles exécration; il agit en cela contrairement au nom qu'il porte. Il s'appelle Vigilantius et il ne pense qu'à dormir, sans avoir égard à ce que dit le Sauveur : " Quoi? vous n'avez pu veiller une heure avec moi? Veillez et priez, de peur que vous ne tombiez dans la tentation. L'esprit est prompt, mais la chair est faible; " ni à ce que dit le prophète dans un autre endroit : " Je me levais au milieu de la nuit pour vous louer sur les jugements de votre loi, pleine de justice. L'Evangile nous apprend encore que Jésus-Christ a passé des nuits entières en oraison; et nous lisons que les apôtres ont chanté des psaumes toute la nuit dans leurs prisons, et que leurs prières ont ébranlé la terre, converti leurs geôliers, jeté l'effroi dans les villes et le trouble dans le coeur des magistrats. Saint Paul dit aussi : " Persévérez et veillez dans la prière. " Et dans un autre endroit : " J'ai veillé souvent. " Que Vigilantius donc dorme, et que l'ange exterminateur vienne l'étouffer comme les Egyptiens durant son sommeil. Pour nous, disons avec David : " Celui qui garde Israël ne s'assoupira et ne s'endormira point, " afin que " celui qui veille et qui est saint " vienne vers nous. Que si quelquefois il s'endort pour nous punir de nos péchés, disons-lui : " Levez-vous, Seigneur; pourquoi paraissez-vous comme en. dormi ? " Et lorsque notre nacelle sera battue de la tempête, réveillons-le en criant: "Maître, sauvez-nous, nous périssons. "

J'en dirais davantage si je ne craignais de passer le bornes d'une lettre; c'est ce qui m'oblige à finir. Je vous aurais néanmoins écrit plus au long, si vous m'aviez envoyé les sottises que ce personnage débite dans son livre (1), et si je savais ce qui mérite d'être réfuté. Je n'ai fait ici que battre l'air, et je me suis moins

(1),Voyez cinquième série, Polémique, Traité contre Vigilantius.

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arrêté à combattre ses erreurs qu'à expliquer notre croyance. Au reste, si vous voulez que. j'écrive plus au long contre lui, envoyez-moi ses visions et ses folies, afin qu'il entende Jean-Baptiste prêchant : " La cognée est déjà à la racine de l'arbre ; car tout arbre qui ne produit point de bon fruit, sera coupé et jeté au feu. "



A THEOPHILE, PATRIARCHE D'ALEXANDRIE.


Eloge de la lettre pascale de Théophile. — Maladie de Jérôme. — Mort de sainte Paula.

Ecrite en 405.

Depuis que votre béatitude m'a envoyé sa lettre pascale (1), j'ai été si accablé de douleur; et les affaires de l'Eglise, dont j'entends parler diversement, m'ont donné tant d'inquiétude, qu'à peine ai-je pu traduire votre lettre en latin. Car vous savez ce que disent les Anciens: " Que l'éloquence et la tristesse ne sauraient s'allier ensemble, surtout quand aux peines de l'esprit se joignent les infirmités du corps. " En ce moment même, je suis dans l'accès de la fièvre, et il y a déjà cinq jours que je garde le lit. J'ai donc dicté cette lettre à la hâte, pour vous marquer en peu de mots que la traduction de la vôtre m'a infiniment coûté, et que j'ai eu bien de la peine à rendre beauté pour beauté, et à donner au latin l'élégance et la douceur du grec.

Vous commencez, comme les philosophes, par établir des principes généraux, qui vous servent tout à la fois et à instruire tous les hommes en général, et à accabler en particulier celui (2) dont vous avez entrepris de combattre les erreurs. Dans la suite, chose si rare et si difficile, vous savez allier Platon à Démosthènes, et joindre à la force et à la solidité de la philosophie les beautés et les ornements de l'éloquence. Avec quelles couleurs ne dépeignez-vous pas les désordres et l'infamie de l'incontinence? Par quelles louanges au contraire ne relevez-vous pas le mérite et l'éclat de la chasteté? Avec quelle érudition ne décrivez-vous

(1) Les lettres pascales étaient destinées a faire connaître quel jour on devait célébrer la Pâque.

(2) Origène, dont Théophile combat les erreurs dans ses lettres pascales.

pas la vicissitude des jours et des nuits, le. cours de la lune et du soleil, la construction et la nature de ce vaste univers? Vous n'allez pas puiser vos preuves et vos raisonnements aux sources de la littérature profane, de peur de déroger à la dignité de votre sujet; vous n'appuyez ce que vous dites que sur l'autorité des saintes Ecritures. En un mot (car je crains que les louanges que je vous donne ici ne soient suspectes de flatterie ), votre ouvrage est excellent, vous y raisonnez selon les véritables principes de la philosophie, et vous traitez votre sujet sans offenser personne.

Pardonnez-moi donc, je vous prie, d'avoir différé si longtemps à le traduire. Je suis si affligé de la mort de la vénérable Paula, qu'excepté la traduction de votre lettre, il m'a été impossible jusqu'à présent de rien faire sur l'Ecriture sainte. Vous savez qu'en perdant cette sainte femme nous avons perdu toute notre consolation. Si je suis si sensible à cette perte, Dieu m'est témoin que ce n'est point pour mon propre intérêt ; je n'ai en vue que celui des serviteurs du Christ, que cette charitable veuve soulageait et prévenait même dans tous leurs besoins.

Votre sainte et vénérable fille Eustochia vous salue; elle est inconsolable de la mort de sa mère. Tout le monastère vous salue. Envoyez-moi les ouvrages dont vous me parlez dans votre lettre; je serais bien aise de les lire ou de les traduire. Je prie le Christ de vous conserver la santé.


A SAINT AUGUSTIN.


Compliments de Jérôme et de ses frères à saint Augustin et Alypius. — Il parle de son commentaire sur le prophète Jonas qu'on avait violemment critiqué.

Lettre écrite en 405.

J'ai appris avec joie de notre frère Firmus, à qui j'ai eu soin de demander de vos nouvelles, que vous étiez en santé. Mais m'étant informé si vous ne l'aviez point chargé de quelque lettre pour moi (car je comptais en recevoir, et je me croyais même en droit d'en demander), il m'a dit qu'il était parti d'Afrique à votre insu. Je me sers donc de l'occasion que me fournit une personne qui vous est si attachée pour vous assurer de mon respect, et en même temps pour vous prier de me pardonner la liberté que (600) j'ai prise de vous répondre comme j'ai fait. J'en ai une véritable confusion, mais vous l'avez voulu, et,j'ai été obligé de me rendre malgré moi à vos instances réitérées. Si j'ai tort en cela, permettez-moi de vous dire que vous en avez encore plus de m'avoir attaqué. Mais ne chicanons pas davantage ; aimons-nous en véritables frères, et laissant là toutes nos disputes, ne nous écrivons désormais que pour nous donner des marques d'une sincère amitié.

Tous nos frères qui servent ici le Seigneur avec moi vous saluent de coeur. Je vous prie aussi de saluer de ma part ceux qui portent avec vous le doux joug de Jésus-Christ, et particulièrement le saint évêque Alypius. Que le Christ, notre Dieu tout-puissant vous conserve sain et sauf, et vous fasse penser à moi, saint et vénérable évêque.

Si vous avez lu mon Commentaire sur le prophète Jonas, je crois que vous n'aurez pas approuvé le ridicule procédé de ceux qui ont voulu me faire un procès au sujet du mot courge. Il est vrai que j'ai écrit contre un ami qui m'a attaqué le premier. Mais il est de votre justice de donner le tort à l'agresseur, et non pas à celui qui répond. Exerçons-nous, si vous le voulez, dans le champ des saintes Ecritures ; mais que ce soit sans récrimination aucune.


A SAINT PAULIN.


Saint Jérôme avoue qu'il ne relisait pas ses lettres parce qu'il en avait trop à écrire. — Réponse à deux questions de saint Paulin. — Jérôme le remercie du bonnet qu'il lui a envoyé.

En 406.

Vous m'engagez à vous écrire, mais vous m'effrayez par votre éloquence. Par votre style épistolaire, vous rappelez presque celui de Cicéron. Vous vous plaignez que mes lettres sont trop courtes et d'un style trop négligé; si elles ne sont pas plus longues et mieux écrites, ce n'est pas que je me néglige, c'est que je vous crains et que j'appréhende de les faire plus mal encore en les faisant plus longues. A vous parler franchement, lorsque quelque vaisseau est prêt à faire voile pour l'Italie, on me demande tant de lettres à la fois que, si je voulais écrire à chacun en particulier tout ce que j'ai à dire, je laisserais malgré moi échapper l'occasion d'écrire.

C'est ce qui fait que, sans m'embarrasser ni de la pureté du style ni de l'exactitude de mes copistes, je leur dicte sur-le-champ tout ce qui me vient à l'esprit. J'agis ainsi à votre égard, vous regardant plutôt comme un ami indulgent que comme un censeur rigoureux de mes lettres.

Vous me proposez deux questions dans celle que vous m'avez adressée; la première : Pourquoi Dieu a endurci le coeur de Pharaon; et dans quel sens l'Apôtre a dit : " Cela ne dépend ni de celui qui veut ni de celui qui court, mais de Dieu qui fait miséricorde; " et d'autres passages semblables qui paraissent détruire le libre arbitre? la seconde : Comment on peut appeler " saints " les enfants des fidèles ; c'est-à-dire de ceux qui ont été baptisés, puisque ces enfants ne peuvent être sauvés qu'en recevant et en conservant la grâce du baptême?

Origène répond d'une manière très solide à la première question dans son livre " des Principes ", que j'ai traduit depuis peu, à la sollicitation de notre cher Pammaque. Cet ouvrage m'a tellement occupé, que j'ai été obligé de remettre à un autre temps l'explication de Daniel que je vous ai promise. Malgré mon estime et mon amitié pour Pammaque, j'aurais néanmoins différé la traduction qu'il souhaitait de moi; mais tous nos frères de Rome se sont joints à lui pour m'engager à l'entreprendre, et m'ont assuré que plusieurs personnes séduites par les erreurs d'Origène étaient en danger de se perdre. Je n'ai donc pu me dispenser de traduire ces livres, où il y a plus de mal que de bien. J'ai pris soin de n'y rien ajouter et de n'en rien retrancher, et de rendre ma traduction exacte, fidèle et entièrement conforme à l'original. Si vous la voulez lire, vous pouvez l'emprunter de Pammaque, quoiqu'il vous soit facile de lire le texte dans la langue grecque qui vous est familière, et de vous passer ainsi de ma traduction.

Comme je parle ici à un homme savant et également versé dans la science des saintes Ecritures et des lettres humaines, je vous prie de ne me pas croire assez injuste et assez passionné pour condamner tous les ouvrages d'Origène : ce dont Calpurnius Lanarius et ses disciples m'accusent, me reprochant d'avoir changé tout d'un coup d'opinion à l'exemple de Denis le philosophe. J'approuve dans (601) Origène ce qu'il y a de bon, et je ne condamne f que sa mauvaise doctrine; car je suis persuadé que ceux qui appellent mauvais ce qui est bon, et amer ce qui est doux, encourent la même malédiction que ceux qui appellent bon ce qui est mauvais et doux ce qui est amer. Est-il, en effet, un entêtement plus étrange que celui des personnes qui, en voulant louer la doctrine et l'érudition d'un auteur, approuvent et imitent jusqu'à ses blasphèmes?

Quant à la seconde question que vous m'avez proposée, Tertullien la traite dans son livre de la Monogamie, et dit qu'on donne le nom de saints aux enfants des fidèles, parce qu'étant candidats de la foi, ils ne sont jamais souillés par l'idolâtrie. Il faut remarquer à ce sujet que, quoique le nom de " saint " ne puisse convenir qu'aux créatures raisonnables qui servent et adorent Dieu, on ne laisse pas néanmoins de donner ce nom aux vases du tabernacle et à tout ce qui sert à l'autel. C'est une façon de parler ordinaire aux écrivains sacrés d'appeler " saints ", ceux qui sont purs ou qui se sont lavés et purifiés de leurs souillures par différentes expiations. C'est dans ce sens que l'Ecriture sainte donne au temple le nom de sanctuaire, et qu'en parlant de Bethsabée elle dit qu'elle se sanctifia, c'est-à-dire qu'elle se purifia de son impureté.

Au reste, je vous prie de ne pas m'accuser de vanité ou de mensonge. Dieu est témoin qu'il n'y a que la crainte d'avoir un homme de votre caractère pour juge de mes ouvrages, qui m'ait fait hésiter à vous écrire. Or, vous savez que, quand une fois l'esprit est préoccupé, il est bien difficile qu'il puisse réussir dans ce qu'il entreprend.

J'ai volontiers reçu le bonnet que vous m'avez envoyé. Quelque petit qu'il soit, la charité le rend très grand. C'est une chose fort utile pour un vieillard, qui a besoin de se tenir la tête chaude. Ce présent m'est doublement agréable, et par lui-même et par la personne qui le fait.


A UNE VEUVE DES GAULES ET A SA FILLE.


Une riche veuve et sa fille habitaient une ville des Gaules. — Elles ne restaient pas ensemble; et toutes deux logeaient un ou plusieurs clercs. — Le fils de cette veuve était moine; il alla visiter le lieux saints et pria saint Jérôme d'écrire à sa mère et à sa soeur pour les prévenir du scandale qu'elles occasionnaient . — Détails curieux sur les usages et les moeurs de l'époque, sur la coquetterie des femmes. — Singulière conclusion de la lettre.

Lettre écrite en 406

J'ai appris d'un de nos frères, venu des Gaules, que sa mère qui est veuve et sa sueur, qui est vierge, demeuraient dans la même ville, mais non dans la même maison; qu'elles avaient pris chez elles quelques ecclésiastiques, soit pour leur tenir compagnie, soit pour prendre soin de leurs affaires, et qu'elles causaient plus de scandale en s'attachant ainsi à des étrangers, qu'elles n'avaient fait en se séparant l'une de l'autre. Comme je gémissais de cette conduite, et comme mon silence était plus expressif que mes paroles, il me dit : " Je vous prie, de leur écrire pour les porter à rentrer dans leur devoir, et à vivre bien ensemble, en sorte que la mère reconnaisse sa fille et la fille sa mère. — Vous me donnez là, lui dis-je, une étrange mission ; c'est bien à un inconnu comme moi d'entreprendre de ménager la paix entre deux personnes qui n'ont pas voulu se rendre aux sollicitations et aux remontrances d'un fils et d'un frère. Il semble, à vous entendre parler, que je sois un évêque, tandis que je ne suis qu'un pauvre solitaire, qui, éloigné du commerce des hommes et renfermé dans le fond d'une cellule, n'ai point d'autre occupation que de pleurer les péchés que j'ai commis et d'éviter ceux que je pourrais commettre. Que dirait-on si l'on voyait courir par le monde les écrits d'un homme qui fait profession d'être inconnu à tous les autres ? — Je vous trouve bien craintif, me dit-il alors; qu'est donc devenue cette généreuse liberté avec laquelle on vous a vu comme un autre Lucilius (1) censurer les actions de tout le monde? — C'est cela même, qui m'oblige à prendre le parti de la retraite et du silence ; car ayant vu qu'on me faisait un crime de la liberté que

(1) Ce Lucilius était un poète, fort satirique, qui faisait profession de critiquer tout le monde ; comme le remarque Horace, liv. I, serm., sat., 10.

je me donnais de reprendre les autres, tandis qu'ils se déchiraient les uns les autres, on m'accusait de n'avoir, comme on dit ordinairement, ni oreilles pour entendre leurs sottises, ni sentiment pour en juger; et comme les murailles même retentissaient des discours injurieux que l'on tenait de moi, " et que ceux qui buvaient du vin me raillaient dans leurs chansons : " alors, cédant à la malice et à l'indocilité des hommes, j'ai appris à me taire, persuadé qu'il valait mieux " mettre une sentinelle à ma bouche et des gardes à mes lèvres, que de me laisser aller à des discours pleins de malignité,, et de parler mal des autres en voulant les corriger. - Mais, me répliqua-t-il, ce n'est pas être médisant que de dire la vérité, et une correction particulière ne devient pas une censure générale (1), puisqu'il n'arrive presque jamais qu'on tombe dans une faute pareille à celle dont je viens de vous parler. Ne souffrez donc pas, je vous prie, que j'aie fait en vain un si long et pénible voyage; car le Seigneur m'est témoin qu'après le désir que j'ai eu de visiter les lieux saints, le motif le plus pressant qui m'a obligé de l'entreprendre a été pour vous prier d'écrire à ma mère et à ma sueur, afin de remédier au scandale que cause leur division. — Eh bien! lui dis-je, je vais donc faire ce que vous souhaitez de moi, et je le ferai d'autant plus volontiers, que ma lettre passera les mers, et qu'étant adressée à des personnes particulières, il sera difficile que d'autres puissent se plaindre d'y être maltraitées. Mais je vous prie de ne la communiquer à personne. Vous la porterez vous-même, et si votre mère et votre saur en font leur profit, je me réjouirai avec vous; si au contraire elles méprisent mes conseils, comme j'y vois beaucoup d'apparence, vous n'y perdrez que la peine d'avoir fait inutilement un long voyage, et moi celle d'avoir écrit une lettre en vain.

Je vous supplie d'abord, ma soeur et ma fille,

(1) Toutes les éditions et quelques manuscrits portent Cum aut rarus aut nullus sit qui sub hujus culpae reatum non cadat. La négation fait ici un sens entièrement contraire à celui de saint Jérôme. Un ancien manuscrit (*) de saint Remi de Reims, que nous avons suivi, établit le véritable sens, en ôtant la négation ; car il porte : Cum aut rarus aut nullus sit qui sub hujus culpae reatum cadat.

(*) Ce manuscrit dont parle Guillaume Roussel est perdu. Il a probablement disparu avec d’autres manuscrits fort précieux dans la dévastation de l’abbaye de Saint-Remy, en 1793.

d'être persuadées que, si je vous écris, ce n'est pas que je sois prévenu contre vous de quelque soupçon injurieux à votre réputation; c'est seulement (1) pour vous prier de bien vivre ensemble, de peur que votre conduite ne devienne suspecte aux autres. Car si je croyais, ce qu'à Dieu ne plaise, que vous eussiez des liaisons criminelles, je n'aurais jamais pensé à vous écrire, convaincu que je l'aurais fait inutilement. De plus, s'il m'échappe dans cette lettre quelques traits trop vifs et trop piquants, je vous prie de les regarder, non pas comme une saillie d'une humeur brusque et sévère, mais comme un remède nécessaire à la grandeur de vos maux. Car on applique le fer et le feu aux parties gangrenées; on chasse le poison par d'autres poisons, on calme une douleur médiocre par une plus aiguë. Enfin je vous prie de faire réflexion que, quoique vous ne vous sentiez coupables d'aucun crime, vous ne pouvez néanmoins donner occasion aux mauvais bruits sans compromettre votre réputation. Les noms de mère et de fille sont des noms qui n'inspirent que la piété, et qui engagent à des devoirs réciproques; ce sont des liens que la nature même a formés, et qui après Dieu unissent les hommes ensemble de la manière du monde la plus étroite et la plus tendre. Si vous vous aimez, ce n'est pas un sujet de louanges pour vous; mais c'est un crime si vous vous haïssez. Notre Seigneur Jésus obéissait à ses parents, respectant comme sa mère celle dont il était le père, honorant comme son nourricier celui qu'il nourrissait lui-même, et se souvenant que l'une l'avait porté dans son sein et l’autre entre ses bras. C'est pour cela qu'étant attaché à la croix, il recommanda à son disciple cette mère dont jusqu'alors il avait toujours pris soin lui-même.

Je ne parle plus ici à la mère, qui, étant âgée, faible, abandonnée, peut en quelque façon être excusable. Mais vous qui êtes sa fille, croyez-vous être logée trop à l'étroit dans la maison de celle qui a bien pu vous porter dans son

(1) Les éditions et les manuscrits sont peu d'accord sur cet endroit. L'édition de Marianus porte : vestram errare concordiam. Quelques manuscrits ont : vestram narrare concordiam. Erasme croit qu'il faut lire : vestram curare concordiam. Nous avons encore suivi ici le manuscrit de saint Remi, qui porte : vestram me orare concordiam. Cette leçon nous a paru la plus naturelle, quoiqu'elle ne soit pas du goût de Marianus.

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sein? Vous y avez été enfermée durant dix mois, et vous ne sauriez demeurer un seul jour dans une même chambre avec votre mère ? Est-ce que vous ne pouvez soutenir ses regards, et que vous n'êtes pas bien aise que vos actions soient éclairées par une personne qui, vous ayant mise au monde, nourrie et élevée jusqu'à présent, tonnait plus à fond les sentiments et les inclinations de votre coeur? Si vous êtes encore vierge, pourquoi appréhender une gardienne vigilante? Si vous vous êtes laissée corrompre, pourquoi ne vous pas marier publiquement? Le mariage serait pour vous comme une seconde planche après le naufrage, et un remède à vos premiers désordres. Ce n'est pas que je croie qu'on doive persévérer dans le crime, et qu'il soit inutile de faire pénitence après qu'on a péché; mais c'est que j'ai de la peine à me persuader qu'on puisse rompre aisément des engagements criminels. Car au reste, si vous retournez avec votre mère après votre chute, il vous sera plus aisé de pleurer avec elle la perte que vous aurez faite en son absence. Que si vous avez encore toute votre innocence, conservez-la soigneusement de peur de la perdre. Pourquoi demeurer dans une maison où vous êtes à tout moment réduite à la dure nécessité ou de vaincre ou d'être vaincue? Quel est l'homme qui puisse dormir tranquillement proche d'une vipère ?Quand bien même il n'en serait pas mordu, il serait toujours inquiet. Il est plus avantageux de n'être point exposé au péril que de l'avoir évité ; car dans le premier cas on est en sécurité, et dans l'autre l'on pense à se sauver; là on goûte une joie tranquille, ici l'on n'échappe qu'avec peine.

Vous me direz peut-être que votre mère mène une vie peu réglée, qu'elle est passionnée pour le monde, qu'elle aime les richesses, qu'elle ignore le jeûne, qu'elle se farde, qu'elle s'ajuste avec coquetterie; qu'elle nuit à votre genre de vie, et qu'enfin il vous est impossible de demeurer avec une personne de ce caractère.

Premièrement si elle est telle que vous la dépeignez, vous mériterez davantage en demeurant avec elle. Souvenez-vous qu'elle vous a longtemps portée dans son sein et nourrie de son lait; que dans votre enfance elle a supporté vos impatiences avec une douceur et une tendresse dignes d'une véritable mère; qu'elle vous a assistée dans vos maladies ; qu'elle a lavé vos langes, et que malgré les ennuis dont elle était accablée et les peines que vous lui donniez, elle a toujours pris soin jusqu'ici de votre éducation. Ne fuyez donc pas la compagnie d'une mère qui, après vous avoir appris à aimer Jésus-Christ, vous a consacrée à ce divin époux. Que si vous ne pouvez pas vous accommoder de ses manières, ni de la vie sensuelle et mondaine qu'elle mène, cherchez quelques autres vierges avec qui vous puissiez mener une vie pure et innocente. Pourquoi abandonner votre mère pour vous attacher à un homme qui peut-être a quitté aussi et sa mère et sa soeur? C'est, me direz-vous, qu'il est d'un naturel doux et complaisant. Mais avez-vous suivi cet homme, où l'avez-vous rencontré depuis que vous vous êtes séparée d'avec votre mère? Si vous l'avez suivi, il est aisé de voir ce qui vous a obligé de vous séparer d'avec elle; si vous l'avez rencontré depuis votre séparation, vous donnez à connaître par là ce qui vous manquait dans la maison de votre mère.

C'est me presser bien vivement, me direz-vous, que de tourner rocs propres armes contre moi. Il est vrai, mais " celui qui marche simplement marelle en assurance. " Si je me sentais coupable (1), je saurais bien me taire; je n'aurais garde de condamner dans les autres un crime que j'aurais commis moi-même, et je ne regarderais pas la paille qui serait dans l'ail de mon frère à travers la poutre qui serait dans le mien. Mais puisque je vis parmi ales frères, éloigné du commerce des hommes, ne voyant les gens du monde et n'en étant vu que très rarement et toujours en présence de témoins, il me semble que vous devriez rougir de ne pas imiter la retenue d'un homme dont vous avez embrassé la profession. Que si vous dites : Je me repose sur le témoignage de ma propre conscience, j'ai pour juge de mes actions Dieu même qui en est le témoin, et je me mets peu en peine de tout ce qu'on peut dire de moi, je vous répondrai avec l'apôtre saint Paul, " qu'il faut avoir soin de faire le bien, non-seulement devant Dieu, mais aussi devant les hommes. "

(1) Les éditions portent : Tacerem si me non morderet conscientia. Mais il est aisé de voir que la négation fait ici un mauvais sens. Nous avons donc suivi quelques manuscrits qui portent : Tacerem si me remorderet conscientia.

604

Si on vous accuse d'être chrétienne et de garder la continence, moquez-vous de ces sortes de reproches ; si on vous fait un crime d'avoir quitté votre mère pour vivre dans un monastère en la compagnie des vierges, faites-vous un mérite et une gloire de cette accusation. Quand on ne peut accuser une fille consacrée à Dieu de vivre dans le libertinage, et qu'on n'a rien à lui reprocher que son insensibilité à l'égard de ses parents, elle doit mépriser ces reproches; cette insensibilité est une véritable piété, car alors vous préférez à votre mère celui que vous devez préférer à votre propre vie, et si votre mère en usait de la sorte, elle trouverait en vous et une soeur et une fille.

Quoi donc, direz-vous, est-ce un crime que de demeurer avec un homme de bien? C'est là me trainer malgré moi devant les tribunaux, afin que je prouve ce que je ne puis m'empècher de condamner, ou que je m'attire la haine et l'indignation de tout le monde. Un homme de bien ne sépare jamais une fille d'avec sa mère, il honore et respecte l'une et l'autre. Une fille qui vit régulièrement et dont la mère est veuve, fait voir qu'elle a dessein de demeurer vierge. Si cet inconnu est de même âge que vous, il doit respecter votre mère comme si elle était la sienne. S'il est plus âgé que vous, il doit vous aimer comme sa propre fille, et vous exhorter à rendre à votre mère l'obéissance que vous lui devez. Il n'est pas à propos, et pour votre réputation et pour la sienne, qu'il vous témoigne plus d'amitié qu'à votre mère, de peur qu'on ne le soupçonne de ne vous aimer qu'à cause de votre jeunesse. C'est l'avis que j'aurais à vous donner, si vous n'aviez pas un frère qui fait profession de la vie monastique, et si vous ne pouviez pas trouver dans votre famille les secours et les consolations dont vous pouvez avoir besoin. Mais, hélas! pourquoi faut-il qu'un étranger vienne partager votre coeur avec votre mère et votre frère, et surtout avec une mère veuve et un frère religieux? Il serait à souhaiter que vous voulussiez vous acquitter des devoirs de fille et de soeur, mais si c'est trop exiger de vous, et si votre mère a des manières qui vous paraissent insupportables, tâchez du moins de trouver dans votre frère plus d'amitié et de complaisance. Si votre frère est d'une humeur peu traitable, croyez que celle de votre mère est plus douce et plus commode. Mais d'où vient cette pâleur, cette agitation, cette rougeur qui parait sur votre visage? Il n'y a que l'amour d'un mari qui puisse l'emporter sur celui qu'on doit avoir pour une mère et pour un frère.

J'ai encore appris que vous allez vous promener dans les champs et dans des maisons de campagne avec vos parents, vos cousins et d'autres gens de cette sorte. Je veux croire que c'est quelqu'une de vos cousines ou quelque belle-soeur qui vous y mènent pour leur tenir compagnie; car je ne puis me persuader que vous recherchiez la société des hommes, quand bien même ils seraient vos proches parents. Dites-moi donc, je vous prie, vous qui (dites profession d'être vierge, vous trouvez-vous seule avec vos parents à ces réunions, et votre amant n'y va-t-il pas avec vous ? Je ne vous crois pas assez hardie pour oser le produire aux yeux des autres ; car toute votre famille vous honnirait et vous et lui, et chacun vous montrerait au doigt. Votre belle-soeur même, votre cousine et vos autres parentes qui, par complaisance pour vous, l'appellent saint en votre présence, à peine auraient-elles le dos tourné qu'elles se moqueraient de ce singulier mari. Que si vous vous trouvez seule dans ces sortes d'assemblées, comme je le présume, comment pouvez-vous, avec vos habits de couleur foncée, paraître parmi de jeunes esclaves, des femmes mariées ou à marier, des filles coquettes, et de jeunes gens parfumés et à la chevelure artistement arrangée? Un de ces jeunes gens vous donnera la main pour vous aider à marcher, et, vous serrant doucement les doigts, il vous marquera la passion qu'il a pour vous et tâchera de vous en inspirer pour lui. Quand vous serez à table avec ces hommes et ces femmes mariés, vous serez témoin des caresses qu'ils se feront, vous admirerez la richesse et la magnificence de leurs habits, et tout cela fera sur vous de dangereuses impressions. Durant le repas, vous serez comme forcée de manger de la viande; on louera les ouvrages du Créateur pour vous engager à boire du vin; on parlera contre la malpropreté pour vous porter à prendre les bains ; et si, après une longue résistance, vous vous rendez enfin à ces sollicitations, on vous applaudira, on louera votre manière d'agir sincère, simple, aisée, naturelle. Quelqu'un ensuite se mettra à chanter, (605) et n'osant pas envisager les femmes qui ont leurs maris avec elles, il jettera sans cesse les yeux sur vous, qui n'aurez là personne pour éclairer votre conduite ; il vous parlera en chantant, et n'ayant pas la liberté de s'expliquer ouvertement, il vous fera connaître par le mouvement de ses yeux, les sentiments qu'il a pour vous.

Il n'est point de coeur, quelque insensible qu'il soit, qui ne se laisse amollir parmi tant d'objets différents, qui ne sont propres qu'à inspirer l'amour de la volupté, surtout aux vierges, qui ont d'autant plus d'ardeur et de vivacité pour les plaisirs qu'elles s'imaginent que ceux qu'elles n'ont point goûtés sont les plus doux. Nous lisons dans la fable, que des nautoniers attirés par le chant des Sirènes, s'engagèrent parmi des écueils où ils périrent malheureusement, et que lorsqu'Orphée jouait de la lyre, il rendait les bêtes, les arbres et les pierres sensibles.

La bonne chère est presque toujours fatale à l'innocence, et un visage vermeil est la marque d'un coeur corrompu. J'ai appris dans les écoles qu'un homme, dont j'ai vu moi-même la statue en bronze dans une place publique, s'était abandonné à l'amour avec tant de fureur, qu'étant dévoré par les ardeurs de cette violente passion, il avait cessé de vivre avant de cesser d'aimer. Comment donc pourrez-vous, jeune, saine, grasse, vermeille, délicate comme vous êtes, comment pourrez-vous conserver votre innocence en la compagnie de jeunes hommes et de femmes mariées, parmi les délices de la table et la chaleur des bains? Quoique vous ne vous rendiez pas aux sollicitations des autres, vous vous flatterez toujours que c'est votre beauté qui vous les attire. Une âme voluptueuse trouve dans la possession d'une personne vertueuse un assaisonnement à sa passion, et les plaisirs défendus lui paraissent les plus délicats. Malgré la simplicité et la couleur sombre de votre vêtement, vous ne laisser. pas de faire connaître les véritables sentiments de votre coeur en prenant soin que votre robe ne fasse pas le moindre petit pli ; qu'elle ne traîne pas jusqu'à terre, afin de paraître de plus belle taille; qu'elle soit entr'ouverte en certains endroits, pour laisser entrevoir ce qui est dessous, cachant ce qui peut choquer la vue, découvrant avec affectation ce qui peut plaire aux yeux des hommes, portant des souliers noirs et reluisants, dont le seul bruit attire après vous une foule de jeunes gens; vous serrant la gorge avec des noeuds de rubans et les reins avec une riche ceinture, pour faire voir la finesse de votre taille; laissant tomber négligemment vos cheveux sur le front ou sur les oreilles; détachant quelquefois votre mantelet pour faire voir la blancheur de vos épaules, et le rattachant aussitôt, comme s'il vous avait échappé malgré vous, et que vous voulussiez cacher ce que vous avez découvert exprès; marchant dans les rues, le voile baissé, avec une modestie affectée, et ne laissant entrevoir que ce qui peut plaire davantage.

Vous me direz peut-être : " Mais d'où me connaissez-vous? et comment avez-vous pu de si loin observer toutes mes démarches ? " C'est votre frère qui par ses soupirs et ses larmes m'a appris qui vous êtes. Plût à Dieu qu'il ne m'eût pas dit la vérité, et que la seule crainte de l'avenir, plutôt qu'une juste indignation, l'eût fait parler ! Mais, croyez-moi, un homme qui verse des larmes n'est guère capable de déguiser ses sentiments. Il ne peut voir sans douleur que vous lui préfériez un jeune homme, non pas parfumé et vêtu de soie, mais gros et gras, et menant sous un extérieur malpropre et négligé une vie molle et sensuelle. Il lui fait. peine qu'un homme de ce caractère domine chez vous, qu'il ait tout l'argent en maniement, qu'il règle la maison à son gré, qu'il achète tout ce qui est nécessaire, qu'il soit tout à la fois économe et maître; que vos esclaves soient obligés de s'adresser à lui pour recevoir ses ordres, et qu'ils se plaignent hautement que cet homme leur vole tout ce que leur maîtresse ne leur donne pas; car les serviteurs vont toujours se plaignant. On a beau leur donner, pour eux c'est toujours peu; ils ne considèrent que ce qu'on leur donne, et non pas ce qu'on peut leur donner, et ils se consolent par des plaintes et des murmures. L'un donc l'appelle parasite, l'autre imposteur; celui-là, coureur de successions; celui-ci lui applique un nouveau nom. Ils disent hautement qu'il est sans cesse au chevet de votre lit, qu'il J'ait venir les sages-femmes quand vous êtes malade, qu'il chauffe lui-même le linge, qu'il le ploie, et qu'il vous donne l'urinal. Comme on est (606) naturellement porté à croire le mal, tout ce que vos esclaves inventent passent pour une vérité dans le monde. Au reste, vous ne devez point vous étonner que des serviteurs et des servantes fassent ces contes-là de vous, puisque c'est cela même qui donne à votre mère et à votre frère tant de sujet de se plaindre de votre conduite.

Je vous conseille donc et vous prie en même temps, de vous réconcilier premièrement avec votre mère; et, si cette réconciliation vous parait impossible, de bien vivre du moins avec votre frère. Que si vous avez horreur de ces noms de mère et de frère, qui sont si capables d'inspirer des sentiments de piété et de tendresse, séparez-vous de celui qu'on dit que vous avez préféré à tous vos parents ; et si vous ne pouvez vous résoudre à cette séparation, vivez du moins ensemble avec plus d'honnêteté et de retenue, afin de ménager la réputation et l'honneur de votre famille. Ne demeurez pas davantage avec lui dans la même maison, ne mangez pas à la même table,de peur de donner occasion à la médisance de dire que vous n'avez aussi qu'un même lit. Vous pouvez même, sans compromettre votre réputation, recevoir de lui les secours et les consolations que vous espérez trouver en sa compagnie ; quoique au reste on ne puisse prendre trop de précaution pour éviter une tache qu'on ne saurait effacer, comme dit Jérémie, " ni avec le nitre ni avec les herbes dont se servent les foulons. " Quand vous souhaiterez donc de le voir et de lui parler, que ce soit en présence de vos amis, de vos affranchis ou de vos esclaves. Lorsqu'on va droit et qu'on ne veut point faire de mal, on ne se cache point aux yeux des hommes. Qu'il entre donc chez vous hardiment et qu'il en sorte de même; car un homme fait connaître par ses yeux, par son silence et par son air l'agitation ou la tranquillité de son âme. Ecoutez les plaintes et les murmures de toute une ville que vous scandalisez par l'irrégularité de votre conduite. Vous avez déjà perdu jusqu'à vos propres noms, on ne connaît plus l'un que par l'autre; et on dit ouvertement que vous êtes sa femme et qu'il est votre mari. Comme ces bruits viennent jusqu'aux oreilles de votre mère et de votre frère, ils consentent à vous partager entre eux deux, et vous prient même d'agréer ce partage, afin que l'infamie de la liaison scandaleuse que vous avez avec cet homme tourne à la gloire de tous les quatre. Demeurez avec votre mère, et lui avec votre frère. Vous pourrez alors sans rougir aimer le camarade de votre frère, et votre mère pourra sans scrupule donner à l'ami de son fils des marques d'amitié que la bienséance ne lui permettait pas de donner à l'ami de sa fille.

Au reste, si vous refusez de prendre le parti que je vous propose, et si vous méprisez avec dédain les avis que je vous donne, souffrez que j'élève ici ma voix avec une généreuse liberté pour vous dire : Pourquoi voulez-vous débaucher l'esclave d'autrui? Pourquoi regardez-vous comme votre serviteur un ministre de Jésus-Christ ? Jetez les yeux sur le peuple, et examinez attentivement la contenance de chacun : dans le temps que celui-ci fait, ses fonctions de lecteur dans l'église, toute l'assemblée a les yeux attachés sur vous; mais, comme si vous étiez déjà sa femme, vous faites gloire de ce qui devrait vous couvrir de confusion. Vous ne pouvez pas même vous contenter de tenir votre infamie secrète, vous donnez encore à l'impudence le nom d'une honnête liberté. " Vous avez pris le front d'une femme débauchée, vous ne savez plus ce que c'est que de rougir. "

Vous ne manquerez pas de dire encore que je suis un méchant esprit, un homme soupçonneux, un médisant de profession, qui prend plaisir à répandre de mauvais bruits. Mais comment pouvez-vous dire que je suis soupçonneux et malveillant, moi qui dès le commencement de cette lettre vous ai déclaré que votre conduite ne m'était aucunement suspecte? N'a-t-on pas plus de sujet de vous accuser d'irrégularité, de dissolution, de libertinage, vous qui, à l'âge de vingt-cinq ans, avez su engager dans vos chaires un jeune homme qui à peine a de la barbe? Voilà sans doute un précepteur bien capable de régler votre conduite par ses conseils, et de vous maintenir dans le devoir par la sévérité de son visage. Il n'y a point d'âge qui ne soit exposé aux traits de la concupiscence, mais ales cheveux blancs servent du moins à nous garantir de l'infamie. Viendra, viendra un temps (car chaque jour s'écoule sans qu'on y fasse attention) où votre jeune homme trouvera une femme plus riche ou plus jeune; car les femmes vieillissent plus vite, (607) surtout celles qui 'vivent avec des hommes. Et quand une fois un retour de raison aura rompu cette aveugle passion, alors, vous voyant et sans biens et sans honneur, vous vous repentirez d'avoir pris un si mauvais parti, et de vous y être attachée avec tant d'opiniâtreté: Peut-être êtes-vous en sécurité de ce côté-là, persuadée que rien au monde n'est capable de rompre des liens qu'une longue habitude et une amitié constante ont serrés.

Mais vous aussi, mère, que votre âge semble mettre à couvert des traits de la médisance, prenez donc garde de vous venger de votre fille d'une manière qui vous rende criminelle. Apprenez-lui par votre exemple à rompre une liaison si préjudiciable à son honneur. Puisque vous avez un fils, une fille et un gendre, ou plutôt un homme qui demeure avec votre fille, pourquoi chercher la compagnie d'un étranger? pourquoi rallumer un feu à demi éteint? Vous feriez bien mieux de souffrir le dérèglement de votre fille que d'autoriser le vôtre par son exemple. Votre fils, moine, n'est-il pas assez capable de vous soutenir et dans les exercices de la vertu et dans les peines de la viduité? Pourquoi donc demeurer avec un étranger dans une maison où votre fils et votre fille ne sauraient vivre ensemble? Vous êtes d'un âge à voir naître des enfants à votre fille; invitez donc l'un et l'autre à venir demeurer avec vous ; votre fille est sortie seule de votre maison; qu'elle y rentre avec cet homme. (Qu'on ne fasse point de procès sur ce mot; j'ai dit cet homme, et non pas son mari ; et par là j'ai voulu marquer le sexe et non pas l'étroite liaison qu'ils ont ensemble. ) Que si, honteuse de son procédé, elle refuse de revenir, et trouve que la maison où elle a pris naissance est trop étroite pour elle, allez, vous et votre fils, demeurer avec elle ; quelque étroite que soit sa maison, elle sera toujours plus agréable pour une mère et pour un frère que pour un étranger, avec qui une fille ne peut, sans exposer sa vertu, demeurer seule, je ne dis pas, dans une même chambre, mais encore sous le même toit. Que l'on voie donc dans une même maison deux hommes et deux femmes. Que si celui que vous avez chez vous ne peut se résoudre à vous quitter, si par ses plaintes et ses murmures il trouble la paix de votre famille, souffrez qu'il vienne demeurer avec les deux autres; regardez-le comme votre frère et votre fils, et tenez-lui lieu de soeur et de mère. Peut-être passera-t-il dans le monde pour être le beau-père de vos enfants ou pour votre gendre; mais il faut que votre fils l'appelle son père nourricier et son frère.

Je vous ai écrit cette lettre à la hâte, comme pour m'exercer sur un sujet propre à l'éloquence et en même temps pour satisfaire à l'empressement de votre fils, qui ne m'en a prié que le matin du jour même qu'il devait partir. J'ai voulu aussi par là faire voir à mes envieux que je puis parler sur-le-champ et sans préparation. Aussi verra-t-on très peu de passages de l'Ecriture sainte cités dans cette lettre, quoique j'aie coutume de les employer dans mes ouvrages, où je les sème comme autant de fleurs qui servent à les embellir. C'est donc ici une improvisation que j'ai dictée avec tant de précipitation que mon copiste ne pouvait me suivre, et n'avait pas même le temps de marquer les points ni de faire les abréviations. Je ne dis cela qu'afin que ceux qui condamnent mon caractère dans mes autres ouvrages aient égard au peu de temps que j'ai eu pour composer celui-ci.



Jérôme - Lettres - A PAULA ET A EUSTOCHIA,