Jérôme - Lettres


OEUVRES DE SAINT JEROME - SERIE VI



Publiées par M. BENOIT MATOUGUES,

sous la Direction

DE M. L. AIME-MARTIN.

PARIS AUGUSTE DESREZ,IMPRIMEUR-EDITEUR

Rue Neuve-Des-Petits-Champs, n°50.

MDCCCXXXVIII

Abbaye Saint Benoît de Port-Valais

CH-1897 Le Bouveret (VS)



Source : http://www.abbaye-saint-benoit.ch/



CORRESPONDANCE (Tomes I et II)



A THEODOTIUS ET A QUELQUES AUTRES SOLITAIRES. IL SE RECOMMANDE A LEURS PRIERES.


Lettre écrite du désert, en 370.

Que je voudrais bien être maintenant avec vous, et, tout indigne que je suis de vous voir, que j'aurais de joie d'embrasser tous vos frères! Je verrais une solitude plus agréable que toutes les villes du monde, et des déserts habités, comme le Paradis terrestre, par une multitude de saints. Mais puisqu'un aussi grand pécheur que moi ne mérite pas de vivre en votre compagnie, je vous conjure du moins (et je suis sûr que vous pouvez obtenir cette grâce pour moi) de prier Dieu qu'il me délivre des ténèbres de ce monde. Je vous l'ai déjà dit de bouche, je vous le répète encore aujourd'hui dans cette lettre ; il n'y a rien que je souhaite avec tant de passion que de me voir affranchi de la servitude du siècle. Ménagez-moi donc par vos prières cette heureuse liberté. C'est à moi de vouloir, mais c'est à vous de m'obtenir la grâce de pouvoir exécuter ce que je veux. Je suis comme une brebis malade qui s'est écartée du troupeau; à moins que le bon pasteur ne me charge sur ses épaules pour me reporter à la bergerie, je serai toujours faible et chancelant, et je tomberai même lorsque je ferai tous mes efforts pour me relever. Je suis cet enfant prodigue qui ai consumé dans la débauche tout ce que mon père m'avait donné, et qui, toujours enchanté des plaisirs du monde, ai négligé jusqu'à ce jour de venir lui demander pardon de mes égarements. Comme tout ce que j'ai fait pour renoncer à mes désordres s'est borné à d'inutiles désirs et à de vains projets de conversion, le démon ne cesse de me tendre de nouveaux piéges et de me susciter de nouveaux obstacles. Il me semble qu'une vaste mer m’environne de tous côtés; et dans la situation où je me trouve, je ne saurais ni reculer ni avancer. C'est donc de vos prières que j'attends le vent favorable du Saint-Esprit pour continuer ma course, et pour arriver heureusement au port.


A CHROMATIUS, JOVINUS ET EUSEBE. IL RECOMMANDE SA SOEUR ET LUI A LEURS PRIERES.


Lettre écrite du désert, en 370.

Je n'ai pas cru devoir vous faire mes compliments à part, ni séparer dans ma lettre des amis qui s'aiment avec tant de tendresse; car l'union que la nature a formée entre les deux frères (1) n'est ni plus forte ni plus étroite que celle que l'amitié a fait naître entre les trois amis. J'aurais même souhaité pouvoir renfermer vos trois noms en un seul, comme votre lettre semblait m'y engager, afin de faire voir trois personnes dans un seul ami, et trois amis dans une seule personne.

Evagre (2) m'a envoyé votre lettre dans ce vaste désert qui s'étend entre la Syrie et le pays des Sarrazins. La joie qu'elle m'a causée surpasse celle qu'eurent autrefois les Romains, lorsqu'après la bataille de Cannes ils virent renaître la gloire de leur empire par la défaite de l'armée d'Annibal que Marcellus tailla en pièces près de Nole. Quoique notre cher Evagre, qui m'aime comme lui-même, vienne

(1) Chromatius et Eusèbe.

(2) Cet Evagre avait accompagné saint Jérôme dans sou voyage de Syrie; mais il le quitta à Antioche. Il était prêtre de cette Eglise et il en fut fait évêque à la place de Paulin en 389. Il continua toujours à venir voir et à aider saint Jérôme dans son désert. Il ne faut pas le confondre avec Evagre de Pont, fameux Origéniste et ennemi déclaré du saint.

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me voir très souvent, cependant comme nous sommes fort éloignés l'un de l'autre, j'éprouve autant de chagrin de son absence que j'avais eu de consolation en vivant avec lui dans le désert.

Je ne suis occupé maintenant que de votre lettre ; tout mon plaisir est de la tenir et de la lire sans cesse. Seule elle parle latin dans un pays où l'on doit se taire, si l'on ne veut apprendre un langage à demi barbare. Toutes les fois que je regarde les caractères qu'une main qui m'est si connue y a tracés, et dans lesquels il me semble voir des personnes qui me sont si chères, je m'imagine ne plus être ici ou y être avec vous. Croyez l'amitié qui me fait parler et qui ne sait dissimuler ses sentiments: lorsque je vous écris, il me semble vous voir.

Au reste je suis fort surpris, et je ne puis m'empêcher de m'en plaindre d'abord, de ce qu'étant séparés par tant de terres et de mers, vous m'ayez écrit une lettre si courte. Peut-être avez-vous cru devoir agir de la sorte avec; moi, pour me punir de ce que j'ai négligé, comme vous me le marquez dans votre lettre, de vous donner de mes nouvelles. Je ne crois pas que le papier vous ait manqué, l'Egypte en fournit assez (1) ; et quand bien même Ptolémée en aurait défendu le commerce (2), le roi Attalus y aurait suppléé par les parchemins qu'il a envoyés de Pergame, et qu'on appelle encore aujourd'hui Pergamenaie du nom de cette ville. Est-ce que le messager était pressé de partir? Il n'y a point de lettre si longue qu'on ne puisse écrire dans une nuit. Aviez-vous quelque affaire pressante? Il n'en est point, si importante qu'elle puisse être, qui ne doive céder aux devoirs de la charité. Il faut donc ou que vous n'ayez pas voulu vous donner la peine de m'écrire plus au long, ou que vous ne m'en ayez pas jugé digne.

J'aime mieux vous accuser de négligence, que de me condamner moi-même sans raison, parce qu'il vous sera plus aisé de vous corriger de votre paresse, qu'à moi de m'attirer votre amitié et votre estime, si je ne l'ai pas encore.

(1) Le papier d'Egypte se faisait avec l'écorce d'un petit arbre ou d'une espèce de jonc appelé papyrus, d'où est venu le nom de papier.
(2) saint Jérôme fait ici allusion à ce que Pline rapporte, Hist., liv. XIII, chap. 11, "que Ptolémée, roi d'Egypte, jaloux de sa bibliothèque empêcha le commerce du papier, afin d'ôter aux autres nations le moyen de faire des livres; mais qu’Attalus, roi de Pergame, envoya à Rome des parchemins faits de peaux de bêtes.


Vous me mandez que Bonosus (1), semblable à un poisson, s'est retiré au milieu des eaux. Pour moi, tout souillé encore de mes anciennes iniquités, je cherche comme le scorpion et le basilic des lieux secs et arides. Bonosus écrase déjà la tête de la couleuvre, et moi je suis encore la pâture de ce serpent que Dieu condamna à manger la terre. Il touche déjà au dernier de ces degrés mystérieux dont parle le prophète-roi, tandis qu'occupé à pleurer mes péchés, je n'ai pas encore monté le premier. Je ne sais même si je pourrai jamais dire : " J'ai levé mes veux vers les montagnes, d'où me viendra du secours. " Parmi les orages et les agitations du siècle, il trouve dans son île, c'est-à-dire dans le sein de l'Eglise, un asile où il est à l'abri des tempêtes; et peut-être même qu'à l'exemple de saint Jean, il mange déjà ce livre mystérieux dont cet apôtre parle dans son Apocalypse; et moi enseveli encore dans le tombeau de nies crimes, et chargé des liens du péché, j'attends que le Seigneur me dise comme à Lazare : " Jérôme, venez dehors. " Enfin Bonosus " a porté sa ceinture au-delà de l'Euphrate; " (car, comme dit Job, " toute la force du démon consiste dans ses reins") il l'a " cachée dans le trou d'une pierre, " et l'ayant ensuite trouvée " toute pourrie; " il a chanté avec le prophète-roi: " Seigneur, vous êtes le maître de mes reins et de mon coeur; vous avez rompu mes liens; je vous offrirai un sacrifice de louanges. " Je me trouve dans une situation bien différente; car Nabuchodonosor m'a conduit à Babylone chargé de channes, je veux dire qu'il a jeté le trouble et la confusion dans mon coeur, et que m'assujettissant à son joug et me mettant un " cercle de fer au nez, " il m'a commandé de chanter les cantiques de Sion; mais je lui ai répondu: " Le Seigneur rompt les liens des captifs, le Seigneur éclaire les aveugles.. En un mot, pour achever la peinture que j'ai commencé à esquisser du bonheur de Bonosus et de ma misère, cet illustre solitaire est prêt à recevoir la couronne que Dieu lui destine, et moi je suis encore oteupé à implorer le pardon de mes péchés.

(1) Bonosus s'était retiré dans une île de la mer Adriatique. Voyez la lettre à Rufin, où saint Jérôme fait l'éloge de sa vertu et la description de son désert.

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La conversion de ma soeur est l'ouvrage du saint homme Julianus; c'est lui " qui a planté " cet arbre, c'est à vous " de l'arroser, et le Seigneur lui donnera de l'accroissement. " Jésus-Christ l'a ressuscitée, et me l'a rendue pour me consoler de la blessure mortelle que le démon lui avait faite. Mais après tout, je ne la crois pas encore en sûreté, et comme dit le poète :

Tout pour elle me paraît dangereux.

Vous savez que la jeunesse parcourt des routes où l'on trouve des pas bien glissants; j’y suis tombé moi-même, et si vous avez été assez heureux pour en sortir, ce n'a pas été sans crainte de succomber. Tel est l'état où je vois aujourd'hui ma soeur ; dans une circonstance si difficile, elle a besoin que chacun la console et la soutienne par des avis salutaires.

Je vous conjure donc de la consoler par vos lettres; et comme " la charité souffre " tout, engagez aussi l'évêque Valérien (1) à lui écrire pour la fortifier dans ses bons desseins ; car rien n'anime davantage les jeunes gens que de voir des personnes respectables leur témoigner de l'intérêt. Elle habite un pays qui est comme le centre de la barbarie; on n'y connais point d'autre Dieu que la table; on ne s'y occupe que du présent, sans penser à l'avenir: et le plus riche y passe pour le plus saint. Ajoutez à cela que ces peuples grossiers sont dirigés par le prêtre Lupicinius qui ne l'est pas moins qu'eux; " tel vase, tel couvercle, " comme dit le proverbe ; ou pour me servir du mot qui, au rapport de Lucilius, est le seul dont Crassus ait jamais ri, et qui fut dit en sa présence à l'occasion d'un âne qui mangeait des chardons : " Telles lèvres, telles laitues." C'est-à-dire que Lupicinius est un pilote faible et ignorant qui se mêle de gouverner un vaisseau à demi brisé et faisant eau de tous côtés ; que c'est un aveugle qui conduit d'autres aveugles dans le précipice; en un mot, que le pasteur ressemble au troupeau.

Je salue votre vertueuse mère (que je regarde aussi comme la mienne) avec tout le respect que vous savez que j'ai pour elle. Quoiqu'elle marche avec vous dans les voies de la sainteté, on peut dire néanmoins qu'elle vous y a devancé, puisqu'elle a mis au monde des saints qui ont été la richesse et la bénédiction de ses

(1) Evêque d'Aquilée.

entrailles. Je salue aussi vos soeurs qui sont si dignes de l'estime et de la vénération publiques. Après avoir triomphé de la faiblesse de leur sexe et des vanités du monde, elles tiennent à la main leurs lampes pleines d'huile et toujours allumées, en attendant l'arrivée de l'époux. Heureuse la maison où la veuve Anne demeure avec des vierges qui prophétisent, et deux Samuels élevés dans le temple (1) ! Heureuse la famille où l'on voit la mère des Machabées, couronnée de la gloire de son propre martyre et de celui de ses enfants! Quoique vous confessiez tous les jours Jésus-Christ en gardant ses commandements, vous l'avez confessé d'une manière plus éclatante et plus glorieuse pour vous, en empêchant que votre ville ne fût corrompue par l'arianisme. Peut-être serez-vous surpris de ce qu'à la fin de ma lettre j'aborde un nouveau sujet; mais puis-je empêcher ma bouche d'exprimer les sentiments de mon coeur? Le plaisir que,j'ai de m'entretenir avec vous m'emporte malgré moi au-delà des bornes d'une lettre. Je vous écris fort à la hâte, et vous ne trouverez aucun ordre dans mes paroles; mais l'amitié ne sait pas en avoir.


A NICEAS, SOUS-DIACRE D'AQUILEE. REPROCHES SUR SON SILENCE.



Lettre écrite du désert, en 371.

Turpilius, poète comique, parlant du commerce épistolaire, dit que c'est le seul moyen qui rend présents les absents. Cet auteur a dit vrai, quoique dans un sujet qui n'est qu'une pure fiction. En effet, n'est-ce pas en quelque façon voir et posséder ses amis, que de s'entretenir avec eux par lettres? Aussi le commerce en était-il établi parmi ces peuples barbares d'Italie qu'Ennus appelle Casques (2), qui, comme dit Cicéron dans ses livres de la Rhétorique, vivaient d'une manière sauvage. Comme le papier et le parchemin n'étaient pas encore connus, ils écrivaient ou sur des tablettes de

(1) Saint Jérôme compare ici Chromatius et Eusèbe son frère à Samuel, leur mère à Anne, fille de Phanuel, et leurs soeurs aux filles de Philippe, diacre, que l'Ecriture appelle prophétesses.

(2) Le mot casius, dans la langue des anciens Sabins, signifie vieux, ancien.

bois bien polies, ou sur des écorces d'arbres. De là vient qu'on appelait ceux qui portaient les lettres tabellarii, messagers; ceux qui les écrivaient, librarii, copistes, du mot liber, qui signifie cette petite écorce qui est immédiatement attachée au tronc de l'arbre. Si des hommes grossiers et sans aucune civilisation, avaient établi entre eux un commerce si doux et si agréable, comment pouvons-nous y renoncer, nous qui vivons dans un siècle où règnent la politesse et les beaux-arts? Chromatius et, Eusèbe son frère, qui ne sont pas moins unis par la conformité de leurs inclinations que par les liens de la nature, m'ont prévenu par leurs lettres, tandis que vous, mon cher Nicéas, qui venez de me quitter, vous rompez une amitié naissante, plutôt que vous ne l'affaiblissez; ce que Lelius condamne dans le livre que Cicéron a écrit sur l'amitié. Auriez-vous tant d’aversion pour l'Orient, que vous ne voudriez pas même que vos lettres y vinssent? Ah ! sortez, sortez de votre assoupissement et rompez enfin le silence. Accordez du moins une lettre à l'amitié; au milieu des douceurs que vous goûtez dans votre pays, souvenez-vous quelquefois des voyages que nous avons faits ensemble. Si vous m'aimez encore, je vous prie de me donner de vos nouvelles; si vous avez quelque sujet de chagrin contre moi, écrivez-moi toujours, même dans votre colère; il me sera toujours bien doux de recevoir des lettres d'un ami, quelque irrité qu'il puisse être.


A CHRYSOGONE, SOLITAIRE D'AQUILEE. REPROCHES EGALEMENT SUR SON SILENCE.


Lettre écrite du désert, en 372.

Héliodore, notre ami commun, et à qui vous n'êtes pas moins cher qu'à moi, a pu vous apprendre combien je vous aime, et quel plaisir j'ai à parler souvent de vous, à rappeler dans toutes les conversations les agréables moments que nous avons passés ensemble, à louer votre humilité, votre charité et toutes vos autres vertus. Cependant, mon cher Chrysogone, on peut dire que vous êtes de la nature des lynx, qui oublient les objets placés devant leurs yeux dès qu'ils tournent la tête pour regarder ailleurs; car vous avez perdu le souvenir de notre ancienne amitié, au point que vous avez entièrement effacé cette lettre qui est imprimée, connue dit saint Paul, dans le coeur de tous les chrétiens.

Quand les lynx dont je viens de vous parler rencontrent dans les bois des chevreuils ou des cerfs, ils ne les laissent point échapper, mais s'attachant à leur côté, ils les déchirent et les dévorent tout en courant. Ils ne songent à leur proie que lorsqu'ils ont faim, et quand ils sont rassasiés ils n'y pensent plus.

Pourquoi donc, mon cher Chrysogone, renoncer si vite à une amitié qui ne fait que de naître, et dont vous n'avez pas eu le temps de vous ennuyer? pourquoi abandonner un ami avant que de l'avoir possédé ? Comme les paresseux ne manquent jamais de prétexte pour justifier leur négligence, peut-être me direz-vous que vous n'aviez rien à m'apprendre; mais c'est cela même que vous deviez m'écrire, savoir : que vous n'aviez rien à me dire.


A CASTORINA, SA TANTE. IL LA CONJURE D'OUBLIER LEURS RESSENTIMENTS.


Lettre écrite du désert, en 372.

Saint Jean, qui a uni en sa personne la qualité d'apôtre et celle d'évangéliste, dit que " tout homme qui hait son frère est homicide." C'est bien avec raison qu'il parle de la sorte; car comme l'homicide est ordinairement l'effet de la haine, un coeur qui s'abandonne à cette furieuse passion est souvent coupable d'un meurtre dont la main est innocente. A quoi bon un tel début, me direz-vous, et que prétendez-vous par là? C'est de vous exhorter à bannir de votre coeur toute l'aigreur que nos anciens différends y ont fait naître, afin d'y préparer une demeure agréable au Seigneur. " Mettez-vous en colère, " dit David, " et ne péchez point; " c’est-à-dire, comme l'explique saint Paul: " Que le soleil ne se couche point sur votre colère."

Que deviendrons-nous au jour du jugement, nous que le soleil voit persévérer dans la haine, non pas durant un jour, mais depuis tant d'années? Jésus-Christ dit dans l'Evangile : " Si en présentant votre don à l'autel, vous vous souvenez que votre frère a quelque sujet de chagrin contre vous, laissez là votre don devant (457) l'autel, et allez vous réconcilier auparavant avec votre frère, et puis vous reviendrez offrir votre don. " Que je suis malheureux, (je ne puis pas en dire autant de vous,) d'avoir passé tant d'années sans offrir de dons à l'autel, ou d'avoir perdu par une haine invétérée tout le mérite de ceux que j'ai offerts ! Comment avons-nous pu dire tous les jours dans nos prières: " Pardonnez-nous nos offenses, comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés ;" puisque notre coeur n'était pas d'intelligence avec notre bouche, et que nos actions démentaient nos prières? Je vous prie donc encore aujourd'hui, comme je vous en ai déjà prié il y a plus d'un an, de vouloir bien entretenir avec moi cette paix que le Seigneur nous a laissée; il voit votre coeur et le mien, et avant qu'il soit peu, nous paraîtrons devant son tribunal, et nous y serons ou récompensés pour avoir fait la paix, ou punis pour l'avoir rompue. Que si vous ne voulez pas, ce qu'à Dieu ne plaise, étouffer vos anciens ressentiments, pour moi je ne laisserai pas d'être déchargé devant Dieu; et cette lettre que je vous écris suffira pour me justifier.


A EXUPERANTIUS. HOMME DE GUERRE. IL L'EXHORTE A MEPRISER LES RICHESSES. En 372.


De tous les avantages que j'ai retirés de l'amitié qu'a pour moi notre saint frère Quintilien, le plus grand, à mon gré, est l'union de coeur et d'esprit qu'il m'a fait contracter avec vous sans vous avoir jamais vu. Qui pourrait en effet se défendre d'aimer un homme qui mène sous un habit de soldat la vie d'un prophète; et qui, malgré les engagements de " l'homme extérieur " tout occupé, ce semble, des choses du monde, conserve toute l'innocence de " l'homme intérieur créé à l'image de Dieu? " Aussi ai-je désiré entretenir une correspondance avec vous; et je vous prie de me procurer l'occasion de vous écrire plus souvent, afin que je puisse le faire avec plus de liberté.

Je me contente aujourd'hui de vous rappeler ces paroles de l'apôtre saint Paul : "Etes-vous lié avec une femme, ne cherchez point à vous délier; êtes-vous libre, ne cherchez point de femme." C'est-à-dire, ne vous engagez point dans un état qui vous prive de votre liberté ; ce qui fait voir que les engagements du mariage sont de véritables liens. Or être lié, c'est être esclave; être délié, c'est être libre.

Pour vous, qui jouissez de la liberté de Jésus-Christ; qui, sous les dehors d'une vie toute mondaine, remplissez tous les devoirs d'un véritable chrétien; qui êtes presque arrivé " au haut du toit, n'en descendez point pour prendre vos habits, ne regardez point derrière vous et ne quittez point la charrue après y avoir mis la main. " Suivez plutôt l'exemple de Joseph, et abandonnez comme lui votre manteau à une femme égyptienne, pour suivre tout nu le Sauveur qui dit dans l'Evangile : " Quiconque ne renonce pas à tout et ne me suit pas en portant sa croix, ne peut être mon disciple." Déchargez-vous du pesant fardeau des biens de la terre, et ne cherchez point des richesses que l'Evangile compare à la bosse des chameaux. Elevez-vous au ciel dans un dépouillement et un dégagement parfait de toutes les choses du monde, de peur qu'accablé par le poids des richesses, vous ne puissiez arriver au comble de la perfection.

Si je vous parle de la sorte, ce n'est pas qu'on m'ait dit que vous soyez avare, mais c'est que je suis persuadé que vous ne continuez à porter les armes qu'afin d'amasser des biens dont Jésus-Christ nous ordonne de nous défaire. Vous savez. qu'il commande aux riches de vendre tout ce qu'ils, possèdent, d'en donner le prix aux pauvres et après cela de le suivre. Si vous avez du bien, vous devez vous soumettre à cette loi; si vous n'en avez pas, pourquoi chercher ce que vous serez obligé de distribuer aux pauvres ? Il est certain que Jésus-Christ nous tient compte de tout, quand il voit en nous un sincère désir de lui plaire. Jamais personne n'a été plus pauvre que les Apôtres, et cependant jamais personne n'a tant quitté qu'eux pour l'amour du Sauveur. Le Fils de Dieu préféra à tous les riches cette pauvre veuve de l'Evangile qui ne mit dans le tronc que deux petites pièces de monnaie, parce qu'elle donnait tout ce qu'elle avait. N'amassez donc point des biens que vous serez contraint de donner, mais donnez ceux que vous avez déjà amassés, afin que Jésus-Christ reconnaisse par là le courage et le zèle de son nouveau soldat. Que ce Père transporté de joie aille au-devant de vous lorsque vous (458) reviendrez à lui d'un pays éloigné; qu'il ordonne qu'on vous habille, qu'on vous mette un anneau au doigt, qu'on tue pour vous le veau gras; et qu'il permette que, dégagé de l'amour du monde et des embarras du siècle, vous veniez bientôt nous voir avec notre saint frère Quintilien. Je vous écris cette lettre pour vous demander votre amitié; si vous voulez bien me l'accorder, je goûterai souvent avec vous le plaisir qu'il y a de s'entretenir avec ses amis.


A ANTOINE, SOLITAIRE. VIFS REPROCHES SON SILENCE.


Lettre écrite du désert, en 373.

Le Fils de Dieu, venu sur la terre pour enseigner l'humilité aux hommes, voyant ses disciples se disputer entre eux à qui aurait le premier rang, leur dit, en prenant un petit enfant par la main : " Si vous ne vous convertissez et si vous ne devenez semblables à ce petit enfant, vous n'entrerez point dans le royaume du ciel." Et de peur qu'on ne s'imaginât qu'il n'avait point souci de ce qu'il enseignait aux autres, il a pratiqué lui-même l'humilité en lavant les pieds à ses apôtres, donnant un baiser au perfide Judas, s'entretenant avec la Samaritaine, parlant du royaume du ciel pendant que Madeleine était assise auprès de lui, et ne voulant que de simples femmes pour premiers témoins de sa résurrection. N'est-ce point l'orgueil, au contraire, qui a précipité le premier des anges du haut de sa gloire dans l'abîme? :Le peuple juif, qui voulait" être salué sur les places publiques et tenir le premier rang dans les synagogues, " n'a-t-il pas été exterminé? et tous les avantages qu'il possédait ne sont-ils pas devenus la propriété des Gentils qui auparavant " n'étaient devant Dieu que comme une goutte d'eau? " Pour confondre les philosophes du siècle et les sages du monde, suivant l'Ecriture : " Dieu résiste aux superbes, et donne sa grâce aux humbles. " Quels hommes choisit le Seigneur ? de pauvres pêcheurs, saint Pierre et saint Jacques.

Considérez, pion frère, combien doit être énorme un vice dont Dieu se déclare l'ennemi, et qui le porte, dans l'Evangile, à dédaigner le pharisien orgueilleux, et à écouter favorablement l'humble publicain. Je vous ai déjà écrit au moins dix lettres, si je ne me trompe, pour vous assurer de mon estime et de mon amitié, et vous n'avez pas encore daigné me répondre un seul mot. Vous refusez de parler à votre frère; et cependant le Seigneur ne daigne-t-il pas s'entretenir avec ses serviteurs? Mais c'est me faire injure, direz-vous, que de me parler de la sorte. Si je ne craignais dans mon ressentiment de passer les bornes, attendu que je suis indigné de votre procédé à mon égard, je vous accablerais de tant de reproches, que vous m'écririez vite, ne fût-ce que par un mouvement de colère et d'indignation. Mais comme l'homme naturellement s'emporte et que le devoir du chrétien est de réprimer ces emportements, je consens à être encore aujourd'hui indulgent envers vous comme par le passé. Donnez-moi de vos nouvelles, et aimez-moi autant que je vous aime. Adieu.


A PAUL, VIEILLARD DE LA VILLE DE CONCORDIA. ELOGE DE SA VIEILLESSE.


Lettre écrite du désert, en 373.

La brièveté de la vie est la peine du péché et tant de personnes qu'une mort précipitée enlève souvent dès le berceau font assez voir que dans la suite des siècles, les hommes de jour en jour deviennent plus méchants et plus corrompus. Après que le premier homme, séduit par les artifices du serpent, eut été chassé du paradis terrestre, d'immortel qu'il était il devint sujet à la mort. Cependant, comme les hommes vivaient encore quelquefois plus de neuf cents ans, une vie si longue, qui pouvait presque passer pour une seconde immortalité, suspendit l'effet de la sentence qui les avait condamnés à mort.

La corruption du siècle augmentant de jour en jour, l'impiété des géants attira sur la terre un déluge universel; depuis cette inondation générale, qui fut comme une espèce de baptême dont Dieu se servit pour purifier le monde de la corruption du péché, la vie des hommes fut bornée à un petit nombre d'années; mais peu s'en faut que nous n'ayons encore perdu, par notre désobéissance aux ordres du ciel, cette courte durée de notre vie. En effet, où trouver des hommes qui vivent plus de cent ans, ou à qui la vie ne soit à charge quand ils sont arrivés à ce grand âge, comme l'Ecriture (459) le remarque dans ces paroles du Psalmiste: " Les jours de notre vie sont bornés à soixante-dix ans ou à quatre-vingts tout au plus. Si on va au-delà, le reste de la vie se passe dans les peines et dans la langueur."

A quoi bon, me direz-vous, prendre les choses de si haut, et pourquoi commencer par des récits si éloignés, qui pourraient donner occasion à des railleries piquantes où l'on appliquerait les paroles d'Horace : " il commence le récit de la guerre de Troye en parlant des oeufs de Léda? " Mais si je parle ainsi avec vous, c'est parce que j'ai dessein de faire l'éloge de vos cheveux blancs qui ressemblent à ceux que les prophètes ont donnés à Jésus-Christ dans leurs révélations.

On vous voit arriver à l'âge de cent ans, et toujours exact à garder les commandements du Seigneur; vous goûtez par avance, dans une heureuse vieillesse, le bonheur de la vie future. Vous avez encore la vue bonne, la démarche ferme, l'ouïe subtile, les dents blanches, la voix éclatante, le corps sain et robuste, un visage vermeil qui ne s'accorde point avec vos cheveux blancs, une vigueur qui dément votre âge. Vos longues années n'ont point diminué, comme chez beaucoup d'autres, la fidélité de la mémoire ; et la froideur du sang ne vous a rien fait perdre de la vivacité de l'esprit. Les rides n'ont point flétri votre visage; votre front paraît tout uni; quand vous écrivez sur des tablettes cirées, vous le faites d'une main ferme, sans qu'on y voie des lignes de travers. Le Seigneur a voulu nous montrer en votre personne une image de la résurrection future, pour nous apprendre que les incommodités que souffrent les autres vieillards dans un corps tout usé et à demi mort sont la punition du péché; et qu'au contraire, cette fleur de jeunesse que vous conservez dans un âge si avancé est la récompense de la vertu. Il est vrai qu'on voit quelquefois des pécheurs qui jouissent dans leur vieillesse d'une parfaite santé; mais c'est le démon qui la leur procure pour les entretenir dans leurs désordres; au lieu que c'est le Seigneur qui vous accorde celle dont vous jouissez, afin de vous faire passer cette vie avec joie.

Les plus habiles orateurs, parmi les Grecs (dont Cicéron, dans son plaidoyer pour Flavius, a remarqué la légèreté naturelle de l'esprit et la vanité de la science), se faisaient payer pour des louanges qu'ils accordaient à leurs rois et à leurs princes; c'est ce que je fais aujourd'hui; car je prétends que vous me récompensiez aussi pour celles que je viens de vous donner. Et ne pensez pas que je me borne à peu de chose; je ne vous demande pas moins que la parole de l'Evangile, je veux dire les paroles du Seigneur, qui sont des paroles chastes et pures.


A VINCENT, A L'OCCASION DE LA TRADUCTION DE QUATORZE HOMELIES D'ORIGENE, SUR LE PROPHETE JEREMIE. OPHTALMIE DE JEROME, SA PAUVRETE, SON MANQUE DE COPISTES.


Date incertaine

Vous me demandez, mon cher ami, une chose bien difficile et bien grave, c'est-à-dire que je fasse parler latin à Origène, afin que les Romains entendent la voix d'un homme qui, au sentiment de Didyme le savant, doit passer, après les Apôtres, pour le grand maître de toutes les Eglises. Mais pour deux raisons je ne puis répondre à vos justes désirs, et faire promptement ce que vous souhaitez avec tant d'ardeur; car d'un côté vous savez que je suis tourmenté cruellement d'une ophtalmie, occasionnée par un excès de travail; d'un autre côté, je suis si pauvre maintenant, que je ne puis appeler des copistes pour écrire ce que je leur dicterais. Je me contente donc, dans les circonstances actuelles, de vous donner quatorze homélies sur Jérémie, que j'ai traduites saris ordre il y a déjà longtemps, et un pareil nombre sur Ezéchiel, que j'ai dictées à diverses reprises. J'ai eu grand soin d'y conserver le style naturel et facile de cet auteur, persuadé qu'il faut mépriser l'art de l'éloquence quand on veut se rendre utile, puisque nous ne louons point en lui les expressions et les paroles, mais les vérités qu'il nous enseigne. Vous remarquerez que nous avons aussi d'Origène trois sortes d'ouvrages sur toute l'Ecriture; car il a fait sur certains endroits qui lui paraissent obscurs de petites notes que les Grecs appellent scholies, qui expliquent succinctement les difficultés que l'on rencontre en lisant les livres saints. Sa seconde espèce de livres consiste en homélies ou discours familiers qu'il prononçait devant le peuple ; et celles que je vous donne (460) aujourd'hui sont de ce genre-là. Enfin il a composé des volumes de commentaires qu'il appelle des thèmes ou grands traités, dans lesquels, abandonnant son esprit à toute son impétuosité, il s'élève pour pénétrer la hauteur et la profondeur de l'Ecriture et les sens les plus mystérieux. Vous désirez, je le sais, que je vous traduise ces divers ouvrages; mais je vous ai déjà fait connaître ce qui m'en empêche. Toutefois je vous promets, si Jésus-Christ me rend la santé par vos prières, que je traduirai plusieurs ouvrages d'Origène; car pour vous les promettre tous, ce serait une trop grande témérité. Ce que je ferai même ne sera qu'à la condition, comme je vous l'ai dit, que je dicterai, et que vous me fournirez des copistes.


A MARCELLA, POUR LA REMERCIER DE SES PRESENTS.


Date incertaine.

Nous faisons tout ce que nous pouvons les uns et les autres pour nous consoler mutuellement de notre absence. Vous nous envoyez des présents, et nous vous envoyons des lettres pour vous en remercier. Mais comme les présents que vous nous avez, envoyés conviennent à des vierges, il faut. développer ici ce qu'ils ont de mystérieux. Le sac est le symbole de l’oraison et du jeûne ; les tabourets apprennent à une vierge à ne point sortir de son monastère; les bougies lui font voir qu'elle doit toujours avoir sa lampe allumée en attendant l'arrivée de son époux ; les coupes l'instruisent de l'obligation où elle est de mortifier sa chair, et d'être toujours prête à souffrir le martyre, selon ce que dit le prophète-roi : " Que le calice du Seigneur, qui a la force d'enivrer, est admirable! " Enfin les petits éventails dont vous faites présent à nos soeurs, et qui servent à chasser les mouches, marquent qu'on doit avoir soin d'étouffer dès leur naissance les désirs déréglés de la chair, parce que " les mouches qui meurent dans le parfum en gâtent la bonne odeur. " Voilà des instructions pour les vierges et pour les femmes. Ces présents me conviennent aussi parfaitement bien, quoique dans un sens différent; car les tabourets sont propres aux gens oisifs ; le sac est nécessaire aux pécheurs qui font pénitence, et la coupe à ceux qui boivent. Ceux même qui, la nuit, sont troublés par une conscience inquiète et coupable, sont bien aises d'avoir une bougie allumée pour dissiper leurs craintes et calmer l'agitation de leur esprit.



Jérôme - Lettres