Jérôme - Lettres - A EUSTOCHIA. Sur le même sujet.

A EUSTOCHIA. Sur le même sujet.


Date incertaine.

A juger des choses par les apparences, la lettre, les bracelets et les pigeons que vous m'avez envoyés, sont des présents de peu de valeur; mais l'affection avec laquelle vous me les avez faits, leur donne tout leur prix et me les rend importants. Cependant, comme Dieu défendait, dans l'ancienne loi, d'offrir du miel dans les sacrifices qu'on lui offrait, aussi avez-vous su l'art de mélanger, pour ainsi dire, vos présents, et de mêler l'amertume à vos douceurs. Les choses les plus agréables et les plus douces, selon Dieu, paraissent fades et insipides, à moins qu'on n'ait soin de les relever par les traits de quelque vérité un peu piquante. L'amertume est l'assaisonnement de la Pâque de Jésus-Christ; mais comme nous célébrons aujourd'hui la fête de saint Pierre, il est juste de passer cette journée un peu plus agréablement que les autres, de manière néanmoins à ne pas trop nous écarter de nos pratiques ordinaires, et à mêler toujours à nos réjouissances quelque trait de l'Ecriture sainte.

Nous lisons dans les livres saints que le Seigneur mit des bracelets aux bras de Jérusalem, que Jérémie donna une lettre à Baruch, et que le Saint-Esprit descendit sous la forme d'une colombe. Pour rendre cette lettre plus piquante et vous rappeler celle que je vous ai écrite autrefois (1), prenez garde, je vous prie, d'abandonner la pratique des bonnes oeuvres, qui sont vos véritables ornements et qui doivent vous tenir lieu de bracelets; craignez de déchirer " la lettre qui est écrite dans votre coeur, " de même qu'un roi (2) impie arracha celle que Jérémie avait donnée à Baruch ; craignez enfin que le prophète Osée ne vous dise comme à Ephraïm " Vous êtes devenue semblable à une colombe sans intelligence. "

(1) Saint Jérôme veut parler du livre de la virginité qu'il dédia à Eustochia, et contre lequel tout nome se déchaîna, comme il le dit lui-même dans sa lettre à Népotien.

(2) Joachim, roi de Juda.

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Votre style, me direz-vous, est un peu trop mordant, et je ne m'attendais pas à recevoir une semblable lettre un jour de fête. Vous vous l'êtes attirée, cette lettre, par l'amertume que vous avez mêlée aux présents que vous m'avez envoyés; je veux aujourd'hui vous rendre la pareille, et mêler un peu d'aigreur à mes compliments. Mais afin de vous ôter l'idée que j'ai dessein de diminuer le prix de vos présents, je vous remercie aussi du panier de cerises que vous m'avez envoyé; elles m'ont paru si fraîches et si vermeilles, que j'ai cru que Lucullus ne faisait que de les apporter; (car ce fut lui qui, après avoir conquis le Pont et l'Arménie, apporta le premier de Cerasonte à Rome cette sorte de fruit, qui a pris son nom du pays où il croit). Puisque l'Ecriture sainte nous parle " d’un panier plein de figues " et qu'elle ne dit rien des cerises, j'appliquerai à celles-ci ce qu'elle dit de celles-là. Je désire donc que vous soyez comme ces figues que Jérémie vit devant le temple de Dieu, et dont le Seigneur disait

" Celles qui sont bonnes sont très bonnes. " En effet, le Sauveur ne veut rien de médiocre, il prend ses délices dans une âme toute de feu; il ne rebute pas même celle qui est toute de glace, mais il nous assure dans l'Apocalypse, qu'il rejette les âmes tièdes et languissantes. Nous devons donc avoir soin de passer la fête que nous célébrons aujourd'hui, non pas dans les festins, mais dans une joie toute spirituelle ; car ce serait une chose indigne de vouloir honorer par la bonne chère un martyr qui s'est rendu agréable à Dieu par ses jeûnes. Mangez en sorte que vous puissiez vous appliquer à l'oraison et à la lecture immédiatement après le repas; et si quelqu'un n'approuve pas votre conduite en cela, dites-lui avec l'apôtre saint Paul : " Si je voulais encore plaire aux hommes, je ne serais pas servante de Jésus-Christ. "


AU DIACRE JULIANUS. IL CHERCHE A SE JUSTIFIER DE SON SILENCE.


Lettre écrite du désert, en 375.

On dit ordinairement qu'on ne croit pas les menteurs, lors même qu'ils disent la vérité. Les reproches que vous m'adressez au sujet de mon silence me font assez connaître votre opinion en cette circonstance. Vous dirai-je que je vous ai écrit plusieurs lettres, et qu'il faut que les messagers n'aient pas eu soin de vous les remettre? C'est là, me direz-vous, l'excuse ordinaire de tous ceux qui sont paresseux à écrire. Dirai-je que je n'ai trouvé personne pour vous faire tenir mes lettres? Vous me répondrez que je n'ai pas manqué d'occasions. Vous soutiendrai-je que je n'en ai laissé échapper aucune ? Ceux que j'ai chargés de mes lettres, et qui ne vous les ont point rendues, prétendront que je ne les leur ai point remises; de manière que nous ne pourrons jamais, éloignés que nous sommes l'un de l'autre, nous assurer de la vérité. Que ferai-je donc? je vous demanderai pardon; tout innocent que je suis, je crois qu'il m'est plus avantageux de demander la paix que de tenir ferme pour prolonger le combat. Je pourrais néanmoins vous dire pour ma justification qu'une maladie continuelle, jointe aux chagrins dont je suis accablé, m'a réduit à une telle extrémité et mené si près du tombeau qu'à peine pouvais-je alors me connaître moi-même. Et afin que vous ne doutiez pas de ce que je dis, j'imiterai les orateurs et je vous citerai les témoins, après avoir employé les raisons pour me défendre. Notre frère Héliodore était ici dans le temps que j'étais malade; il était venu dans le dessein de demeurer avec moi dans le désert, mais mes péchés l'en ont chassé. Au reste, si mon silence m'a rendu criminel, je sais le secret de réparer ma faute; c'est de vous écrire souvent. C'est ainsi qu'en jugeait Horace lorsqu'il dit : " Le défaut commun à tous les musiciens est de se faire beaucoup prier pour chanter, et de ne pouvoir se taire lorsqu'on ne leur dit rien." Je vais donc désormais vous accabler de tant de lettres, que vous serez le premier à me prier de ne plus vous écrire.

J'ai bien de la joie de ce que ma soeur, qui est votre fille en Jésus-Christ, continue à bien faire, et je vous remercie de m'avoir appris le premier cette bonne nouvelle; car je suis ici dans un lieu où, bien loin de savoir ce qui se passe en notre pays, j'ignore même s'il existe encore.

Quoique l'hydre espagnole soit toujours animée contre moi, je crains si peu le jugement des hommes (car je dois un jour avoir un juge équitable), que je dis avec le poète : " Quand même l'univers s'écroulerait, je resterais impassible sur ses ruines. "

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Rappelez-vous, je vous prie, le précepte de l'Apôtre : " Que vos bonnes oeuvres doivent être continuelles, afin que vous obteniez du Seigneur une récompense," et consolez-moi en me parlant souvent de la gloire que nous devons avoir en Jésus-Christ.


A INNOCENTIUS. HISTOIRE LAMENTABLE D’UNE FEMME ACCUSEE D’ADULTERE PAR SON MARI.


Lettre écrite du désert, en 373.

Vous m'avez prié plusieurs fois, mon cher Innocentius, d'écrire l'histoire d'un prodige arrivé de nos jours. J'ai toujours refusé par modestie, et je sens même aujourd'hui que je vous parlais alors très sincèrement, ne me croyant pas capable d'exécuter ce que vous souhaitiez de moi, soit parce que l'esprit de l'homme est trop faible et trop borné pour louer les oeuvres de Dieu; soit parce que je m'étais pour ainsi dire endormi dans une longue oisiveté, et que j'avais perdu le peu de facilité de m'exprimer que j'avais eue autrefois. Vous me représentiez au contraire que dans les choses de Dieu, on ne doit point envisager la grandeur de l'entreprise, qu'on ne doit consulter que son courage et son zèle, et qu'on ne peut jamais manquer de paroles quand on croit à celui qui est la parole de Dieu. Que ferai-je donc? Je n'ose vous refuser une chose qui est au-dessus de mes forces.

On veut que je gouverne un gros vaisseau sur une mer agitée de tempêtes, moi qui suis sans expérience et qui n'ai pas encore essayé de conduire une petite barque sur un lac. Déjà la terre disparaît à mes yeux ; de quelque côté que je me retourne, je ne vois plus que le ciel et la mer; une nuit affreuse et d'épaisses ténèbres se répandent sur la surface des eaux, et les flots irrités sont tout blancs d'écume. Cependant vous m'exhortez à déployer les voiles, à étendre les cordages, à prendre le gouvernail; je vais donc vous obéir, et comme la charité ne trouve rien d'impossible, j'espère, avec l'assistance du Saint-Esprit, avoir de quoi me consoler, quelque succès qu'ait mon voyage. Si j'arrive heureusement au port, je passerai pour un philosophe; et si je m'embarrasse dans des détours difficiles d'où je ne puisse me retirer, vous pourrez peut-être me reprocher mon incapacité, mais vous ne pourrez pas vous plaindre de mon obéissance, ni de mon zèle à vous servir.

Verceil est une ville de la Ligurie, située au pied des Alpes; elle était autrefois fort considérable, mais aujourd'hui elle est à demi ruinée et presque déserte. Le consulaire y étant allé faire la visite selon sa coutume, fit mettre en prison un jeune homme et une femme que son mari avait accusée d'adultère. Quelque temps après on fit appliquer le jeune homme à la question; on lui déchira tout le corps avec des ongles de fer, afin de lui arracher la vérité par la violence des tourments. Une courte mort lui paraissant préférable à de longs supplices, il accusa la femme en se trahissant lui-même. Ce malheureux, qui était seul à plaindre, fut donc condamné à perdre la tête; cette punition lui était due avec justice, puisque, par son mensonge, il ôtait à la femme, faussement accusée, la seule ressource qui restât à son innocence.

On étendit celle-ci sur le chevalet, et on lui lia derrière le dos des mains que l'infection d'un horrible cachot avait déjà flétries. Elle s'éleva par son courage au-dessus des faiblesses de son sexe, et levant au ciel des yeux baignés de larmes, et qui de tous les membres de son corps étaient les seuls que le bourreau n'avait pu charger de chaînes. : " Vous savez, disait-elle, mon Seigneur Jésus, vous à qui rien n'est caché et qui sondez les reins et les coeurs, vous savez que ce n'est point l'appréhension de la mort qui m'oblige à nier le crime dont je suis accusée, mais que c'est la seule crainte du péché qui m'empêche de mentir. Et toi, malheureux, disait-elle au jeune homme, si la mort a tant d'attraits pour toi, pourquoi veux-tu faire mourir à la fois deux personnes innocentes? Pour moi, je souhaite aussi de mourir, et je ne crains point de perdre ma vie, qui m'est devenue à charge; mais je ne veux point en sortir souillée d'un crime infâme que je n'ai point commis. Je présenterai la tête au bourreau et je recevrai le coup de la mort sans crainte, mais je mourrai avec innocence; et ce n'est point mourir que de mourir pour vivre. "

Le consulaire, semblable à une bête toujours altérée du sang dont elle a une fois goûté, se repaît de ce cruel spectacle; il commande (463) qu'on redouble les tourments, et, grinçant les dents de rage, il menace le bourreau des mêmes supplices, s'il ne fait avouer à une femme ce qu'un homme n'avait pas eu la force de nier. " Secourez-moi, mon Seigneur Jésus, s'écriait cette femme innocente; on a bien inventé d'autres supplices pour vous." Le bourreau donc l'attache à un poteau par les cheveux, l'étend et la lie plus fortement sur le chevalet, lui brûle les pieds, lui déchire le sein, lui perce les côtés; mais toutes ces tortures ne sont point capables de l'ébranler. Elevée par la grandeur et la fermeté de son âme au-dessus des sentiments du corps, et jouissant des consolations intérieures que donne une conscience pure et innocente, elle paraissait insensible au milieu des plus cruels supplices. Le juge se sentant vaincu s'emporte de colère, et la femme toujours tranquille fait sa prière à Dieu; on lui brise tout le corps, et elle lève les yeux au ciel. Le jeune homme veut la rendre complice d'un crime qu'il n'a point commis; elle le nie pour lui, et s'expose elle-même au péril pour l'en dégager. " Croyez-moi, disait-elle, brûlez-moi, déchirez-moi, je suis innocente du crime dont on m'accuse; si on n'ajoute pas foi à mes paroles, j'ai mon juge, et un jour viendra où la vérité sera connue. "

Enfin le bourreau, las de la tourmenter, gémissait lui-même de la voir souffrir; il ne pouvait plus trouver sur elle de place pour y faire de nouvelles plaies, et la cruauté vaincue ne pouvait sans horreur regarder un corps qu'elle venait de mettre en pièces. Alors le consulaire transporté de colère, dit à ceux qui étaient présents à ce spectacle : " Pourquoi vous étonner, messieurs, que cette femme aime mieux souffrir la rigueur des tourments que de se voir condamner à mort? Une personne ne peut pas commettre un adultère sans avoir un complice, et il est bien plus naturel à un coupable de nier un crime qu'à un innocent de le confesser." Le juge donc prononce contre eux une même sentence, et le bourreau les mène au lieu du supplice. Tout le peuple accourt à ce spectacle ; on dirait que les citoyens abandonnent leur ville pour aller s'établir ailleurs, et la foule est si grande qu'à peine peuvent-ils passer par les portes. D'abord le bourreau fait sauter la tête au jeune homme du premier coup, et le laisse nageant dans son sang; il vient ensuite à la femme, la fait mettre à genoux, et tirant son glaive, il lui en décharge un coup de toutes ses forces; mais à peine l'eut-il touchée que son glaive s'arrêta et ne fit qu'effleurer la peau d'où il sortit un peu de sang. L'exécuteur, étonné de sa faiblesse et honteux, recommença; mais il ne fut pas plus heureux que la première fois, et comme si le glaive n'eût osé toucher la femme, il s'amollit et s'émousse sur son cou sans lui faire de mal. Alors le bourreau, tout hors d'haleine et furieux, jette son paludamentum en arrière, et ramassant toutes ses forces pour décharger encore un coup, il fait sauter sans s'en apercevoir, l'agrafe de sa chlamyde. "Voici une agrafe d'or, lui dit cette femme, que vous avez laissée tomber; ramassez-la, de peur de perdre ce que vous n'avez gagné qu'avec beaucoup de peine. " Quelle intrépidité ! Elle reçoit avec joie des coups qui font pâlir son propre bourreau; elle a des yeux pour voir une agrafe, et elle n'en a point pour voir l'épée qui doit lui donner le coup de la mort ; et comme si c'était peu pour elle de ne pas craindre de perdre la vie, elle rend encore un bon office à celui qui veut la lui ravir. Elle reçut donc un troisième coup sans en être endommagée; preuve sensible qu'elle était sous la protection de la sainte Trinité. L'exécuteur effrayé, et ne se fiant plus au tranchant de son épée, voulut la lui enfoncer dans la gorge; mais, par un prodige étonnant et inouï jusqu'alors, le glaive se replia vers le pommeau, comme s'il eût voulu regarder son maître et lui avouer son impuissance et sa défaite.

Souvenons-nous ici que les trois enfants hébreux, au lieu de pleurer chantèrent des hymnes au Seigneur parmi les flammes qui, ayant perdu leur vivacité naturelle, se jouaient pour ainsi dire, autour de leurs habits et de leurs cheveux sans les endommager. Rappelons-nous l'histoire de Daniel que les lions intimidés caressèrent avec leur queue, n'osant pas toucher à ce saint homme qu'on leur avait donné en proie. Remettons-nous devant les yeux la constance et la foi d'une Suzanne, qui, ayant été injustement condamnée à mort, fut sauvée par un jeune homme rempli du Saint-Esprit. Le Seigneur prit également les intérêts de ces deux femmes innocentes; Suzanne fut sauvée par son propre juge, et celle dont nous parlons, ayant été (464) condamnée à mort par le juge, en fut délivrée par le glaive de son propre bourreau.

Enfin tout le peuple prend le parti de cette femme innocente et s'arme pour sa défense. Tous ceux qui étaient présents, sans exception ni d'âge ni de sexe, se plaçant autour du bourreau, l'obligent par leurs cris à prendre la fuite. Chacun a peine à croire ce qu'il voit. Cette nouvelle met toute la ville en émotion ; et tous les licteurs étant venus au lieu du supplice, un d'entre eux, qui par sa charge était obligé de faire exécuter les criminels, s'avance, et se couvrant la tête de poussière : " Messieurs, dit-il aux assistants, si vous avez compassion de cette femme, et si vous voulez lui pardonner son crime et l’arracher à son supplice, il faut que je périsse et que je meure à sa place. Mais est-il juste qu'on me fasse périr, moi qui ne suis coupable d'aucun crime? " Tous les assistants, touchés de ses larmes et demeurant immobiles, changèrent tout à coup de sentiment, et crurent qu'ils devaient par charité abandonner celle qu'ils avaient voulu un peu auparavant sauver par charité. On fait donc venir un autre bourreau, avec une nouvelle épée; on lui présente cette innocente victime qui n'avait pour elle due Jésus-Christ; du premier coup il l'ébranle, du second il l'étourdit, du troisième il la blesse et l'abat à ses pieds. Quel prodige! cette femme, qui avait déjà reçu jusqu'à quatre coups sans en être endommagée, tombe comme morte peu de temps après, de peur qu'un innocent ne périsse pour elle.

Les clercs chargés du soin d'enterrer les morts ensevelissent ce corps sanglant, font une fosse, et se préparent à le porter en terre selon la coutume. Le soleil ayant pour ainsi dire précipité sa course, et la nuit, par une providence particulière de Dieu, étant survenue plus tôt qu'à l'ordinaire, on s'aperçut que le coeur de cette femme battait encore. En effet elle commence à ouvrir les yeux, elle revient à elle, elle respire, elle voit, elle, parle; elle se lève et a la force de dire : " Le Seigneur est mon aide, je ne craindrai point ce que l'homme pourra me faire. "

Dans ce temps-là, une vieille femme qui subsistait des aumônes de l'Eglise, vint à mourir; et comme si Dieu avait marqué exprès le moment de sa mort, on mit son corps dans le tombeau qu'on avait préparé pour l'autre. Dès la pointe du jour un licteur, possédé de l’esprit du démon, vient chercher le corps de cette innocente et demande à voir sa fosse, persuadé qu'elle est encore en vie, parce qu'il ne peut comprendre qu'elle ait pu mourir. Les clercs lui montrent la terre qu'on vient de jeter sur son corps, et qui est encore toute fraîche, en lui disant: " Déterrez des os déjà ensevelis, déclarez une nouvelle guerre à ce tombeau, mettez ce cadavre en pièces, et donnez-le en proie aux oiseaux et aux bêtes; portez votre cruauté au-delà du trépas contre une innocente qui a été frappée jusqu'à sept fois. "

Le licteur s'étant retiré confus, on porta cette femme dans une maison où on lui donna secrètement tous les secours dont elle avait besoin; mais de peur que les fréquentes visites du médecin ne fissent naître quelque soupçon, on la rasa et on l'envoya avec quelques vierges dans une métairie fort écartée, où elle demeura en habits d'homme jusqu'à ce qu'elle fût entièrement guérie de sa blessure. On a raison de dire qu'une justice trop exacte est souvent une grande injustice, puisqu'après tant de miracles que le ciel a faits en faveur de cette femme innocente, on veut encore la soumettre à la rigueur des lois.

La suite de cette histoire m'engage naturellement à vous parler de notre cher ami Evagre. Je n'ose me flatter de pouvoir dire tout ce que son zèle lui a fait entreprendre pour Jésus-Christ; mais d'ailleurs la joie que je ressens ne me permet pas de garder le silence. En effet, qui pourrait exprimer comment, toujours attentif aux démarches d'Auxence, il a ruiné les pernicieux desseins de ce tyran qui opprimait l'Eglise de Milan? Qui pourrait dire comment l'évêque de Rome, délivré par ses soins des piéges que le parti schismatique lui avait tendus et où il était près de tomber, a triomphé de ses ennemis et pardonné aux vaincus ? Mais le temps ne me permet pas d'écrire cette histoire; j'en laisse le soin à d'autres, et je me contente, pour finir celle que j'ai commencée, de dire qu'Evagre alla trouver exprès l'empereur, et qu'il sut si bien le fléchir par ses prières, le toucher par son zèle, le gagner par son mérite, que ce prince lui accorda la grâce de celle à qui le ciel avait conservé la vie.


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AUX VIERGES DE LA MONTAGNE D'HERMON.


Lettre écrite du désert, en 375.

La brièveté de ma lettre est une preuve de ma solitude, et c'est pourquoi j'ai resserré beaucoup de choses en un court espace; car je voulais m'entretenir plus longuement avec vous; mais le manque de papier me réduisait au silence. J'ai trouvé ainsi le secret de vaincre ma pauvreté, et de vous dire bien des choses dans une petite lettre. Jugez par là de l'affection que j'ai pour vous, puisque n'ayant pas de quoi vous écrire, je n'ai pas laissé que de le faire.

Au reste, je vous prie de pardonner à ma douleur. Je vous le dis, les larmes aux yeux,j'en suis véritablement touché. Après vous avoir écrit tant de fois, vous n'avez pas seulement daigné me répondre un seul mot. Je sais que " les ténèbres ne peuvent s'allier avec la lumière, " et qu'un pécheur comme moi est indigne d'avoir part à l'amitié des servantes de Dieu; mais je sais aussi qu'une femme de mauvaise vie lava de ses larmes les pieds du Seigneur, que les chiens mangent les miettes qui tombent de la table de leurs maîtres. Le Sauveur est venu appeler les pécheurs et non pas les justes, parce que les hommes bien portants n'ont pas besoin de médecin; il cherche la conversion du pécheur, et non pas sa mort; il rapporte sur ses épaules une brebis égarée; comme un père plein de tendresse, il reçoit avec joie un enfant prodigue qui revient à lui. Je sais que l'apôtre saint Paul nous a dit : " Ne jugez point avant le temps. Qui êtes-vous pour oser condamner le serviteur d'autrui ? S'il tombe ou s'il demeure ferme, cela regarde son maître; que celui qui est debout prenne garde de tomber. Portez les fardeaux les uns des autres. " Jésus-Christ, mes très chères soeurs, juge d'une manière et la passion humaine d'une autre. On n'est pas condamné à son tribunal avec autant de rigueur que dans ces lieux écartés où la médisance fait le procès à tout le monde. On trouvera un jour de l’injustice dans plusieurs actions qui aujourd'hui paraissent justes aux yeux des hommes. On cache souvent des trésors dans des pots de terre. Saint Pierre, après avoir renié son divin Maître,jusqu'à trois fois, mérita par l'amertume de ses larmes d'être rétabli dans son premier état. " Celui à qui on remet davantage, aime aussi davantage. " Les anges oubliant tout le troupeau, ne se réjouissent dans le ciel que du salut d'une brebis malade. Si quelqu'un veut condamner cette conduite, le Seigneur lui dira : " Mon ami, si je suis bon, pourquoi votre oeil est-il mauvais? "


A FLORENTIUS, SUR SA CHARITE ENVERS LES PAUVRES, ET LES SERVICES QU'IL A RENDUS A HELIODORE.


Lettre écrite du désert, en 373.

Vous pouvez juger de la réputation que vous avez dans le monde par l'amitié que j'ai conçue pour vous, avant même de vous avoir connu. Il y a des personnes, selon l'apôtre saint Paul, dont les péchés sont connus avant l'examen que l'on en peut faire: pour vous, votre mérite au contraire est si universellement admis, que l'on se rendrait plus criminel en refusant de vous aimer, que cligne de louanges en vous aimant. Je ne dis rien de cette charité si étendue qui vous a porté à soulager, nourrir, visiter et revêtir Jésus-Christ en la personne d'une infinité de pauvres. Les secours que notre frère Héliodore a reçus de vous seraient seuls capables de délier la langue même des muets. Avec quels éloges et quelle reconnaissance ne m'a-t-il pas fait le récit des services que vous lui avez rendus dans son voyage? C'est pour cela que, malgré les cruelles douleurs qui me tourmentent et qui me rendent tout pesant, je me suis empressé de vous saluer et de vous embrasser, du moins de coeur et d'affection. Je vous remercie donc de toutes vos bontés, et je prie le Seigneur de vouloir bien serrer les noeuds d'une amitié qui ne fait que de naître.

J'ai appris que notre frère Rufin, avec qui je suis uni par les liens les plus étroits de la charité, est arrivé avec la vertueuse Mélania d'Egypte à Jérusalem; je vous prie de lui remettre la lettre que j'ai jointe à celle que je vous écris. Ne jugez pas, mon cher Florentius, de mon mérite par le sien. Vous verrez briller en sa personne des caractères de sainteté; mais pour moi, je ne suis que poussière, et qu'une très vile portion de boue; et même pour peu que je brûle, je deviens cendre aussitôt. C'est assez pour moi de pouvoir soutenir avec mes faibles yeux l'éclat de ses vertus. Il vient de se laver et de se purifier, et il est maintenant plus (466) blanc que la neige; tandis que, souillé de toutes sortes de péchés, je tremble jour et nuit dans l'attente du moment fatal où l'on doit me faire payer jusqu'à la dernière obole. Cependant, puisque le Seigneur brise les chaînes des âmes captives, et qu'il se repose sur les humbles et sur ceux qui écoutent sa parole avec une sainte frayeur, j'espère qu'il pourra venir sur le tombeau où mes crimes me tiennent enseveli, et me dire : " Jérôme, venez dehors. " Le saint prêtre Evagre vous salue de tout son coeur, et nous saluons conjointement lui et moi notre frère Martinien. Je souhaite avec passion de le voir; mais l’accablement où je suis s'y oppose. Adieu dans le Christ.


A CHROMATIUS ET A HELIODORE (1), SUR LA TRADUCTION DU LIVRE DE TOBIE.


Date incertaine.

En vérité, je ne saurais comprendre votre empressement; vous voulez absolument que je traduise en latin un livre écrit en chaldéen, je veux dire le livre de Tobie, que les Hébreux retranchent du nombre des livres canoniques pour le mettre au nombre des apocryphes. Je vous ai obéi, mais ce n'a pas été sans me faire violence; car les hébreux nous l'ont un procès sur cela, et nous accusent de traduire en latin des livres qui ne sont point dans leur canon. Leurs plaintes ne m'ont pourtant pas empêché de poursuivre mon travail, persuadé qu'il était plus à propos d'obéir à des évêques, que. de craindre les murmures des pharisiens. Comme donc le chaldéen approche beaucoup de l'hébreu, je me suis servi d'un homme qui parlait parfaitement bien l'une et l'autre langue, et après avoir fait venir un copiste, je lui ai dicté en latin tout ce due celui-là m'exprimait en hébreu. J'ai consacré un jour tout entier à cet ouvrage. Je n'en veux point d'autre récompense que le secours de vos prières et le plaisir de savoir que vous êtes contents de mon travail.

(1) Chromatius était évêque d'Aquilée, et Héliodore d'Altino.


A FLORENTIUS. DESIR EXTREME DE SAINT JEROME D'ALLER A JERUSALEM.


Lettre écrite du désert, en 373.

J'ai reçu votre lettre dans cette partie du désert qui tient au pays des Sarrazins du côté de la Syrie. Je n'ai pu la lire sans éprouver de nouveau un violent désir d'aller à Jérusalem, au point que ce qui avait servi à enflammer l'amitié faillit presque changer ma résolution de demeurer dans la solitude. Je vous envoie donc aujourd'hui des lettres qui tiendront auprès de vous la place que je souhaiterais y avoir. Quoique absent, mon coeur et mes pensées me reportent sans cesse auprès de vous.

Je vous en conjure, que le temps et la distance des lieux ne donnent aucune atteinte à l'amitié que Jésus-Christ vient de former entre nous, et dort il est lui-même le lien ; tâchons au contraire d'en serrer les noeuds par un commerce de lettres; faisons en sorte qu'elles soient toujours en chemin, qu'elles aillent au-devant les unes des autres, et qu'elles nous instruisent de tout ce qui nous concerne. En nous entretenant de cette manière la charité n'y perdra pas beaucoup.

Vous me mandez que notre frère Rufin n'est pas encore arrivé à Jérusalem; quand même il y serait, je ne pourrais pas à présent profiter de son arrivée, et je ne suis plus à même de satisfaire la passion que j'ai de le voir. Il est trop éloigné pour pouvoir venir jusqu'ici, et la profession que j'ai faite de vivre dans une étroite solitude ne me laisse plus la liberté de

faire ce que je souhaite. C'est pourquoi je vous prie de lui demander de ma part les Commentaires (1) que le bienheureux Rheticius, évêque d'Autun, a faits sur le Cantique des Cantiques, qu'il a expliqué dans un sens spirituel et anagogique; j'ai dessein de les faire transcrire. Un certain vieillard, nommé Paul (2), me mande

(1) saint Jérôme, écrivant à Marcella, qui l'avait prié de lui faire part de ces Commentaires de Rhéticius, lui marque qu'il avait trouvé dans cet ouvrage une infinité de choses qui lui avaient déplu, et que c'est ce qui l'avait empêché de les lui envoyer. Cet évêque vivait en 314. II fut envoyé à Rome cette année-là par l'empereur Constantin pour l'affaire des Donatistes, comme saint Jérôme nous l'apprend dans cette même lettre à Marcella.

(2) C'est Paul de Concordia à qui saint Jérôme écrit.

aussi que notre frère Rufin, qui est de son pays, avait son Tertullien; il le supplie très instamment de le lui renvoyer. Obligez-moi encore de me faire copier les livres qui nie manquent, et dont je vous envoie la liste au bas de cette lettre. Je vous prie aussi d'y ajouter les Commentaires de saint Hilaire sur les psaumes de David, avec son grand Traité des Synodes, que je copiai pour notre frère Rufin, lorsque j'étais à Trèves; car vous savez que la méditation continuelle de la loi de Dieu est la véritable nourriture d'une âme chrétienne. Vous avez coutume d'exercer l'hospitalité envers les autres, de les consoler dans leurs disgrâces, de les secourir clans leurs nécessités; mais si vous m'accordez ce que je vous demande, je croirai due vous aurez fait tout cela pour moi. Et comme, grâce au Seigneur, je suis riche en exemplaires de la Bible, je vous prie de me faire savoir à votre tour ceux que vous désirez due je vous envoie. Ne craignez point de m'incommoder en cela, car j'ai ici des élèves qui me servent à transcrire les livres. Au reste, je ne vous demande rien pour les services que je m'offre de vous rendre. Notre frère Héliodore m'a appris que vous avez besoin de plusieurs ouvrages sur la sainte Ecriture, et que vous aviez de la peine à les trouver. Riais quand vous les auriez tous, la charité est toujours en droit de demander davantage.

Lorsque j'étais encore à Antioche, le prêtre Evagre fit souvent en ma présence de rudes réprimandes au maître de votre esclave, dont vous me parlez dans votre lettre. Je ne doute point qu'il ne vous l'ait enlevé. Mais il répondit toujours qu'il ne craignait rien, et que vous lui aviez donné sa liberté. "Il est ici, nous disait-il, et vous pouvez, si vous voulez, le faire conduire où il vous plaira. Je ne crois pas que ce soit un crime d'arrêter un vagabond." Comme la vie solitaire que je mène ici ne me permet pas d'exécuter vos ordres, j'ai prié mon cher ami Evagre de se charger de cette affaire, tant à votre considération qu'à la mienne, et de n'épargner aucun soin pour la faire réussir. Je désire que vous soyez bien portant en Jésus-Christ.


A PAULA ET A EUSTOCHIA, SUR LA TRADUCTION DU LIVRE DE JUDITH.

Jdt 1

Date incertaine.

Les Hébreux rangent le livre de Judith parmi les livres apocryphes qui n'ont pas assez d'autorité pour décider les questions religieuses. Il est écrit en langue chaldaïque, et on le met au rang des ouvrages historiques. Cependant, comme nous lisons que le concile de Nicée a mis ce livre au nombre des saintes Ecritures, quelque pressé que je fusse d'ailleurs, j'ai fait trêve à mes autres occupations, et j'ai consacré à cette traduction une nuit entière: en y travaillant, je me suis attaché au sens plutôt qu'aux paroles. J'ai corrigé plusieurs exemplaires entièrement défigurés, et je n'ai traduit du chaldéen en latin que les endroits où le sens m'a paru très juste et bien suivi. Recevez donc la veuve Judith, bel exemple de chasteté, et célébrez la gloire de son triomphe par des louanges continuelles. C'est un excellent modèle que présente, non-seulement aux femmes, mais aussi aux hommes, celui qui a couronné sa chasteté et qui lui a donné assez. de courage pour vaincre un homme jusqu'alors invincible, et dont plusieurs nations avaient été forcées de subir le joug.




Jérôme - Lettres - A EUSTOCHIA. Sur le même sujet.