Jérôme - Lettres - A JULIANUS.

A JULIANUS.


Julianus, noble et riche Espagnol, ayant perdu sa femme et deux filles, puis la plus forte partie de sa fortune par les ravages des Barbares, saint Jérôme lui cite Job comme modèle de résignation. — Pour l’engager à quitter le monde, il lui cite le sénateur Pammaque et saint Paulin.

Lettre écrite en 407.

Ausonius, votre frère, mon fils, ne m'étant venu voir qu'au moment de son départ, et m'ayant dit bonjour et adieu en même temps, a cru que ce serait s'en retourner à vide s'il ne vous portait quelque lettre de moi. Quoiqu'il eût déjà son habit de voyage et qu'on lui sellât au même moment un cheval de louage, néanmoins, il m'a forcé de dicter quelque chose. Je l'ai fait, mais avec tant de précipitation que le copiste pouvait à peine me suivre et écrire en abrégé ce que je lui dictais. Je ne vous écris donc aujourd'hui, après un long silence et si précipitamment, que pour vous donner des marques de mon estime et de mon amitié. Cette lettre n'est qu'une " improvisation " où vous ne (608) trouverez ni ordre ni style ; tout y est sans art, et l'amitié seule s'y fait sentir. Je l'ai dictée sur-le-champ, et remise aussitôt à votre frère, qui était pressé de partir. " Un discours hors de saison, " dit l'Ecriture, " est comme une musique dans un temps de deuil. " C'est pour cela que, négligeant ici tous les ornements de la rhétorique qui flattent si fort la vanité des jeunes gens, je me suis attaché à la solidité de l'Ecriture sainte, où nous trouvons d'infaillibles remèdes à nos maux; où nous voyons Jésus-Christ rendre à une mère affligée l'enfant qu'elle avait perdu, ressusciter Lazare mort depuis quatre jours, et dire à ceux qui pleuraient la mort d'une jeune fille: " Elle n'est pas morte, elle n'est qu'endormie. "

J'ai appris qu'une mort précipitée, après vous avoir ravi presque en même temps deux filles encore toutes jeunes, vous avait aussi enlevé Faustina, cette chaste et fidèle épouse qui était votre scieur par la foi, et qui seule pouvait vous consoler de la perte de vos enfants. C'est là ce qui s'appelle tomber entre les mains des voleurs en sortant du naufrage, ou, pour me servir des termes d'un prophète : " C'est comme si un homme fuyait un ours, et qu'il rencontrât un lion ; ou que, mettant la main sur la muraille, il trouvât un serpent qui le mordit. " On m'a ajouté que ce malheur avait été suivi de la perte de vos biens; que dans le pillage de la province par les Barbares, vos champs avaient été ravagés, vos troupeaux enlevés, vos esclaves tués ou pris, enfin qu'une seule fille qui vous restait, et que tant d'infortunes rendaient plus chère, était mariée à un jeune homme de grande famille, qui, pour ne rien dire de plus, augmentait vos chagrins au lieu de les adoucir.

Voilà les épreuves où Dieu vous a mis; voilà les combats que vous avez eu à soutenir contre l'ancien ennemi. Ils sont rudes, à la vérité, si vous les envisagez par rapport à votre propre faiblesse; mais si vous jetez les yeux sur un héros qui les a soutenus avec une constance invincible, ils vous paraîtront comme un jeu et comme des combats en peinture. Vous voyez bien que je veux parler du saint homme Job. Le démon, qui l'avait déjà exercé par toutes sortes de disgrâces, lui laissa une femme méchante pour le porter, par son exemple, à blasphémer contre le ciel; et Dieu, pour vous priver de la seule consolation que vous pouviez avoir dans vos malheurs, vous a enlevé la meilleure femme du mon. de. Or, il est bien plus difficile de souffrir malgré soi les emportements d'une méchante femme que de supporter patiemment l'absence d'une épouse qu'on aime. Ce saint homme eut la douleur de ne pouvoir donner à ses enfants d'autre sépulture que les ruines mêmes de sa maison, sous lesquelles ils avaient été écrasés; et déchirant ses habits pour faire voir qu'il était père, il se jeta par terre et adora Dieu en disant: " Je suis sorti nu du ventre de ma mère, et j'y retournerai nu. Le Seigneur m'avait tout donné, le Seigneur m'a tout ôté ; il n'est arrivé que ce qu'il lui a plu : que le nom du Seigneur soit béni. " Pour vous, vous avez eu la consolation de rendre les derniers devoirs à votre femme et à vos enfants, parmi une foule de parents et d'amis qui prenaient part à votre douleur. Job se vit en un moment dépouillé de tout ce qu'il possédait ; mais au milieu de tous ces malheurs qui se succédaient tour à tour, il fit toujours paraître une constance inébranlable, semblable en cela à ce sage, dont un auteur profane a dit qu'il resterait impassible sur les ruines de l'univers, quand même il s'écroulerait.

Dieu, ménageant votre faiblesse, et proportionnant la tentation à vos forces, vous a laissé la meilleure partie de votre bien, parce qu'il savait que votre vertu n'est pas à l'épreuve des grandes disgrâces. Job, cet homme si riche, ce père si heureux, se voit tout à coup sans biens et sans enfants; mais, toujours soumis aux ordres du ciel, " il ne pécha point devant le Seigneur, " et jamais il ne laissa échapper, même au fort de sa misère, " aucune parole indiscrète" contre la divine Providence. Aussi Dieu, se réjouissant de la victoire que son serviteur avait remportée, et regardant sa patience comme son propre triomphe : " As-tu considéré, " disait-il au démon, " mon serviteur Job, qui n'a point de pareil sur la terre? As-tu vu cet homme innocent, ce véritable serviteur de Dieu, qui s’abstient de tout mal, et qui conserve encore toute son innocence ? " Remarquez ces paroles : " Qui conserve encore toute son innocence ; " parce qu'en effet, il est bien difficile qu'un homme innocent qui se voit accablé de malheurs n'éclate en plaintes et en murmures, et que des châtiments qu'il croit n'avoir pas mérités n'ébranlent sa foi. Le démon répondit (609) au Seigneur : " L'homme donnera toujours peau pour peau, et abandonnera tout pour sauver sa vie; mais étendez votre main, et frappez ses os et sa chair, et vous verrez s'il ne vous maudira pas en face. " Cet ennemi artificieux et consommé dans sa malice n'ignorait pas qu'il y a deux sortes de biens, les uns hors de nous, que les philosophes appellent " indifférents, " et qu'un homme d'une vertu médiocre peut perdre et mépriser sans peine; les autres au dedans de nous-mêmes, et qu'on ne perd jamais sans douleur. C'est pour cela qu'il rejette insolemment le glorieux témoignage que Dieu rendait à son serviteur, prétendant que celui-là ne méritait point de louanges, qui n'avait rien donné de son propre fond, mais seulement tout ce qui était hors de lui, c'est-à-dire qui " pour sa propre chair avait donné la chair et la peau de ses enfants, " et sacrifié ses biens à la conservation de sa santé. Apprenez de là que, dans toutes les disgrâces par lesquelles Dieu vous a éprouvé jusqu'à présent, vous n'avez encore donné que " peau pour peau, " et que le plus grand effort de votre vertu a été de sacrifier toutes vos richesses pour vous conserver la vie. Mais le Seigneur n'a pas encore " étendu sa main " sur vous, il ne vous a pas " frappé en votre chair ni en vos os. " Ces derniers coups sont néanmoins les plus rudes et les plus sensibles, et il est bien difficile de les souffrir sans se plaindre et sans "maudire Dieu. " (Le mot benedicere, dont l'Eriture se sert ici, signifie en cet endroit " maudire;" elle se sert encore de la même expression dans le livre des Rois, où il est dit que Naboth fut lapidé pour avoir " maudit Dieu et le roi "). Le Seigneur prévoyant que ce dernier combat tournerait encore à la gloire de son serviteur : " Va, " dit-il au démon, " je te l'abandonne, mais ne touche point à son âme. " Dieu livre le corps de ce saint homme à la puissance du démon, et il lui défend de " toucher à son âme; " car s'il l'avait attaqué par cette partie où réside l'esprit, les péchés que Job aurait commis dans cet état ne lui auraient point été imputés, mais à celui qui aurait troublé sa raison.

Que les autres donc louent les victoires que vous avez remportées sur le démon ; qu'ils publient avec éloge qu'on vous a vu conserver à la mort de vos filles votre tranquillité ordinaire, quitter quarante jours après vos habits de deuil et en prendre de blancs, pour célébrer avec joie le triomphe d'un martyr et la dédicace de ses reliques, sans paraître touché d'un malheur que toute la ville ressentait pour vous; qu'on ajoute que vous avez regardé la mort de votre femme non pas comme une perte irréparable pour vous, mais comme un voyage qu'elle faisait. Pour moi, je. ne veux point vous séduire ici par des louanges flatteuses et pleines d'adulation; j'aime mieux vous donner cet avis salutaire, et vous dire avec le Sage : " Mon fils, lorsque vous vous engagerez à servir Dieu, préparez-vous à être éprouvé par les tentations. " Et après vous être acquitté de tous vos devoirs, dites : " Je suis un serviteur inutile, j'ai fait ce que j'étais obligé de faire. " Vous m'avez enlevé mes enfants; vous me les aviez donnés, Seigneur; vous m'avez ôté ma femme, vous ne me l'aviez prêtée que pour un temps, et pour me consoler dans les peines de la vie présente; je ne me plains pas de ce que vous m'en avez privé, je vous remercie de me l'avoir prêtée.

Jésus-Christ disait autrefois à un jeune homme qui se vantait d'avoir accompli tous les préceptes de la loi : " Il vous manque encore une chose; si vous voulez être parfait, allez, vendez tout ce que vous avez, donnez-le aux pauvres, puis venez et me suivez. " Ce jeune homme qui se flattait d'avoir gardé exactement tous les commandements de Dieu, succombe dès le premier assaut à l'amour des richesses: tant il est vrai que les riches n'entrent qu'avec peine dans le royaume du ciel, et que ceux-là seuls peuvent y entrer qui, se détachant des biens de la terre, s'élèvent au-dessus de tout ce qui est créé. " Allez, dit Jésus-Christ, et vendez ", non pas une partie de votre bien, mais " tout ce que vous possédez, et donnez-le, " non pas à vos amis, à vos parents, à votre femme, à vos enfants; et pour dire encore quelque chose de plus, ne vous en réservez rien du tout par une timide prévoyance, de peur que. vous ne soyez puni comme Ananie et Sapphire; mais " donnez tout aux pauvres, et employez ces richesses d'iniquité à vous faire des amis qui vous reçoivent dans les tabernacles éternels. " Ce n'est qu'à ce prix que vous pouvez me suivre; si vous voulez posséder le maître du monde, et dire avec David : " Le Seigneur est mon partage; " il faut que vous soyez (610) un véritable lévite qui ne possède rien sur la terre.

C'est le parti que vous devez prendre, mon cher Julianus, si vous voulez être parfait. Il faut vous élever à la perfection des apôtres, porter votre croix à la suite de Jésus-Christ, ne point regarder derrière vous après avoir mis la main à la charrue, ne point descendre du haut du toit pour prendre vos anciens habits; il faut enfin abandonner votre manteau pour vous dégager des mains d'une maîtresse égyptienne. Elie ne put s'élever au ciel avec le sien, et il fut obligé de laisser au monde des habits qui appartenaient au monde.

Vous me direz peut-être qu'il n'appartient qu'aux apôtres et à ceux qui aspirent à la perfection, de vivre dans un si grand détachement des choses de la terre. Mais pourquoi ne voudriez-vous pas être parfait? Pourquoi refuseriez-vous de tenir le premier rang dans la famille de Jésus-Christ, comme vous le tenez dans le monde? Est-ce parce que vous avez été marié? Saint Pierre l'était aussi, et cependant il quitta sa femme, sa barque et ses filets. Au reste le Seigneur, qui désire le salut de tous les hommes et qui aime mieux la conversion du pécheur que sa mort, vous a ôté ce prétexte spécieux, en vous enlevant votre femme qui, bien loin de vous retenir sur la terre, vous invite maintenant à la suivre dans le ciel. Si vous amassez du bien, que ce soit pour les enfants que vous avez déjà devant Dieu. Ne donnez point à leur soeur la part qui leur est que; faites-la servir à la subsistance des pauvres et à votre propre salut; ce sont là les joyaux et les pierreries que vos filles attendent de vous. Elles souhaitent que vous employiez à revêtir les pauvres ce qu'elles auraient consumé inutilement à entretenir leur luxe et leur vanité. Elles vous demandent la portion de l'héritage qui leur appartient, afin de paraître aux yeux de leur époux avec des ornements conformes à leur qualité, et non point comme des filles nées dans la bassesse et dans l'indigence.

Et ne prétendez pas que votre illustre naissance et vos grands biens soient un obstacle à votre perfection. Jetez les yeux sur le saint homme Pammaque et sur Paulin, ce prêtre d'une foi si vive et si ardente. Ils ne se sont pas contentés d'avoir donné à Dieu tout ce qu'ils possédaient, ils lui ont encore consacré leurs propres personnes : de manière que le démon n'a plus aucun prétexte pour les tourmenter, puisqu'ils n'ont pas donné " peau pour peau" mais qu'ils ont sacrifié au Seigneur " leur chair, leurs os " et leur propre vie. Ces deux grands hommes peuvent vous porter par leurs discours et leurs exemples à un haut degré de perfection. Vous êtes noble, ils le sont aussi; ils sont encore plus nobles dans le Christ; vous êtes riche et considéré, ils le sont aussi, ou plutôt ils ont renoncé aux honneurs et aux biens de la terre pour mener une vie pauvre et obscure; mais c'est cela même qui fait aujourd'hui leur gloire et leur richesse, et jamais ils n'ont été ni plus grands ni plus riches que depuis qu'ils sont devenus pauvres et méprisables aux yeux du monde pour l'amour de Jésus-Christ.

C'est faire un bon usage de vos biens que de les employer à soulager les besoins des serviteurs de Dieu, à secourir les solitaires, à orner les églises; mais ce n'est encore là que le commencement de la perfection. Si vous méprisez les richesses, les philosophes du siècle les ont méprisées comme vous. Un de ceux-là (1), pour ne rien dire des autres, jeta dans la mer le prix de plusieurs terres qu il avait vendues "Allez, dit-il, malheureuses richesses, objet de la cupidité des hommes, je vous perdrai, de peur que vous ne me perdiez. " Quoi! un philosophe, un esclave de la vanité qui ne cherche que l'estime et les applaudissements des hommes, se dépouille sans réserve de toutes ses richesses; et vous vous flatterez d'être arrivé au comble de la perfection en donnant seulement à Dieu une partie de ce que vous possédez? Le Seigneur veut que vous vous immoliez à lui comme une hostie vivante et agréable à ses yeux. Ce n'est point vos biens qu'il cherche, c'est la possession de votre coeur qu'il demande, et c'est dans cette vue qu'il vous éprouve aujourd'hui par tant de disgrâces, de même qu'il éprouva autrefois Israël par toutes sortes de plaies et de châtiments : " Car le Seigneur châtie celui qu'il aime, et il frappe de verges tous ceux qu'il reçoit au nombre de ses enfants. " La pauvre veuve de l'Evangile ne mit dans le tronc que deux petites pièces de monnaie; mais comme

(1) Cratès de Thèbes,

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elle donnait tout ce qu'elle avait, Dieu qui juge du prix des présents qu'on lui fait, non point par leur valeur, mais par le coeur de ceux qui les lui font, préféra son offrande à celles des riches. Quand même vous distribueriez tous vos biens aux pauvres, vous ne pouvez les répandre que sur un petit nombre de malheureux, et il y en aura toujours une infinité qui ne se ressentiront point de vos bienfaits; car toutes les richesses d'un Darius et d'un Crésus ne suffiraient pas pour subvenir aux nécessités de tous les pauvres qui sont au monde. Mais si vous vous consacrez vous-même au Seigneur, et si, à l'exemple des apôtres, vous renoncez à tout pour suivre Jésus-Christ, vous comprendrez alors ce qui manquait à votre vertu, et combien vous étiez éloigné de la véritable perfection.

Vous n'avez point pleuré la mort de vos filles, et la crainte du Seigneur a arrêté sur vos joues les larmes que la tendresse paternelle fait verser. Mais combien êtes-vous Inférieur en cela à Abraham, qui consentit à immoler lui-même son fils unique, persuadé qu'un enfant à qui Dieu avait promis la possession de toute la terre ne pouvait manquer de vivre après sa mort. Jephthé sacrifia aussi sa propre fille, et c'est par là qu'il s'est rendu digne d'être mis par l’apôtre saint Paul au nombre des justes. Ne vous contentez pas d'offrir à Dieu des biens qu'un voleur, un ennemi, une confiscation peut nous enlever; des biens qui nous échappent souvent dans le temps même que nous les possédons, et qui, semblables aux flots de la mer, passent. tour à tour à de nouveaux maîtres ; des biens enfin que vous serez obligé malgré vous d'abandonner en mourant. Mais offrez-lui des biens qui vous accompagneront jusqu'au tombeau, ou plutôt qui vous suivront jusque dans le ciel. Vous employez vos richesses à bâtir des monastères, et à nourrir un grand nombre de solitaires qui demeurent dans les îles de la Dalmatie; vous feriez encore mieux de vivre et de vous sanctifier en la compagnie des saints, selon ce que dit le Seigneur : " Soyez saints, parce que je suis saint. "

Quoique les apôtres n'aient abandonné que leur barque et leurs filets, néanmoins ils se font un mérite et une gloire d'avoir tout quitté pour suivre Jésus-Christ. Ils ont même mérité

d'être loués de la bouche de celui qui doit un jour être leur juge, parce qu'en se donnant eux-mêmes ils ont renoncé à tout ce qu'ils possédaient sur la terre. Je ne prétends point par là vous dérober la gloire de vos bonnes oeuvres, ni diminuer le mérite de vos charités et de vos aumônes; mais je ne veux point que vous viviez en solitaire parmi les gens du monde, ni en homme du monde parmi les solitaires; et comme j'ai appris que vous aviez dessein de vous consacrer au service de Dieu, je veux que vous vous donniez à lui sans réserve. Si vos amis et vos parents vous donnent d'autres conseils et veulent vous engager à entretenir une table magnifique et délicate, soyez persuadé qu'ils recherchent leurs plaisirs plutôt que votre salut. Faites réflexion que la bonne chère finira avec la vie, et que la mort vous enlèvera tôt ou tard toutes vos richesses. Après avoir vu mourir, en moins de vingt jours, deux de vos filles, l'une âgée seulement de six ans et l'autre de huit, pouvez-vous vous flatter, vous qui êtes déjà âgé, de vivre encore longtemps? Quelque longue que soit la vie de l'homme, " elle ne va ordinairement, " dit le prophète-roi, " qu'à soixante-dix ans ou à quatre-vingts tout au plus; tout ce qui est au-delà n'est que peine et douleur. " Heureux celui qui passe sa vieillesse à servir Jésus-Christ et qui meurt à son service; " il ne craindra point de parler à son ennemi en présence de son juge, " et on lui dira en entrant dans le ciel : Vous avez passé votre vie dans l'affliction, venez goûter ici de solides plaisirs. Dieu ne punit point deux fois une même faute. Ce riche impitoyable, qui vivait dans le luxe et dans la délicatesse, brûle dans les enfers; tandis que le pauvre Lazare, qui était couvert de plaies et d'ulcères que les chiens venaient lécher, et qui vivait à peine des miettes qui tombaient de la table du riche, est dans le sein d'Abraham, où il a la joie d'être reconnu pour l'enfant de ce grand patriarche. Il est bien difficile, ou plutôt il est impossible d'être heureux en ce monde et en l'autre; de goûter dans le ciel les plaisirs de l'esprit après avoir goûté sur la terre les plaisirs des sens ; de voir succéder les délices de la vie future aux douceurs de la vie présente; d'être le premier homme dans ce monde et le premier saint du paradis; de jouir des honneurs du siècle et de la gloire de l'éternité.

Si vous vous étonnez clé ce que quelques-uns tombent au milieu de leur carrière et de ce que moi-même qui vous donne cet avis, je ne suis pas tel que je souhaite que vous soyez, faites réflexion, je vous prie, que c'est Jésus-Christ même et non pas moi qui vous donne ces conseils; que je ne me propose pas ici pour exemple, et que je vous avertis seulement de ce que doivent faire tous ceux qui veulent s'engager au service de Dieu. Un athlète sent redoubler ses forces quand on l'anime au combat, quoique ceux qui l'y excitent soient plus faibles que lui. Ne vous arrêtez point à considérer un Judas qui trahit son divin maître; jetez plutôt les yeux sur Paul, qui reconnaît le Sauveur. Jacob, fils d'un père très riche, se retira en Mésopotamie, seul, dépouillé de tout, et n'ayant qu'un bâton à la main. Quoique élevé par sa mère Rébecca avec beaucoup de délicatesse, il se coucha au milieu du chemin pour se délasser, et prit une pierre pour lui servir d'oreiller. Dans cette situation, il vit une échelle qui allait de la terre jusqu'au ciel, et des anges qui montaient et descendaient le long de l'échelle. Il vit aussi le Seigneur, qui était appuyé sur le haut de cette échelle, pour donner la main à ceux qui étaient tombés et encourager par sa présence ceux qui montaient. C'est pourquoi il appela ce lieu-là " Béthel, " c'est-à-dire " Maison de Dieu, " dans laquelle on monte et descend tous les jours. En effet, les justes même tombent quand ils se négligent, et les pécheurs se rendent dignes, par les larmes de la pénitence, d'être rétablis dans leur premier état. Je ne vous ai parlé ici de cette vision de Jacob que pour animer votre zèle par l'exemple de ceux qui montent à cette échelle mystérieuse, et non pas pour vous alarmer par la chute de ceux qui tombent. Car on ne doit jamais régler sa conduite sur celle des méchants, et nous voyons même que, dans les affaires du monde, on s'attache toujours à suivre l'exemple des plus sages et des plus vertueux.

J'avais dessein de passer les bornes que demande une lettre et que je m'étais prescrites moi-même, persuadé qu'on ne saurait jamais eu dire assez sur un si beau sujet et pour une personne de votre mérite; mais Ausonius me presse de lui remettre ma lettre, et son cheval, par ses hennissements, semble accuser la lenteur de mon esprit. Je vous prie d'avoir

soin de vous bien porter dans le Christ. Vous avez dans votre famille, en la personne de l'illustre Vera (1), pour ne pas parler des autres, un beau modèle de vertu ; elle suit véritablement Jésus-Christ, et supporte courageusement les peines et les ennuis de la vie présente. Suivez donc les exemples de cette vertueuse femme, qui vous sert de guide dans les voies de la perfection.

(1) Vera, soeur de Julianus


A RUSTICUS.


Citations des psaumes, des prophètes et de l'Evangile, afin d'engager Rusticus, à l'exemple d’Artemia, sa femme, à faire pénitence pour avoir violé la promesse de continence qu'il avait faite. — Ravages des Barbares dans l'empire. — Dangers que court Rusticus.

Lettre écrite eu 408.

Hedibia servante du Christ et ma chère fille Artemia, votre épouse, ou plutôt votre sceur et votre compagne, m'ont engagé à vous écrire, quoique je ne vous connaisse pas et que vous ne me connaissiez pas non plus. Artemia, peu contente d'assurer son propre salut, songe encore à ménager le vôtre, et elle y travaille dans la Terre-Sainte avec le même zèle que lorsqu'elle demeurait avec vous. Elle veut imiter saint André et saint Philippe, qui, ayant rencontré le Sauveur, allèrent chercher l'un son frère Simon, et l'autre son ami Nathanaël, afin que celui-là méritât d'entendre de la bouche de Jésus-Christ : " Vous êtes Simon, fils de Jean; vous serez appelé Céphas, c'est-à-dire Pierre, et que celui-ci qui, en notre langue, veut dire " don de Dieu, " reçût de la même bouche ce bel éloge : " Voici un vrai Israélite, sans déguisement et sans feinte. "

Loth voulut aussi autrefois sauver sa femme et ses filles de l'embrasement de Sodome et de Gomorrhe; et demi-brûlé, il s'élança au travers des flammes qui dévoraient ces villes criminelles, afin d'en tirer son épouse qui était encore engagée dans ses anciens égarements. Mais cette femme, troublée par son désespoir, regarda derrière elle, et laissa à la postérité un monument éternel de son infidélité. Au contraire, son mari fut toujours fidèle, et, pour une femme qu'il perdit, il sauva, par l'ardeur de sa foi, toute la ville de Ségor. Laissant la vallée de Sodoine couverte de ténèbres et ensevelie dans une profonde nuit, il gagna le haut des (613) montagnes, et alors il vit le soleil se lever sur Ségor, qui veut dire " petite, " afin qu'une petite ville fût redevable de son salut à la petite foi de Loth qui n'en avait pas eu assez pour conserver de plus grandes villes. Car un habitant de Gomorrhe, qui jusqu'alors avait été dans l'erreur, ne pouvait pas voir sitôt le soleil de midi, heure à laquelle Abraham, cet ami du Seigneur, reçut Dieu en la personne des anges; Joseph donna à manger à ses frères en Egypte, et l'épouse des Cantiques demande à son époux : " Où reposez-vous, et où faites-vous paître votre troupeau à midi? "

Samuel déplorait autrefois l'aveuglement de Saül, qui ne prenait aucun soin de guérir par la pénitence les plaies qu'il s'était faites par son orgueil. Saint Paul pleurait sur les Corinthiens, qui refusaient de se purifier dans leurs larmes des crimes dont ils s'étaient souillés. Ezéchiel dévora un livre où l'on avait écrit dedans et dehors des cantiques, des plaintes et des malédictions; les cantiques étaient pour les justes, les plaintes pour les âmes pénitentes, et les malédictions pour ceux dont il est écrit "Lorsque l'impie est tombé dans l'abîme du péché, il méprise tout. " C'est de ceux-là que parle Isaïe lorsqu'il dit : " Le Dieu des armées les a invités à avoir recours aux larmes et aux soupirs, à raser leurs cheveux et à se revêtir de cilices; et, au lieu de cela, ils n'ont pensé qu'à se réjouir et à se divertir, à tuer des veaux, à égorger des moutons, et à manger de la chair. Ne pensons, " disaient-ils, " qu'à boire et à manger, puisque nous mourrons demain. " C'est encore à eux que s'adressent les paroles du prophète Ezéchiel : " Et toi, fils de l'homme, reproche à la maison d'Israël d'avoir parlé de la sorte Nous serons toujours accablés sous le poids de nos dérèglements et de nos iniquités, et nous sécherons dans nos crimes; comment donc pourrons -nous être sauvés? Va leur dire de ma part : Je jure par moi-même, dit le Seigneur; je ne demande point la mort du pécheur, mais seulement qu'il se retire du mauvais chemin. " Et ailleurs : " Revenez à moi, et quittez vos voies d'iniquité; pourquoi mourez-vous, maison d'Israël ? "

Rien n'est plus criminel aux yeux de Dieu que de vouloir persévérer dans le mal, sous prétexte qu'on désespère de pouvoir devenir meilleur. Et mime ce désespoir ne peut venir que d'un manque de foi; car aloi qui désespère de son salut croit qu'il n'y aura point de jugement; s'il était persuadé du contraire, il craindrait de tomber entre les mains de son juge, et il se préparerait, par la pratique des bonnes oeuvres, à paraître devant lui. Ecoutons ce que dit le Seigneur par la bouche de Jérémie : " Retirez votre pied des chemins raboteux, et prenez garde que votre gorge ne se dessèche par la soif. " Et dans un autre endroit : " Quand on est tombé, ne se relève-t-on pas? et quand on s'est détourné du droit chemin, n'y revient-on plus? " Il dit encore dans Isaïe : " Si tu reviens à moi touché de tes égarements, tu sera sauvé, et tu connaîtras l'état malheureux où tu étais réduit. " Un malade ne juge jamais mieux des douleurs et des incommodités qu'il a souffertes durant sa maladie que lorsqu'il est rétabli en parfaite santé ; le vice sert à relever le prix de la vertu, et les ténèbres à rehausser l'éclat de la lumière.

Ezéchiel, animé du même esprit que ces prophètes, tient aussi le même langage : " Convertissez-vous, " dit-il, " ô maison d'Israël! et faites pénitence de toutes vos iniquités, et vous ne trouverez plus votre supplice dans votre impiété. Ecartez loin de vous toutes ces actions criminelles par lesquelles vous m'avez offensé, et faites-vous un coeur nouveau et un esprit nouveau. Et pourquoi mourez-vous, maison d'Israël? car je ne veux point la mort du pécheur, " dit le Seigneur. C'est pour cela qu’il ajoute ensuite: " Je jure par moi-même, dit le Seigneur, je ne veux point la mort du pécheur, je veux seulement qu'il se convertisse, qu'il se retire de sa mauvaise voie, et qu'il vive, " de peur qu'une âme incrédule ne perde l'espérance des biens qui lui sont promis, et que, voyant sa perte assurée, elle ne néglige de remédier à des maux qu'elle croit incurables. C'est pourquoi le Seigneur dit : " Je jure par moi-même, " afin que si nous refusons d'ajouter foi aux promesses d'un Dieu, nous croyons du moins au serment par lequel il s'engage à ménager notre salut. De là vient cette prière qu'un juste faisait à Dieu : " Convertissez-nous, ô Dieu notre Sauveur! et détournez votre colère de dessus nous. " Et ailleurs : " C'était, Seigneur, par un pur effet de votre volonté que vous m'aviez affermi dans l'état florissant où j'étais; mais aussitôt que vous avez détourné votre visage (614) de moi, je me suis senti tout troublé. " Car, dès que j'ai préféré la beauté de la vertu à la laideur du vice, vous avez fortifié ma faiblesse par votre grâce. Je vous entends dire encore : " Je poursuivrai mes ennemis et les atteindrai, et je ne m'en retournerai point qu'ils ne soient entièrement défaits. " Poursuivez-moi donc, de peur que je ne vous échappe, moi qui vous fuyais auparavant, et qui étais du nombre de vos ennemis. Ne cessez point de courir après moi, jusqu'à ce qu'abandonnant les voies criminelles par où je marche, je retourne à mon premier époux, " qui me donnait du linge, de l'huile, et de la pure farine, et qui me nourrissait de viandes très délicates. " C'était lui qui avait fermé et bouché ces sentiers dangereux où je m'égarais, afin de m'obliger de revenir à celui qui dit dans l'Evangile : " Je suis la voie, la vérité et la vie. "

Ecoutez ce que dit le prophète-roi : " Ceux qui sèment avec larmes moissonneront avec joie; ils allaient et marchaient en pleurant, jetant leur semence sur la terre ; mais ils reviendront comblés de joie, et porteront les gerbes qu'ils auront recueillies. " Dites avec ce prophète : " Je laverai toutes les nuits mon lit de mes pleurs, et j'arroserai ma couche de mes larmes. " Et encore : " Comme le cerf soupire avec ardeur après les sources des eaux, ainsi pion lime soupire après vous, ô mon Dieu! qui êtes une fontaine d'eau vive (1). Quand viendrai-je, et quand paraîtrai-je devant la face de Dieu? lies larmes ont été mon pain jour et nuit. " Et dans un autre endroit: " O Dieu, ô mon Dieu! je veille et je soupire vers vous dès que la lumière commence à paraître. Mon âme brûle d'une soif ardente pour vous, et en combien de manières ma chair se sent-elle aussi pressée de cette ardeur? Dans cette terre déserte sans route et sans eau, je me suis présenté devant vous comme dans votre sanctuaire. " C'est-à-dire : quoique mon âme brûlât d'une soif ardente pour vous, cependant, appesanti par le poids de ma propre chair, je ne vous ai cherché qu'avec peine, et je n'ai pu me présenter à vos yeux dans votre sanctuaire qu'après avoir établi ma demeure

(1) On a suivi ici les éditions et les manuscrits qui portent : At te Deum fontem vivam. Il y a dans notre Vulgate : Ad te Deum fortem, vivum : Mon âme a une soif ardente pour le le Dieu fort, pour le Dieu vivant.

dans une terre d'où le vice est banni, où les puissances ennemies ne sauraient passer, et où les eaux sales et corrompues de la concupiscence ne coulent jamais.

Le Sauveur pleura aussi sur la ville de Jérusalem, parce qu'elle n'avait pas fait pénitence de ses péchés. Saint Pierre lava dans l'amertume de ses larmes le crime qu'il avait commis en reniant trois fois son divin maître, accomplissant par là ce que dit le prophète-roi " Mes yeux ont versé des ruisseaux de larmes. " Jérémie, plaignant aussi l'endurcissement d'un peuple qui ne voulait point faire pénitence, disait : " qui donnera de l'eau à ma tête, et une fontaine de larmes à mes yeux, pour pleurer ce peuple jour et nuit?" Et voulant démontrer quel était le sujet de ses larmes et de ses gémissements, il ajoute ensuite: " Ne pleurez point un homme mort, et ne faites point pour lui le deuil ordinaire ; mais pleurez avec beaucoup de larmes celui qui sort de cette ville parce qu'il n'y reviendra plus. " Il ne faut donc pleurer ni les Gentils ni les Juifs, qui ne sont point membres de l'Eglise, et qui sont morts pour toujours, selon cette parole du Seigneur : "Laissez aux morts le soin d'ensevelir leurs morts. " Mais on doit pleurer ceux qui sortent du sein de l'Eglise par une vie criminelle et qui ne veulent plus y rentrer par la pénitence. C'est pourquoi le prophète s'adressant aux ecclésiastiques, qui sont les murailles et les tours de l'Eglise : " Versez des larmes, " leur dit-il, " murailles de Sion; réjouissez-vous avec ceux qui se réjouissent, et pleurez avec ceux qui pleurent, " afin d'exciter par vos larmes les pécheurs à rompre la dureté de leur coeur et à pleurer leurs péchés, de peur qu'en persévérant dans le crime ils n'entendent ces justes reproches du Seigneur : " Pour moi, je vous avais plantés comme une vigne propre à porter beaucoup de fruit, et où je n'avais mis que de bon plant; comment donc êtes-vous devenus pour moi semblables à une vigne étrangère qui ne produit que des fruits amers? Ils ont dit au bois, " continue le même prophète, " vous êtes mon père ; et à la pierre : Vous m'avez donné la vie. Ils m'ont tourné le dos et non le visage. " C'est-à-dire : Ils n'ont pas voulu revenir à moi par la pénitence; mais, toujours endurcis dans leurs crimes, ils m'ont tourné le dos avec mépris. De là vient que le (615) Seigneur dit à ce prophète : " N'avez-vous pas vu ce que m'ont fait les habitants d'Israël? ils sont allés sur toutes les hautes montagnes et sous tous les arbres chargés de feuillages, et ils s'y sont abandonnés à de honteux excès; et, après avoir commis tant d'abomination, je leur ai dit : Revenez à moi, et ils ne sont point revenus. "

Quelle est la bonté de Dieu de nous inviter, après tant de crimes, à rentrer dans les voies du salut! et quelle est la dureté de notre coeur de ne vouloir pas revenir à lui, et changer de vie ! " Si une femme, " dit le Seigneur, "quitte son mari pour en épouser un autre, et qu'ensuite elle revienne à lui, la voudra-t-il recevoir, et ne la gardera-t-il pas avec horreur?" Le texte hébreu ajoute ces paroles, qu'on ne trouve ni dans le grec ni dans le latin : " Et vous, vous m'avez quitté, cependant revenez, et je vous recevrai, dit le Seigneur. " Le prophète Isaïe dit dans le même sens, et presque dans les mêmes termes: " Revenez à moi, enfants d'Israël, vous qui vous égarez dans de grands et pernicieux desseins; revenez à moi, et je vous délivrerai. Je suis votre Dieu, et vous n'en avez point d'autre que moi; il n'y a que moi de juste, et je suis le seul qui puisse vous racheter. Vous qui demeurez aux extrémités de la terre, revenez et vous serez sauvés. Souvenez-vous de ce que je vous dis; gémissez et faites pénitence, vous qui êtes dans l'erreur; convertissez-vous du fond du coeur, et rappelez dans votre mémoire ce qui s'est passé depuis le commencement des siècles, parce que je suis votre Dieu, et qu'il n'y en a point d'autre que moi. " Le prophète Joël dit aussi : " Revenez à moi de tout votre coeur, par vos jeûnes, par vos larmes et par vos gémissements. Brisez vos coeurs au lieu de déchirer vos habits, car Dieu est bon et miséricordieux, et il se repent du dessein qu'il avait de vous châtier. "

Apprenons du prophète Osée combien sont grandes les miséricordes du Seigneur, et combien est excessive et ineffable sa bonté. " Que ferai-je pour toi, Ephraïm? Comment te protégerai-je, Israël? Que ferai-je pour toi, dis-je? Je te traiterai comme j'ai fait à Adama et à Seboïm (1); mais non, je suis changé à ton

(1) C'étaient deux villes de la Pentapole, qui furent consumées par le feu du ciel avec Sodome et Gomorrhe.

égard; j'ai abandonné le dessein que j'avais de te punir, et je ne suivrai point les mouvements de ma colère. " " Il n'y a personne, " dit David, " qui se souvienne de vous dans la mort, et quel est celui qui vous louera dans l'enfer?" II dit encore dans un autre endroit : " Je vous ai fait connaître mon péché, et je ne vous ai point caché mon injustice. J'ai dit: Je parlerai contre moi-même, et je déclarerai mon iniquité au Seigneur; et vous m'avez remis aussitôt l'impiété de mon coeur. C'est pour cette raison que tout homme saint vous priera dans un temps favorable, et quelque grand que soit le débordement des eaux, elles ne viendront point jusqu'à lui. " Avec quelle abondance doivent couler des larmes que l'on compare à un déluge? Celui qui pleure de la sorte, et qui peut dire avec Jérémie : " Que la prunelle de mon oeil ne cesse point de pleurer; " celui-là, dis-je, verra accomplir en lui ce que dit le prophète-roi: " La miséricorde et la vérité se sont rencontrées, la justice et la paix se sont donné le baiser;" afin que si la justice et la vérité vous ont alarmé, la miséricorde et la paix vous engagent à travailler à votre salut.

David nous donne, dans le psaume cinquantième, une juste idée de la pénitence que doit faire le pécheur. Ce roi pénitent y pleure l'adultère qu'il avait commis avec Bethsabée, femme d'Urie. Le prophète Nathan lui ayant reproché son crime, il répondit : " J'ai péché, " et aussitôt il mérita d'entendre ces paroles consolantes : " Le Seigneur vous a aussi remis votre péché. " Ce prince, coupable tout à la fois et d'homicide et d'adultère, disait à Dieu, les yeux baignés de larmes : " Ayez pitié de moi, mon Dieu, selon votre grande miséricorde, et effacez mon iniquité selon la multitude de vos bontés. " En effet, la grandeur de son crime avait besoin d'une grande miséricorde; aussi ajoute-t-il ensuite : " Lavez-moi de plus en plus de mon iniquité, et purifiez-moi de mon péché, parce que je connais mon iniquité, et que j'ai toujours mon péché devant les yeux. J'ai péché devant vous seul, " puisqu'étant roi je ne craignais personne, " et j'ai fait le mal en votre présence, de sorte que vous serez reconnu juste et véritable dans vos paroles, et que vous demeurerez victorieux lorsqu'on jugera de votre conduite. " Car " Dieu a voulu que tous fussent enveloppés dans le péché, (616) afin d'exercer sa miséricorde envers tous. " David sut si bien profiter de sa pénitence que, devenu maître de pécheur et de pénitent qu'il était, il ajoute : " J'enseignerai vos voies aux méchants, et les impies se convertiront à vous. " Comme Dieu " ne voit devant lui que gloire et que sujets de louanges, " aussi un pécheur qui confesse ses crimes, et qui dit avec le prophète " Mes plaies ont été remplies de corruption et de pourriture, à cause de mon extrême folie; " ce pécheur, dis-je, voit succéder à la difformité de ses plaies la beauté d'une parfaite guérison. " Celui, " au contraire, " qui cache son iniquité ne prospèrera point. "

Achab, ce roi si impie, fit mourir Naboth afin de s'emparer de sa vigne. Elie lui reprocha son crime, aussi bien qu'à Jezabel, qui lui était moins unie par les liens du mariage que par le penchant naturel qu'elle avait à la cruauté. " Vous avez tué Naboth, " lui dit ce prophète, " et de plus vous vous êtes emparé de sa vigne; mais voici ce que dit le Seigneur

en ce même lieu où les chiens ont léché le sang de Naboth, ils lècheront aussi votre sang, et mangeront Jezabel devant les murs de Jezraël. " Achab, ayant entendu ces paroles, se couvrit d'un sac, jeûna et dormit avec le cilice. Alors le Seigneur, adressant sa parole à Elie, lui dit: " Puisque Achab a tremblé en ma présence, je ne ferai point tomber sur lui, tant qu'il vivra, les maux dont je l'ai menacé. " Achab et Jezabel étaient également coupables; mais Achab ayant fait pénitence de son péché, Dieu différa son supplice et ne le punit que dans ses descendants, au lieu que Jezabel, obstinée et endurcie dans son crime, en reçut la punition sur-le-champ.

Jésus-Christ dit aussi dans l'Evangile : " Les Ninivites s'élèveront, au jour du jugement, contre ce peuple, et le condamneront, parce qu'ils ont l'ait pénitence à la prédication de Jonas. " Et ailleurs : " Je suis venu, non pas pour appeler les justes, mais pour appeler les pécheurs à la pénitence. " On trouve dans la boue la pièce de monnaie qu'on avait perdue. Un berger laissant nonante et neuf de ses brebis dans la solitude, en va chercher une seule qui s'était égarée, et la rapporte sur ses épaules ; et les anges se réjouissent dans le riel de la conversion d'un seul pécheur qui fait pénitence. Heureuses les âmes pénitentes qui réjouissent

les anges et causent tant de joie dans ce royaume dont il est dit: " Faites pénitence, parce que le royaume du ciel est proche. " Il n'y a point de milieu entre la vie et la mort; ce sont deux extrémités entièrement opposées, mais la pénitence sait les unir ensemble. L'enfant prodigue ayant dépensé tout ce qu'il avait, et se voyant éloigné de la maison paternelle, pouvait à peine se rassasier de ce que mangeaient les pourceaux. Il revint donc chez son père, qui ordonna qu'on tuât le veau gras, qu'on donnât une robe à son fils et qu'on lui mit un anneau au doigt. On lui donne la robe de Jésus-Christ qu'il avait souillée, afin qu'on pût lui dire avec le sage : " Ayez soin que vos vêtements soient toujours blancs. " Il reçoit le sceau et le caractère des enfants de Dieu, afin qu'il puisse s'écrier : " Mon père, j'ai péché contre le, ciel et contre vous. " Enfin on lui donne un baiser pour marque de sa réconciliation, afin qu'il puisse dire avec le prophète-roi : " La lumière de votre visage est gravée sur nous, Seigneur. "

" Si le juste vient à commettre quelque crime, sa justice ne le mettra point à couvert du châtiment; et si le pécheur se convertit, son iniquité ne lui sera point imputée. " Les dispositions présentes où Dieu nous trouve sont la règle de ses jugements, et il n'a point égard à ce que nous avons été, mais à ce que nous sommes, pourvu néanmoins que nous ayons renoncé à nos anciens dérèglements pour mener une vie nouvelle. " Le juste tombera sept fois et se relèvera. " S'il tombe, comment peut-il être juste? S'il est juste, comment peut-il tomber? En voici la raison; c'est qu'on ne perd point le nom de juste pourvu qu'on ait le soin de se relever toujours par la pénitence. Quand bien même on tomberait dans le péché, " non-seulement sept fois, mais septante fois sept fois, " si on se convertissait par une pénitence sincère, on obtiendrait le pardon de ses crimes. " Celui à qui on remet davantage aime aussi davantage. " Une femme débauchée, qui était la figure de l'Eglise des nations, lavant les pieds du Sauveur avec ses larmes, et les essuyant avec ses cheveux, mérita d'entendre de sa bouche ces paroles consolantes : " Vos péchés vous sont remis. " Le pharisien perdit par son orgueil tout le mérite de ses bonnes actions, et le publicain attira la grâce du salut par son (617) humilité et par l'aveu sincère de ses crimes.

Dieu dit parla bouche du prophète Jérémie Quand j'aurai prononcé l'arrêt contre un peuple ou contre un royaume, pour le détruire et pour le perdre sans ressource; si cette nation fait pénitence des péchés pour lesquels je l'avais menacée, je me repentirai aussi moi-même du mal que j'avais résolu de lui faire. Quand je me serai aussi déclaré en faveur d'une nation ou d'un royaume pour l'établir et pour l'affermir, si ce royaume ou cette nation pèche devant mes yeux, et si elle n'écoute point ma voix, je me repentirai aussi du bien que j'avais résolu de lui faire. " Il ajoute aussitôt après : " Je vous prépare, plusieurs maux, je forme contre vous des pensées et des résolutions. Que chacun change de vie, faites que vos voies soient droites, et vos oeuvres justes. Et ils m'ont répondu : Nous avons perdu toute espérance ; nous nous laisserons aller à l'égarement de nos pensées, et chacun de nous se livrera à la malignité et à la corruption de son coeur. " Le juste Siméon dit dans l'Evangile : " Cet enfant a été posé pour la ruine et pour la résurrection de plusieurs; " c'est-à-dire, pour la ruine des pécheurs et pour la résurrection de ceux qui font pénitence. L'apôtre saint Paul écrivant aux Corinthiens : " Il court un bruit, leur dit-il, qu'il y a de l'impureté parmi vous, et une impureté telle qu'on n'entend point dire qu'il s'en commette de semblable parmi les païens mêmes ; savoir, qu'un d'entre vous abuse de la femme de son propre père. Et après cela vous êtes encore pleins d'orgueil, au lieu que vous auriez dû être dans les pleurs, et retrancher du milieu de vous celui qui a commis une action si honteuse. " Mais de crainte que ce pécheur, accablé par un excès de tristesse, ne se perdit sans ressource, le même apôtre dans sa seconde épître tâche de le ramener à son devoir par la douceur, et prie les fidèles de Corinthe de lui donner des marques de leur charité, afin de rétablir par la pénitence celui qui s'était perdu par son crime.

" Il n'y a point d'homme qui soit exempt de péché, quand bien même il ne vivrait qu'un seul jour; car ses années sont comptées. Les astres même ne sont pas purs aux yeux de Dieu, et il pense mal de ses anges. " Si le péché trouve place dans le ciel, combien doit-il s'étendre sur la terre? Si des créatures qui ne sont point assujetties aux mouvements du corps, ni aux impressions des sens, ont néanmoins paru coupables aux yeux de Dieu, combien le devons-nous être, nous qui sommes environnés d'une chair faible et fragile, et qui disons avec l'Apôtre:" Malheureux que je suis! qui me délivrera de ce corps de mort? Car il n'y a rien de bon dans notre chair, " et nous ne faisons pas ce que nous voulons ; nous faisons au contraire ce que nous ne voulons pas, la chair étant comme forcée de s'opposer aux désirs et aux inclinations de l'esprit. Au reste, si l'Ecriture donne à quelques personnes le nom de justes, et de justes aux yeux de Dieu, le mot de " justice " doit se prendre dans le sens que je lui ai donné en expliquant ces paroles du sage (1) : " Le juste tombe et se relève sept fois; " et celles-ci du prophète Ezéchiel : " Dès que le pécheur se convertira, son iniquité ne lui sera point imputée. " En effet nous voyons que l'Evangile donne le nom de juste à Zacharie, père de saint Jean, quoiqu'il se soit rendu coupable devant Dieu par son peu de foi, et qu'il ait perdu l'usage de la parole en punition de son incrédulité. Job, dès le commencement du livre qui porte son nom, est appelé juste, innocent, pacifique; mais dans la suite Dieu lui reproche ses péchés, et Job les confesse lui-même. Si Abraham, Isaac et Jacob ont été sujets au péché, si les prophètes et les apôtres n'en ont pas été exempts, si l'on a trouvé de la paille parmi le plus pur froment, que doit-on attendre de nous, de qui il est écrit : " Quelle comparaison y a-t-il entre la paille et le blé, dit le Seigneur?" Cependant la paille est destinée au feu. L'ivraie est mêlée durant cette vie avec le bon grain; mais celui qui porte le van viendra nettoyer son aire, et serrant le blé dans son grenier, il jettera les mauvaises graines au feu.

Je viens de parcourir toute l'Ecriture sainte comme une riante prairie, et j'y ai ramassé tout ce que je vous ai dit, comme autant de belles fleurs dont j'ai voulu faire une couronne de pénitence. Mettez-la sur votre tête, cette couronne, et prenant l'essor avec les ailes de

(1) Les éditions portent : Septies in die cadit Justus : "Le juste tombe sept fois le jour. " Mais ces paroles in die ne sont point dans les manuscrits. Aussi ne se trouvent-elles ni dans aucun texte original, ni dans aucune version de l'Ecriture sainte.

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la colombe, allez chercher le lieu de votre repos, et vous réconcilier avec Dieu, qui est le meilleur et le plus indulgent de tous les pères. Celle qui autrefois était votre épouse, et qui maintenant est votre soeur et votre compagne, m'a appris que, suivant le précepte de l'Apôtre, vous aviez fait veau d'un commun consentement de vivre ensemble dans la continence, afin de vous appliquer à la prière; mais elle m'a dit en même temps que vous n'aviez pas été ferme dans votre résolution, ou plutôt, pour vous parler nettement, que vous étiez tombé tout-à-fait. Que pour elle le Seigneur lui avait dit comme à Moïse : " Pour vous, demeurez ici avec moi ; " et qu'elle avait dit au Seigneur, avec le prophète-roi : " Il a affermi mes pieds sur la pierre. " Elle m'a dit encore que votre maison, qui n'était pas établie sur le fondement solide de la foi, avait été renversée par les tempêtes que le démon avait excitées; mais que le Seigneur avait affermi la sienne, et qu'elle voulait bien vous y recevoir, afin qu'ayant été autrefois unis selon la chair, vous puissiez maintenant vous unir ensemble selon l'esprit; car " celui qui demeure attaché au Seigneur devient un même esprit avec lui. " Il parait que lorsque vous fûtes obligés de vous séparer pour échapper à la fureur des Barbares et au danger de tomber dans l'esclavage, vous lui auriez promis avec serment de la suivre bientôt dans la Terre-Sainte, afin d'y travailler à votre salut, dont il semblait que vous n'aviez aucun souci.

Acquittez-vous donc d'une promesse que vous avez faite à Dieu. Comme la vie de l'homme est incertaine, craignez qu'une mort précipitée ne vous enlève avant d'avoir dégagé votre parole. Imitez celle que vous auriez dû instruire vous-même. Quelle honte pour vous de voir qu'un sexe qui n'a que la faiblesse en partage triomphe de tous les attraits du siècle, tandis que le vôtre, qui se pique de fermeté et de courage, se rend esclave de ses vanités. Quoi! vous voyez une femme à la tête d'une si grande entreprise, et vous refusez de suivre celle dont la conversion est déjà un gage assuré de votre foi? Que si les débris de votre maison vous arrêtent encore, si vous voulez être témoin de la mort de vos amis et de vos concitoyens, si vous voulez voir la ruine et la désolation des villes et des villages, servez-vous du moins de la pénitence comme d'une planche pour vous sauver du naufrage de votre province, et pour vous mettre à couvert de la cruauté des Barbares et des malheurs de la captivité. Souvenez-vous d'une épouse qui demande votre salut à Dieu par des gémissements continuels, et qui ne désespère pas de l'obtenir. Tandis que vous êtes errant dans votre pays, mais ce n'est plus votre pays, puisque les Barbares s'en sont rendus maîtres; Arteni, qui désire vous sauver par sa foi, si vous ne pouvez pas le faire par vos propres mérites, se souvient de vous, et tâche de vous attirer par ses prières en ces lieux que Jésus-Christ a rendus respectables à toute la terre, par sa naissance, par sa mort et par sa résurrection. Le paralytique de l'Evangile était couché sur son lit, si perclus de tous ses membres qu'il ne pouvait remuer ni les pieds pour marcher, ni les mains pour prier; mais d'autres le présentèrent à Jésus-Christ, qui lui rendit la santé, et alors il reporta lui-même le lit sur lequel on l'avait apporté. C est ainsi que votre chère épouse, qui vous voit des yeux de la foi tout absent que vous êtes, vous présente au Sauveur, en lui disant, avec la femme chananéenne : " Ma fille est misérablement tourmentée par le démon. " Car, comme les âmes ne sont d'aucun sexe, je crois qu'on peut appeler votre âme la fille de la sienne, puisque, vous regardant comme un enfant incapable de digérer une viande solide, elle vous invite à venir sucer le lait, qui est la nourriture des enfants, afin que vous puissiez dire avec le prophète-roi . " J'ai erré comme une brebis égarée; cherchez votre serviteur, puisque je n'ai point oublié vos commandements. "



Jérôme - Lettres - A JULIANUS.