Jérôme - Lettres - A ABIGAUS, PRETRE ESPAGNOL.

A ABIGAUS, PRETRE ESPAGNOL.


Saint Jérôme engage par des citations Abigaüs à supporter sa cécité avec résignation et à en profiter pour son salut.

Lettre écrite en 408.

Quoique je me sente coupable de plusieurs péchés, et que, prosterné aux pieds de Dieu, je lui dise tous les jours dans mes prières : " Ne vous souvenez point des fautes de ma jeunesse, ni de celles que j'ai commises par ignorance; " cependant, comme j'ai appris de saint Paul que (619) celui qui s'enfle d'orgueil tombe dans la même condamnation que le démon, " et de saint Pierre, que " Dieu résiste aux superbes et donne la grâce aux humbles, " il n'y a rien que j'aie évité avec tant de soin que l'orgueil et ces airs de fierté qui nous rendent odieux au Seigneur. Car je sais que mon maître, mon Seigneur et mon Dieu a dit dans le temps de ses humiliations : " Apprenez de moi que je suis doux et humble de coeur ; " et par la bouche du roi-prophète : " Seigneur, souvenez-vous de David, et de l'extrême douceur avec laquelle il a souffert la persécution des hommes. " Je sais qu'il est encore écrit ailleurs : " Le coeur de l'homme s'humilie avant d'être élevé, et il s'élève avant de tomber. " Ne croyez donc pas, je vous prie, que j'aie négligé de répondre à vos lettres, et ne me rendez pas responsable de l'infidélité ou de la négligence de ceux qui ne me les ont point rendues. Pourquoi ne répondrais-je pas à vos honnêtetés et à votre amitié, moi qui ai coutume de rechercher celle de tous les gens de bien, et qui n'épargne rien pour m'en faire aimer, persuadé de ce que dit le Sage : " Il vaut mieux être deux ensemble que d'être seul; car si l'un tombe, l’autre le soutient. Un triple cordon se rompt difficilement. Et le frère qui aide son frère sera élevé. " Ne craignez donc point de m'écrire, et le plus souvent que vous pourrez, afin de me dédommager de votre absence par vos lettres.

N'ayez point de regret d'avoir perdu un avantage que possèdent les fourmis, les mouches et les serpents, je veux dire les yeux du corps; réjouissez-vous, au contraire, d'avoir cet oeil, dont il est, dit dans les Cantiques : " Ma soeur, mon épouse, vous m'avez blessé avec un de vos yeux; " cet oeil avec lequel on voit Dieu, et dont Moïse voulait parler lorsqu'il disait : " Il faut que j'aille reconnaître quelle est cette merveille que je vois. " Nous lisons même que quelques philosophes se sont arraché les yeux (1), afin que leur esprit, dégagé de tous les objets sensibles, pût former des idées plus nettes et plus pures. De là cette parole d'un prophète : " La mort est entrée par nos fenêtres. " De là ce que dit Jésus-Christ à ses apôtres : " Quiconque regardera une femme avec un mauvais désir pour elle, a déjà commis l'adultère dans son

(1) C'est ce que, Cicéron dit de Démocrite.

coeur. " De là il leur ordonne de lever les yeux et de considérer les moissons jaunes prêtes à être récoltées.

Vous me priez de vous aider par mes conseils à vous affranchir de la servitude de Nabuchodonosor (1), de Rapsacès, de Nabuzardan et d'Holoferne. Si vous étiez encore leur esclave, vous n'auriez pas recours à moi. En recherchant l'amitié d'un homme que vous croyez être serviteur de Jésus-Christ, vous faites assez connaître que vous avez rompu leurs chaînes; qu'à l'exemple de Zorobabel, d'Esdras, de Néhémias et du grand-prêtre Jésus, fils de Josedech, vous avec commencé à relever les ruines de Jérusalem, et que " vous ne mettez pas votre argent dans un sac percé, " mais que vous travaillez à vous amasser un trésor dans le ciel.

Quoique ma chère fille Théodora, veuve de Lucinius, d'heureuse mémoire, n'ait pas besoin de recommandation, je vous prie néanmoins de la soutenir dans le nouveau genre de vie qu'elle a embrassé, afin qu'elle puisse arriver à la Terre-Sainte, malgré les peines et les fatigues qu'il y a à essuyer dans le désert. Faites-lui comprendre que, pour être parfaitement vertueux, il ne suffit pas d'être sorti de l'Egypte ; mais qu'il faut aller à travers une foule d'ennemis jusqu'à la montagne de Nabo (2) et au fleuve du Jourdain; qu'il faut recevoir en Galgala une seconde circoncision, et voir égorger Adonizedech (3) ; qu'il faut voir tomber au bruit des trompettes les murailles de Haï, d'Azur et de Jéricho. Nos frères qui demeurent ici avec moi vous saluent; je vous prie aussi de saluer de ma part tous ceux qui veulent bien penser à moi.


A SAINT AUGUSTIN.


Sur l'opiniâtreté des hérétiques. — Compliments à saint Augustin et à ses amis Alypius et Evodius. — Allusion historique obscure.

Lettre écrite en 410.

Il y a des gens qui, après avoir eu le cou

(1) C'est-à-dire de la servitude des passions, qui nous sont représentées par ces ennemis du peuple de Dieu.

(2) Moïse mourut sur cette montagne. Elle est dans le pays des Moabites au-dessus du Jourdain, et vis-à-vis de Jéricho.

(3) il était roi de Jérusalem. Josué le fit mourir avec cinq autres rois qu'il avait vaincus. Quelques manuscrits portent "Adonib sec; " mais celui-ci ne fut défait qu'après la mort de Josué, et on se contenta de lui couper les doigts des pieds et des mains sans le faire mourir. C'est donc une faute de copiste.

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rompu et les jambes cassées, ne peuvent néanmoins se résoudre à se soumettre, toujours attachés à leurs anciennes erreurs, quoiqu'ils n'aient pas la liberté de les enseigner. Nos frères qui sont ici vous saluent avec beaucoup de respect, et particulièrement vos saintes et vénérables filles (1). Je vous prie de vouloir bien aussi saluer de ma part vos frères Alypius et Evodius (2). Jérusalem (3) est tombée sous la puissance de Nabuchodonosor, et cependant elle ne veut point écouter les conseils de Jérémie; elle désire au contraire se retirer en Egypte, pour mourir dans Taphnès, et expirer sous le joug d'une éternelle servitude.


A LA VIERGE EUSTOCHIA.


Mort du sénateur Pammaque. — De Marcella. — Siège de Rome par Marie. — Massacre d'un grand nombre d'habitants. — Douleur de saint Jérôme. — Il commente le prophète Ezéchiel, le plus difficile des prophètes.

En 410.

Je désirais, ô Eustochia! vierge du Christ, je désirais entamer l'explication d'Ezéchiel (d'après la promesse que je vous avais faite, ainsi qu'à Paula, votre mère, de glorieuse mémoire), et mettre, comme on dit, la dernière main à mon ouvrage sur les prophètes; lorsque tout à coup j'appris la mort de Pammaque et de Marcella, le siège de Rome et le sommeil éternel d'un grand nombre de nos frères et de nos sueurs. Alors je fus si consterné et si stupéfait que je ne pus m'occuper, jours et nuits, que du salut général; il me semblait que la captivité de nos saints m'était commune, et il m'était comme impossible de proférer une parole avant d'avoir obtenu des nouvelles plus certaines. En attendant, je restais suspendu entre la crainte et l'espérance, et je souffrais cruellement des blessures de nos frères.

Et alors donc que la lumière du monde la plus

(1) Eustochia et la jeune Paula.

(2) Alypius était grand ami de saint Augustin et évêque de Tagaste. Evodius était évêque d'Uzale.

(3) Cet endroit est une énigme dont il est assez difficile de pénétrer le sens. Erasme, Marianus et quelques autres écrivains croient que saint Jérôme veut parler de Jean de Jérusalem, qui, après la condamnation d'Origène, lâchait toujours de défendre ses erreurs. Mais les théologiens de Louvain, et Erasme même dans l'édition des ouvrages de saint Augustin, croient que saint Jérôme veut parler de la prise de Rome par Alaric, Baronius est aussi de ce sentiment.

éclatante s'éteignait, que la tête de l'empire romain tombait abattue, ou plutôt que l'univers entier périssait dans la chute d'une seule ville, " je restais silencieux et humilié; et je me taisais loin des hommes de bien, et ma douleur se renouvelait. Mon coeur s'échauffait dans ma poitrine, et dans ma méditation j'étais brûlé de mille feux. " Mais je n'ai point oublié cette sentence : " Quand l'âme souffre, les longs développements se résolvent en des sons importuns. " Cependant, comme vous ne cessez de me solliciter, et que toute blessure, quelque profonde qu'elle soit, finit par se cicatriser; que d'ailleurs l'infâme Scorpion (1), notre persécuteur, est maintenant enseveli entre Encelade et Porphyre, sur le rivage de Sicile; que l'hydre à plusieurs tètes ne darde plus contre nous ses langues venimeuses; que le temps est venu, non pas de répondre aux arguments captieux des hérétiques, mais bien de s'appliquer à l'exposition des saintes Ecritures, je vais commencer l'interprétation du prophète Ezéchiel, dont la tradition des Hébreux signale les grandes difficultés. Chez ce peuple, en effet, personne, à moins qu'il n'eût atteint l'âge où l'on conférait les fonctions sacerdotales, personne n'était admis à lire le commencement de la Genèse, le Cantique des Cantiques, le commencement et la fin des prophéties d'Ezéchiel; et cela, afin que la vie de l'homme tout entière pût l'amener graduellement à la science parfaite et à l'intelligence des choses mystiques. La miséricorde du Seigneur aidant, si nous pouvons conduire à bonne fin cet ouvrage, nous passerons à Jérémie, au grand prophète qui fait retentir, sous la figure de Jérusalem, dans ses Lamentations d'un quadruple dialecte, les quatre plages opposées de ce vaste univers.


A LA VIERGE EUSTOCHIA.


Que tout finit en ce monde, même nome. — Rome esclave des Barbares. — Nobles Romains dénués de tout en Palestine. — Continuation du commentaire sur le prophète Ezéchiel.

En 410.

Rien de long qui n'ait une fin; et cependant la longue suite des âges écoulés ne doit point être comptée pour l'achèvement d'une oeuvre quelconque. Tout auteur échouera, à moins

(1) Il s’agit sans doute ici de la mort de Rufin.

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qu'il n'ait amassé d'avance les matériaux des bons ouvrages, de ces ouvrages qui ont une prétention d'avenir, qui visent à une espèce d'éternité et qui ne voient dans le temps nulle borne à leur durée. Mais tenons-nous-en à ces vérités élémentaires : tout ce qui naît meurt; tout ce qui arrive à son apogée décline. Et encore : Il n'est aucune oeuvre de l'homme qui n'atteigne la vieillesse. Qui aurait jamais pensé que Rome, cette Rome qui dominait par la victoire dans toutes les parties de l'univers, s'écroulerait ; qu'elle serait tout à la fois et la mère et le tombeau de tous les peuples; qu'elle deviendrait esclave à son tour, celle qui comptait au nombre de ses esclaves l'Orient, l'Egypte et l'Afrique? Qui aurait jamais cru que l'obscure Bethléhem verrait à ses portes d'illustres mendiants, jadis comblés de toutes sortes de richesses?

Puisque nous ne pouvons les secourir, plaignons-les du moins du fond de notre coeur et mêlons nos larmes à leurs larmes. Courbés sous le faix de nos saints travaux, tout en ne pouvant nous défendre d'une profonde émotion en voyant ceux qui pleurent, et tout en gémissant sur ceux qui pleurent, nous avons poursuivi nos commentaires sur Ezéchiel, et nous sommes presque arrivés au but, et nous désirons fortement pouvoir terminer nos travaux sur les saintes Ecritures; il ne s'agit point tant en effet de parler de projets, que de les exécuter. Ainsi donc, encouragé par vos invitations réitérées, ô Eustochia ! vierge du Christ, je reprends mon travail interrompu, et je défère à vos voeux en me hâtant de terminer ce troisième volume; mais avant de commencer, je me recommande à votre bienveillance, ainsi qu'à la bienveillance de ceux qui daigneront me lire; vous priant d'avoir plutôt égard à mes bons désirs qu'à mes forces réelles; celles-ci participent de la fragilité de l'homme, ceux-là dépendent de la sainte volonté du Seigneur.


A MARCELLIN ET A ANAPSYCHIA.


De l’origine des âmes. — Jérôme renvoie à ses traités contre Rufin et saint Augustin. — Commentaire sur le prophète Ezéchiel. — Irruption des Barbares en orient. — Leurs ravages. — Jérôme leur échappe avec peine.

Lettre écrite en 411.

J'ai enfin revu d'Afrique les lettres que vous m'écrivez tous les deux en commun, et je ne me repens plus de la liberté que,j'ai prise de vous écrire tant de fois, nonobstant le silence que vous avez toujours gardé à mon égard; puisque j'ai enfin mérité une réponse de vous, et que j'ai eu la joie d'apprendre par vous-mêmes, et non par d'autres, que vous êtes en parfaite santé.

Je me souviens de la question que vous m'avez proposée touchant l'origine des âmes, quoiqu'elle soit pourtant une des plus importantes qui se soit agitée dans l'Eglise. Il s'agit de voir si les âmes descendent du ciel dans les corps, selon le sentiment du philosophe Pythagore, de tous les Platoniciens et d'Origène; ou si elles sont une portion de la propre substance de Dieu, comme le pensent les Stoïciens, Manés et les Priscillianistes, qui ont répandu leurs erreurs dans l'Espagne; ou si elles ont été toutes créées au commencement du monde et renfermées dans les trésors de Dieu, pour être ensuite distribuées dans les corps, selon l'imagination folle et ridicule de quelques catholiques; ou si Dieu en crée chaque jour plusieurs pour les mettre dans les corps au même instant qu'ils sont formés, suivant ce qui est marqué dans l'Evangile : " Mon Père ne cesse point d'agir jusqu'à présent, et j'agis aussi incessamment; " ou enfin si, selon le sentiment de Tertullien, d'Apollinaire et de la plus grande partie des Occidentaux, elles passent des pères dans les enfants, en sorte que dans les hommes, aussi bien que dans les bêtes, l'âme soit engendrée par une autre âme, comme le corps l'est par un autre corps. Sur quoi je me souviens d'avoir déjà dit mon opinion dans les livres que j'ai faits contre Rufin, pour répondre au libelle qu'il adressa au pape Anastase, d'heureuse mémoire, où, voulant se jouer de la simplicité de ses lecteurs par une profession de foi équivoque et artificieuse, pour ne pas dire extravagante, il se joue de sa propre foi, ou pour mieux dire découvre sa perfidie et s'expose aux railleries de tout le monde. Je crois que ces livres sont entre les mains d'Oceanus ; car il y a déjà longtemps que je les ai donnés au public, pour répondre aux calomnies que Rufin a répandues contre moi dans plusieurs de ses ouvrages. Au reste, vous avez auprès de vous le très saint et très savant évêque Augustin, qui pourra vous instruire de vive voix sur (622) cette matière, et dont le sentiment sera toujours le mien.

J'ai voulu faire dernièrement un commentaire sur le prophète Ezéchiel, et donner aux curieux un ouvrage que je leur ai tant de fois promis; mais comme je commençais à le dicter, la nouvelle des ravages que les Barbares avaient faits en Occident, et particulièrement à honte, me troubla si fort et renversa tellement toutes mes idées que j'en oubliai, comme dit le proverbe, jusqu'à mon propre nom. Depuis cela je suis demeuré longtemps dans le silence, sachant qu'il était temps de pleurer et non pas d'écrire. J'ai néanmoins repris cet ouvrage au commencement de cette année, et j'en avais déjà fait trois livres lorsque je me suis vu obligé de l'interrompre, à cause d'une irruption imprévue qu'ont faite ces peuples barbares dont Virgile a dit: " Les Barcéens qui ravagent tout et qui mettent tout à feu et à sang, " et dont l'Ecriture sainte a voulu parler lorsqu'elle a dit d'Ismaël : " Il dressera ses pavillons vis-à-vis de tous ses frères. " Ces Barbares, dis-je, semblables à un torrent qui entraîne avec soi tout ce qu'il rencontre, ont ravagé avec tant de fureur l'Egypte, la Palestine, la Syrie et la Phénicie, qu'il s'en est peu fallu que je ne sois tombé entre leurs mains; il n'y a que la miséricorde de Jésus-Christ qui m'en ait préservé. Que si la guerre, selon le plus éloquent des orateurs, fait cesser l'exercice des lois et la jurisprudence, à combien plus forte raison doit-elle interrompre l'étude de l'Ecriture sainte, qui a besoin d'un grand nombre de livres et d'un profond silence, et qui demande beaucoup de soin et d'application dans ceux qui transcrivent ces sortes d'ouvrages, et surtout un grand repos et une entière sécurité pour ceux qui les dictent.

J'ai envoyé deux de ces livres à ma sainte fille Fabiola (1), de qui vous pouvez les emprunter si vous voulez les lire. Je n'ai pas eu le temps d'en faire transcrire davantage. Quand vous les aurez lus, vous pourrez aisément juger par ces commencements, et pour ainsi dire par ce vestibule, quel sera l'édifice entier quand il sera achevé; car j'espère que le Seigneur, qui par sa miséricorde m'a aidé dans le commencement

(1) Cette Fabiola n'est pas l'illustre Fabiola a laquelle saint Jérémie a adressé plusieurs lettres et dont il a fait l'éloge funèbre.

de cet ouvrage, qui est très difficile, m'aidera encore dans les pénultièmes chapitres, où le prophète décrit les combats de Gog et de Magog, et dans les derniers, où il parle de la construction, de la grandeur et des différents ornements du sacré et ineffable temple du Seigneur.

Notre saint frère Oceanus, auquel vous souhaitez que je vous recommande, est un homme d'un si grand mérite, d'un caractère si honnête et si obligeant, et il est d'ailleurs si versé dans la connaissance de la loi de Dieu, qu'il peut aisément, sans qu'il soit nécessaire que je l'en prie, vous expliquer toutes les difficultés que vous aurez à lui proposer, et vous dire ce que j'en pense moi-même. Je prie notre Seigneur Jésus-Christ de vous donner une longue suite d'années, et de vous conserver en santé.


A LA VIERGE EUSTOCHIA.


Isaïe est non-seulement prophète, mais encore évangéliste et apôtre. — Il annonce les miracles du Christ; il annonce toute sa passion ; il l'annonce enfin comme le Sauveur du monde. — Commentaire d'Origène sur ce prophète, d'Eusèbe, de Didyme et d'Apollinaire.

En 411.

A peine les vingt livres d'explications sur les douze prophètes et les commentaires sur Daniel sont-ils terminés, que vous m'engagez, Eustochia, vierge du Christ, à passer au commentaire sur Isaïe, et à faire pour vous ce que j'avais promis à votre sainte mère Paula vivante: promesse du reste que je me rappelle avoir faite à votre frère Pamniaque, homme si instruit. Et quoique vous occupiez tous deux la même place dans mon affection, vous l'emportez par votre présence; c'est pourquoi je vous rends à vous et à lui ce que je dois, obéissant aux préceptes du Christ qui dit : " Etudiez l'Ecriture, cherchez et vous trouverez, de peur d'entendre avec les Juifs: " Vous errez, ne connaissant pas l'Ecriture et la vertu de Dieu;" car si, selon le saint apôtre, le Christ est la vertu de Dieu, la sagesse de Dieu, celui qui ne tonnait pas l'Ecriture ignore donc là vertu et la sagesse de Dieu. L'ignorance de l'Ecriture est l'ignorance du Christ; c'est pourquoi soutenu par le secours de vos prières, vous qui méditez jour et nuit la loi de Dieu. qui êtes le temple du (623) Saint-Esprit, j'imiterai le père de famille qui tire de son trésor des choses anciennes et des choses nouvelles, et l'épouse disant dans le Cantique des Cantiques : " Je vous ai conservé, mon bien-aimé, des choses anciennes et nouvelles ; " et je commenterai Isaïe de manière à montrer en lui, non-seulement le prophète, mais l'évangéliste et l'Apôtre ; car il dit de lui-même et des autres évangélistes " combien sont beaux les pieds de ceux qui annoncent de bonnes nouvelles, de ceux qui annoncent la paix. " Et Dieu lui parle comme à un apôtre: " Qui enverrai-je, et qui ira vers ce peuple? " Et il répond : " Me voilà, envoyez-moi. "

Personne ne pensera que je veuille renfermer le commentaire de ce volume en peu de mois; car il contient tous les sacrements du Christ, et il annonce sa naissance d'une vierge, ses oeuvres et ses prodiges, sa mort, sa sépulture, sa résurrection ; et il est préconisé comme le Sauveur de toutes les nations.

Que dirai-je de la physique, de la morale et de la logique? Toutes les écritures sont là, tout ce que la langue humaine peut prononcer, tout ce que l'intelligence peut concevoir, ce volume le renferme. Celui qui l'a écrit atteste lui-même ses mystères : " Vous aurez une vision de toutes choses, comme les mots d'un livre fermé; on le donnera à celui qui est instruit, et on lui dira. "Lis, " et il répondra : "Je ne sais pas lire. " Aussi que ce livre soit donné ou au peuple des nations ignorant les écritures, il répondra: " Je ne puis lire, parce que je n'ai point appris les écritures " ; ou aux Scribes et aux Pharisiens qui se vantent de les connaître, ils répondront : " Nous ne pouvons lire, parce que le lire est fermé. "

Il a été fermé pour eux parce qu'ils n'ont point reçu celui que le père a désigné, celui qui a la clef de David " qui ouvre et personne ne ferme, qui ferme et personne n'ouvre " ; mais les prophètes, comme Montan le rêve avec ses femmes folles, n'ont point parlé vaguement, de sorte qu'ils n'auraient point eu la conscience de leurs paroles; et alors qu'ils instruisaient les autres, ils auraient ignoré ce qu'ils disaient. De ceux-là l’Apôtre dit : " Ignorant ce qu'ils disent, et les choses qu'ils affirment "; mais les prophètes savaient très bien, suivant ces paroles des proverbes de Salomon : " Le sage comprend les paroles qu'il prononce, et il portera la science sur ses lèvres" ; car les prophètes étaient des sages, ce que nous ne pouvons nier, Moïse consommé en toute sagesse parlait à Dieu, et Dieu lui répondait. Et il est dit de Daniel au prince de Tyr, " êtes-vous plus sage que Daniel? Et David était sage qui se glorifiait dans les psaumes: " Vous m'avez révélé les secrets de votre sagesse. " Comment donc ignoraient-ils comme les animaux ce qu'ils disaient? Nous lisons dans un autre endroit de l'Apôtre : " L'esprit des prophètes est soumis aux prophètes, " afin de l'avoir à leur disposition quand ils se taisent, quand ils parlent.

Si cela paraît faible à quelqu'un, qu'il écoute le même apôtre : " Que deux ou trois prophètes parlent, que les autres jugent. " Par quel motif peuvent-ils, lorsque l'esprit qui parle par les prophètes est en leur pouvoir, ou se taire, ou parler? Si donc ils comprenaient les choses qu'ils disaient, ces choses sont pleines de sagesse ou de raison. L'air, frappé par la voix ne parvenait pas à leurs oreilles; mais Dieu parlait à l'esprit des prophètes, d'après ce que dit un autre prophète: " l'ange qui parlait en moi. "……….d'où après la vérité de l'histoire, il faut tout recevoir spirituellement, ainsi il faut comprendre et la Judée,et Jérusalem, et Babylone,et les Philistins, et Moab, et Damas, et l'Egypte, et le retrait de la mer, et l'Idumée, et l'Arabie, et la vallée de la vision, et enfin Tyr et la vision des quadrupèdes, afin que nous cherchions un sens à toutes ces choses comme si l'apôtre Paul, habile architecte, posait le fondement qui n'est autre que le Christ Jésus. C'est un travail énorme et important de vouloir commenter tout Isaïe, sur lequel nos ancêtres se sont fatigués, je parle des Grecs. Chez les Latins il y a un silence absolu, excepté le martyr Victorin de sainte mémoire qui pouvait dire avec l'Apôtre, si je suis inhabile à parler, je suis versé dans la science.

Car sur ce prophète d'après quatre éditions, Origène a écrit jusqu'à la vision des quadrupèdes près de trente volumes; le vingt-sixième. volume manque. On lui attribue encore sur la vision deux autres livres à Grata qui sont regardés comme l'aux, et vingt-cinq homélies que nous pouvons appeler choisies. Eusèbe, selon l'explication historique de Samphilis, a publié (624) aussi quinze volumes, et Didyme avec lequel nous avions dernièrement des relations d'amitié, depuis l'endroit où il est écrit : " Consolez, prêtres, consolez mon peuple, parlez au coeur de Jérusalem " jusqu'à la fin du volume, a écrit dix-huit tomes; mais Apollinaire, selon sa coutume, expose tout de manière à parcourir tout en général, en ne s'arrêtant qu'à de certains intervalles, de sorte qu'on ne croit pas tant lire des commentaires que des indications de chapitre. D'après cela, vous pouvez remarquer qu'il est difficile que nos Latins, dont les oreilles sont délicates, qui dédaignent de comprendre les Ecritures, et sont seulement sensibles au charme de l'éloquence, me pardonnent si je parle avec prolixité.


A LA VIERGE EUSTOCHIA.


Sur son commentaire du prophète Isaïe.

Lettre écrite en 411.

J'ai fini le premier livre d'Isaïe, ce que j'ai fait rapidement et comme j'ai pu, et non comme je l'aurais voulu. Je me suis appliqué à rendre le sens littéral plutôt qu'à faire des phrases.

Tout ce qu'il y a en moi de vigueur et d'amour, je l'offre à Dieu.

Joignez-vous donc à Moïse, Eustochia, vierge de Jésus-Christ, et élevez avec lui les mains vers le Seigneur pendant que je travaille à l'explication de l'Ecriture, afin qu'après être sorti de l’Egypte et avoir traversé la mer Rouge nous soyons vainqueurs d'Amalec (ce mot signifie dévorant). Nous pourrons chanter ainsi avec vous : " Béni soit le Seigneur, mon Dieu, qui forme mes mains aux combats et mes doigts à la guerre. "


A LA VIERGE EUSTOCHIA.


Sur la vision du prophète Isaïe. — Difficulté d'expliquer, cette vision.

En 411.

Je ne suis point effrayé de l'étendue des volumes que renferme le commentaire du prophète Isaïe. Quand il faut passer quelque chose, c'est au détriment de l'intelligence. C'est pourquoi j'ai placé à chaque livre de courtes préfaces qui seront seulement pour le nombre et

l'ordre. Je vous prie, Eustochia, vierge de Jésus-Christ, de m'aider par vos prières dans l'explication d'une vision fort difficile, dans laquelle on voit Dieu tout-puissant, dans toute sa majesté, entouré de deux Séraphins, criant: Saint, saint, saint, Seigneur, Dieu des armées, toute la terre est remplie de sa gloire; et où le voile du temple ébranlé fut déchiré, et la mai. son de Judas remplie des ténèbres de l'erreur; et auprès de cette gloire divine le prophète disant qu'il a des lèvres impures, qu'il habite au milieu d'un peuple blasphémateur, et criant d'une voix impie: " Crucifiez-le, crucifiez-le, nous n'avons d'autre roi que César; " et un Séraphin envoyé vers Isaïe pour lui purifier les lèvres avec un charbon de feu pris à l'autel; et cependant le peuple restait impur.


A LA VIERGE EUSTOCHIA.


Que les lecteurs frivoles sont en majorité et les lecteurs sérieux en minorité. — Que Platon est difficile à comprendre. — Que le mérite seul prévaut devant le Christ.

Lettre écrite en 412.

Il n'y a point d'écrivain si sot qui ne trouve un sot lecteur, et le nombre de ceux qui parcourent les contes frivoles est beaucoup plus considérable que le nombre de ceux qui lisent les livres de Platon ; car, dans l'un, il y a distraction et amusement, dans l'autre, difficulté et travail. Enfin, celui qui a interprété Tullius avance ne pas comprendre Timée, discutant sur l'harmonie du monde, le cours et le nombre des astres. Mais des troupes d'enfants chantent en riant dans les écoles le Testament de Grunhius Corocotta Sorcillus. Que Lucius Lavinius se réjouisse de ses témoins, ou plutôt de ses partisans, et qu'il l'emporte par le nombre, parce que peut-être il a vaincu par l’esprit. Pour moi le témoignage d'un petit nombre me suffit, et je me contente des éloges de quelques amis qui, en parcourant mes ouvrages, sont conduits par l'amitié et le zèle de l'Ecriture. Je crois qu d yen a quelques-uns qui s'efforcent de dénaturer ces paroles que je vous adresse, ô Eustochia, ne faisant pas attention que Holda, Anne, Debbora, ont prophétisé, au milieu du silence des hommes ; et que, dans la servitude du Christ, ce n'est pas la différence des sexes, mais le mérite qui prévaut.

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A LA VIERGE EUSTOCHIA.


Maladies fréquentes de Jérôme. — Il parle de sa mort prochaine; il n'a souci que du jugement de Dieu.

Lettre écrite en 413.

Le Seigneur qui regarde la terre et qui la fait trembler, qui touche les montagnes et qui les fait fumer, qui dit dans le cantique du Deutéronome : " Je tuerai et je donnerai la vie, je frapperai et je guérirai, " a fait aussi, par de fréquentes maladies, trembler ma chair, cette chair dont il est dit : "Vous êtes terre, et vous retournerez en terre. "

Et il me rappelle souvent à moi, qui oublie la fragilité de la rature humaine, que je suis homme d'abord, vieux, et sur le point de mourir. C'est à ce sujet que l'Ecclésiaste dit: " De quoi vous glorifiez-vous, terre et poussière? " Le Seigneur, qui m'avait frappé de maladie, m'a guéri avec une incroyable promptitude; il l'avait l'ait plutôt pour m'effrayer que pour me châtier. C'est pourquoi, sachant à qui appartient tout ce qui a vie, et que peut-être ma mort n'est différée que pour terminer le travail entrepris sur les prophètes, je m'y livre tout entier. Et comme enfermé dans une caverne, je contemple, non sans gémissements et sans douleur, les naufrages et les révolutions de ce monde; n'ayant aucun souci des choses présentes, mais des futures, ne redoutant ni le bruit ni les propos des hommes, mais redoutant le jugement de Dieu.

Et vous, Eustochia, vierge du Christ, qui m'avez secouru de vos prières dans ma maladie, demandez pour moi la grâce du Christ afin d'avoir l'esprit qui animait les prophètes en prédisant l'avenir: afin de pouvoir m'élever à la hauteur de leurs mystères, connaître la Parole de Dieu, que l'âme comprend et non le corps, et pouvoir dire avec le prophète : " Seigneur, donnez-moi la connaissance de la science, afin de savoir quand il faut parler. "


A SAINT AUGUSTIN.


Compliments à saint Augustin. — Rareté en orient des copistes latins. — Vol des manuscrits de saint Jérôme.

En 416.

J'ai reçu votre cher fils et mon très cher frère, le prêtre Orose, avec toutes les marques d'estime et d'amitié que je devais et à son propre mérite et à votre recommandation. Mais il est arrivé ici dans un fâcheux moment, où j'ai cru qu'il était plus à propos de me taire que de parler, ce que je ne pouvais faire d'ailleurs sans interrompre mes études et perdre mon temps à des écrits remplis d'aigreur, et qu'Appius appelle " l'éloquence des chiens. " C'est ce qui m'a empêché de répondre aux deux livres que vous avez eu la bonté de m'envoyer, et où vous montrez beaucoup d'érudition et d'éloquence. Quand je parle d'y faire réponse, ce n'est pas que j'y trouve matière à critique, mais c'est que, selon l'apôtre saint Paul, " chacun abonde en son sens, l'un d'une manière et l'autre d'une autre. " Au reste vous avez épuisé le sujet en ramassant et en expliquant tout ce qu'un sublime génie est capable de tirer du fond des saintes Ecritures. Souffrez un peu, je vous prie, que je vous loue à cette occasion. Lorsque nos envieux, et particulièrement les hérétiques, sauront que nous sommes partagés, vous et moi, sur le sens des Ecritures, ils ne manqueront pas de dire que l'aigreur et la passion ont fait naître nos disputes; mais pour moi j'aurai toujours de l'amitié, du respect, de l'estime et de l'admiration pour vous, et je soutiendrai vos sentiments comme les miens propres; aussi vous ai-je cité avec éloge dans un dialogue contre les Pélagiens, que j'ai donné depuis peu au public. Au lieu donc de nous amuser à disputer, travaillons de concert à exterminer ces pernicieux hérétiques, qui, par une patience affectée, l'ont semblant de désavouer leurs erreurs, afin de pouvoir les débiter plus librement, et qui ne prennent tant de soin de cacher le venin de leur hérésie, que pour éviter la honte de la voir bannir d'entre les fidèles, et expirer sous les anathèmes de l'Eglise.

Vos saintes et vénérables filles, Eustochia et Paula (1), marchent toujours dans les sentiers de la vertu d'une manière digne de leur naissance et des salutaires avis que vous leur avez donnés. Elles vous présentent leurs très humbles respects, aussi bien que tous les frères qui servent ici le Seigneur avec nous. Nous avons envoyé à Ravenne, dès l'année passée, le saint prêtre Firmus, pour prendre soin de leurs affaires; il doit passer de là en Sicile et en Afrique, où je crois qu'il est déjà arrivé. Je vous prie de saluer de ma part votre sainte communauté, et de faire tenir au saint prêtre Firmus les lettres que je lui écris, si elles tombent entre vos mains. Je vous demande toujours quelque part à votre souvenir, et prie notre Seigneur Jésus-Christ de vous conserver en santé.

Nous avons ici très peu de copistes capables de transcrire les livres latins; c'est ce qui m'empêche de faire ce que vous souhaitez de moi, surtout à l'égard de la version des Septante, qui est remplie d'obèles et d'astérisques; car on m'a volé une partie de ce que j'avais déjà fait.

(1) Paula la jeune.




Jérôme - Lettres - A ABIGAUS, PRETRE ESPAGNOL.